Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte

Pour voix et flûte s’impose dès le titre comme une partition musicale, un duo qui prend vie dans le souffle (celui du poète et celui de l’instrumentiste) et qui se compose de trois « mouvements » :

le premier, qui s’intitule D’abord et toujours nous fait entrer dans une double temporalité. Il y a ce qui vient en premier lieu (le son) et puis l’infini (les ondes sonores).  Revenant ici sur cet état particulier vécu au moment d’une grave intervention chirurgicale à l’issue incertaine, Pierre Dhainaut, dans la continuité de ses précédents ouvrages, atteste de la suprématie du langage. Pour lui, le mot sera toujours premier, anticipant, voire créant l’image.

Dans le premier poème, il écrit :

[…] quel mot nous défendra de dire adieu

 et servira de viatique ? De lui-même 
il s’impose. Ainsi « message »

 entendu bien des fois sur un portable
sans que nous prenions garde »

Car le poète est celui qui délivre un message. Un message sur la mort mais, comme le dirait François Cheng, « parler de la mort c’est aussi parler de la vie »1. La mort perçue comme un passage, un seuil où l’on ne dit pas complètement adieu aux vivants et où l’on dit, aux morts « à demain », la mort comme un « transfert de souffles » de lèvre à lèvre, d’âme à âme, d’un être à l’autre, d’un poète à un autre, et l’ensemble de ces souffles constitue la pulsation du monde.

Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte, Éditions Æncrages & Co, Collection Voix de chants 2020, illustrations de Caroline François-Rubino 40 pages, 18 euros.

Plus que jamais, la forme poétique de ce recueil épouse le message : les mots enjambent les vers, les vers enjambent les strophes, les poèmes eux-mêmes enjambent la pliure des pages et courent de l’une à l’autre. L’absence de pagination renforce la fluidité en n’imposant aucun repère. Tout n’est que mouvance, continuité, onde perpétuelle se propageant à l’infini, à l’image de l’âme « inlassablement fugitive ».

Si le poète est tenté d'imaginer les lieux où surviendra la rencontre avec la mort, il sait que tant qu'il perçoit des sons et des lueurs il appartient toujours à ce monde où l’ombre des disparus et les souvenirs d'enfance qui hantent les paupières closes se mélangent au présent.

 

Écrire, c’est esquisser un poème et le dédier à tous les enfants, ceux du présent et ceux qui l'ont été.

Ecrire, c’est comme jouer de la flûte : c’est fermer les yeux pour percevoir le devenir du premier souffle qui une fois émis, de même que l’écoute, ne peut revenir en arrière.

 

Et l'on comprend pourquoi le son est plus important que l'image : à la statique de celle-ci il oppose la fluidité du mouvement, les sons éphémères qui se fécondent les uns les autres, les soufflent qui traversent l'espace et le temps dans « l'inquiétude et la joie » c’est pourquoi il nous invite à aimer les mots.

 

« L’air ne refuse / personne : nous aimerions les mots / sons et silence (entre les pages) pour passer d'un son à l'autre, d'un poème à l'autre. »

 

Dans le deuxième « mouvement », intitulé Un mot pour un autre, on pourrait y voir un mot qui en remplace un autre, mais c’est bien évidemment le sens de celui qui en féconde un autre que l’on va privilégier.

 

Le poète n’hésite pas à nous placer au cœur de sa création en répétant des mots qui prennent une valeur incantatoire : ainsi du mot « corolle » qui en engendre d’autres, des mots intimement mêlés aux éléments de la nature, « haleine et brouillard confondus » ; il constate qu’il suffit de laisser parler les mots, « ne pas se plaindre de n'avoir rien à dire ».

L'amour des mots passe par le corps, relais de la parole. Il nous appartient de rester à l’écoute, d’apprendre au regard à se perdre comme l’ouïe, de voix en voix, de « lâcher prise » pour que puisse advenir la possibilité d'un poème. La parole est « la figure initiale d’où s’élancera un poème. » Une poésie qui ne peut se faire que dans la durée, comme la lente maturation d’un fruit, à l’aide de sons qui entrent en résonance et se propagent.

 

Que fait d’autre un poème, et que fera-t-il d’autre 
sinon confier à l’oreille, au passage,
le secret de ce qui doit suivre ? 

 

Le troisième « mouvement », Lecture de lumières, s’ouvre sur une clarté bleutée, à la fois une et multiple. Le bleu peut être perçu comme la symbolique de l'eau, de la femme, du rêve, de la sagesse, de la sérénité, l’écho d’un monde intérieur, peut-être aussi de la vérité « ce que tu ignores, les souffles le savent », la couleur bleue est aussi symbole d’un devenir, d’une épiphanie issue du son, celui du premier cri, le souffle primordial, celui de la naissance car c’est lui qui donne sa tonalité à notre vie,  et quand Pierre Dhainaut écrit : « Sous le ciel de la mer » ne faut-il pas entendre « la mère » ? Au vers suivant, nous lisons, « Tu n’as jamais fini de naître ».

La parole respire, abolie toute limite, donne son mouvement à la lumière. Il faut laisser aller le souffle : de sa liberté dépend la nôtre. Le poète reprend l’image de la mer pour nous décrire sa perception du souffle comme une houle intérieure qui brasse les souvenirs et il termine sur une image où paroles et images évoquent des entités fuyantes et éphémères dont l’impermanence est acceptée avec sérénité et nous réaffirme la primauté de la parole.

On l’a compris, Pierre Dhainaut a une mémoire avant tout auditive, s’il est habité par des images, ce sont toujours les sons qui prévalent « la mémoire n'explique pas pourquoi au lieu d'une image elle préfère un mot », une mémoire qui fait appel aux sens, comme la parole passe par le corps. Il serait intéressant de rapprocher sa perception de celle d’autres poètes chez qui le langage et le corps sont intimement liés. À titre d’exemple, on pourrait citer Hisaki Matsuura qui dans son tout premier poème affirmait que notre corporéité est vécue dans le langage2 .

Pour voix et flûte est un livre vibrant comme une sonate, un livre qui dit l’amour des mots, un puissant souffle de vie qui enfle au cours des pages (les distiques font place aux tercets  puis aux sizains), un souffle qui appelle d’autres souffles, et l’on ne peut s’empêcher de penser à la toute dernière publication de Jean Michel Maulpoix qui, dans Le jour venu3, écrit : La présence nous est donnée, et c’est une joie qui pourrait nous suffire : celle d’être là, seul ou avec d’autres, en ce monde, une fois, une fois seulement, tenu en vie par notre souffle ! Mais il y faut encore tous les mots de la langue pour en dire la teneur. Changer en voix, en chant peut-être, le souffle même de notre vie. Dire, dire encore cela, avec plus de force et de justesse.

Force et justesse sont présentes dans ce recueil de Pierre Dhainaut où les encres bleues de Caroline Rubino effleurent le papier, y laissant la trace de paysages à peine esquissés.  Des ombres bleues qui se détachent dans la lumière des pages, comme le regard du poète tourné vers le passé pour mieux voir le futur.

Notes

1.François Cheng, Cinq méditations sur la mort, Albin Michel 2013.

2.Hisaki Matsuura, Ebisu-Etudes japonaises, 2000.

3. Jean-Michel Maulpoix, Le jour venu, Mercure de France, 2020

 

Présentation de l’auteur




Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien, Pierre Dhainaut, Après

Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien

 

1

Le poète dit souvent le JE : non par souci d’épanchement de l’âme (ou de ce qui en tient lieu) mais par facilité. Stéphane Sangral qui ouvre ce nouveau livre par un dialogue (imaginaire ?) numéroté négativement - 3 entre le JE et La Raison ne choisit pas la facilité tant ce dialogue est difficile à suivre. 

De celui-ci, je relève ces termes prononcés par le JE : « J’ai peur de n’être pas. J’ai peur de n’être pas avant de n’être plus.  C’est dur d’être pour soi-même un secret. Je me sens étranger à moi-même… ». De là à penser qu’il est impossible de dire Je en poésie, il n’y a qu’un pas. Alors restent à dire, à chanter, cette impossibilité, cet épuisement, ce mal-être, ce paradoxe… Et si, et si ??? J’ai du mal à suivre le raisonnement de Stéphane Sangral dans ce dialogue, ne maîtrisant pas les concepts qu’il utilise. A moins que la poésie ne soit la « constellation de formes vides allumée par la forme vide d’un interrupteur »  comme l’affirme la Raison à la page 28 ? On est alors dans un abîme de possibles au-delà du leurre. Mais voilà que je philosophe à ma façon ! Ce à quoi je me refuse catégoriquement… 

2

La deuxième partie (numérotée tout aussi négativement - 2) invite le lecteur à une longue méditation sur l’être, le non-être, la conscience, l’individu… 

Stéphane Sangral, Des dalles posées sur rien, Editions Galilée, 208 pages, 17 euros. En librairie.

Il me faut l’avouer : j’ai du mal avec ces concepts (je ne suis pas de formation philosophique, j’ai suivi un double cursus à la fois en littérature et en sciences de l’éducation), j’ai beaucoup de difficultés à suivre cette méditation…

 

3

La troisième partie (numérotée négativement -1) offre une libre, très libre méditation à propos de la mort, de faire son deuil (selon l’expression consacrée), de l’avoir… J’aime beaucoup cette formule (p 78) : « Ah ! Pouvoir tuer la mort !… /  Et la voilà, par cette seule idée, le piège étant parfait, plus vivante que jamais… » Et ce n’est pas le changement de caractères d’imprimerie (on passe du romain à l’italique, on modifie le corps du caractère) qui me fera changer d’avis ! Se profile un sujet écrivant, ce qui relève de la philosophie, mais de cette philosophie qui relève de la poétique, des thèmes poétiques : reste à définir ce sujet écrivant. Page 81, c’est coupé d’un poème composé en alexandrins : car il s’agit bien d’écrire (p 83). Le paragraphe des pages 86 & 87 sur le fado vaut largement des poèmes en prose ! L’athée que je suis apprécie aussi ces mots de la page 88 : « Quelques instants avant ma mort je croirai en Dieu, mais pas un Dieu éternel, non, à un Dieu (alors pourquoi mettre une majuscule à ce dernier mot ?) de seconde zone dont l’existence n’est limitée qu’à quelques instants » ou ce fragment de la page 90 : « Le droit d’appeler Dieu par son petit nom : Néant ». Alors, Sangral écrivant : un poète qui utilise le mot âme à son corps défendant ? Mais qui ne manque pas d’humour.

 

4

(Redéfinitions) est numérotée 0, cette partie regroupe 70 réponses à la question « Qui est Je ? », des réponses qui ne manquent pas d’humour noir. Ce qui ressort de la question posée, c’est son inanité : les jeux de mots (Je / Jeu) sont présents ; c’est une  entreprise de dynamitage du Je. Soulignée par la position centrale de cette partie du livre…

 

5

Bel exemple de tautologie : le temps de la réflexion étant passé, on attend des poèmes ! Stéphane Sangral va jusqu’à affirmer (p 115) : « ….je me remplis de l’idée de vacuité pour oublier la vacuité de mes propres idées… Vide(s)… ». Voilà au moins qui est franc. Mais il passe au crible le moindre de ses énoncés, il est envahi par le doute. La notion de boucle revient sous sa plume, ce qui fait le lien avec son livre précédent : bel exemple de cohérence. Quand Stéphane Sangral affirme parfaitement ce qu’il est, ce qu’il ressent, il suffit de lire les pavés de prose des pages 123 et 124. Mais que signifie la locution « Et ce texte ne veut rien dire », alors qu’il dit parfaitement ? Et ce qu’il affirme est difficile à suivre quand il parle d’être, de néant, de béance, d’absence … Une difficulté qui est sans doute brillante ! Car cette difficulté est brillante surtout quand Stéphane Sangral questionne : « Et si un être n’était qu’un néant un peu plus complexe que les autres ? » (p 131). Lâcheté des métaphysiciens, amour de la métaphysique et lâcheté du langage même ne connaissant en égalité que la naïveté de l’auteur … : Stéphane Sangral emprunte le langage des sciences (« L’acide désoxyribonucléique est la mise en abîme du corps. / Après Dieu, Néant : mon ADN » -p 142-) : oui, décidément, j’ai beaucoup de mal à suivre l’enchaînement des idées de Stéphane Sangral !  Mais cette dernière remarque n’enlève rien à l’intérêt du livre, à son côté démystificateur…

 

6

La partie suivante (numérotée positivement 2) commence par un aveu (p 150) : «J’ai quarante-trois ans, presque quarante-quatre et je ne me connais pas. Ou plutôt, cela fait quarante trois ans, presque quarante-quatre, que, trop occupé  par le moi, je passe devant moi, sans me voir. //  Qui suis-je ?  / Un individu qui, hanté par l’épaisseur du Je, toujours refusera de se laisser réduire à une réponse, mais qui, hantant la platitude de son Je trop solitairement, toujours acceptera de laisser venir la présence de  cette question. »  Et l’aveu  : une impossibilité ? A la philosophie se mêlent des éléments plus légers, plus inconsistants comme « se font la guerre et l’amour » (p 154) ; c’est peut-être là que réside la différence entre la philosophie et la poésie, la philosophie étant la réussite d’écrire « je suis » (p 156). J’aime cette formule : « Je ne suis qu’une contingence, qui rêve d’absolu » (p 161). Stéphane Sangral est conscient de son impuissance : il ne sait pas s’il est capable d’aller au bout du concept d’unité psychique mais il sait qu’il est incapable de se soustraire à lui, de méditer à son propos (p 169) …

 

7

Le chapitre suivant (numéroté tout aussi  positivement 3) est rempli d’un dialogue sur la définition du JE. Qui repose sur une tautologie (p 182).  « Le sentiment d’un Je unitaire ne serait au fond que que le mouvement du résultat d’appropriation de l’excédent de signifiance se dégageant des multiples modifications de la vie perception-motrice. Je suis bien réel mais mon Je, lui, n’est vraisemblablement qu’une illusion, sans doute renforcée par mon langage et ma capacité à produire l’unité sémantique Je » (pp 182-183). Tout est alors dit. Ou presque, car Stéphane Sangral ajoute : « La conceptualisation du Je est encore, dans la pensée commune alourdie par le concept d’âme, est encore une ridicule cratophanie 1 » (p 187).  

 

8

Reste que la poésie repose sur le concept de JE. Reste que Des dalles posées sur rien est un livre nécessaire car il démonte une illusion : la poésie serait alors une illusion nécessaire. Pour l’existence de la littérature. Il faut vivre et agir avec cette quasi certitude. Des dalles posées sur rien est un livre brillant car il convoque la physique, la psychologie bien entendu, la zoologie, les neuro-sciences… Mais l’ai-je bien lu, ai-je bien écrit ma note de lecture ?

Note

1. Cratophanie : manifestation inexpliquée et attribuée à une puissance surnaturelle.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

Pierre Dhainaut, Après, aquarelles de Caroline François-Rubino.

A propos des murs, Pierre Dhainaut note : « un fatras de visions noires, / l’effroi s’aggrave : de leurs entrailles monte / une vermine épaisse, proliférante, » (p 12). Dés lors, les indices se multiplient : « bras nus / liés… » (p 40), « ne pas éteindre la veilleuse » (p 12), un bracelet autour du poignet (p 14) portant nom et prénom, « Arracher des sangles » (p 28)… La dernière partie de poèmes est intitulée « Dire ensemble », elle commence par ces vers « Roses trémières, au long des rues, le temps / du recul, le temps du spectacle, s’il revenait, » (p 47). 

Il est temps alors de ne plus souscrire à la promesse des mots. Le mot de la fin est dit enfin dans la cinquième partie, une note en prose : « … après une longue opération du cœur et une interminable convalescence »… (p 57). Mais Pierre Dhainaut ne se refait pas (ou, du moins l’oublie-t-il ?), il réfléchit toujours à la poésie : «  Ce n’est que dans cette voie qu’ils {les poèmes}se servaient de la mémoire […] Rien de tel cette fois »  (p 57). Je savais qu’il devait se faire opérer du cœur depuis que j’avais reçu une lettre à l’occasion d’une de mes notes de lecture que je lui avais envoyée… « A l’hôpital, je me trouvais dans l’incapacité totale  d’écrire, fût-ce quelques mots, et l’intention de le faire alors ne m’a même pas effleuré » (p 58).  Il ajoute que ces poèmes-mots ont été l’occasion de « revivre avec le langage l’épreuve douloureuse et de m’interroger sur la place qu’y avait occupée la poésie pour que de nouveau elle soit possible » (idem). 

Pierre DHAINAUT, Après. L’Herbe qui tremble éditions, 72 pages, 13 euros ; en librairie ou sur catalogue (commande en ligne).

On me pardonnera les citations qui émaillent cette note de lecture, elles doivent être nécessaires pour dire la douleur qu’a dû ressentir, après cette intervention chirurgicale, de l’absence de solutions (ou de secours) de la poésie, le poète Pierre Dhainaut…  Alors, une citation, la dernière (?) : « … nous léguons ce que la poésie ne définit pas, une ouverture possible, toujours, une promesse » (p 60).

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Transferts de souffles

C’est une véritable anthologie de ses premiers recueils, de « Bulletin d’enneigement » à « Perpétuelle, la bienvenue » qu’offre Pierre Dhainaut … Parfois remaniés ou franchement inédits… 

« Mon sommeil est un verger d’embruns » commence par un vers  étonnant, vers étonnant disais-je car je pointais docilement un synonyme, à ce qualificatif « personnificateur ». Il y a quelque chose d’anthropomorphe (strophes de vers isolés ou strophes de quelques graphèmes)… Ce premier recueil est fait de poèmes épars  : un vers laisse apparaître le dualisme présent, douce et forte, présent absent (pp 27 et 25). Mais on sent l’amour de la femme aimée…

«  Le poème commencé » débute par une prose. Vers et proses sont mêlés ; on  peut oser une hypothèse : la prose émet des mots cryptés tandis que les vers sont chargés d’explorer le réel. Mais est présente la femme aimée, ce qui incite à penser qu’il s’agit de poèmes d’amour : « je traque une apparition : aimer »  (p 37). Le thème de l’enfant est aussi présent, l’important est de nommer les choses : le poème est « crypté » et devient descriptif (pp 43 à 52) ; ça se termine par une prose mise entre parenthèses (importantes, les parenthèses, p 53 où sont abordés les mots justement…). 

Pierre Dhainaut, Transferts de souffles, Editions L’Herbe qui tremble, 278 pages, sur commande ou en librairie, 18 euros. 

Tout est pesé, même les mots rares forment souffle : poèmes d’amour liés ; cela ne va pas sans mystère : « Eclat je ne suis qu’une brèche » (p 60 :  ça devient signifiant au vers suivant) : la femme aimée se confond avec le paysage. L’éphémère est la poésie !

Dans « Au plus bas mot », Pierre Dhainaut s’interroge dans cette page 115 sur le mot « en cendre à mon approche, un nom, m’entourant » : poésie réflexive donc (p 127) et mieux « silence enfin sans fin s’enfle » (p 128) : mots voisins aux sons ou aux sonorités proches ou aux habitudes d’une certaine époque (avec ses termes coupés en deux, p 129), séparés (p 149), trous dans le vers, etc… (p 132 ou 130, p 147), jeux sur les mots (« va /  geint va / cille », p 150)… Mais rien de gratuit là-dedans…

Dans « L’âge du temps », le poème est dédié à la nature et l’enfant fait une brève apparition (p 171) mais la mort  apparaît…

Dans « Le retour et le chant », j’apprends de Pierre Dhainaut « C’est à peine aujourd’hui / si j’écris encore » (p 205). Ou « L’amour s’ouvre à l’amour, / que pourrais-je ajouter ? »  (p 206). Mais qu’est-ce qu’un signe ? (p 211). « Obstinément / nous gaspillons ce que le temps peu à peu nous confie » (p 213).  « Avons-nous  pris racine / ou brisé nos attaches ? » (p 215). Pierre Dhainaut continue d’interroger le réel… Cette anthologie est émouvante, car on assiste à un murmure incertain !

Dans « Perpétuelle, la bienvenue », aux poèmes inédits, dont j’apprends qu’ils furent écrits « trente-huit ans plus tard » mais publiés dans la présente anthologie… J’apprends également, grâce à la lecture d’Isabelle Lévesque, que, depuis « Bulletin d’enneigement » jusqu’à « Perpétuelle, la bienvenue » , « la ponctuation a évolué, le chant s’est développé : les points d’interrogation se sont raréfiés (plus que quatre). L’acquiescement, dans son affirmation, se révèle  conquête à entreprendre car il reste possible de se heurter à la nuit »...

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Pierre Dhainaut, Après

Un titre bref, chargé de gravité et qui incite au questionnement : après quoi ? On pressent qu’il s’agit d’un événement d'importance, pour ne pas dire capital.

Dans ses notes en fin de livre, Pierre Dhainaut nous renseigne sur les circonstances qui ont précédé l’écriture de textes qu’il hésite à qualifier de poèmes : une opération du cœur suivie d’une longue et douloureuse période de convalescence.

Les sous-titres introduisant les quatre parties  : Voir cela, De face (I), De face (II), Dire ensemble, pourraient constituer une phrase résumant le recueil : l’auteur nous invite à regarder la réalité en face et nous la fait partager par l’intermédiaire de la poésie.

Les textes sont courts et dépouillés. On entre de plain-pied dans l’univers aseptisé de l’hôpital où l’individu est réduit à des données administratives et à une pathologie.

Pierre Dhainaut, Après, Éditions L’herbe
qui tremble 2019, aquarelles de Caroline
François-Rubino 70 pages, 13 euros.

Poèmes de la douleur et de la solitude : « Dès que / l’on pénètre en ces chambres, on est seul, / à la nuit ajoutant de la nuit » écrit l’auteur dès la première page car l’espace hospitalier, lieu où se confondent les bruits les êtres et les choses, où la seule référence est son propre corps souffrant, est un monde clos sur lui-même, un lieu d’angoisse et de perte d’intimité, où l’identité se réduit à des lettres et des chiffres attachés au poignet et que l’on doit répéter sans cesse pour prouver qui l’on est, où l’on en arrive à se poser la question : « qui es-tu, quel est ton rôle ? »

« L’alliance, / l’alliance même a été retirée. »  La répétition du mot alliance et l’emploi de l’article défini à la place du pronom possessif donnent une dimension symbolique qui confère au vers toute sa force : outre la négation des souvenirs les plus chers de la vie de l’auteur, tout lien avec l’extérieur est interrompu.  Dans ce lieu de perte de repères tant spatiaux que temporels, où l’heure affichée par les pendules est elle-même incertaine, naissent les doutes et les interrogations. L’oreille cependant perçoit des sons et l’œil regarde. Contraint à une intériorité où le je ne dis tu qu’à lui-même, l’auteur cherche une voix, son regard cherche un appui. Il écrit : « son visage / te rendra un visage ». Et surtout, il lui faut retrouver la parole et pour cela le souffle car lui-seul permet de prononcer les mots, des mots qui vont apparaître comme une clarté fugace. Cependant, malgré la difficulté à retrouver le chemin de la poésie après l’épreuve, Pierre Dhainaut nous confie que dire est peut-être déjà de la poésie.

En effet, partager des perceptions, c’est comme trouver la source des mots à naître, des mots «  hors cadre »  c’est-à-dire « après » quand, tapis dans l’ombre, ils chercheront la lumière pour s’épanouir en paroles fécondes : « les mots ouvrent des portes », « nulle phrase ne conclue », « les mots coulent sur l’infini, sur les souvenirs » des souvenirs qui sont présents dans ce recueil lorsque l’auteur se souvient des souffrances de l’enfance et constate qu’il n’y a pas de différence,  on a beau avoir vécu,  la douleur est toujours perçue de la même manière, « toutes les douleurs / sont d’enfants. », « entre les âges / entre les cœurs, les souffles / ne font jamais la différence / la nuit ils préviennent / inlassablement / qu’ils vont manquer. »

Car dans ce livre il est essentiellement question de souffle. L’auteur témoigne de sa douloureuse expérience où la poésie était inexistante, et l’on comprend que l’énergie créatrice, le souffle des mots, est inhérente à l’énergie vitale, le souffle de l’air qui entre et sort de ses poumons, « Étouffement, /cela t’envahit tout/le corps. », « Tes lèvres scellées interdisent / au murmure des souffles / de se mêler à la rumeur / commune. » mais aussi : « il suffit de balbutier un mot / « porte », par exemple, pour que le souffle y puise / de quoi ébranler la mémoire, remuer l’air / au grand air des syllabes… ».

Comme le disait Christian Bobin lors d’une interview, écrire, c’est aller du dedans vers le dehors. Écrire sur l’impossibilité d’écrire va permettre au poète la réappropriation de la parole qui, telle une vaste respiration, ramène à la poésie.

Après est un livre sur la souffrance et l’incapacité poétique qui l’accompagne, sur le passage de l’immobilité au mouvement, sur le lent cheminement entre l’antichambre de la mort et le retour à la vie.

Les illustrations de Caroline François Rubino posent un regard de ténèbres à la limite de l’étouffement. On peut voir, dans celle de la couverture, une rupture dans un chemin de vie. La suivante, statique et noire, dont la trame laisse à peine filtrer un peu de lumière témoigne de la douleur et de l’enfermement. Mais les suivantes vont progressivement vers une ouverture, un mouvement dans lequel on entrevoit un lent retour au jaillissement du souffle créateur.

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, APRÈS

On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une chambre. Des murs, on croit en les fixant sortir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un brancard. Un cortège de couloirs. Une dépossession. Le bracelet d’identité au poignet gauche nous éloigne de ce monde où l’on n’a pas à dire qui on est/pour être, être en accord. Dans la nuit qui déborde, un mot pourrait en rallumer d’autres. Mais il suffit de balbutier un mot,/« porte » par exemple, pour que le souffle y puise/de quoi ébranler la mémoire, remuer l’air. On tente de « Voir de face » ce qui attend, la vaste salle où il se rend pour la première fois. Et puis, la salle de réveil ou de réanimation, les tâtonnements de la conscience, de « Cela » qui titube au milieu de l’insomnie, de l’inconnaissance au bord d’une nuit accablante. 

Pierre Dhainaut, Après, L’herbe qui tremble, avril 2019, 72 pages, 13€

Après, nous pourrons « Dire ensemble » : nous perdons l’innocence/à partir du jour où nous comprenons/que leur promesse d’une source/impérissable, les mots n’ont pas su la tenir/mais nous disons, redisons malgré nous, quitte à nous essouffler, la « source », la « source ». Est-ce la source elle-même qui réclame encore qu’on la nomme, qu’on l’appelle ? Peut-on croire encore aux vertus de la parole ? Peu à peu pourtant, le langage revient, la voix basse,/la voix rauque, ardente, dévoile, une parole, la passion de dire remonte vers les couleurs et la lumière des mots : Pourpre, bleu ou jaune, bleu, jaune ou pourpre/répétons-les, ces adjectifs heureux.

Qui parle ici ? Une voix. La sienne. Devenant aussitôt la nôtre. Pas de je. Pas de nom. Un on, sujet neutre et minimum. Ou un tu qui s’adresse autant à nous qu’à lui-même. Une conscience qui observe, enregistre. Certains mots répétés, redoublés s’enfoncent dans leur sens : l’alliance, être, entendre, la source, mais suffisent-ils à nous le révéler ? Le poème renouvelle l’aveu d’une ignorance sans parvenir à l’épuiser : tu ne sais pas/que l’espace confond/ce qui vient de toi/ou d’un autre... à qui appartient cette voix ?/tu ne sais pas : réponds-lui/son visage/te rendra un visage. La neutralité du sujet correspond à l’impersonnalité d’un fond sans nom. On verra si les yeux ont vieilli,/s’ils sont prêts à s’offrir encore à l’inconnu/comme au très proche, à croire en l’anonyme,/en la généreuse ignorance. Comment ne pas songer ici à La Docte ignorance, de Nicolas de Cues, à cette interrogation sur la nature de la connaissance, à ce savoir de ne pas savoir dont parlent Montaigne, Pascal ou qu’évoque si précisément Descartes : c’est une marque de savoir que de confesser librement qu’on ignore les choses qu’on ignore : et la docte ignorance consiste proprement en ceci.

L’expérience intime que relate ce bref et saisissant recueil est composé de quatre suites comprenant chacune sept poèmes Voir en face, Cela I, Cela II, Dire ensemble. Une courte prose, intitulée. Après, clos l’ouvrage en décrivant les circonstances dramatiques dans lesquelles ces textes furent écrits. Après, après une longue opération du coeur et une interminable convalescence. Après. Ce mince vocable indique un décalage temporel. Après suppose un avant et un pendant. Il les condense, les résume, mais se situe au- delà. Avant, « l’après » reste imprévisible. Avant et pendant, le langage a perdu son pouvoir. Plus de secours ni de recours. Découverte terrible : le poème est impuissant dans l’adversité. « Pourquoi accorder tant d’importance à la poésie si dans les circonstances les plus rudes elle n’offre aucune aide ou pire, si l’on ne songe pas à lui en réclamer une ? »... Quand aux pires heures de la déréliction la poésie n’est pas là, comment ne pas mettre en cause non seulement son influence, mais son existence même ?/Elle n’était pas là, je n’en ressentais pas moins le manque. » N’est-ce pas l’espace ouvert par ce manque lui-même qui agira comme un appel ? N’est-ce pas toujours après, par la suite, à la fin que l’on peut dire et écrire ce qui s’est passé ?




Pierre Dhainaut, Et même le versant nord

J’ai rencontré l’œuvre de Pierre Dhainaut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Toujours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définissait la poésie comme une architecture de souffles et déclarait que si les poèmes ont une fin, celle-ci n’est jamais définitive. Depuis, j’ai lu Dhainaut à maintes reprises, et si je partage toujours sa définition de la poésie, j’aime surtout sa formulation toute personnelle, car dans ce nouveau livre comme dans les précédents, son écriture est simultanément poésie et réflexion sur la poésie.

Pierre Dhainaut- Et même le versant nord, 
Éditions Arfuyen 2018, 88 pages, 11 €

Le recueil comprend quatre parties introduites par un poème évocateur de l’enfance et dans lequel très vite les sons prennent le pas sur les images. De la vasque où flottaient quelques morceaux d’écorce/ornés de voiles de papier ou d’oriflammes, /l’eau s’écoulait […] Mais en profondeur le silence, c’était le bruissement du lierre, le tumulte/du torrent…

À l’orient de la musique (titre de la première partie) nous donne à lire deux poèmes, écrits à l’issue de concerts, circonstances favorables à la prise en compte de la prédominance du souffle et des sons. Si le poète est en proie à la solitude au milieu du chaos, sa peur de la mort s’efface devant une attitude d’écoute créatrice de liens. Ainsi, s’adressant autant au double de lui-même qu’au lecteur, il nous affirme : « rien ne s’éteindra tant que tu t’accordes. » Et c’est sur un très bel aphorisme (de ceux que l’on pourrait lire sur un vieux cadran solaire) que s’ouvre le poème qui suit : Oui, la vie n’est qu’un souffle, il passe/quand nous croyons qu’il meurt. 

Vents et Lumières constitue la plus grande partie du recueil. Il y est question de voix, d’arbres, de neige, de nuit, de mort, et très souvent d’enfants, de l’enfance en général, de ses petits-enfants, mais aussi de l’enfant qu’a été l’auteur et dont la voix persiste : La voix n’a pas vieilli, la voix augurale/chante au pied des arbres.

Pierre Dhainaut nous fait entrer dans un monde où le souffle qui maintient la vie permet d'outrepasser le visible, où la voix remplace la mémoire. Tu appartiens à l’air, à son écume envahissant la gorge écrit-il. L’air impalpable, invisible, s’oppose ainsi aux images. A quoi bon s’attacher à ce qui n’est point son essence ? On mutile une vie en se préoccupant/du sort de la fumée, écrit-il (p.50).

Sa poésie nous transporte au cœur des mots, voire dans leur âme, car le mot est beaucoup plus qu'un vocable. Les mots sont vivants. Les mots s’évadent de leurs traces. Ils nous ouvrent au monde en nous emportant au-delà du signifié. Il suffit de passer « outre à la clôture » et le poème crée cet espace favorable aux arbres et à la neige.

La troisième partie, Dits de reconnaissance est formé d’un poème versifié suivi d’un texte en prose. On y lit les recommandations du poète induites par sa relation aux mots : « Remercie les poèmes, ils te comblent/en n’étant qu’une promesse. » et, en écho au titre des textes parus en 2005 dans la revue Voix d’encre, il réaffirme l’idée que, semblable à l’oiseau qui chante avant l’aube, le poème est toujours devant toi (p.56).

Apparaît ensuite le « versant nord » qui donne son titre au recueil. Élément central de ce dernier, il sert de transition à la dernière partie. Dhainaut y définit la poésie comme une absence d’écriture, ce qui n’est pas sans rappeler René Char, mais alors que ce dernier reconnaissait le poète au nombre de pages insignifiantes qu’il n’écrivait pas, Dhainaut appelle « poésie » ce que jamais nous n’écrirons (et qui justement nous fait écrire avec les vents porteurs de lumières en mouvement comme en enfance). 

Prélèvement à la source, la dernière partie, nous emporte à travers une succession de courtes proses qui interrogent la relation entre le poète et son œuvre et nous montre la poésie comme un but jamais atteint, le poème n’étant qu’une approche, un prélude à la poésie : Il n’y a pas de poèmes à proprement parler, il n’y a que des avant-poèmes en permanence réécrits, revécus. Le poème s’engendre lui-même : Le poème qui ne savait pas qu'il est un poème s'incarne en incarnant la poésie. Il se garde d'en prononcer le nom, à son tour il deviendra une source. Le sens en est toujours provisoire. 

Si Pierre Dhainaut continue à donner un titre à ses recueils, s’il emploie toujours les majuscules en début de vers et les points en fin de phrase, s’il prend soin de préciser les dates de création de ses poèmes dans des notes (dont il justifie la présence) en fin de livre, il n’en avertit pas moins son lecteur de sa conception contraire à ces usages : « Est-il indispensable de mentionner les dates entre lesquels les poèmes ont été composés ? » « La majuscule est inutile au début des poèmes, inutile le point à la fin. » « Les poètes devraient pouvoir présenter leur recueil sans titre. »

Enfin l’auteur nous rappelle que le poème ouvre un dialogue avec le lecteur lequel « convoque tous les poèmes qu’il connaît. » Ainsi, aucun poème n'est solitaire (p. 65). Avant une dernière allusion à l’enfance, le recueil s’achève sur une affirmation d’une grande humilité : pour Dhainaut, les poèmes devraient être écrits sur des feuilles volantes que des passants découvriraient au hasard. Peu importe le nom de l’auteur, les poèmes n’appartiennent à personne : Les livres entretiennent cette illusion qui fait de nous des propriétaires, nous disons « nos poèmes » alors que l’acte qui leur a donné naissance est le moins cupide et le plus incertain. Il met au monde ce qui nous met au monde.

Et même le versant nord est un livre écrit entre vigilance et abandon, à la limite entre le monde extérieur et le monde intérieur du poète, une poésie qui pense et se pense elle-même dans une remarquable mise en abîme qui suscite chez le lecteur écoute et méditation. La vie ne se résume-t-elle pas à la lente extinction du mot ?  




Ainsi parlait…

Un Hugo caravagesque

 

Pour parler du grand auteur romantique français qu’est Victor Hugo, il faut trouver des mots amples et englobants. Une fois acquise cette idée, il ne faut pas oublier de rappeler l’esprit très moderne de la pensée de Victor Hugo. Ainsi, son travail d’écrivain est-il l’alliance des contraires – fond et forme, force et faiblesse, lumière et obscurité, vie et déclin, présence de l’homme au sein de l’univers, renaissance de l’idéal au sein d’une réalité, imagination au sein du réel – et se résume par cet adjectif  : caravagesque. 

Pierre Dhainaut, Ainsi parlait Victor Hugo, éd.
Arfuyen, 2018, 14€

Cette épithète peut donner forme à une lecture générale de cet ouvrage, fait d’aphorismes, de dits, de choix de poèmes notamment. Cette littérature semble bel et bien être celle du clair-obscur, où l’on reconnaît en l’occurrence les images peintes de Victor Hugo qui décrivent un univers noir et lumineux.

Ce livre propose un choix de citations parmi les livres, poèmes, romans, carnets et recueils de l’auteur. Il met en lumière ce qui pour moi est l’essence de la vie intellectuelle de la poésie  : l’oxymore. Et avec lui, cette tentation d’allier les contraires avec toutes les chances de saisir la réalité. Hugo est un maître caravagesque qui décrit une réalité plurielle, profuse, dans laquelle la lucidité est désirée avec intelligence. L’on peut par exemple chercher la définition de l’homme, ou de l’artiste, ou du génie, et c’est toujours un peu plus près de la vérité que nous nous trouvons, vérité qui demande que la réalité soit dite philosophiquement dans sa complexion.

[La] poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pour autant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. […] Tout se tient.  

Donc réfléchir avec Hugo, cela veut dire qu’il faut penser en termes moraux et esthétiques, lesquels sont pour finir la seule vraie mesure de l’activité du lecteur. Cette dernière doit être éprise à la fois de beauté et de morale. Et ici particulièrement, c’est autant Dieu que les hommes qui exigent le côtoiement du beau et de la vérité. Du reste, beau, vérité, œuvre, artiste, tous ces termes sont capables d’aider le poète de la place Royale à accoucher d’une littérature grandissime et auprès de laquelle l’homme acquiert une dimension supérieure, la littérature l’augmentant.

Veille ou dors, viens ou fuis, nie ou crois, prends ou laisse. / Sois immonde ou sois pur  ; sois bon ou sois pervers  ; / Insulte l’aube, ou ris sous les feuillages verts  ; / Montre-toi, cache-toi  ; va-t’en, demeure, oscille  ; / Ignore ou bien apprends  ; pense ou sois imbécile. […] Le monde est une meule à broyer la pensée.  

Je disais tout à l’heure que l’écriture de Victor Hugo faisait place à des figures et à leur contraire, et que cela allait de pair avec un esprit moderne. Et il ne faut donc pas oublier combien le poète s’est battu contre la peine de mort, a contribué et contribue encore aujourd’hui à se faire une haute idée de l’Europe politique ou encore plus simplement à appeler l’homme moderne à une foi personnelle. 

L’assujettissement aux Bibles, la servitude aux livres, l’idolâtrie des textes, l’obéissance passive aux Védas et aux Korans, tout cela est terrestre, tout cela est artificiel, tout cela est construit pour le besoin de tel ou tel mode de civilisation, tout cela porte des ratures et des surcharges faites de main d’homme  ; tout cela n’a, dans l’absolu, aucune raison d’être. 

ou

La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine […].

Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort.

Pour conclure, j’avais à l’esprit de citer mieux que je ne le fais les aphorismes les plus pertinents, nonobstant la distance temporelle qui nous sépare de ces écrits. Mais je crois que chaque lecteur ou lectrice peut se faire une idée individuelle et choisir son propre chemin comme le fait Pierre Dhainaut. Je referme ces lignes malgré tout avec ce petit texte en volume un peu pris au hasard de mon cheminement.

Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incomplet  ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini  ; c’est de percevoir quelque chose au-delà de soi, quelque chose en-deçà. 

     

Une littérature oppositionnelle

Comme beaucoup de lecteurs français, je ne connais vraiment de l’œuvre d’Herman Melville que Moby Dick, et j’ai pris plaisir à la lecture de cet Ainsi parlait - que publient intelligemment les éditions Arfuyen -, séduit par la richesse intellectuelle de l’écrivain américain. Sans doute, le sommet de son art est-il consigné dans ce roman maritime, et la reconnaissance publique de l’œuvre, maintenant une chose acquise et assurée, en est l’expression. Mais je répète que j’ai été surpris par la profondeur dont témoigne cette prose, et de voir autant de tenue morale dans les poèmes, la correspondance ou les œuvres narratives, lesquelles dessinent une pensée complexe et articulée, anticonformiste et humaniste.

 

Ainsi parlait Herman Melville, édition bilingue,
trad. Thierry Gillyboeuf,  Arfuyen, 2018.

Je dirais même que son œuvre est articulée par une forme maitrisée de schize, de dédoublement du propos, mettant en valeur la pauvreté contre la richesse, le barbare contre le civilisé, le sage contre l’ignorant, le faible contre le fort, tout cela dans une tension presque dramaturgique qui permet de distinguer la vérité, ou du moins, la vérité de l’auteur.

À mon sens, le terme « sauvage » est souvent utilisé à mauvais escient ; de fait, quand je regarde les vices, les cruautés et les monstruosités de toutes sortes qui prospèrent dans l’atmosphère corrompue d’une civilisation fiévreuse, je suis enclin à croire qu’en matière de perversité relative des parties, quatre ou cinq insulaires des Marquises envoyés comme missionnaires aux États-Unis seraient sans doute aussi utiles qu’un nombre équivalent d’Américains dépêchés dans ces îles au même titre. 

Une fois admis ce parti oppositionnel, il faut poursuivre en expliquant que l’art de Melville se frotte à Shakespeare, la Bible, Montaigne ou Lucrèce, et évidemment reste nourri de ce qui entoure l’écrivain, c’est-à-dire Emerson ou 

Thoreau, ou Whitman qui est son exact contemporain. On trouve aussi des idées originales et singulières, par exemple la conception que l’auteur a de la démocratie, qui, je pense, diffère de la conception de Whitman qui chante, lui, le poème lyrique des États Unis et de leur Constitution, alors que Melville reste circonspect, prône davantage le sceptre et le pouvoir royal, ce qui rétrospectivement, pour notre temps politique d’aujourd’hui et la crise des démocraties occidentales, est presque une vision d’avant-garde. 

J’ai parlé d’un discours tendu entre des pôles, des oppositions tranchées et très nettes, mais il faut néanmoins accorder une unité intelligible à la figure de Dieu (dont d’ailleurs Melville interroge la majuscule). Je crois pouvoir m’avancer en voyant en lui un croyant, une âme confrontée au silence de la méditation, dans une méditation plus poétique que mystique. Ainsi, un Dieu pantocrator qui gouvernerait la nature et les eaux. D’ailleurs, on reconnaît très nettement La Tempête.

Comme chacun sait, la méditation et l’eau sont unies à jamais.

Et je pourrais poursuivre en faisant état de mon cheminement de lecteur, en dialoguant au sujet des eaux, avec les Cinq Grandes Odes, et repérer ici ou là, les eaux bachelardiennes qui m’ont toujours été un rêve personnel. N’oublions pas que Melville est célèbre pour son récit maritime qui met en scène une quête d’absolu mortelle et magnifique, angoissante et dense. Donc, Melville est l’auteur sans contestation possible qui règne parmi les plus grands de notre panthéon littéraire. Pour preuve et pour conclure, je citerai : 

Chaque fois que je sens l’amertume torde mes lèvres, chaque fois qu’un novembre humide et bruineux règne en mon âme, chaque fois que je me surprends en train de m’arrêter à mon insu devant des magasins de cercueils et de rejoindre le premier cortège funéraire que je croise, et surtout quand le cafard m’étreint si fort que seul un puissant sens moral m’empêche de descendre d’un pas résolu dans la rue pour faire valser méthodiquement les chapeaux des passants – j’estime alors qu’il est urgent de prendre la mer dès que possible.

 

Le poète de la relation

 

Aborder Baudelaire aujourd’hui relève d’un processus de lecture à la fois académique et personnel. Pour ma part, je ferais de ce livre Ainsi parlait Charles Baudelaire, une lecture personnelle et en quelque sorte au carré. En effet, on ressent nettement que Yves Leclair, le poète qui a collationné ces citations avait son propre Baudelaire en tête. Et donc pour ce qui me concerne, je ne peux que faire une lecture de la lecture, me refaire mon propre Baudelaire dans le Baudelaire d’Yves Leclair. 

Je dirais qu’il s’agit en quelque sorte de chercher « un poisson soluble », c’est-à-dire l’idée qui aimante et fait axe dans ces textes et les rend cohérents, et voir comment cette idée abstraite éclaire le mystère du texte. J’y ai vu une cristallisation autour de grands thèmes, celle de la relation de grands thèmes : relation du texte et de l’amour, relation du texte et de la mort, où s’articulent le discours poétique et les femmes, ou encore la relation du poème avec la beauté. J’affirmerais même que la beauté a été mon poisson soluble, la cheville ouvrière qui m’a ouvert à la compréhension esthétique de ce corpus complexe, ce poisson qui s’est défait dans les eaux profondes du texte baudelairien. Et cela n’a pas annihilé la dimension d’angoisse, de la densité de l’anxiété du poète, qui d’ailleurs fait appel plus à Dionysos qu’à Apollon. 

Et par le hasard des contingences, je lisais le De profundis d’Oscar Wilde et l’un de ses Essais, au moment où j’ai reçu ce livre intéressant que publie Arfuyen, et qui m’a permis de lire « au carré » cette belle littérature britannique. Cela pour évoquer la filiation du poète français avec la modernité littéraire et dont l’influence va peut-être très vite vers Wilde, Verlaine, et qui sait ? vers Nietzsche. En tout cas, je retrouve cette activité de dandy créateur à égalité dans le Wilde souffrant en prison et le Baudelaire opiomane. 

La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature.

Ou encore

Sur un fond d’une lumière infernale ou sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d’extase à la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s’éteint derrière un rideau d’azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s’enlève l’image variée de la beauté interlope. Ici, majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne ; tantôt petite et pétillante, tantôt lourde et monumentale. 

Et là se situe bien mon Charles Baudelaire, calme dans sa vie tumultueuse, fort et âpre, quand par ailleurs j’aime tant voir l‘homme derrière le poème. Du reste, et pour conclure, je dirai que le poète a eu une importance considérable dans ma vie, car lors de mon premier voyage hors du continent européen, j’avais pour seul livre dans mon bagage Les Fleurs du mal. Et ce livre a correspondu exactement à la violence de ce séjour en terre nord-africaine. Je me suis donc épris moi aussi depuis de beauté, et fais du poème une hantise. Et c’est avec le poète des Paradis artificiels que je fermerai cette chronique.

La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable.

Ainsi parlait Charles Baudelaire, conception d’Yves Leclair,
éd. Arfuyen, 2018, 14€




Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la naissance de la nouvelle maison d’édition de Mathieu Hilfiger, Le Ballet Royal, inaugurée par le très beau livre de Pierre Dhainaut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design sobre et élégant, suscite le désir de lecture. Ce livre est composé de trois mouvements (« Suite sans titre », « Un temps de dédicace », « L’école du large ») en correspondance admirable avec l’aquarelle de la couverture peinte par Caroline François-Rubino, toute en légèreté de touches qu’on dirait de pur souffle. 

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être, Le Ballet Royal, 2018

Pierre Dhainaut, qui a récemment publié un autre livre avec Caroline François-Rubino (Paysage de genèse, Voix d’encre) et des poèmes dans le numéro 72 de Diérèse, semble avoir trouvé en cette artiste une forme d’alter ego peintre, tant poésie et peinture échangent ici une réciprocité de preuves sous le signe de l’aquarelle, vocable apte à définir aussi le travail de l’écriture. 

Au centre du livre, l’expérience de la « nuit », mais pas n’importe quelle « nuit » : « ‘la nuit des temps’ // celle qui a rendu la neige obscure / la mémoire impuissante à la ressusciter » (p. 9), « la nuit, la nuit sans rémission » (p. 17). Tout le livre est tendu vers le dépassement de « l’épreuve » (p.14) de cette « nuit » ontologique. Tout d’abord par le risque d’un accord précaire de la « nuit » et de la « neige » : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble » (p. 9), comme le suggère déjà le vers initial de ce livre qui n’a peut-être pas de plus intense désir que celui de « transmettre / au plein jour une âme, une poignée de neige » (p. 15). Mais pour que l’accord de la « nuit » et de la « neige » puisse être trouvé, il faut pour Pierre Dhainaut que ce soit un « enfant » qui le formule : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble, / selon cet ordre ou l’ordre inverse // qu’un enfant les répète, ils se confondent, / leur murmure envahit les chambres, // s’unit au silence et l’aimante » (p. 9). On retrouve ici la place centrale de « l’enfant » salvateur dans la poésie de Dhainaut. La « main » du poète « tremble » toujours dans une main d’ « enfant », et ce tremblement les unit au plus profond : « Tu te penches, il est là l’enfant que tu évoques, / ta main tremble en la sienne » (p. 28). L’ « enfant », qui pour Pierre Dhainaut et Yves Bonnefoy « porte le monde » (Dans le leurre du seuil), est aussi celui qui donne le sens et le rythme, c’est-à-dire l’origine même de la poésie. Ainsi de la « petite fille », figure initiatique qui joue de la « marelle » : « la petite fille / en sautant de l’un à l’autre évitait de frôler / les bords, trébuchait, repartait, variant le rythme, / quelques minutes, une journée entière / et tous les jours, elle se croyait au paradis » (p. 25). C’est aussi « l’enfant » qui guide Pierre Dhainaut vers le foyer incandescent de son œuvre – « l’écoute », franchisseuse de « nuit » par excellence : « la profondeur noire, est-elle noire / puisqu’il (l’enfant) écoute ? » (p. 19). Pour que la « nuit » soit non pas abolie mais « réapprise », il importe que le poète soit un être d’ « écoute » : « Nous réapprendrions / la langue des nuits ou des souffles / comme des yeux ne s’appuyant que sur l’ouïe » (p. 21). Dhainaut est ici au plus près du beau titre de Claude Vigée : Apprendre la nuit (Arfuyen, 1991). Pour Dhainaut, il y a une consubstantialité féconde et bénéfique de la poésie et de « l’écoute », comme le suggère déjà la quatrième de couverture : « Elle (la poésie) instaure dans le temps mesuré, morcelé, de nos existences celui d’une écoute incessante ». Aussi Dhainaut fait-il partie de cette famille de poètes, de Rilke à Bonnefoy, que j’ai pu appeler « poètes de la clairaudience »[1]  ((Michèle Finck, Épiphanies musicales en poésie moderne, le musicien panseur, Champion, 2014. Pour Dhainaut, voir en particulier la page 13.)). Ce n’est que sous le signe de cette triade – « la neige », « l’enfant », « l’écoute »- que le poème selon Dhainaut peut naître de la « nuit » elle-même : « De la nuit un poème émane, saurait-il / comment, il n’en dirait rien, / il ne veut pas savoir où il se rend, / l’infini lui réclame un visage en confiance, / un visage d’enfant » (p. 23). Mais pour que poésie il y ait, il faut ici selon Dhainaut que le poème tende vers ce qu’il nomme, avec Bonnefoy, « le simple », et qu’il se ressource sans cesse dans l’intervalle des blancs, par où les mots respirent. À cet égard, le travail des blancs dans l’écriture de Dhainaut entre en correspondance avec les blancs interstitiels de l’aquarelle en couverture de Caroline François–Rubino. Ce n’est que trempé dans le « simple » et le silence du blanc, que le poème, si frêle soit-il, a le pouvoir d’’ « écarter les murs », comme l’exprime un des plus beaux poèmes du livre, tercet admirable : « si frêle, un poème / écarte les murs, / dehors le lierre approuve » (p. 45).

Encore faut-il réfléchir au titre fertile de ce livre : État présent du peut-être. La quatrième de couverture éclaire ce titre de façon intense et elliptique à la fois. Pierre Dhainaut y dissocie la « poésie » du « poème », pensant (avec d’autres) que la « poésie » est plus que « les poèmes » qui lui accordent « l’hospitalité » : « La poésie en acceptant l’hospitalité des poèmes s’y ressource, s’y ravive, elle ne déserte que ceux qui ont la prétention de la retenir. » S’impose ici une ouverture sur la fécondité du « peut-être » dans la poésie contemporaine, qui est avant tout une poésie du « peut-être ». Que l’on pense au « récit en rêve » d’Yves Bonnefoy « deux musiciens, trois peut-être » ou à l’approche de Claude Vigée selon qui « peut-être » est l’un des « noms » de « la présence de Dieu »[2] ((Sur le « peut-être » en poésie moderne et contemporaine, voir Michèle Finck Poésie moderne et musique, ‘vorrei’ et ‘non vorrei’, Essai de poétique du son, Champion, 2004, p. 369-372.)). À cet égard Pierre Dhainaut, dans sa rayonnante quatrième de couverture, propose une des définitions les plus exigeantes de la poésie : « La poésie est le ‘peut-être’ toujours en devenir, les poèmes, de livre en livre, de porte en porte, en proposent un ’état présent’ provisoire, lui aussi mobile ».




Pierre Dhainaut, Un art des passages

« C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. Ce « recours au poème », Pierre Dhainaut l’explicite dans un livre rassemblant à la fois des poèmes inédits et des textes qu’il a publiés, au fil du temps, dans différentes revues littéraires.

Le poète du Nord, aujourd’hui âgé de 82 ans, nous livre par bribes les ressorts de sa démarche poétique engagée sous les auspices du surréalisme, mouvement dont il s’est progressivement détaché.

J’ai peu à peu compris que l’approche d’une parole juste nécessitait la contestation de ce à quoi j’avais adhéré.

Cette « toute puissance du langage », Pierre Dhainaut estime qu’en réalité elle « fonctionne à vide ». Et il ajoute même : « Que devient l’ambition de changer la vie au moyen de poèmes s’ils n’agitent que des fantasmes ? ». Pas question, donc, de laisser « le beau langage » nous « étourdir » car « que vaudrait un poème s’il occultait ce qui nous oppresse, nous diminue ? »

Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros.

Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros.

Pierre Dhainaut est du côté du réel, du côté de la vie (« Plus je vais, moins je tolère un art qui tournerait le dos à la vie »). S’il réfute la place trop importance qu’on accorderait à l’imagination, il met tout autant en garde contre une subjectivité débridée. « La poésie n’obéit qu’à sa propre urgence. De mes émotions, de mes indignations, elle tire parti, elle les transmue ». Evoquant sa mère et les fleurs sur lesquelles elle veillait, il peut ainsi noter :

Ce qui nous tient à cœur, le poème ne le dit qu’à sa manière, détournée.

Pierre Dhainaut croit à « l’influence bienfaisante du poème ». Pour lui, « est poète celui qui accepte de balbutier ». Comme lui-même l’a sans doute fait en privilégiant la forme poétique du fragment. L’auteur ne dit pas que « la poésie sauvera le monde » (Jean-Pierre Siméon). S’il note qu’elle est « la mal aimée, la délaissée », il estime malgré tout que nous n’avons pas à la défendre.

Nous ne convaincrons jamais ses détracteurs : insoumise, elle est la vie même.

D’où sa curiosité sans failles pour tous ceux qui, malgré des vents contraires, ont eu comme lui recours au poème : Tristan Tzara, Gérard Bayo, Max Alhau, Yves Bonnefoy, Nicolas Diéterlé… Sans parler de son admiration pour les artistes car, dit-il, « la peinture et la poésie ont les mêmes exigences ». Il s’attarde donc sur les œuvres d’Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier

La peinture à chacune de ses apparitions, en nous obligeant à réinventer le regard, nous oblige à réinventer notre emploi du langage.

En vieux sage, séduit lui aussi par un certain Orient littéraire à la forme brève, Pierre Dhainaut peu ainsi écrire :

Trois vers suffisent
à l’essor des poèmes
ils sont tous au long cours.




Chronique du veilleur (30) – Pierre Dhainaut, Un art des passages

Pierre Dhainaut s’est toujours tenu sur un seuil. De là, il regarde vers le ciel, le grand large, l’infini. « Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte. »  Un art des passages, qui rassemble articles de critique parus en revues et poèmes, nous dit, d’une voix forte et généreuse, la confiance que la poésie instaure entre l’écrivain et son lecteur, l’air pur qu’il lui offre de respirer : « C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. »  L’idée centrale de sa pensée est que « les poèmes sont des avancées, ils n’ont de valeur que s’ils nous incitent, auteurs et lecteurs, à poursuivre. » Pierre Dhainaut suscite et accompagne la plus belle des aventures, celle du poème en allé, toujours en train de naître :

Aurait-il atteint le bord, un poème
persiste à chercher la syllabe
qui le fera retentir, irradier :
il s’apprête à rejoindre
ce lieu où les mouettes sont plus blanches,
où il pourra parmi tant d’autres
exalter la parole,
parfaire une naissance…

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble, 19 euros.

C’est ainsi qu’il n’y a jamais de chute dans un poème, car rien ne retombe, rien ne se ferme. Les poèmes, nous dit Pierre Dhainaut, sont « ascensionnels », « ils nous redressent, nous regardons par les fenêtres. » Quel sera  leur destin ? Qui peut savoir ? Le poète n’en est que le transmetteur, celui qui délivre ces messages, en partie secrets, que d’autres auront à transmettre à leur tour, dans le bonheur partagé d’une contemplation de beauté. L’œuvre n’est donc pas très différente de la vie même, elle est appelée à avancer, à vibrer, à suivre une route d’air et de souffle.

La suite intitulée, comme ce livre, « un art des passages » semble, à la fin du volume, inscrire une manière de testament au soir d’une existence tout entière vouée à la poésie, « dans la lumière inachevée » :

Tant que s’éclairent, d’accord,
un poème, un visage,
la mort n’a rien à dire.

Ne transmets qu’une esquisse,
laisse au poème
le soin d’aller plus loin.

Comme un parfum une âme,
d’un poème à l’autre
notre haleine est libre.

Les admirations esthétiques et littéraires de Pierre Dhainaut sont multiples et paraissent toutes se compléter, en allant dans une même direction, celle de la beauté et de l’absolu. Je ne citerai que cette phrase d’un article consacré au tableau d’Alfred Manessier, Blés après l’averse, contemplé dans le Musée d’art contemporain de Dunkerque, la ville où habite Pierre Dhainaut :

La beauté n’est pas ce refuge où nous nous arrêterions pour savourer nos traces, apaiser nos peurs, nous retrancher du monde, elle est ce qui, ne s’accommodant d’aucune trace, surmonte la peur, mobilise le meilleur de nous-mêmes, en permanence aux limites de nous-mêmes.

Le meilleur du grand poète Pierre Dhainaut se trouve, n’en doutons pas, dans Un art des passages, et nous lui en sommes très reconnaissants.