Philippe Tancelin, Frangments, extraits

UN RÊVE ?

Au-dedans de soi
au-dehors de moi
ni ne commence ni ne s’achève…

IL N’EST QU’UN RÊVE

Une balle dans la gueule grande ouverte
du reptile que rien ne distingue
de la minime histoire de chacun
                                                   arrêté à la béatitude de l’autre…

LE RÊVE D’AIMER ?

A chaque instant il serait fait un pas
                                                        vers le rivage
un pas de dérobade
                             sur le sable endormi
                              sous la divagation des vagues

Au pied
           sur la terre
commence ma langue que ne dessine rien
quand je n’aurais été que craie blanche
                                                              échappée de la nuit

LE RÊVE !

S’est effacé à mi-chemin d’un autre monde
disant la lune insuffisante pour le clair d’aimer
où se croisent les voies de différentes couleurs

UN RÊVE A BLANC !...
Cet irrregard de l’eau
en proie au silence

 

Le cerf à ma rencontre

Plus droit encore
et plus que lui
il va
par cette lenteur qui le fait paraître
immobile

De tous côtés qu’on le croit cerné
toujours de soi il s’échappe
et nous croyons en nous
                                      être attendu de lui

Il ne nous leurre pas

Nous ne sommes rien pour lui
qui mériterait sa course
pour témoigner de nous

Il traverse la forêt
bénissant de ses bois chaque arbre
qui l’aborde en jalousie

 

Tout tient de tout en lui

les bois dans ses bois
le sursaut dans le saut
le silence dans la  meute 


la puissance dans l’être-là fragile

Le ciel dévolu à son brâme
son regard dans le temps mort du fusil
il dément le final de qui l’obligerait

disparaît au couchant
dans son souffle-linceul

 

Nous nous répandions

sur les murs
en mots à blanc

Ils nous accueillaient par rafales de braise
sur chaque carrefour d’histoires in-dites
qui renversaient l’encre
sur nos cahiers d’écolier

Le présent en indivis
avec les jeunes lunes
apprivoisait notre impatience
d’amoureux

Nous parlions d’autres âges
d’éternité rebelle
voguant sur l’éphémère

Nous changions de saison
aux quatre coins du ciel

Nous courions de vaisseaux à vaisseaux
vers la mer en détresse

C’était par d’autres temps du monde…
Une planète révélée…

Un chemin secret à chaque pas dépassé…
Une pierre assourdie entre envol et achoppement…
Un voyage en lieu-dit…

Ce risque du vivant
à travers l’usure des destinées

∗∗∗

Elle

est la nuit

antérieure à une nuit

Elle murmure l’engagement

de nos sangs calligraphes

∗∗∗

Le soir descend

bercer le livre vierge des flammes

où page notre enfance des choses

∗∗∗

Le poème dispense  son exception

au cri qui le précède

interroge ce qu’il eut été

si l’avait emporté le souffle sur la flamme

renouvelle son parfum aux fleurs brisées

Fragments, extraits de A contre-jour    le jour, à paraître.

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Théâtre/poésie….Quel PENSER pour un jugement de goût ?!

Depuis le 20è siècle,  consécutivement à la rupture brechtienne opérée avec l'héritage aristotélicien, le théâtre,  s'interpelle lui-même dans son rôle, sur sa propre scène à propos du rapport de l'Homme à la parole, à la langue qu'il profère. Le théâtre confronte  ainsi l'idée d'Homme, avec la représentation qu'il s'en fait et l’offre à la communauté des témoins-spectateurs.

A l'heure de l'hybridation des genres, non moins que du mêle plus ou moins heureux des arts dans une postmodernité du théâtre, il peut être important de considérer les termes de la relation-violence (au sens étymologique) entre le théâtre de représentation et l'irreprésentable rébellion de la poésie.

Les questions que nous voudrions évoquer ici surgissent principalement de notre expérience de création poétique, en tant que poète-chercheur,  travaillant particulièrement sur l'oralité poétique. Nous envisageons la relation théâtre/poésie du point de vue de la théâtralité du poétique plus que de toute théâtralisation du poème.

ONE POEM / Philippe Tancelin : Ceux-là* de la lumière dans l’obscur des temps… Un clip de Reha Yünlüel.

Le « ET » en question

Lorsqu'on assemble les deux termes théâtre et poésie,  n'ouvre-t-on pas aussitôt la scène d'un drame, le drame du « ET » car n'est-ce pas dans cet intervalle des deux termes  et avant toute confrontation entre eux et leur lien, que se joue  la poésie comme scène de bouleversement, et ce qu'elle écrit du drame de l'Homme en sa parole de libération.

Qu'entend-on de qui parle?

Que voit-on  de qui se met en regard depuis sa parole?

Qu'est-ce qui est mis en question relativement au voir et à l'entendre? Nous pourrions commencer par citer cette anecdote qui frôle l'allégorie et qui nous fut rapportée  à la fin des années 1970 par le poète dramaturge Kateb Yacine1 lui-même.

Tandis qu’il se rendait avec ses comédiens dans un « bled » pour y représenter sa pièce « Mohamed prends ta valise », Kateb Yacine nous raconte comment la représentation à peine commencée sur la place du village,  le public se tourne dos aux acteurs. Ceux-ci désappointés,  n’osent s’interrompre et poursuivent le spectacle jusqu’à son terme. Quelques instants après la fin,  le public se retourne  face aux acteurs,  les applaudit chaleureusement.

Alors interrogé par Kateb sur un tel comportement,  le public répond : « Nous nous sommes retournés car avec la poésie de la pièce,  on ne pouvait pas voir et entendre à la fois ».

Cette saisissante anecdote, suscite une question: Quand on parle dans la langue du poème, qu'advient-il de la parole de la scène ?

Maeterlinck en son temps et dans son théâtre,  invitait déjà à la prise en considération de cet "ailleurs" qu'ouvre le poème dans l'ici-même de la représentation théâtrale ainsi que de ce que voile le visible (cf. pièce « les aveugles ».) Il insistait  sur la "présence" comme convocation urgente devant l'irreprésentable. Nous citerons à ce propos la poète Geneviève Clancy2 "Il y a ces alertes brusques qui suspendent le pas, détournent la tête comme si nous étions suivis par un sens informulé/ Est-ce la présence....Il y a cette surprise éclair de voir derrière les choses....quand le regard quitte les reflets et se lève pour calmement les traverser, il découvre cette terre allongée en nous où l'on cesse d'avancer pour s'avancer....la présence...passeur traversant les formes pour délivrer les profondeurs qu'elles retiennent"( Chemin du regard. )

Depuis ce drame du « ET » de théâtre et poésie, sont interpellés les concepts d'espace et de temps, leur rapport asservissant ou de libération de la scène « postmoderne ».

La poésie n'a d'espace que celui de l'intériorité qu'elle crée et elle n'a de  temps que  celui de sa parole. On  peut constater que cette parole interroge les lieux où elle se tient. La poésie fait ainsi entendre que toute assignation à un lieu est sans doute  l'enjeu de sa perte compte tenu du nomadisme qu’elle implique depuis l'échange des profondeurs de méditation de chacun avec lui-même et avec l'autre.

Un des foyers du drame entre  la scène de l'Ouvert  du  poème au sens de Rainer Maria Rilke et  la scène du théâtre,  ne tiendrait-il pas en ce qu’on s’attend à l’une tandis que l’autre est inattendue. Ne découvre-t-on pas alors, la puissance  de la parole poétique au lieu même où on ne l'attend pas ? Elle interroge la liberté de notre accueil de l'in-ouï autant que de l'in-vu (ce qui n'est pas entendu, n'est pas vu et ne relève pas de l’invisible ou de l’indicible)

CAPHARNAÜM - POÈME THÉÂTRAL, Valérian Guillaume - Cie DÉSIRADES, © Illus Franeck, TNg de Lyon, https://www.tng-lyon.fr/evenement/capharnaumpoeme-theatral/

La scène-poème

Si l'espace poétique comme nous venons de le suggérer est celui de l'intériorité,  il s'ouvre depuis une  écoute qui se tend et  devient une scène active que l'on pourrait appeler la scène-poème: quand l'écoute du verbe poétique déchire l'écran d'obscurité de la représentation et permet d'entrevoir, d'entre-entendre la voix nue des espoirs possibles, les espoirs qui ne souffrent aucune représentation mais sont autant d’incantes.

La scène-poème profère une pensée de résistance qui permet à chacun.e de se convoquer à la fidélité ou non  qu'il entretient avec lui-même dans l'espace de son intériorité profonde.

C'est selon nous la voix de la présence, celle du témoin lorsqu’il interroge la clarté de l'eau aveuglant ses fonds, ce même témoin appelant dans l'histoire,  au partage entre sens et silence.

On pense à la voix de Manouchian3 le résistant étranger,  expulsé de l'espace d'audibilité (le terroriste de l'affiche rouge) qui au moment d'être fusillé  crie à  l'amante, par la voix d'Aragon, "Ne pleure pas,  toi qui vas demeurer dans la beauté des choses" malgré les temps d'horreur, de détresse. On pourrait dire aujourd'hui, ces temps de misère obscure pour lesquels la lucidité du poète demeure « cette blessure la plus rapprochée du soleil » (R. Char).

Au long de ce drame du ET  entre théâtre et poésie.  Que convoque le théâtre?  Qu’invoque toujours le poème?

La scène du théâtre tente de réaliser l' "avec" : l’assemblée des Hommes dans leur « vie en commun », selon l’expression brechtienne.

La scène-poème invite l'"en" (intériorité) de chacun.e grâce à qui tous.tes peuvent se mettre en résonance?

La scène-poème  est  ainsi le  signe d’une alchimie entre la réalité prisonnière de la représentation et l’imaginaire de libération dans son  exigence urgente de beauté à laquelle l'Homme s’accueille aux frontières du réel.

La scène-poème deviendrait alors cette ouverture sur l’ « IMAGINAL »…. au sens où Henri Corbin4 l'entend c'est -à-dire ce lieu d'accueil d'une spiritualité sous forme d'intangibles mais de pure présence, là où sont déposés les paysages, les faces de ce que nous exigeons de beauté pour éprouver le monde dans sa robe stellaire.

La scène du théâtre-poème

La scène-poème peut-elle être contenue sur la scène de la représentation théâtrale?

Si elle est y est convoquée ou invitée, en tant que scène de l'Ouvert, que bouleverse-telle du continuum de l'existence, du cours des représentations ?

La scène -poème est  scène d'utopie, non pas au sens d'un « topos » inaccessible mais auquel on n'a pas encore accédé et qui offre à la voix,  la porte du souffle. Elle ouvre par  élans fondateurs  notre être sur ses profondeurs.  Ce sont des élans qui  chaque fois qu'on cherche à les représenter,  perdent leur nature de fondation.

Cette ouverture de la conscience aux autrement possibles, à tous les ailleurs d'un monde que le théâtre cherche, n’est-elle pas le fruit de la scène-poème ?

 …Comme un cri avant la chute,  quand est pressenti le sentier invisible de la source en son revenir…

La scène-poème émancipe le regard du témoin. Elle le libère de son arrestation par le représenté, et l'invite à aller regarder de l'autre côté,  "dans l'au-delà du contour des choses comme le fait le nouveau-né autant que le mourant, afin  de déceler ce qui monte de derrière les figures", (G. Clancy :"le chemin du regard")

Rappelons-nous la question de René Char dans « Au-dessus du vent », " La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce ? »

On a trop souvent coutume de penser que l’essentiel de la poésie se tient pareillement à la saxifrage, comme une force d'éclats, de mise en lézarde de son support qui se développerait en archipel et se projetterait dans l'avenir.

Mais de quel support s'agit-il sinon celui qu'on appelle communément l'image poétique ? Cette force d'éclat, de mise en dispersion dont parle Char, ne s'applique-t-elle pas à la dissolution même de toutes formes de représentation dont l'image théâtrale ferait encore partie?

Il faut envisager que la scène-poème vient là pour arracher l'imaginaire aux images.

Un tel arrachement, ne s'effectue pas sans difficulté bien au contraire, car il doit tenir compte de la résistance sans relâche contre la tentation de la picturalité, c'est à dire de l'image avec ce que celle-ci d'emblée représente, raconte, ne veut pas rompre de la quiétude narrative.

En ces jours d’invasion de l’IA,  des tempêtes d’images médiatiques toutes aussi homogénéisantes les unes que les autres, quelle fausse assurance veut-on entretenir contre la poésie, en l'instrumentalisant selon une syntaxe d'images qui dénaturent profondément son essence, la réduisent à une embellie.

Quelle scène du théâtre comme scène de penser poétiquement ce monde peut-être envisagée ?

Nous ne chercherons pas à répondre à cette question mais plus modestement nous référerons à  des expériences entreprises dans le siècle précédent (Artaud,  T. Kantor5,  C.Bene6) qui relèvent de « La déconstruction du théâtre »,  à savoir le rejet de la volonté de vérité, le refus de la représentation, la mise en exergue des intensités, des potentialités pour un théâtre des devenirs...

Révolte contre la poésie, une lecture d'Arnaud Carbonnier du texte d'Antonin Artaud illustré par Claire Malary . Livre d'artiste publié en janvier 2022 dans la Collection "Vu par" (édition Aux Cailloux des Chemins)

Déconstruire pour à nouveau créer.

Au départ,  pour Artaud,  Kantor et Bene, toute interprétation est une trahison et nécessite donc une variation avec tout ce qu’elle fait exploser de fidélité au texte et par voie de conséquence le texte lui-même.

La représentation est considérée comme un occupant,  un colon de l'imaginaire,  un territoire d'enfermement auquel est opposé un théâtre de la non représentation en tant que scène ouverte à l'Irreprésentable de ce qui est vécu, senti ; ce que d’aucuns ont pu nommer le dépassement du théâtre par un agir de sa destitution, de son identité même,  fondée sur l'affirmation de la représentation.

Contre une pensée de la scène close en sa forme même, ces recherches théâtrales suscitent une scène ouverte par une pensée en mouvement, c'est-à-dire traversée des multiples passages, métamorphoses, transformations, variations permanentes qui font éclater les concepts de temps et d'espace au profit d’ un hors temps de tous les temps,  un hors lieu de tous les lieux, espace-temps des intervalles, pensée intervallaire…

Ceci conduira à un bouleversement de la  notion même du théâtre comme faiseur d'images et leur substituer des effacements successifs jusqu'à la transparence comme on peut le relever autant chez C. Bene que chez T.Kantor,  lequel mettra en jeu les structures de la mémoire en tant que magasins d'accessoires et de fragments de clichés éparpillés, au profit d’une puissance de la fabulation propre à l'artiste qui opte pour sa vérité contre la vérité.

Cette fabulation permet de multiplier les masques et de devenir sans cesse un « Autre » sans quête d'une identité fixe ; d’où cette importance de la superposition pour une transparence,  vers une présence pure dans et par les mouvements incessants de changements au sein même de la répétition.

Ce qui est intéressant dans la poïétique des œuvres de ces artistes, c'est qu'elle invite simultanément à plusieurs créations selon le mouvement d’une scène nouvelle de pensée à laquelle les œuvres participent non plus séparément mais mêlées et superposées.

Eu égard à la recherche théâtrale de C. Bene, l'important n’est plus de donner une réflexion mais de donner à voir que quelque chose est réfléchi, ce qui interpelle non pas la réflexion mais son objet, et fait surgir toutes ses potentialités.

C.Bene, s'attaque au pouvoir de représentation des textes dans l'histoire de la littérature dramatique, textes qu'il ampute sans cesse pour se situer dans l'écart entre le fragment qu'il extirpe et la totalité. Ainsi il n’y a plus de lien entre le drame et l'histoire comme il n’y en a plus dans le drame entre les actions et l’histoire. Tout est empêché de se lier pour qu’existe  le seul lieu d'une scène qui elle-même se destitue comme temps et lieu de l'autorité.

Plus qu'une crise du théâtre de la représentation, c'est une destruction de la Trinité aristotélicienne et la multiplication à l'infini des points de vue qui deviendront des points de voir, des visions incessantes, ces in-vus, in-dits que nous évoquions  plus haut à propos de la poésie.

De cet irreprésentable surgi dans l'intervalle entre la scène à accomplir et une scène accomplie, de cette scène en devenir où tous les genres ont été pulvérisés,  qu'en est-il encore de l'usage  historique du concept  théâtre ?

On peut à fortiori se le demander quand C.Bene lui-même abandonne le terme d'acteur au profit de « machine actoriale » et d'amputation incessante d'elle-même ou de tout ce qui la rendrait majeure,  afin qu'émergent des mineurs virtuels comme différence contre l’invariant des pouvoirs quels qu'ils soient. Ces mineurs sont ceux du labyrinthe intérieur de l’être en son devenir.

Il n’est pas difficile de relever les grandes résonances entre certaines démarches de poésie contemporaine et ces précédents théâtraux qui comme en poésie,  mettent en place des méthodes d'empêchement, d'obstacles, d'obstruction, de handicaps à l'accomplissement du dire et de l'action en tant que forme aboutie de la pensée (G. Luca7,  parmi d’autres).

Un théâtre radical ?

C’est à  travers les créations d'un théâtre dit de la « non représentation », que la scène théâtrale  nous semble pouvoir être directement interpellée par le plan poétique depuis l’état poétique du langage.

Pourquoi?

Parce que la poésie ne dit pas ce que nous ne voyons pas, mais que quelque chose n'est pas vu, que quelque chose n'est pas entendu, n'est pas inventé dans ce que nous percevons du monde à travers les représentations y compris imaginaires que nous nous en faisons.

 La matière du  poème ne raconte aucune histoire. Elle ne représente que son propre mouvement, le mouvement de sa pensée. Elle rassemble des éléments radicalement étrangers en une seule intensité continue. En cela,  elle résiste farouchement contre toutes les mémoires pâles du souvenir,  de la commémoration qui tentent de piéger le devenir dans des valeurs normatives, celle du désastre, de la catastrophe...depuis des images qui s'enlisent dans le regard inhabité du miroir.

Or comme l’écrit René Char, " Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits".

L’art du théâtre tend à représenter la pensée au sein du réel. La pensée quant à elle,  ne représente pas le réel, elle s’y représente elle-même par crises successives où la notion même de crise de la représentation est régulièrement mise en avant tantôt pour annoncer une mort prochaine du théâtre, tantôt sa renaissance imminente.

Depuis ses origines antiques jusqu'à aujourd'hui, le théâtre occidental a fait l'objet d'une succession de provocations de pensée sur ce qu'il devrait être, pourrait être, fut et sera.

Une nouvelle pensée-théâtre émerge sans doute. Elle se rapproche de ce que nous évoquions plus haut d’un état poétique du langage. En effet elle propose dans nombreux cas sinon la désertion, du moins le retrait de la parole en invoquant la nécessité d'une expression autonome de la scène de la pensée, c'est-à-dire un langage scénique susceptible de faire émerger une pensée où le spectateur ne se positionne plus par rapport à un donné là  du sens, mais devient faiseur de sens par lequel l'œuvre est créatrice.

C'est ce faire sens propre à la poésie  qui semble permettre aujourd'hui d'aborder nouvellement la relation poésie-théâtre- selon cette  scène-poème qui est un faire signe d’un autrement voir.

La poésie-le théâtre d’un éclair.

Mais quel est donc cet  autrement ? Comment le trouver parmi ces images toutes faites qu'on nous livre du monde, comme s'il n’y avait quelles, comme si le monde n'avait pas d'autre visage que ces images chocs ou non chocs, oniriques ou technologiques, virtuelles ?

 La poésie nous dit qu'on ne peut qu’entrevoir les profondeurs du monde, voir entre... Mais pour voir entre, faut-il encore ouvrir,  faire écart entre les choses les unes les autres, investir leur intervalle.

C'est un éclair dans la nuit, tout s'illumine soudainement le temps d'entrevoir, puis la nuit se referme sur ce qu'on a entrevu. Mais on a entrevu, comme entre les lèvres d'une plaie, entre les bords d'une fissure.

Le poète Hölderlin écrit dans les hymnes : « La poésie fait signe d'un éclair des dieux,  un éclair qui se voile aussitôt dans les mots par lesquels il apparaît".

On entend mieux la complexité de la relation théâtre/poésie car  ce ne peut être que dans un agir radical du théâtre que la lumière entrevue ne serait plus voilée par ce qu’elle éclaire. On peut à ce sujet se remémorer  le travail théâtral singulier d’un metteur en scène comme Claude Régy8 qui sut en son temps proposer à des écritures relevant de la poésie,  des dispositifs scéniques prenant en compte les interrogations que nous avons ci-avant proposées.

Aucune conclusion ne saurait s’avancer plus avant dans la relation théâtre et poésie,  nous lui préférerons cette citation extraite des « cahiers de la nuit » de G. Clancy : L’essentiel n’est plus à dévoiler mais à regarder par l’émanance de la nuit au-delà de l’image sensible,  son double de lumière » (Cahiers de la nuit)

février 2025

 

Notes 

1) Kateb Yacine 1929-1989,  Poète Dramaturge Algérien
2) G.Clancy 1937-2005,  Poète Philosophe Française
3) Henri Corbin 1903-1978 Philosophe Français
4) M. Manouchian 1906-1944 Résistant antifasciste Fusillé
5) Tadeusz Kantor 1915-1990 P weintre metteur en scène Polonais
6) Carmelo Bene 1937-2002 Acteur,  réalisateur,  écrivain,  metteur en scène Italien
7) Gherasim Luca 1913-1994 poète Roumain
8) Claude Régy 1923-2019 Metteur en scène Français

 

Entendre des mots..*

ce qui de leur intériorité
résonne en nous
nous accueille
nous enveloppe d’une danse accomplie
pour dieux tourneurs

Ne sachons vivre qu’en la croisée
des désirs souterrains
sous les formes qu’elle improvise
jusqu’aux visages éclos sur un nuage

Soyons les enfants des labours de la langue
quand aspirent les printemps à grandir dans les failles
                                                      à lancer la pierre tombée en travers du rêve
                                                      à inscrire dans le ciel l’épigraphe de  la terre
pour une étoile

Accueillons sans trêve le voyageur
portant légende d’un miel antérieur à toutes plaies
lorsque la conscience inaugurale surgit
contre le visage remontrant de la fatalité
dresse cette partition soudaine
d’une main dans la main
pour qu’adelphité advienne

Ainsi peut-être l’homme serait à l’Homme
tel qu’en lui-même
délivré d’une existence où il n’est plus visible
qu’à travers le souvenir lointain
de son étoile éconduite

Nous sommes en la posture
de l’oiseau confondu
devant l’appel de sa couvée
au nid violé

Nous voulons entre les pierres sèches
dételer l’ombre qui les mure
déborder la mémoire qui les met au secret
ruiner les silences qui dorment le plus en elles

Des savoirs enchaînés à la peur de l’inconnu
nous briserons les lignes de partage
qui courent le long des in-penser la guerre

Le jeu cruel de plusieurs fois mentir
                                                               à ses fonds d’enfance
                     de toujours dessiner la porte étroite entre tous
tient visage de crime d’humanité

Nous serons ce cheval de traie
affectant son courage 
au labour de nos rêves

Nous voulons qu’il en soit de nos pas
comme une fidélité à ce qui les excède
plutôt qu’à leur  empreinte
au dernier clair de lune

*extrait de A contre-jour le jour recueil à paraître février 2025

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Poésie et philosophie : des amants terribles — Entretien avec Philippe Tancelin

Poète, philosophe, Philippe Tancelin est profondément engagé dans l'élaboration d'un monde juste et pacifique, et dans l'édification d'une pensée politique qui soit capable de servir cette politique inédite. Son écriture comme ses actes sont empreints de ces prises de position et de cette résistance contre l’exclusion, l’exploitation des démunis, le soutien aux peuples opprimés (Tiers-monde, Palestine, Ukraine…).

Philippe Tancelin, peut-on dire qu’il existe un lien entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ?
UN lien ? oui celui « des amants terribles » et je pourrais ajouter en sous-titre : le risque de parler.
Ici,  je fais allusion à un film de 1936 de Marc Allegret intitulé Les amants terribles.
Pour celles et ceux qui ne l'auraient jamais vu, rappelons-en brièvement le synopsis. Un homme et une femme se rencontrent, s'aiment d'amour brûlant, se marient puis le temps passant divorcent, se remarient chacun avec un conjoint. Un jour,  le hasard faisant, lors d'un voyage ces deux couples recomposés se croisent dans le même hôtel et O mystère de la vie, les amants premiers se retrouvent et font à nouveau le voyage de l'amour. Leurs conjoints respectifs formant quant à eux un nouveau couple....
Ce scénario qui n'est pas seulement de cinéma et que l'histoire humaine a sans doute abrité de nombreuses fois, nous indique au plan philosophique que l'amour traverse les ruptures, les divorces, les séparations et continue un chemin égalé soit à travers d'autres visages dans lesquels il s'incarne soit encore, retrouve ses marques premières comme dans cette histoire que nous conte le cinéaste. Il en est peut-être de même  à travers l'histoire de la relation entre la philosophie et la poésie du moins dans la culture occidentale.
A préciser que pour ce qui est de la philosophie et de la poésie les ruptures leur sont imposées par des contextes spécifiques et que ce n'est pas nécessairement de leur libre arbitre que parfois elles se séparent.
Pour ce qui est maintenant du sous-titre « le risque de parler », il faut bien se rendre compte que la parole qui cherche à dire,  à témoigner d'une quête de vérité, je dis bien une quête et non la vérité,   a souvent coûté cher et même très cher à certaines, certains d'entre celles et ceux qui l’ont tenue. Il n'est bien sur qu'à penser à Socrate, non moins qu'à tant d'autres jusqu'en notre époque. Comme lui, ils ont payé de leur vie ou de leur liberté pour une telle parole.

Poèmes Concertants, Philippe Tancelin Le 19 Octobre 2023. Collectif  EFFRACTION - poètes 5 continents.

Si le philosophe peut être condamné à boire la cigüe et le poète à se faire couper la langue, comme cela arriva en particulier sous la dictature de Pinochet au Chili, c'est bien parce que suivant l'époque, leur parole est vécue comme dérangeante, voire dangereuse... On pourrait à cet égard se poser la question de savoir si cette dangerosité de la parole poétique et philosophique  ne repose pas foncièrement sur leur caractère amoureux. Pour la philosophie, c’est l'amour de la connaissance, même si cette connaissance va à l'encontre des certitudes de son temps et pour la poésie, c’est l’amour du rêve de la création, car dans poésie il y à le terme grec « poïein » qui signifie faire, créer.
La poésie et la philosophie ne peuvent qu'être amoureuses l'une de l'autre et cet amour entre ces deux amants n'est-il pas terrible ? En effet on sait d'expérience que  l'histoire des pouvoirs ne supporte pas l'amour. L'amour est leur ennemi premier. Imaginez en effet que l'amour entre les hommes triomphe, il en est fini des pouvoirs qui ne reposent que sur la division et la guerre d'où cette peur panique que suscite l'amour aux marchands de  pouvoir,  aux marchands de guerre,  aux marchands d'armes.
L'amour ne cessera d'être menacé de divisions, de ruptures, de séparations mais il traversera toutes les tempêtes car il a pour finalité la sagesse,  le rêve et la création. C'est pourquoi la philosophie et la poésie malgré les pires tourments de l'histoire ne sont pas mortes, au contraire elles sont aujourd'hui ces amants terribles qui font repères et sont la raison de notre espérance.
Je voudrais préciser ici quelques termes que l'on confond souvent soit par méconnaissance,  soit sciemment  pour entretenir la confusion, l'ignorance et user de pouvoir.
Ces termes en français  sont au nombre de quatre : la poétique, le poétique, la poïétique et la poésie.
Je ne veux pas donner ici de définition, ce qui n'aurait aucun sens pour certains de ces termes, mais éclairer les usages qu'on en fait,  je veux dire les situer.
Si je prends « la poétique »,  cela fait aussitôt référence à l'ouvrage d'Aristote que je ne vais pas vous résumer ici mais qui  concerne  l’élocution, et plus spécifiquement le théâtre soit « l’art d’agencer », et il s’intègre à d’autres arts, comme la musique et la peinture, dans une théorie générale de la « représentation », appelée mimesis. Il est entendu que par mimesis il faut comprendre non la simple « imitation » ou « copie » de la réalité, mais bien une « re-création » ou, plus exactement, une « re-présentation » c'est-à-dire une remise en présence avec l'origine, avec la création.
Lorsque le peintre peint une pomme,  il ne re-crée pas la pomme naturelle, il crée une autre pomme qui peut ressembler à la pomme naturelle mais qui n'est pas elle. Elle est  une pomme peinte et cette pomme peinte c'est lui qui l’a créée,  il en est le démiurge. En ce sens très large, la poétique concerne  non seulement la poésie telle que nous l’entendons couramment, mais encore tout art et tout produit artistique résultant d’un acte de composition.
Pour ce qui concerne « le poétique » qu'on emploie aussi comme qualificatif un peu flou en disant : « c'est poétique... ce film est poétique, ou cette atmosphère est poétique »,  on fait alors référence à une qualité de la pensée qui ouvre notre esprit à de nouveaux horizons, lesquels nous font voir ou entrevoir le monde autrement que dans sa forme visible.
J’ai évoqué le terme « poïétique »  dans lequel il y a en grec le verbe, « faire » pour décrire le processus de création. Quand on parle de la poïétique de telle oeuvre, on évoque le processus par lequel l'artiste a créé cette oeuvre et on décrit minutieusement ce processus. On cherche à comprendre comment l'artiste a fait.
Enfin le terme « poésie » dont je me refuse à donner une définition sous peine de réduire la poésie. Je reprendrai simplement cette formule d'un de mes livres :
« On pourrait dire que si la philosophie forge les outils (en particulier des concepts) pour penser le monde , la poésie elle, s’attache à penser le monde non pas tel qu’il nous est donné, tel qu'il nous apparaît, tel qu'il est visible mais tel qu’il pourrait être en avant même des espoirs et des désirs qu’on a de lui ».
Il y a aussi cette formule du poète contemporain André Dubouchet « la poésie est un étonnement et le moyen de cet étonnement. »
Pour moi,  la poésie est un étonnement des mots entre eux. La langue poétique surgit de l'étonnement que les mots s'offrent les uns les autres dans une rencontre qui est nouvelle, étrangère à leur rencontre dans la langue courante, langue de communication. Lorsque le poète parle de « la lune amère »,  la lune s'étonne d'avoir un goût et l'amertume s'étonne d'être un astre.

Échanges virtuels entre le poète français Philippe Tancelin et les très jeunes poètes de Gaza. Août 2023.

Peut-on être philosophe et poète ? Quelle dynamique unit alors ces deux disciplines ? Pour toi, quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?
Avant la philosophie qui naît avec Héraclite ( VIè s av JC) et  nous a laissé des fragments o combien inspirateurs de réflexion,  puis avec la naissance de celle-ci en occident (Socrate - Platon) jusqu'à aujourd'hui, avec des philosophes poètes comme Gaston Bachelard, Yves Bonnefoy,  Geneviève Clancy,  René char),  la poésie et la philosophie n'ont cessé de s'entretenir suivant un dialogue  qui est demeuré souvent éloigné de la scène publique.
Le XXe et le XXIe siècle voient réapparaître plus clairement le dialogue entre philosophie et poésie où la créativité de la philosophie redécouvre,  grâce à l'utopie vivante de la poésie, une dynamique nouvelle.
Je crois profondément que les deux sources de la connaissance (source poétique et philosophique) sont comme le disait Brecht,  la condition nécessaire à la vie en commun des hommes. C'est à dire lorsque chacun, pour reprendre la belle expression du petit Prince de St Exupéry,  chacun est pour l'autre, «  unique au monde » et dans la perspective de l'apprivoisement.  Il est  aussi ce « tous ensemble »,  ce « vivre »,  cet « être ensemble » qu'on entend si souvent mais o combien difficile.
Au 19ème siècle le poète Hölderlin  et à sa suite au 20ème siècle,  le philosophe Heidegger posaient une  question essentielle qui résonne mondialement dans la période que nous traversons. Ils écrivaient : « Pourquoi des poètes en  temps de détresse » ? A cette question il était répondu tant par Hölderlin que par le commentaire de Heidegger : « La poésie est seule capable de capter la lumière dans la minuit du monde ». Mais me direz-vous,  il y à bien des paroles sacrées,  prophétiques qui disent la même chose et c'est en cela qu'elles relèvent du poétique. En retour,  il y à du prophétique dans le poétique. On pourrait en parler une autre fois.
De même que pour les poètes, on doit se poser la question de savoir ce qu'il faut attendre aujourd'hui des philosophes. Ce pourrait être dit ainsi : « comment des philosophes en nos temps de troubles ? » ou encore : « la philosophie n'est-elle pas indispensable à la compréhension de ce qui trouble en ce temps notre monde » ? Je préciserai : ne nous permettrait-elle pas d'être éclairés sur l'objet réel de nos peurs ?
A n'en pas douter, hier comme aujourd'hui et peut-être encore plus aujourd'hui,  étant donné une certaine confusion qui  s'est introduite dans notre pensée et une perte de repères,  ce que nous avons à chercher n'est pas tant une vérité au-dessus des vérités,  que le chemin qui peut nous mener à la compréhension de nos troubles. Ce chemin,  passera sans doute par la remise en cause de vérités établies,  la reconquête d'une grande humilité face aux égarements multiples et variés de ce qui demeure envers et contre tout,  la communauté humaine en ses capacités d'intelligence sensible.
La  remise en cause, le questionnement vis à vis de vérités dites établies,  n’est pas un moment ou  une étape de la pensée sur le chemin de notre connaissance. C'est un mode  de penser,  une façon de penser autrement et en particulier, cesser d'avoir peur de penser car penser et comprendre quelque chose ne signifie pas accepter cette chose mais apprendre à la combattre si cette chose est néfaste.
Pourquoi aujourd'hui comme jadis,  la question que peut poser la philosophie aux troubles du monde est-elle importante ? Peut-être parce qu'il y a une certaine peur de penser aujourd'hui, peur d'y voir trop claire, peur d'être non pas aveuglé mais éclairé sur nous-mêmes avant de vouloir à tout prix éclairer l'autre.
Nous traversons une époque de bouleversement radical. Nous sommes  sous la fascination d'une ère technologique de la communication que nous ne maîtrisons pas. Nous sommes comme des enfants qui grandissent à hauteur de la sophistication de leurs jouets. Sommes-nous encore dans la création au sens de l'éthique  lorsque  nous inventons les outils de notre propre aliénation (Intelligence artificielle) sans contrer,  limiter leurs dégâts ?
N'y a-t-il pas autant besoin du philosophe que du poète pour illuminer l'enthousiasme de l'intelligence sensible ?
Depuis Arthur Rimbaud on le sait, la poésie ne rythme pas l'action. La poésie n'embellit pas les choses et les êtres, la poésie n’ornemente, elle n'enjolive pas la réalité. La poésie est en avant de la réalité, elle vient du plus lointain derrière au plus lointain devant, elle est  résolument moderne disait Rimbaud c'est-à-dire voyante,  à l'inverse de l'action, de l'activisme, de l'agitation qui sont plutôt aveugles ou trivialement, «  les yeux dans le guidon ».
Nous voici arrivés à la rencontre de nos deux amants terribles.
D'un côté la philosophie qui prépare et forge les outils de la connaissance et avec elle,  l'illumination poétique qui la guide au-delà des choses tangibles et d'une connaissance rationnelle.
Poésie et philosophie sont donc liées souvent dans les pires situations mais pour  le meilleur même si,  dans l'histoire de la pensée occidentale, on a eu tendance à les séparer parce que ces amants-là sont terriblement contagieux et porteurs du virus de la connaissance utopique. Cette connaissance entend poursuivre ses rêves toujours inachevés.
À l'inverse d’enjoliver la réalité,  comme certains aimeraient qu'elle le fît pour nous plier  et  accepter cette réalité dans toutes ses turpitudes, la poésie nous immerge dans une réalité transformée par le réel et ses infinis possibles. Il y à quelque chose de poétique à aimer entendre : « Impossible n'est pas français ».
Est-ce que la philosophie sous-tend ton écriture poétique, tes actes, et est-ce qu’écrire est un acte ?
Si concrètement, dans le quotidien, j’applique la distinction que nous venons de faire entre poésie et philosophie, je suis amené à percevoir les événements, et les faits sur d'autres lignes d'horizon, de réception que celle du simple constat ou même de l'analyse.
Un événement a lieu : une guerre, une catastrophe,  une libération ou au contraire une occupation. La question qui se pose pout moi comme poète et philosophe est : comment non pas décrire l'événement comme le ferait le journaliste mais rendre à cet événement,  tout ce qu'il y a d'implicite, d’irreprésentable, ce qui résonne à travers lui et constitue l'essentiel dont il est porteur ? En effet  on ne peut pas le réduire à sa seule visibilité. Ce fut l’exemple des « gilets jaunes » ces « in-vus » de nous qui dirent tout ce qu’on ne voyait pas derrière leur visible. Souvenons-nous de la phrase de Paul Klee «  l’art ne reproduit  pas le visible, il rend visible » ou : « ceci n'est pas une pipe » du peintre Magritte.
Telle est une des  problématiques que me posent la poésie et la philosophie lorsqu'elles m’accompagnent dans la réalité quotidienne.
Je pourrais le dire autrement : comment attester de façon vivante et dynamique de toute la charge de rêve et d'espoir, de cruauté et de renoncement aussi dont un événement peut être l'expression instantanée ? Comment dire ce qui demeure sous l'éphémère ? Comment exprimer ce qui perdure sous la disparition...sous l'effacement dû à la précipitation des événements ?
Un événement sensiblement vécu par ses témoins  directes ou indirectes, un événement qui bouleverse ceux à qui il arrive et ceux qui le voient même de loin, c'est un devenir, c'est à  dire ce qui se crée de nouveau en chacun, bouleverse,  déplace des choses dans nos consciences, dans nos sentiments, dans nos rêves, nos illusions. Quelque-chose se vit,  s'expérimente nouvellement,  ouvre notre lucidité.
Toute mes écritures poétiques-philosophiques in-séparées,  sont sous-tendues par  cette question d'accéder à la lucidité : lucidité à acquérir et révélée à la fois. Cette lucidité  dont René Char poéte et philosophe  disait: Elle est « cette blessure la plus rapprochée du soleil »
Ce n'est pas la lumière qui fait mal nous dit Char . La lucidité est douloureuse  parce qu'elle  blesse ce qu'on croyait avoir compris, elle remet en question ce qui nous apparaissait comme définitivement acquis et sur lequel on se reposait confortablement. La lucidité ébranle. Ce qui était une vérité soudain ne l'est plus et cela blesse mais cette blessure est au plus proche du summum de la lumière...le soleil.... Ici je citerai la philosophe-poète Geneviève Clancy : « l’essentiel n’est plus à dévoiler mais à regarder par l’émanance de la nuit,  au-delà de l’image sensible,  son double de lumière »
Pour ce qui concerne la seconde partie de votre question eu égard à l’acte d’écrire,  je dirai  oui,  pour moi,  écrire est un acte et même un acte qui peut coûter très cher à celles et ceux qui le commettent dans certaines circonstances et pour signifier certaines choses relevant de cette quête de vérité et de lucidité dont on vient de parler. Nous savons hélas combien les exemples ne manquent pas à-travers les cultures d’orient comme d’occident et cela vaut autant pour ce qui concerne les poètes que les philosophes ; le plus souvent les uns et les autres étant les mêmes
Aujourd'hui selon moi,  risquer la parole,  l’écriture,  en prendre le vrai risque,  c'est d’abord résister à la parlotte, à la langue de la communication, détourner la parole communicante qui ne prononce rien que des ordres et entend,  assène en permanence des prétendues vérités dans une langue de l'affirmation et non pas de l'interrogation.
La philosophie et la poésie créent du temps pour que la pensée se mette en mouvement et trouve les mots appropriés. Ce temps pris pour réfléchir et exprimer le mouvement de la réflexion,  permet de questionner et non pas de vouloir systématiquement répondre.
La poésie vient au devant de l'expression de la réflexion ; elle ouvre par sa langue un espace d'écoute, de grande disponibilité.  Je crois que la poésie nous donne la force d'entendre ce qu'on a du mal à entendre ou qu'on refuse d'entendre parce que ce serait intolérable, cela bouleverserait quelque fois trop profondément nos repères ici comme ailleurs. En pratiquant cette ouverture sur notre imaginaire, et en permettant à nos rêves de chuchoter leurs plaintes et leurs délices,  la poésie se joint à l'exercice de la connaissance critique propre à la philosophie.

 

Est-ce que la philosophie, et/ou la poésie, peuvent prendre en charge, et nous aider à penser/panser, les événements effroyables qui se déroulent en ce moment sur la planète ?
La poésie ne veut pas être une méditation secrète de l’ego de chacun sur lui-même. Elle ouvre le dialogue entre des consciences qui ne seraient plus séparées par des systèmes de pensée, des idéologies.
En luttant contre le mensonge des pouvoirs qui isolent les hommes les uns par rapport aux autres, la poésie dégage une perspective philosophique. Cette perspective c'est l'utopie non pas au sens de ce qui n'a pas de lieu mais dont le lieu n'a encore jamais été atteint et cependant existe. Cette utopie est celle d'un partage de vérité possible qui est propre au seul dialogue entre les hommes.

Poème en péniche de Philippe Tancelin Traduction en Chinois Par  Ruiling zhangblein, mars 2022.

Ce dialogue, cette parole sont aujourd’hui un moyen de résistance contre ce qui cherche à faire taire notre conscience face aux échecs de notre histoire ou contre ce qui fait silence sur les causes profondes des tragédies humaines, (les guerres en ce moment à-travers le monde et l’horrifiant massacre des civils palestiniens parmi lesquels 75% sont des enfants et des femmes).
Je crois très sincèrement que la poésie jointe à la réflexion philosophique sur l'expérience pragmatique et sensible du quotidien, permet de restaurer notre capacité à percevoir l'insupportable et renouer avec l'espoir,  avec cette merveilleuse potentialité de l’imaginaire pour sortir de la déprime, de la résignation, du pessimisme. Regardons comment sous les bombardements, les peuples ne perdent pas l’espoir ; les peintres,  les poètes continuent d’écrire ,  de peindre. Le poète palestinien Mahmoud Darwish écrivait : « Nous avons la maladie de l’espérance ». Au regard de ces résistances sous les bombes en Palestine ou ailleurs,  au long des guerres en ce monde,  nous n’avons pas droit au désespoir,  nous qui sommes épargnés pour l’instant. Ceci est une leçon à retenir ce jour et pour demain
Oui la créativité philosophique, grâce à l'utopie vivante du poétique, redécouvre la dynamique qui permet de chercher  un monde de partage qui rend la vie humaine possible entre les hommes avec toutes leurs différences pour en  faire jaillir à nouveau les sources d’une pure joie.
Cette joie  donne la force de se réapproprier l'existence et d’écrire librement un sens pour elle.
Tu as fondé le collectif Effraction et le CICEP (Centre International de Création d'Espaces poétiques). Peux-tu expliquer ce que sont ces entités, et ce qui a motivé leur création ?
Le CICEP (Centre International de Création d'Espaces poétiques) a été créé en 1992 par moi-même avec Geneviève Clancy et Jean-Pierre Faye. Sa vocation est comme son titre l'indique, la création d'espaces poétiques intervallaires des   arts d'où,  la confrontation permanente de la poésie avec la peinture, le cinéma, le théâtre, la danse, la musique, l'architecture et même les technologies du virtuel.
Outre ses membres permanents, il regroupe de nombreux artistes- chercheurs et scientifiques  autour de la poésie en tant qu'elle  participe au même titre que les arts et sciences à la formation de la pensée, à l'enrichissement du champ de la sensibilité, de la connaissance humaine et à l'éveil des potentialités créatrices.
Il fonctionne selon trois axes :
1) CREATION-RECHERCHE : elle s'effectue à partir de programmes thématiques : Poésie et Histoire, Poésie et Philosophie, Poésie et Sciences, Poésie et Voix, Poésie et récit,  poésie et ontologie, poésie et politique.  Sur chacune de ces thématiques,  des équipes mobiles d'artistes, d'universitaires, de scientifiques se forment en vue de la réalisation de créations originales expérimentales. Ces créations se manifestent à-travers des espaces aussi différents que les lieux publics et de circulations, les  galeries, théâtres, salles de concerts, cryptes, hôpitaux, écoles...
 2) TRANSMISSION-SAVOIR : cet axe est constitué par les actes des créations originales du Centre,  rapportés dans la revue  intitulée " Cahier de poétique ".(17 numéros sont disponibles consultables sur demande). Cette publication  se consacre à la transmission de la recherche sur  le langage poétique et les conditions sous lesquelles il peut participer aujourd'hui à la construction d'une nouvelle épistémologie.
3) PRATIQUE EXPERIMENTALE D'ECRITURE : elle se poursuit à-travers des propositions d'espaces de création poétique au sein desquels praxis et théorie sont intimement mêlées.. Ils abordent les problématiques du corps, de la voix, de l'intuition, fondées sur une expérience pratique d'atelier menée depuis trois décennies en milieux universitaires, scolaires, hospitaliers, associatifs, précaires...
Dès mon départ en retraite de l’université voici 8 ans,  le centre qui était adossé à l’université a cessé ses activités mais ses 24 ans de recherches sont consultables à travers le site.*

Philippe Tancelin, Poéthique de l'ombre, 2017, Fonoteca de poesia.

Pour ce qui concerne « EFFRACTION »:  Collectif de poètes des cinq continents (Éditions L'Harmattan),  je l’ai fondé seul en 2009 avec des amis poètes,  artistes, chercheurs et acteurs de la vie civile. Sa vocation est d’intervenir par des actions poétiques- artistiques dans la cité,  à partir de thèmes d’actualité et à plus long terme  de réfléchir sur le devenir poétique de la langue au regard de la langue de communication.
Nous avons publié deux livres aux éditions l’harmattan : « Effraction1  fragments et lambeaux » sur la dimension transhistorique d’écrits poétiques très anciens et contemporains selon leur relation à la cité. « Effraction 2 poseurs de lumière », témoignages poétiques consécutifs à la pandémie du covid 19. Les deux ouvrages sont collectifs.
Le collectif organise également le 4è jeudi de chaque mois une soirée de lecture poétique avec des poètes contemporains ou en salut à des poètes du passé qui s’inscrivent ou se sont inscrits par un effort soutenu dans les urgences théoriques et pratiques de leur pays,  leur cité.
Eu égard à  ces créations du  CICEP et « du collectif Effraction »,  notre motif principal fut et demeure de réinscrire la poésie dans l’histoire,  le devenir de la collectivité humaine.

 

Quels sont tes projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
L’ensemble de mes réponses à vos intéressantes questions précédentes,  disent je le pense que le travail d’écriture que je mène,  puise sans las sa dynamique dans les sources conjointes de la poésie et de la philosophie.
Pour ce qui est de «  projets », ce terme souffre trop de connotations propres à la société libérale de production-consommation. Cela nous distrait de notre devenir au profit d’une projection dans l’avenir. Je m’en tiens donc d’une part à ce que je poursuis au jour le jour sur le chemin en devenir de mon expérience sensible dans ce monde dont je suis témoin-acteur et j’écris en résonnance avec l’actuel,  l’événement. D’autre part,  sans volonté de constituer mémoire, Je ne me prive pas néanmoins de la mise en évidence de mon cheminement antérieur de pensée et d’expression poétique,  à travers la recension de textes-articles non publiés ou ponctuellement,  selon des thèmes précis. Ainsi je prépare un tel volume autour de la question palestinienne. Je saisis ici le terme « Question » au sens philosophique et dans son expression poétique.
Pour le reste, comme tout exilé de l’intérieur,  je n’ai pas besoin de la récente loi sur l’immigration pour me sentir de plus en plus étranger aux anti-valeurs que développe mon  pays d’origine,  ses gouvernants et une grande partie de sa population dont j’aurais aimé ne pas avoir à  dire avec Montesquieu (cf, les lois,  les mœurs,  la morale) :«  Une injustice faite à un seul est une menace faite à tous » ou encore : « les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent ».

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Philippe Tancelin, Autre jour dans la nuit

En quel temps..me diras-tu ?

Celui très tôt dans les ruines
quand se lève de la poussière
l’infatigable soleil éclairant
les songes de notre maison

Par quelle voie..me diras-tu ?

Celle des figures  de rosée
entre les corps massifs d’oliviers
et connurent tes pas sans las
Jusques aux portes closes du désert

Comment..me diras-tu ?
Sur un air de musique
dans tes cheveux en boucles
dressés sur ton courage
à démasquer l’impasse blême
dans ses formes invisibles

Pour qui..me diras-tu ?

Toi ou ton frère tant recherché
pour son cœur brisé sans guide
ce ressentir de promesse fatiguée
en la colombe que ne délivre plus
le rêve attesté de ses ailes

Avec quoi...me diras-tu ?

Si le miroir ne reflète plus le souffle
sur la terre ouvragée des amants
et que s’exile la noce des dieux
dans les bas quartiers d’étoiles
pour ne pas voir se mourir la mer

En quelle langue..me diras-tu ?

Celle de la pierre à nu à bout de  larmes
Cette autre encore des images disparues
que prophétise la soif ouverte sur la terre
sa capture en longs cris perdus dans le lointain
le bannissement des murs adossés aux légendes

Je vais te dire..quelle heure…

Portera le sang des espoirs simples
coulés à même la corde du luth
Lancera ce fougueux pas  du danseur
sur le fil-frontière aux senteurs  d’éden

Je te dis maintenant l’autre jour dans la nuit

Celui que dresse la langue conjuguée des mémoires
leurs témoins sabliers du devenir fou des choses

Je te dirai l’extrême brisant
des mots lucides
leur lumière gravissant
ton ombre complice
Ton âme d’enfant
à sa suite impénétrable

∗∗∗

 

Rien ne sera ravi à la lumière
qui crie de Gaza
le nom retrouvé d’un enfant
de l’espoir au milieu des ruines

Nous avançons sur le fil d’histoire
avec le visage incandescent du rêve
irréductible à la douleur du jour

Poèmes extraits du dernier recueil 2023 « l’in-sûr et certain aux marges débordantes »
Col,  Poètes des 5continents l’harmattan

Déclaration-Rempart

Quand s'infinit la vague
répétée dans l'image
de son mouvement surpris
le regard rallie ses semblables
sur la crête
et les mots à l'aveugle
survolent le sens
dépouillé de la mer

Ils errent dans l'oubli
des pays intérieurs de l'écume

Ce n'est ni la nuit
ni le jour
mais leur écart de givre
une lame invisible
insomniaque
guettant l'instant
d'une pure envolée
sous l'orage
et couvre sans las la plainte
de l'espace

vois l'arbre à son faîte
ll discerne
la clairière

Vois l'abeille
Ivre de parfum
elle séduit
la fleur hésitante

N'abandonne plus la langue
sur l'épave
de ton nuage

Sous aucun mirage
ne dérobe les sables
à leur château

∗∗∗

Les Naufragés

Ils sont mille
et huit cents
partis de loin
sur des barques pourries
pour un lointain plus inhumain
que la misère qui les poursuit

Ils sont mille
et huit cents
ce jour
à ne plus respirer l'air du large
ni entendre ce qui des abîmes
les attend tous ensemble

Ils sont mille
et huit cents
abreuvant de leur rêve
l'indifférence de l'autre monde
qui s’étend invisible
à leur espoir

Ils sont mille
et huit cents
martelés par la soif
sur les miroirs brûlants
dont les flots accompagnent
leur danse à corps et cris

Ils sont mille
et huit cents
à scruter au-delà
l'horizon qui les cache
à ce côté pour eux perdu
consentant à la fatalité

Ils sont mille
et huit cents
peu à peu
peur à peur sans demain
leurs paumes serrées
contre la nuit qui s'offre
intense et éternelle

Ils sont mille
et huit cents
ni les mêmes ni autres
qu'ils voulaient devenir
une ombre dessine
en-deçà de leurs barques
leur âme vendue aux requins

Ils sont mille
et huit cents
détaché déchirés
largués en pages du naufrage
qu'écrivent à l'infini
nos rivages protégés

Ils sont mille
et huit cents
confondus sur la mer-encre
murmurant entre midi minuit
l'adieu des humbles
qui perdent en silence
la nudité de leur espoir

Ils étaient mille
et huit cents
combien seront demain après demain
dont leur mort arrime nos lits
bat nos lèvres muettes
défient les mots
accourus de l'amour

Ils sont par milliers
anonymes, interdits
sur la grève
relégués à l'écume
puis happés par les fonds
où triomphe leur supplice
entre hélices de tankers
et de bâteau-plaisance

Leur fin dernière n'annonce plus
ses chiffres d'infortune
elle suit la bourse des pertes
et profit de nos passeurs de calme
siégeant parmi les dieux nouveaux
qui les broient en toutes nos certitudes

Nous voici parvenus 
au moment extrême
de vos lambeaux de ciels
dispersés par les vents prédateurs

Quel oiseau de ses ailes translucides
réfléchira les ombres
de vos mers d'embarque?

Quel horizon sous vos doigts tendus
trace encore vos  exils
attache sur nos cils
vos mémoires
du grand large souffert !

Quelle de nos mémoires
devant vos clairs perpétuels
d'autres mondes
saura donner vos noms
de vivre aux mers étrangères !

∗∗∗

Dit de l'aimer

 

Au surgir du désir
tes courbes d'absolu
où j'aborde de mal-monde
nos temps d'innocence
croyant en l'horizon
de rêves qui ne mentiraient pas…

Au surgir de tes détresses
quand la nuit
passe à ton cou
son collier de silence
pour adoucir les larmes
de noces qui ne saigneraient plus…

 

Que voyons-nous l'inséparable
de toi
de moi
nous confier ses croquis
aux couleurs de vertiges
pour la mémoire ensemble
d'aimer sans lèvres            au rouge
de quelques braises           retournées

 

L'authentique nuit d'amour
monte à l'abordage mystérieux
des grands fonds de confiance
que ne double sur la vague
aucune ombre de formes

Aucune esquisse
d'aucune nuit
n'éclaire la chose étreinte
et le dit ne retient
que les plis en mémoire

 

Je ne crois pas l'amertume
savoir abuser la beauté
pour lui donner séjour parmi les défaits
Je sais le ressentir d'infini
consoler le cœur de ses brisures 

Je nous vois plus loin qu'à portée de poème

∗∗∗

Dit de l’incessant

Est-ce l’œuvre d’un jour
de décider si la fenêtre donnant sur le jardin
est libre de s’ouvrir
et la lumière de bercer les fleurs
les nourrir de la rosée
percer le vrai visage
qui rallierait les chants
de l’ineffable ?

Assis à ma table
qui ne dessine aucune frontière
entre la conviction et l’espoir de défier la raison
J’apprends de chaque mot
tous les matins
le grand détachement qu’ils couvent en moi
et l’inséparable brisure
de mon ombre sur les choses

Est-ce feuillet vierge battu d’un souffle d’ailes 
l’éphémère accueillant l’infini ?

                                           Je n’en ai pas fini de la ronde enfantine
maintenant mon séjour

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Paroles de poètes, poètes sur parole de Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin

Cette critique, une des toutes premières de notre collaboratrice Ghislaine Lejard, est parue dans le numéro 74 de Recours au poème, en novembre 2013.

∗∗∗

Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin échangent, au centre de la discussion entre le poète et le philosophe-poète, la Poésie ; ce qu’elle est et ce qu’on a fait d’elle en France plus particulièrement.

Alors que sur notre territoire, elle ne représente que 1% des ventes, Jean-Luc Pouliquen rappelle qu’elle remplit des stades en Amérique Latine et en Corée du Sud,  nous semblons l’avoir oublié en France, mais la poésie est populaire : «  plus que tout autre expression car elle est au centre même du vivant en ce qu’il espère encore quand tout espoir l’a quitté et qu’il ne reste plus que la magie brûlante des mots ». Il semble qu’il y ait eu un certain déficit ; la poésie est devenue trop institutionnelle et depuis le festival d’Avignon dont René Char a été à l’origine avec Jean Vilar, un certain esprit a disparu. Jean-Luc Pouliquen accuse les politiques publiques d’avoir enfermé la poésie car on ne peut baliser le territoire poétique : «  Elles( les maisons de la poésie) créent des sanctuaires dans lesquels rien de nouveau ne peut éclore. »( p.18). les poètes peuvent-ils s’épanouir à l’intérieur d’institutions ad hoc, maisons de la poésie, résidences, labels ?…Une phrase fait mouche et illustre son propos : «  Tu imagines Rimbaud venir faire une lecture à la maison de la poésie de Charleville ou y passer quelques semaines en  résidence… »

Paroles de poètes, poètes sur parole de JL Pouliquen et P. Tancelin

Paroles de poètes – Poètes sur parole, Jean-Luc Pouliquen & Philippe Tancelin, Editions L’Harmattan

On l’aura compris, pour eux, les chemins de la poésie, les rencontres les plus marquantes, se trouvent hors des sentiers battus, la poésie ne peut être institutionnalisée ! La poésie est et doit rester libre, rebelle, hors cadre ! Mais le politique veut toujours la cadrer, la recadrer, l’encadrer car depuis toujours, il s’en méfie…

La poésie pour : « Vivre , choisir, s’engager », les interlocuteurs mettent très vite l’accent sur la notion d’engagement qui est au cœur de l’écriture poétique ; un engagement indissociable du vécu. Être poète c’est déjà être engagé, c’est affronter une économie qui envahit tout et tue le plus souvent l’esprit créatif, vouloir être un créateur, c’est donc résister :

L’engagement poétique aux côtés des sans terre et des sans droits devient l’occasion pour le poète de replacer la question de sa création au cœur de l’Histoire. Ph.Tancelin (p.32)

Engagement et émotion ne s’opposent pas, Pourquoi avoir voulu les opposer ?

Depuis quelques décennies, trop de poètes idéologues ont rejeté l’émotion que Reverdy considérait comme nécessaire à la création poétique : « L’émotion doit rester première(…) c’est elle qui va enclencher le processus de création. » J .L Pouliquen( p.33 ). C’est cet esprit- là qui anima les poètes de l’école de Rochefort.  

Le poète est aussi témoin dans une dimension collective, hélas cette dimension collective de la vie poétique et artistique manque à notre époque depuis les années 80. Le collectif «  Change » et sa revue fondée par Jean-Pierre Faye est sans doute l’une des dernières traces de cet esprit collectif qui animait les Décades de Pontigny ou les colloques de Cerisy.

Il faut descendre la poésie dans la rue, partager autour de l’œuvre sans finalité sociale. C’est ce que Marc Delouze et Danièle Fournier ont tenté avec les Parvis poétiques.

Le poète est témoin, mais il est aussi médiateur, à partir de son expérience intime, singulière il rejoint l’autre dans son humaine condition. La voix ou voie poétique est un moyen d’appréhender le monde, de se réapproprier son expérience par les mots ; c’est ce que tentent de faire les ateliers de poésie ; mais « les chemins actuels de la parole poétique » se sont comme la société française complexifiés. Le face à face direct et spontané avec la poésie se fait dans des espaces délimités et par l’intermédiaire de structures, or la poésie est une parole nomade, d’où : « Le risque que représente pour le poème l’atelier sédentaire d’écriture… », n’oublions pas qu’une institutionnalisation du poétique tue le poème !

« Plus de poètes-paysans ou de poètes ouvriers mais des poètes-animateurs d’ateliers d’écriture dans un réseau de médiathèques qui recouvre l’ensemble du territoire. » Mais attention : «  Il n’y a pas de formation poétique ni d’enseignement de la transgression,car l’état poétique est transgressif. » Ph. Tancelin ( p.75 )

Gardons ce qui était de règle, la séparation des genres : «  C’est ainsi que cela fonctionnait auparavant, les poètes avaient une activité professionnelle et à côté la poésie dont ils pouvaient s’occuper en toute liberté et indépendance. J’ai l’impression qu’elle ne s’en est pas trop mal portée. » J.L Pouliquen (p.76). Il faut vivre en poésie et non vivre de poésie. Elle ne sera jamais marchandise car elle n’est pas objet comme la peinture ou la sculpture. Elle est comme le disait la revue Fontaine (N° mars-avril 1942) « un exercice spirituel ».

On demande de plus en plus souvent au poète un partage à voix haute, renouant avec la tradition. Mais on demande dans des lectures publiques, ce que l’on demandait au comédien, c’est un exercice difficile pour le poète qui a souvent l’impression de se livrer à un exercice d’impudeur, d’exhibitionnisme voire de narcissisme. Et pourtant, pour s’accomplir la poésie a besoin du couple écriture – oralité :

Écouter un poème, « un vrai poème », c’est faire l’expérience du caractère sacré du  langage qui a enfermé dans ses mots les vibrations les plus secrètes et les plus profondes du cosmos et de l’être. » J.L Pouliquen (p.97)

Le poème pour dire le réel, c’est aussi une tendance actuelle, mais de quelle réalité s’agit-il ? Le poète certes ressent cet appel à dire UN réel, mais non pas LE réel ; car comme le dit si poétiquement Jean-Luc Pouliquen, pour atteindre ce réel, « il faudra traverser le miroir » et il rappelle ce que lui disait Hélène Cadou, le réel entrevu n’est que l’envers d’une tapisserie, pour la découvrir, il faudra atteindre l’autre rive… Le moteur de la création poétique,  naît de cet écart entre : 

ce que le poète entrevoit et ce qui lui est permis de vivre véritablement.  J.L Pouliquen (p. 101 )

Qui mieux que le poète est en mesure de parler de la poésie, les poètes ne doivent pas se laisser déposséder, ils ne doivent pas oublier  qu’ils ont aussi charge de faire vivre la poésie des autres. «  Le poète est celui qui n’oublie ni les vivants ni les morts. » R G Cadou. Qui mieux qu’un poète peut écrire sur un autre poète, rédiger des préfaces, commentaires, notes qui ouvrent les chemins de la poésie. Pour exister, elle a aussi besoin d’autres vecteurs , et d’être relayée par les médias, pas seulement les revues spécialisées , elle devrait être plus présente dans les journaux comme c’est le cas dans les pays de l’Est ou les pays d’Orient, présente aussi dans de grandes manifestations populaires comme en Amérique Latine…

Alors, pour que vive la parole poétique, les auteurs de cet ouvrage, souhaitent qu’il y ait une « suite à cette parole », Philippe Tancelin à la fin de l’ouvrage appelle les lectrices et les lecteurs à prolonger le dialogue commencé par lui et Jean-Luc Pouliquen, il faut faire connaître cet échange. Le lire, c’est s’interroger sur la place de la poésie et des poètes en France, en ce début du XXIe siècle ; c’est découvrir que l’artiste, le philosophe, le poète sont au service d’une vérité qui les dépasse. Un riche dialogue qui illustre bien cette pensée de René Char :

Qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience.

Philippe Tancelin et Jean-Luc Pouliquen troubleront certains poètes, certaines instances car ils interpellent, secouent pour réveiller la belle endormie qu’est parfois la poésie française contemporaine qui se contente beaucoup trop de survivre grâce à des structures institutionnelles.

 Souhaitons  que l’échange se prolonge et que beaucoup répondent à l’appel de Phippe Tancelin :

par les moyens techniques modernes (internet en particulier), selon les modalités à inventer dans l’esprit d’une conversation internationale, transculturelle sur les thèmes de prédilection du peuple-poème dans l’histoire contemporaine. (p.117)

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Philippe Tancelin : 4 poèmes

 

urgence urgence   notre lucidité se perd aux pieds des ruines
dans l'abîme berceau de serments imaginaires
on n'entend plus que les hordes d'images et de bruits assaillir notre intelligence amoureuse
la mettre au pas du réalisme

urgence urgence nos faces d'hommes
nous n'entendons plus l'ultime qui précède chaque événement chaque instant d'allégresse
le simulacre agit sans relâche   tuant la chair du voir

urgence urgence nos faces d'homme
il ne nous reste plus que cette discordance des mots avec notre pensée
pour agir justement c'est à dire follement

urgence urgence nos faces faces faces dhomme
nous voulons  un monde au ciel prévoyant
au jour attentif à toute chose
avec un souffle de pureté au vent d'appel
nous cherchons dans l'obscure forêt qui embrase l'idée d'homme
une pensée subtile
dévorant la nuit d'invincibles questions
Nous percevons les couleurs à la seule présence de l'autre
nous entendons le courage des mots engagés dans l'ascèse
et tenons la vie nouée au corps qui parle l'insoumission
contre la médiocrité
nous poursuivons destin solitaire d'une parole active
urgence nous sommes l'herbe haute de l'enfance des siècles
l'herbe folle entre les pavés, dans les interstices des dieux et de l'homme

urgence urgence  nos faces d'homme d'homme
notre scène est cette liberté accourant sous le soleil de mille histoires de la rencontre
entre l'homme et sa face   face  face d'homme
Aujourd'hui plus que jamais nous ne nous mentons pas
nous avons l'âme rebelle sans traces dans les livres
sans chiffre dans la compétition absurde de l'existence et de l'être
nous sommes les heureux orphelins de frontières incultes et sauvages
nous sommes une saison de femmes d'hommes remontant à leurs corps depuis l'arbre
aux fruits déveil

urgence  urgence
urgence de dire l'ombre des choses
le chant de l'innombrable espoir
nous venons en dessous nos deuils en dessous nos plaintes
planter la langue des exclus au coeur du sens premier de vivre

urgence urgence urgence nos faces d'homme d'homme
urgence de qui donne et ne retient pas
urgence du moindre asile proposant un règne
urgence du partage comme un manifeste
où le verbe est toujours à l'heure de rendre la nuit d'un rêve aux hommes
urgence de la flamme secourant la braise
urgence de la fin des imposteurs des dominateurs
urgence de l'affection qui ne blesse pas l'arbre pour en punir la sève

urgence urgence urgence
de  ce cri qui monte au pas du monde
cri plus qu'il ne peut plus qu'il ne sait
cri.......crire    remontant du serrment des justes
où l'homme est rendu à l'homme par son poème

urgence urgence  du parti des ombres  sur nos yeux
du parti des humbles sur nos mains

urgence urgence  d'une maison au point du jour
une grève où nous allons dix mille amants contre le précaire
urgence d'une nuit éclairée par l'incendie de nos marches
vers le front sublime des compagnons des camarades
dont l'amour est aux mains des meres des  filles des soeurs creusant les décombres
de leurs doigts de plumes pour retrouver le fils le père l'amant ensevelis

urgence de parler la démesure
l'appartenance à un sourire
le dédale de ses mystères
urgence de hurler l'impatience tournée vers l'horizon
sans masque dans la voix
pour la seule place de la voix  d'or dans la parole

urgence d'ouvrir la volière des plaintes
d'avoir les gestes de tout ce qui n'attend plus le printemps en patientant de froid

urgence de cette faim insoumise au banquet de l'écriture

urgence de cette langue du poème qui nous réapprend le métier d'innocence

urgence nos faces d'homme urgence   urgence

si nous ne voulons pas être victime à l'aube
alors il faudra chanter plus tôt que les oiseaux
il nous faudra être nus de toute la nudité de l'indicible
avoir des mots effrayés
des mots cardiaques
des mots à vifs du silence
des mots de face avec le chant
des mots terribles d'excès
jamais entendus
jamais osés dans nos   gorges d'urgence
des mots tremblés de nos faces d'homme
   faces   faces faces  faces d'hommes     d'hommes d'hommes d'hommes d'hommes

 

 

***

13h30 métro concorde

Pénétrant la chair jusqu'aux os
sans jamais resssortir
blessante lame
ce courant d'air glacial
du métro en hiver

Il ne se voit rien
ne s'entend rien
ne se dit rien

...rien dans le cercle de rien
que décrit la présence étale
dans cette main petitement tenue
par quelques pièces

Elles
Ils
sont des centaines par les rues
les sous-pentes
bouches urbaines
les poètes maudits
sans abri de recueil

viennent à la rencontres depuis
ce quelque part qui se confond ici
avec le nul ailleurs

sont assis
se fondent au gris-patience gris-souffrance
du détour qu'ils suscitent
                          risquent  jusquà l'indifférence
qui les multiplie

Familière
bien ordonnée détresse
enveloppant leur aura
jusqu'à l'effacement
les jetés-là repeuplent le désert
des multitudes séparées
                 rassemblent en cristaux de peur
                 la solitude collective des agités

Mais celui-là
sur la marche la plus haute dans le courant glacial

Celui-là au visage découvrant de sa capuche
soixante dix ans de traits tirés
à bout portant d'une chance
toujours à côté

celui-là
à peine la main
cueillant la douleur au bord de lui

Celui-là
je l'ai pris dans poitrine
à pleine tête
sur le chemin de honte de mon pays
par temps qui passe
paisiblement
entre les gouttes d'infâmie

 

 

***

 

DES MOTS … DES BOMBES … DES MOTS ENCORE... ENCORE DES BOMBES...

 

NOUS AVONS DES MOTS
VOUS AVEZ DES BOMBES

le long de vos rampes de lancement
II fait déjà si froid
sous les saules blancs...

mais on entend  toujours
au concert des mésanges
ce grand avertissement :
monté du fond des âges :
« au faîte de la démocratie
pend l'enseigne de l'armurier »
et dans le sein des dieux
pèsent les larmes sur le soleil couchant

Qui croyait en ce monde
qu'à dépeindre vos libertés ensanglantées
les mots eux-mêmes seraient rougis

Contre le jeu de vos armes
nous avons celui des mots
jusqu'à la quintessence du poème
guetté par la descente
autant que la danse du phénix

Nous avons sur la poutre l'hirondelle
et sous l'ondée de paille
les peurs de vos héros
repentis d'inculture

VOUS AVEZ LES BOMBES
NOUS AVONS LES MOTS

Vous vous épuisez d'habileté
dans vos sciences du désespoir
Nous errons à l'aventure du verbe
comme un vaisseau libéré de ses haleurs

Vous recherchez des preuves
quand il en est
où elles ne se parlent plus
ne s'entendent plus
ne s'offrent plus au verbe

qu'il est enfin purifié d'elles

En ces temps maudits de vos encombres
vous usez de noms de jouets
pour enfanter la guerre
commettre  dans les cours vos crimes d'école

mais nos enfants de leurs prunelles sages
ne demandent que le vert du jardin
sans abri

NOUS AVONS DES MOTS
d'un pouvoir transcendant
QUI DE VOS BOMBES
détruisent l'argutie

A la beauté qu'exhale leur envol
sans seconde
les mots de plein ciel
s'épanouissent dans l'espace
de vos nids d'armes
détruits
sans que vous puissiez jamais suivre
leurs traces

Ils versent en secret
tout au long de vos fers
dans le mutisme de vos geôles
le souffle des mélanges
des croisées de sens
étrangers les uns les autres

Ils savent de vos terrorisantes certitudes
effacer les demeures

VOUS AVEZ DES BOMBES démocrates
NOUS AVONS DES MOTS tisserands d'herbes folles
vous avez les bombes de vos morales punitives
nous avons les mots du poème levant
vous larguez des deuils
nous lançons des respirations
vous enterrez les fleurs
nous berçons leur pistil
VOUS AVEZ LES BOMBES
NOUS AVONS LES MOTS
qui pour vous
plus rien ne signifieront
A vous plus rien
ne diront

Se pourrait-il que l'histoire
manque encore ses seuils ?

***

 

AUX PEUPLES JEUNES DE LA RÉVOLTE

 

Le visage de l'histoire prend ses quartiers de devenir sous chaque pas
dans chaque poitrine
pour chaque souffle
à chaque instant de la rencontre
entre votre dessein radical d'espoir
et le ressentir de l'intolérable

Place d'appel des peuples
à l'ouvert
du pari de vivre
selon la faim et la soif
de l'éternel levant

Vous allez
mystère du courage en tête
vers l'inapprochée
l'insondée saison
du sens d''exister
à plein vertige d'étonnement
entre vous

Vous marchez depuis l'invisible rêve
dans l'éveil du visible
vous empruntez la voie de clarté en vous
contre l'obscure abandon d'absolu

votre exigence est de cette épaisseur d'Être
qui défie la fatalité
et rend à l'avenir
son urgence de vérité

Il est un  chant nuptial de votre refus
qui regagne le pays perdu
de nos ciels
à hauteur illimitée
de votre verticale ensemble

Le poème est le passeur
infini de l'indompté
en vous
qui éprouve le monde
dans sa nudité sensible
où sa beauté apparaît par votre accueil
de toutes nos présences
 

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Philippe Tancelin, Oui nous parlons

 

Nous parlons la démesure
nous parlons l'appartenance à un sourire et le dédale de ses secrets
nous parlons l'attente tournée vers l'horizon
sans possession dissimulée dans la voix
sans usage d'un lieu de la parole

nous parlons entre le réel inquiet et le mystère de son appel
nous parlons depuis les veilles rauques des délaissés
nous parlons la mélancolie de l'étendue portant d'escale en demeure l'épreuve de chacun
nous parlons l'éclair élucidé du dire vrai
quand n’apparaît plus que l'attention de l'horizon au jour

nous ouvrons la volière des plaintes
la frondaison des voies de l'épuisé
nous croyons l’heure venue d’atteindre la parole les gestes de tout ce qui fut aveugle et sourd quand nous n'entendions plus quand nous ne voyions plus tant nos sens étaient captifs

Une faim insoumise au banquet des mots se dresse
sans autre richesse à offrir que le mystère de sa danse
cette danse est le véritable complot de la pensée en sa plus grande  contradiction lorsqu'elle s'accueille enfin étrangère à elle-même.
Elle s'appelle l'idée poétique et nous permet d'espérer en réapprenant le métier d'innocence.

 

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Philippe Tancelin, Homme inscris sur les nuages inscris

 

Homme inscris sur les nuages inscris
au-dessus de l'oubli
au cœur de la maison du point du jour
inscris le souvenir
se souvenir que nous allons dix mille amants contre l'innombrable

Voici la nuit éclairée par l'incendie des marches vers le front sublime des compagnons
voici l'amour aux mains des mères, des filles des sœurs creusant les ruines de leurs doigts sanglants pour reconnaître le fils, le père le frère ensevelis
voici la grâce simplement debout détournant le joug à l'assaut des solitudes


voici le ciel d'audace au genou blessé de l'humilié
voici la riveraine vérité
l'herbe éclose aux lèvres
la source sous les hardes
voici le silence du baume sur la voix perdue
 

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Philippe Tancelin, Le monde que nous parlons est si beau

 

de chairs
ouvrant le passage au mystère de l'être
sans chemin prétendu
où chacun franchit sa rive
dans les termes de son propre inconnu

C'est un monde étendu de silence
dans les mots mêmes de son abord
monde croisé de la brisure
et de son nu d'enfance

Il porte le sceau du jardin inachevé des rêves
un monde où chaque instant accueille
le chœur des insoumis

Pays du sang- venir entre la source et l'errance
pays de toi-
dans l'exil intérieur du chemin de vérité
pays de la présence océane
dans le berceau de l'in-destinable
 

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Philippe Tancelin, Compagne de beauté sur les hauts plateaux d’exigence

 

Compagne de beauté sur les hauts plateaux d'exigence
un vent souffle
qui presse l'incendie de tes pas
ouvre sur la clameur du pays dérobé

En l'autre part des choses : cette fragilité de l'infini sur la neige
puis
ta voix martelant le sens d'approche du vaisseau
dans l'étendue rebelle

La mémoire a ce goût de nuit
errant de fragments en fragments
sur la terre apparue du pire
coule l'eau-blessure d’horizon
et son sens
Je ne sais quand
mais je le sais de toujours

je sais qu'entre l'illumination d'être deux
et la crainte de la disparition
nous avions tendu
d'ombre en ombre
à nos présences
cette main d'interstices
qui hante le sens arrêté de la fidélité
vit l'engagement
« À hauteur de mourir pour vivre »
 

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures