Un éditeur et ses auteurs : L’HERBE QUI TREMBLE avec Isabelle Levesque, André Doms, Pierre Dhainaut, Horia Badescu, Christian Monginot.

 

 

Isabelle LEVESQUE : Nous le temps l'oubli.

 

Curieux titre par son absence de ponctuation comme si Isabelle Levesque souhaitait ainsi signifier que le temps et l'oubli étaient constitutifs des hommes et des femmes en général ou d'une expérience existentielle particulière. Le début du livre est d'un accès difficile, les poèmes apparaissent rébarbatifs : empilement de mots, mélange de caractères romains et italiques sur lequel butte le lecteur, titres qui suscitent l'interrogation… Mais très rapidement, on est pris au piège d'un univers linguistique singulier… Peu à peu les choses se précisent malgré une langue trouée par l'absence d'articles, de sujets, des phrases nominales ou qui ne se terminent pas. Malgré le chaos apparent des mots : "Ta peau rumine à corps se rue, je suis là" (p 22), un  tu qui devient parfois de plus en plus présent. Une femme écrit "Tu es vivant" (en italiques dans le texte, comme pour attirer l'attention, p 25). Ce recueil serait le dialogue imaginaire entre deux amants ? Le rythme heurté du poème serait le reflet du souffle saccadé des corps amoureux… Étrange harmonie imitative, étrange mais juste. Un vers comme "Je tentacule, tu monstres court" (p 28), on imagine les corps, n'est pas sans rappeler Henri Pichette qui écrivait (à la fin des années 40 !) ces mots : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…". Ailleurs, Isabelle Levesque revisite des expressions toutes faites et les adapte à son propos, ainsi avec ce vers "Rien pour martel en tête" qui n'est pas sans faire penser à ces mots avoir martel en tête. Ailleurs encore, "plus peur" semble avoir été écrit par Valérie Rouzeau dont on se souvient du "pas revoir"… Isabelle Levesque semble se raconter une histoire au fil de ses poèmes déchiquetés par le travail sur la langue commune. Ça rebondit d'un  poème l'autre, ce qui ne va pas sans une certaine obscurité dès lors qu'il s'agit de "comprendre" le poème pris isolément. Quand elle écrit ce vers "Faire des phrases, vraies" (p 75), Isabelle Levesque reconnaît ce que son écriture a de déconcertant. Mais à lire de nombreuses fois le mot or (sous ses deux orthographes identiques mais avec deux sens différents) dans ses poèmes, on finit par se demander si elle ne cherche pas l'or du temps… Mais ce qui est à retenir (et qui donne tout son sens à ce livre, me semble-t-il) c'est le vers final suivant : "Nous fûmes Adam et Ève" (p 102)…

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André DOMS : Entre-temps.

 

Dans ce recueil de poèmes en prose, André Doms (il est né en 1932) décrit la vie alors que le grand âge l'a rattrapé. Mais nulle acceptation plus ou moins complaisante, nul retour vers le passé ; au contraire, à chaque poème éclate le goût de vivre pleinement tout en s'interrogeant. Le poète est au meilleur de son écriture : ce livre est très construit, 9 parties qui regroupent chacune 11 ou 9 poèmes et qui sont séparées par la reproduction de gouaches de Roger Bertemes  (si l'on ne compte pas le poème liminaire et celui de la fin…). Les mots rares abondent (étymon, scapulaire, sphinge, asymptote, aphasie, arénicole, stolon, héliogabale, anophèle…). André Doms apporte la preuve non seulement qu'il écrit mais qu'il croque la vie à pleines dents : "Seul vaut le risque du cœur qui s'emballe, rugit, fibrille à la joie d'être plus que sa peur". Ce risque prend diverses formes : la lucidité, l'amour, la description acide du monde contemporain et l'engagement … La lucidité, on la trouve dans ces bribes : "Où en suis-je de ce temps qui s'ennuage, n'avance qu'en moi ? Et la parenthèse y est chimère" ou "Mais j'ai peur du caillot qui bloque l'artère, des clés qui bouclent la phrase : ils amortissent"…  L'amour : André Doms dédie son recueil à Hélène, celle qui conjugue [son] verbe ébloui,  il l'interpelle dans ses poèmes : "Que vivrons-nous, mon amour…". Il se révolte contre ce que le monde est devenu, il ne manque de mots très durs pour stigmatiser le présent (non qu'il soit passéiste mais cette société lui répugne) et il ajoute "Me sait-on la dent dure dans le pain quotidien, le vin qu'on trafique et la langue qui ment ?"  C'est que le monde se définit par ses démons et ses gros sous !  Ne reste alors que l'amour, pour les hommes de bonne volonté. Et le désir amoureux. Mais là où Doms est le plus surprenant, c'est dans son engagement (et tant pis pour ce mot démonétisé) : il ne manque pas de dédier un poème à Mahmoud Darwich, faisant ainsi preuve d'une belle indépendance d'esprit ; il écrit ces mots révélateurs : "Quant à l'homme, en temps compact, j'abrège : passé de juif à génocidaire…".

En dépit de son aspect parfois crépusculaire, Entre-temps est un livre étonnamment jeune, résolument moderne : André Doms a conservé intactes ses facultés d'émerveillement et d'indignation.

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Pierre DHAINAUT : Voix entre voix.

 

Ce titre est apparemment sibyllin, voix se terminant par la lettre x, on ne distingue pas le singulier du pluriel. Peut-être la voix du début est-elle celle du nouveau-né alors que les voix de la fin du titre seraient celles des adultes ? Peut-être. D'ailleurs, au long de ce recueil, Pierre Dhainaut fait allusion, ou plutôt dit clairement : "mais la voix manque" dans Préliminaires (p 12), alors que plus loin (p 29) il parle de "ces voix surtout qui lui sont vite chaleureuses". Ainsi le titre s'éclairerait-il…

Comme souvent depuis plusieurs livres, Pierre Dhainaut fait suivre ses poèmes de notes très libres dans lesquelles il réfléchit à ses poèmes et aux circonstances qui les ont fait naître. Ici les premiers sont regroupés dans Échographies (I) alors que les notes sont intitulées Échographies (II). Dans ces dernières, Pierre Dhainaut s'interroge sur cette naissance d'un enfant différent en même temps que sur l'écriture poétique. Il explique qu'il ne faut "rien exiger des poèmes avant de les écrire, [mais] exiger de nous d'être assez généreux afin qu'ils adviennent" (p 30). Il a ce mot heureux : "Une annonciation, le poème, il dirait de quel dieu, ce ne serait plus un poème" ; tout est alors dit, il n'y a pas de définition préconçue du poème, de sens donné d'avance. C'est ainsi une définition de la poésie qui se construit peu à peu : "Rebelles, les mots, ils mettent en branle un mouvement qui ne coïncide jamais avec ce que nous avons la prétention de dire, ne les refusons pas, acceptons qu'ils nous surprennent, acceptons de leur obéir…" (p 33). Leçon de modestie et de liberté. D'où l'attention portée à l'écoute : des mots du poème, de ce que "dit" le nouveau-né… "Inlassablement les poèmes recherchent une voix perdue" (p 39).

Cependant ces notes ne sont pas placées en fin de volume mais entre les deux suites de poèmes qui constituent les sections 1 et 3 du recueil ; donnant ainsi un sens particulier à la préposition entre et au titre. Ce qui amène le lecteur à s'interroger sur la voix comme sur les voix… Si les poèmes dans la première section restent centrés sur cette naissance, s'ils disent pudiquement la différence, ceux de la troisième et dernière section, intitulée justement "L'approche autrement dite" constituent une suite de quintils qui expriment le monde (et singulièrement la nature) : le poète, après l'épreuve, retrouve le calme et l'alliance : "si calme / le battement du cœur, / tu es d'accord".

La couverture est d'Anne Slacik, tout comme les trois peintures reproduites à l'intérieur qui débutent les trois sections du livre. Plutôt que de simplement remercier Anne Slacik, Pierre Dhainaut publie en fin de volume un véritable article qui met en lumière les correspondances entre ces peintures et ses propres poèmes : "Anne a peint ce que je cherche à entendre à travers les poèmes".

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Horia  BADESCU : Roulette russe.

 

Horia Badescu est un poète roumain francophone, ce qui explique sa présence dans le catalogue de nombreux éditeurs français ou belges. L'Herbe qui tremble publie aujourd'hui ses récents poèmes sous le titre de Roulette russe. Mais il est né en 1943 et ces poèmes ont une tonalité particulière, un curieux mélange de pessimisme et de réflexion… Tout le monde (ou presque) connaît la roulette russe, ce jeu qui courtise la mort, en usage chez les officiers russes du passé : un  revolver est chargé d'une cartouche dans le barillet qui est aussitôt tourné afin que le joueur ignore la position du projectile. Puis celui-ci appuie sur la détente après avoir pointé l'arme sur sa tempe ; il a une chance sur six de mourir. S'il ne meurt pas, la partie continue avec un autre joueur. Ce jeu témoigne, au-delà du risque encouru et de son aspect psycho-pathologique, d'un certain détachement affiché à l'égard de la mort… Les esprits forts ou chagrins pourront ironiser sur Horia Badescu : il a une belle carrière professionnelle derrière lui, il a publié une cinquantaine de livres (en roumain ou directement en langue française), son roman Le vol de l'oie sauvage a été traduit en français par Gérard Bayo et publié chez Gallimard… Mais il n'y a rien de morbide dans Roulette russe qui est traversé, au contraire, en quelque sorte, par une veine jubilatoire et un amour de la vie inextinguible. "Ce n'est pas la sagesse / qui s'accroît en vieillissant / mais l'obstination" écrit-il dans un beau poème. On serait alors tenté de croire qu'il s'agit de l'obstination de vivre… D'où cet amour de la vie… Le lecteur athée pourra refuser des vers comme "toi qui ressusciteras un jour", "l'ange qui va t'annoncer que ton âme / est bénie", "nous, Dieu, l'éternité…" ou de simples mots comme l'âme… Il pourra objecter la complexité de la matière, la vie sur cette planète, un accident qui mérite d'être pleinement vécu, etc… Éternel débat entre celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas ! Peut-être même se souviendra-t-il que, dans le langage courant, la roulette russe désigne une décision cruciale accompagnée de risques importants. Voilà qui relativise énormément cette position religieuse…  Reste la mort qui arrive tôt ou tard pour clore l'accident, avec ce qu'elle a d'inacceptable et de scandaleux contre quoi l'homme se révolte car la sagesse ne s'est pas accrue avec le temps. Restent ces constats quotidiens  dont le moindre n'est pas rien d'autre que du silence (p 38) que tout le monde peut partager. Reste ce jour qui "est toujours le premier", qu'on soit athée ou croyant !

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Christian MONGINOT : Le dit de l'horizon.

 

Le dit est un poème narratif écrit à la première personne, destiné à être récité et qui remonte au Moyen-Âge. Le titre présente le thème du poème. Le dit de l'horizon semble être une exploration/découverte du monde. Par l'écriture poétique certes. Mais on sait depuis longtemps que la démarche poétique et la démarche scientifique peuvent aboutir au même résultat (à condition d'être sérieux avec l'objet de ses rêves, du moins avec les moyens donnés à sa démarche)… Le but étant le même : la compréhension du réel. Le ton de Monginot se fait volontiers rimbaldien : "Le réel ! / L'étreinte ! / L'éternité retrouvée !" (p 13). Mais interrogation sur l'écriture aussi, sur l'écriture comme moyen. D'où  ces références au "rectangle de la page", au "puits dévoreur de mots"  (p 14). Si la tonalité de ces poèmes est descriptive, c'est qu'il s'agit de saisir précisément le réel (du monde et de l'écriture), ce qui amène le poète à se répéter comme dans ces vers : "Ici est hésitant, / Ici est une hésitation…" (p 17). Démarche difficile qui se traduit par le dédoublement de l'expression ("Des mêmes murs viennent / Les mêmes questions, / Et des mêmes questions, / Les mêmes murs…", p 22). Dédoublement qui est la métaphore de ce tu qui remplace le je du dit : qui est ce tu auquel s'adresse le poète, le tu écrivant ou le tu observant ? Dédoublement qui se poursuit jusqu'à la dernière page et qui donne son unité au recueil… Dans le poème Bruits, les activités humaines deviennent une liste, le vers disparaît…; à nouveau la dualité du monde réapparaît. L'ange est le nom qui pourrait être donné à l'absence contre laquelle se bat Christian Monginot, l'absence ou le néant ou le vide ou le non-sens dans sa lutte à trouver du sens à la vie. Le poème est alors la trace  de cette bataille, le poète est en permanence sur la corde raide. Poésie métaphysique donc, difficile à suivre dans sa tentative d'approche du réel. Ce qu'écrit Christian Monginot, c'est l'étrangeté d'être au monde : "Toi, un dehors t'est donné, un corps, un voyage, / L'intimité de la poussière, une vie ; // Tu ne peux plus entrer ni sortir, / Juste écrire…" (p 49). L'horizon annoncé par le titre du recueil  n'apparaît que dans un poème aussi intitulé Horizon mais c'est pour souligner l'attente ("Dans la pénombre où tu t'attends")  et le poète le dit longuement : "Ta ligne au loin, / Ombre et lumière, / Le long de laquelle s'enfuit / Cette pointe de vide à quoi se résume / La maigre paix de n'être rien, / Dessine  comme un  principe de nudité, / Aussi précis et strict que le premier…" (pp 50-51). L'écriture est alors "Lettre d'un désir vide jetée vers toi par l'horizon"  (p 78). Le poète n'est "qu'un trou de parole dans l'être" (p 89). Mais s'il n'y avait qu'un  seul poème à retenir de ce recueil, un seul poème qui résume admirablement la démarche de Monginot en ce qu'elle aboutit, ce serait Secret (pp 105-106).

On appréciera ou non cette poésie dont il faut remarquer l'aspect obsessionnel et répétitif, mais elle a le mérite d'être. Car la langue est malade. Le dit de l'horizon est l'exact opposé des délires technocratiques des experts, des économistes bien en cour et des politiques au pouvoir. Mais peut-être est-il vain de vouloir parler de ce livre ?

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Les livres des Éditions L'Herbe qui tremble peuvent se trouver dans les bonnes librairies et on peut commander directement chez l'éditeur (25 rue Pradier. 75019 PARIS) ou sur le site www.lherbequitremble.fr.

 

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A propos de Pierre Dhainaut

En remontant dans les archives de Traversées j’ai retrouvé un numéro de la revue consacré au poète Pierre DHAINAUT (n°49 / Hiver 2007-2008).

[Au passage, l’on se dit que l’Éditorial  signé alors de Véronique DAINE (Belgique) et qui soulignait la nécessité et l’urgence de porter regard à cet Autre poussé et délaissé dans la Précarité dans tous ses éclats dévastateurs et ce, jusqu’aux derniers retranchements, jusqu’au renoncement –on se dit que cet Éditorial laisse à réfléchir au vu de sa continuelle actualité en… 2014…].

Revenant donc au n° 49 de Traversées intitulé Pierre DHAINAUT et alii –un exemplaire ravivant les tiroirs de la mémoire- je me suis longuement arrêtée sur les pages intitulées ‘Une école des rivages’ suivant l’expression du poète – j’ai voyagé dans ces pages pour y revenir et y revenir encore, et en noter par intermittences comme des impressions –des réflexions aussi peut-être- que m’inspirait la poésie de Pierre DHAINAUT. Si je devais choisir quelques mots évocateurs pour moi de la poésie de l’auteur de Mon sommeil est un verger d’embruns (1961) je choisirais ceux de mouvement, exigence, souffle, partage. Et c’est dans la mesure où ce sens de partage est particulièrement sensible dans l’univers et pour le poète Pierre DHAINAUT, que rebondir même timidement, en tout cas humblement sur la plage de son école des rivages, m’a semblé pouvoir être porté.

Non, nous n’initierons pas les enfants à la poésie, comme c’est devenu l’usage dans nos écoles, par l’intermédiaire des seuls jeux verbaux. Certes, le nombre de syllabes ou la reprise de quelques sonorités participent à la naissance, à l’expansion d’un poème, ils lui sont consubstantiels, mais en les isolant on en fait des procédés, on s’en tient au langage, et l’on oublie que l’exigence de l’écriture ne consiste pas en la fabrication d’un objet, elle est bien plus vaste. L’écriture, une école des rivages : le poème n’est si ardent, il n’est juste que s’il se porte et nous porte hors de lui. (Pierre Dhainaut)

L’auteur  du recueil Le don des souffles (Mortemart, Rougerie ; 1990), s’il OUVRE le poème conçu tel un souffle dans un appel d’air lui-même ouvert par l’absence d’inscription sur la page (Une école des rivages)- OUVRE dans un même élan d’écritures (de la vie courante et de la vie écrite/sans cesse à écrire) une terre d’accueil et de recueil où le partage est un des maîtres-mots.
 

Le poème n’en est pas un, qui a la prétention de se suffire.
 

Rendre les mots moins lourds, moins opaques, et ne penser qu’à eux dans cette tâche, mais que serait le poème s’il les gardait pour lui, s’il ne nous rendait pas, auteurs ou lecteurs, un peu moins lourds, moins opaques, nous aussi.

Quête existentielle ici du poème, vitale pour le sujet qui l’instaure au centre de son expérience personnelle sociale à partager en terre de vie, de poésie –de poéVIE. La poésie ici n’est pas aux prises avec un horizon spéculatif mettant l’accent de façon emphatique sur sa vocation ontologique, ni enfermée dans une vision sacrale, logolâtrique l’instaurant gardienne d’un  monde parallèle à l’intérieur d’une tour vide dont elle serait la seule instauratrice parce que non ouverte au Dehors, au rythme de la vie, à sa densité expérimentée chaque jour et sans cesse éprouvée, donc exposée à ce qui est autre qu’elle-même et dans les faits la nourrit. La poésie chez Pierre Dhainaut est poéthique, formant une existence à la fois lyrique et poétique –ce que Jean-Claude PINSON nomme : «l’habitation poétique».*

Plus que son auteur, le poème est un hôte : quand lui ressemblerons-nous ? questionne Pierre DHAINAUT dans Une école des rivages. Et pour cela, l’effacement de soi au service du poème est indissociable de sa genèse et de son accouchement ; par-delà de son expansion et de ses résonances ; de la pérennité vivante de sa parole et de l’immuable allié à l’éphémère qu’elle nous porte. C’est pourquoi Vers après vers, l’espoir se ravive, celui de renaître, renaître en éphémère. Poésie papillon du jour renaissant Phénix de ses ailes perpétuellement à éployer.

L’insistance de P. DHAINAUT à rappeler le nécessaire retrait de la personne de l’auteur, du nécessaire oubli du souci de soi au service du poème (On veut s’affirmer, puis on veut s’effacer, on s’accorde alors trop d’importance : ce qu’il convient de réduire, quelles que soient nos activités, le souci de soi) -ouvre ce dernier à la respiration dont l’espace se forme au rythme de ses propres pulsations. Ainsi les Entrouvertures (titre d’une série de septains  publiés dans ce n°49 de Traversées) sont-elles assurées au sein d’un espace-temps où instant et durée donnent à vivre un temps vécu sans cesse à renaître (L’instant et le durée sont égaux, sont eux-mêmes, au présent du poème). Ces Entrouvertures ouvrent à cette passion de la patience. Entrouvertures également offertes à l’œuvre inachevée : Je m’étais dit : le jour où je serai certain d’avoir vraiment écrit, non pas un livre, mais une phrase, une seule, je pourrai m’arrêter, je n’aurai plus rien à prouver, je saurai mieux vivre. Bien sûr, ce jour n’est pas venu. Il ne pouvait venir. Il ne viendra jamais. A peine esquissée, une phrase en désire, en suscite une autre, encore une autre… Commencer à écrire, commencer sans cesse, entrer dans l’inachevable. Mais cet inachevable ne cède en rien à la stérilité d’une stagnation : le poème s’écrit, se transmue, se transmet dans la progression (poème qui progresse en essaimant).

On aura compris que ces pages de Pierre DHAINAUT dressent une sorte d’art poétique, indissociable d’un art de vivre ; mais elles expriment aussi la singularité de la poésie de DHAINAUT.

Je ne citerai pas davantage ces pages de L’école des rivages (on aura noté le pluriel des rivages, de mot en mot, le sens se libère, la résonance, tout se dit au pluriel) –je ne citerai pas davantage de ces bribes, sinon à prendre le risque de tout reproduire ici.

Tant le poète nous parle, tant il résonne –pour qui l’écoute, pour qui a gardé cette vertu d’accueil et cette force augurale vécues pleinement au pays de l’enfance livrée aux souffles pluriels des émotions, furtives mais fortes, passagères mais intensément immuables. Permanence de la parole du poème.                        

 




Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie

Publié chez un nouvel éditeur (créé en 2013, Faï fioc -expression occitane- est le nom d'un quartier de Marvejols  en Lozère, où l'animateur de cette maison d'éditons organise chaque année des résidences d'écriture et une semaine de la poésie; littéralement, Faï fioc signifie "il fait feu"), ce recueil est composé de quatre suites dont trois constituent un ensemble qui donne son titre à ce nouveau livre de Pierre Dhainaut, Progrès d'une éclaircie.  L'originalité de celui-ci est la progression qui conduit d'une vision inquiète du réel intitulée IRM à une célébration apaisée du printemps intitulée Largesses de l'air. Déjà, l'avant-dernière suite, L'Ère d'avril, était un chant à la gloire du renouveau et se terminait par ces vers : "«Avril», nous répétons «avril», / demain le poème / progressera comme aujourd'hui". La tentation serait forte de lire cet ouvrage comme un retour de l'espoir après un passage sombre. Mais avec Pierre Dhainaut, la poésie est beaucoup plus complexe, toute en nuances…

    Si la poésie de Pierre Dhainaut est très libre à la fois quant à la forme mais aussi en ce qui concerne le ton et l'approche du réel, les contraintes ne sont pas absentes. La première suite, IRM, est composée de six poèmes de dix vers. La deuxième, Syllabaire, de dix poèmes de deux quintils plus un quintil final, la troisième, L'Ère d'avril, de huit poèmes de trois tercets et d'un poème de deux tercets tandis que la quatrième, Largesses de l'air, est composée de neuf poèmes de deux quatrains. Tous ces vers ne sont comptés, ni rimés… La contrainte est là pour éviter tout épanchement incontrôlé. L'unité de chaque suite est telle que le lecteur peut se demander s'il ne s'agit pas, à chaque fois, d'un seul long poème. Mais si la poésie est l'art d'aller à la ligne, c'est aussi l'art de changer de page pour signifier la fin du poème… Et l'unité de chaque page n'en est ici que plus évidente.

    IRM prouve qu'on peut écrire de la poésie à partir de la situation la moins poétique. Ceux qui ont déjà passé un tel examen ou patienté dans la salle d'attente d'un hôpital savent que ces situations sont on ne peut plus prosaïques : l'attente, mais aussi la machine et le corps qui n'est plus qu'un objet. Pierre Dhainaut a l'art de tirer de cette réalité des expressions et des images signifiantes : "déjà la tête et la poitrine avancent / dans un tunnel opaque, étroit, qui les dévore, / l'éternité n'a pas une entrée différente". Et puis il y a ce va-et-vient (et surtout le poème final) entre l'hôpital et l'écoute. Dans Syllabaire, Pierre Dhainaut élève l'effacement de soi au niveau du principe, c'est qu'il s'agit d'écouter l'enfant dans sa découverte du monde, d'un monde que l'adulte ne sait plus voir. N'écrit-il pas : "aimer ou mettre au monde les visages / des morts qu'elles appellent par leurs noms". Toute la poésie de Pierre Dhainaut est là, dans cette écoute, cette attention aux enfants comme à ceux qui sont partis… Pas de complaisance mais une sincérité de chaque instant car recevoir la vie ou la donner, c'est la même chose que vivre. Aussi n'est-il pas étonnant que les deux dernières suites du recueil célèbrent la nature. La poésie se confond avec un art de vivre, le poème ne faisant que retranscrire pour les autres cette vie perpétuellement à l'écoute.

    Ces poèmes sont fraternels. Ils apaisent celui qui les lit car ils n'imposent rien ; mieux, ils aident à respirer. C'est que Pierre Dhainaut aide le lecteur à mettre en forme sa vie… "Oiseaux de mer hors de portée, / leurs cris nous habitent, / avec eux la lumière." : tout est dit dans ces vers.




Rudiments de lumière, de Pierre Dhainaut

Plus je lis Pierre Dhainaut, plus je pense qu'il est à l'exact opposé du Baudelaire de Spleen. Quand ce dernier laisse l'angoisse atroce, despotique planter son drapeau noir sur [son] crâne incliné, Pierre Dhainaut ne cesse de célébrer l'éphémère, de se laisser aller à la joie de respirer, d'attiser la conscience inconnue / d'une parole d'allégresse, d'accueillir souffles, oiseaux, embruns… Et c'est vrai avec Rudiments de lumière.

    Beau titre lumineux justement que ces Rudiments de lumière, qui traduit bien la démarche de Pierre Dhainaut : il est toujours à la recherche de la lumière, de la transparence, de l'accord au monde, il entend non pas percer le mystère du monde et de la vie, mais le circonscrire par les mots ; il capte par le poème des fragments, des bribes, des rudiments de cette lumière, ce qui rend ses poèmes si prenants. Et tout sera à recommencer, une fois le livre terminé. Mais le livre se termine-t-il ? Jamais, je n'ai tant senti avec ce recueil, combien était forte et signifiante (s'agissant de Pierre Dhainaut) l'expression "vivre en poésie", les deux mots, vivre et poésie, étant traversés de la même énergie. Ce n'est pas que la lucidité manque à Pierre Dhainaut, ce n'est pas que la mort ne le hante pas (d'où la référence ci-dessus à Baudelaire) : "tu te crois seul, tu ne crois qu'en la mort". Mais c'est pour mieux accueillir le monde ou la vie : "quel que soit l'âge, tu offrirais les lèvres, / la chair poreuse au soleil, aux rafales"… Mais c'est aussi -lucidité oblige- pour se rendre compte de l'impuissance dans laquelle on se débat si l'on veut utiliser les mots en oubliant de s'interroger, de se rendre compte des limites du poème qu'il faudra reprendre…

    Le vers est dénudé, l'image discrète voire absente. Pierre Dhainaut rejette tous les artifices qui pourraient le distraire dans sa quête d'être au plus près de ce noyau insécable qu'est vivre/mourir, artifices qui pourraient aussi distraire le lecteur. Il allège sa pensée illustrant ainsi ce qu'il disait, en mars 2010, dans son discours de réception du prix Jean Arp : les mots s'attirent, se rassemblent et respirent en commun pour constituer un poème. "Dans le silence je me débarrasse des ambitions qui alourdissent" : il s'agit d'être à l'écoute. Il ajoutait alors : "Le poème n'en est vraiment que s'il est l'épiphanie de ce qui le déborde. Ses mots ne vibrent, ils ne sont présents que s'ils sont prêts à se libérer de leur prestige même, s'ils aspirent à une autre présence." Le lecteur attentif, familier de l'œuvre retrouvera des paysages connus comme le Blanc-Nez, le polder des Moëres ou Saint-Pierre-de-Chartreuse. Il retrouvera au hasard d'un poème la tombe de Jean Malrieu, l'ami trop tôt disparu qui ne désirait aucune tombe, au cimetière de Penne-de-Tarn. La pierre tombale sous la vigne vierge cache à jamais le poème qu'on y a gravé mais de ce pèlerinage Pierre Dhainaut tire une raison d'espérer et de célébrer le réel : "et quand, l'hiver, nous serons sous des arbres, / les yeux se lèveront, nous percevrons un souffle / palpiter, resplendir, ranimer le feuillage". Il retrouvera aussi, ce lecteur, le thème de l'enfant qui traverse, depuis quelques années, les recueils de Pierre Dhainaut, l'enfant qui donne une leçon de vie et d'émerveillement devant les choses les plus simples.  Entre ses morts et les enfants, le poète chemine et se confronte à chaque instant à la vie, à la nécessité de vivre car l'amitié ne meurt pas, tout comme l'amour. Les amis, les proches même disparus continuent de nous aider, les enfants nous enseignent toujours la merveille de vivre. Pour reprendre les mots d'un poème dont l'incipit éclaire la poésie de Pierre Dhainaut ( "C'est un appel d'abord…"), il n'y a rien à conquérir, il s'agit de dire oui. Il vit pleinement avec ses morts et les enfants qui ne le quittent pas. Il refuse les ghettos dans lesquels la société actuelle entend enfermer les humains selon leur état (vivants/morts, adultes/enfants…). Il faudrait longuement citer, je ne retiendrai que ces trois vers : "Rends grâce au poème, / franchis l'horizon, / l'essor s'y régénère."

    Rudiments de lumière, comme de nombreux livres de Pierre Dhainaut, se termine par quelques pages de notes sur le poème. Si le poète est réceptif au hasard qui lui fait écrire des poèmes (c'est une affaire de sensibilité, d'attente, de patience, d'écoute…), il n'oublie pas de réfléchir à sa pratique. Mais ce sont deux moments différents, séparés : jamais il n'écrit se regardant écrire. Une poésie ouverte : "Les poèmes qui m'émeuvent […] n'ont pas à dérouler les fastes qui ont longtemps singularisé la poésie en nous isolant dans leur empire". Le livre ne se referme jamais...