SECRETS DE FAMILLE

Dans la maison des murmures
l’Enfance grandit en secrets
de famille

Ombres chinoises
sur un drap ensanglanté
le Grand-père joue les Don Quichotte

ou bien c’est la Mère
qui voudrait tout recommencer
mais qui n’est plus qu’une vague morte

ou c’est le Père d’état-civil
fier humilié
de ne rien pouvoir dire

ou c’est la Sœur
violée le Frère battu
jusqu’au suicide

ou c’est encore autre chose
de quelqu’Un de quelqu’Une
dont on ne saura jamais rien

Dans la maison des secrets
l’Enfance grandit sans murmures
– car les enfants devinent tout en silence –




Sac à dos dans la poussière

« Sac à dos dans la poussière »
chantaient les bataillonnaires
en passant devant ma mal-maison

Je les guettais
assis sur le bord de la fenêtre
derrière la vitre en hiver

Leur sac à dos et leur fusil se balançaient
au rythme de leur triste chant de guerre
en marteau sur le bitume-enclume de la rue

Je me souviens qu'ils rabâchaient :
« C'est tous des gars qu'ont pas eu d’ veine
c'est nous les Bats d'Af nous voilà !
»
Et je me sentais leurs frère — désarmé—

Ils passaient ainsi deux ou trois fois
par semaine Je les guettais
du fond de mon cœur de trois ou quatre ans

Ils allaient en manœuvre au bois
de Saint-Cucufa où le bon roi Dagobert
selon la version de ma mère chassa

Et le refrain de ces frères soldats
traîne en moi à n'en jamais finir :
«Mais quéqu’ ça fout et on s’en fout la la la »

Heureusement il y avait presque chaque matin
les éboueurs — qu'on appelait boueux—
et qui vidaient nos poubelles où il n'y avait rien

J'admirais le conducteur le chauffeur le pilote
de la benne à ordures
à l'époque grande ouverte — et ma vocation c'était ça !—

Voilà comment peut-être sinon pourquoi
je me suis fait poète
au séminaire des mots sans loi.
 




PAPACLODO

Cette nuit Papaclodo
m'a rendu visite
en rêve
— Papaclodo c'était mon père
l'officiel
il y a longtemps qu'il est mort—

Dans le rêve ma fille chantonnait
cette drôle de comptine :
« Qui c'est qui c’est
ce monsieur papa bizarre
ce bizarre monsieur papa
qui c'est qui c'est qui ?
»

« Mais qui bizarre qui ma fille
hein qui bizarre
? »
Je lui répondais
comme lorsqu'elle était petite
et que Papaclodo débarquait
chez nous sans prévenir

J'avais eu des nouvelles de lui
par la police ou la gendarmerie
un avis d'hôpital ou de la SNCF
mais jamais une carte postale
— sauf une fois d'un endroit inconnu—

Dans le rêve il me répétait
sa phrase grigri du temps de sa vie :
« T'inquiète ! T'inquiète ! »
Il savait bien que je m'inquiétais
et que son errance et ses retours me rongeaient le foie

Parti à la recherche de ma mère
il n'avait plus de port et
comme le Fils de l'homme
aucun lieu où reposer sa tête
sauf dans les gares ou sur les bancs publics rares

Alors il revenait chez nous
comme ça
d'un coup
Parfois je le trouvais ronflant
sur le paillasson devant la porte

Le lendemain il repartait
quelques billets en poche
après une nuit au chaud et chaude de mots
Il repartait répétant :
« T'inquiète ! T'inquiète ! »

Mais cette nuit
il est resté dans mon rêve toute la nuit
au réveil nous nous sommes embrassés
Ma femme m’a dit : mais qu'est-ce qu'il t'a pris
de me serrer ainsi ?




MAIS J’AI FRERES ET SŒURS

Môman tu mangeais  l'herbe
des talus entre Achères et Paris
parce que j'étais dans ton ventre
et que tu avais peur de me perdre
n’ayant pas assez de lait dans tes seins de fillette
— toi qui pourtant n'avais pas désiré ma naissance—

Môman ton père t’avait chassée
parce que tu étais enceinte
Salope ! — mais de qui Môman ?
et je gigotais : le mot est terrible gigot
quand à l'époque tu crevais de faim

Et donc  tu ne savais rien Môman
que mon futur prénom donné
un prénom posé comme une couronne de roi mage
sur l'enfant de ton viol consenti par obéissance

Tout cela je ne l'ai su ou plutôt deviné
qu’après tous ces faux évangiles
dont les familles ont le secret
— ô Môman quel blues d'être né…—




Mon enfance m’étrangle

Mon enfance m'étrangle
encore certaines nuits je respire
si mal que ça
me réveille comme si le cordon
d'ombilic me serrait le cou

Ma mère m'a souvent raconté que
petit enfant
je m'étouffais dans mon lit
couché tête-bêche par un cauchemar et
sous les draps je hurlais : « Peux pas respir ! Peux pas respir ! »

Chez mes grands-parents maternels
enfoui sous un édredon d'ogre
dans un grand lit paysan
je m'étouffais d'angoisse rien qu'à entendre
les sabots des chevaux de l'autre côté du mur

C'étaient les sabots de la Mort
le raclement de ma Naissance
le souvenir de cette noyade
ou de cette pendaison
dans le ventre de ma mère

Fœtus j'avais tout entendu
mais sans rien comprendre
Enfant je compris tout
mais sans rien entendre
que des mots mal dissimulés
— des mots étranglés—.