Pinar Selek, Lettre ouverte contre horizon fermé
Plus que des paragraphes, qui ne pourraient restituer l'horreur de ce que vit Pinar Selek, féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine, universitaire et militante persécutée depuis 25 ans par les autorités turques, voici une chronologie des manœuvres, menaces, tortures, enfermements, condamnations, juste parce qu'elle a souhaité analyser les mécanismes à l'œuvre dans les exactions commises par le régime turc contre certaines minorités et les femmes.
- 11 Juillet 1998 : Arrestation suite à une recherche sur des militants kurdes. Torture.
- 20 Août 1998 : Pinar Selek apprend en prison qu’elle est accusée d’un attentat (on saura plus tard que c’est une explosion accidentelle qui a été maquillée en attentat dans le but de l’accuser).
- 22 décembre 2000 : Libération (elle est libérée faute de preuves mais le procès continue).
- 8 juin 2006 : Premier Acquittement (toujours faute de preuves). Mais le procureur fait appel.
- 17 Avril 2007 : La cour de Cassation va dans le sens du procureur et casse l’acquittement.
- 23 Mai 2008 : Deuxième Acquittement (aucun fondement dans les charges retenues contre elle). Mais le procureur fait appel.
- 2009 : La Cour de Cassation va dans le sens du procureur, casse l’acquittement et décide de condamner Pinar Selek. L’affaire est renvoyée devant une nouvelle Cour d’Assises.
- 9 Février 2011 : Troisième Acquittement. (La Cour ne retient toujours aucune charge contre Pinar Selek). Dès le lendemain, le procureur fait appel.
- 22 Novembre 2012 : La Cour annule son propre acquittement (du jamais vu dans l’Histoire mondiale du droit !)
- 24 Janvier 2013 : La Cour condamne Pinar Selek à la prison à perpétuité.
- 11 Juin 2014 : Annulation de la condamnation (obtenue suite à un appel des avocats dénonçant les illégalités de cette procédure).
- 19 Décembre 2014 : Quatrième Acquittement. Mais le procureur fait appel.
- 21 juin 2022 : Après 7 ans d’attente, la cour de cassation annule le 4ème acquittement.
- 6 janvier 2023 : La Cour d’Assise d’Istanbul émet un mandat d’arrêt avec emprisonnement immédiat avant même que l’audience n’ait lieu.
- 31 mars 2023 : Audience de la cour d’assise. Le procès de Pinar Selek reporté au 29 septembre 2023.
Aujourd'hui emprisonnée derrière des barreaux invisibles, car le mandat d'arrêt international la prive de sa liberté de circulation, elle attend septembre. Et ensuite ? 25 années que durent la torture, les acquittements annulés, les condamnations qui vont crescendo, les reports d'audiences. Que devra-t-elle subir encore ? Elle écrit, poursuit ses recherches, continue le combat, a accepté de répondre à ces quelques questions, et nous a autorisés à publier sa Lettre ouverte.
Entretien avec Pinar Selek, le 27 mars 2023.
Comme tous mes livres sont aussi publiés en Turquie, la nouvelle génération me connait malgré une séparation de 15 ans. Écrire et publier dans l’espace d’où j’ai été chassée, me transforme en pluie qui traverse les nuages pour tomber sur le vieux cimetière et nourrir ceux et celles qui y sont toujours vivants. Avec mes mots j’arrose les petites graines invisibles.
Dans d’autres pays, je fais la même chose en me transformant en pluie. Je deviens l’eau qui trouve son chemin en coulant. Je coule et je traverse les espaces, et je me libère du territoire. Les retours me font sentir que je suis une nomade, sans attache.
Le 2 juin 2023. Depuis 25 ans, la justice turque s’acharne sur la sociologue franco-turque Pinar Selek, poursuivie pour un attentat. Réfugiée en France et quatre fois acquittée, la dissidente n’a de cesse de clamer son innocence. Elle était jugée par contumace le 31 mars dernier à Istanbul.
Pinar Selek, Le Chaudron militaire turc, Editons des femmes, Octobre 2023, 104 p., 10 €, EAN 9782721012142, Ebook 6,99 €, EAN 9782721012456
Pinar Selek
Lettre ouverte
Cher.es ami.es, cher.es collègues,
Je voudrais partager avec vous une chose importante que je suis en train de réaliser. Je la vis comme un acte de liberté. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte constituera une charnière dans mon histoire personnelle. Je vais faire naitre une œuvre dégagée de la peur, en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre 2023 à Istanbul. Ce jour, plusieurs d’entre vous y seront présent.es, pour montrer que la liberté de la recherche et d’expression est une valeur universelle et que nous la défendons ensemble.
Il n’est pas besoin de vous dire comment, depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, comment j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a pu être possible grâce à la solidarité solide d’innombrables personnes de multiples milieux, toutes attachées à la liberté et à la justice. En particulier, les soutiens académiques m’ont permis de progresser dans mon métier. Mon premier refuge structurant en France fut l’Université de Strasbourg qui m’a accordé la protection académique, comme l’exprima publiquement Alain Beretz, son président de l’époque. Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décerna le titre de Docteur honoris causa. Et aujourd’hui je travaille en tant qu’enseignante-chercheuse au département de Sociologie Démographie et dans le laboratoire URMIS d’Université Côte d’Azur, une université qui, par son soutien déterminé, me fait sentir chez moi. De plus, de nombreux comités de soutien universitaires et les organisations disciplinaires façonnent depuis le début cet engagement institutionnel fort.
Pourtant je ne suis pas pleinement libre. Le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mes recherches. Je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne alors que je suis co-coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations que je reçois. Comme l’atteste la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères dans sa réponse à la question écrite d’une sénatrice, cet acharnement entrave mon travail : « La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l'objet en Turquie et le risque d'arrestation encouru entravent son travail. (...) Mme Selek a trouvé en France un espace pour s'exprimer, enseigner la sociologie et les sciences politiques en tant que maître de conférences à l'Université Côte d'Azur et poursuivre son travail de recherche en toute liberté et sécurité. »
Oui, je poursuis mes travaux. Juste avant l’audience de 29 septembre à Istanbul paraîtra un nouveau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neuvième édition en Turquie et a été traduit en allemand et en français. Mon livre qui va paraître dans quelques semaines, commence par un dialogue avec ce travail, en essayant d’ aller plus loin dans l’analyse, en avançant dans des questionnements plus larges et plus actuels sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.
Je sais que la réponse de ces mécanismes, surtout paramilitaires, que j’ai analysé dans ce livre,
pourrait être violente. Mais je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. Ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant: « Pinar Selek persiste et signe ».
Pour persister encore et toujours, j’ai besoin de votre persévérance.
Pinar Selek