Samira Negrouche, cinq poèmes

Il fait sombre dehors || toujours autrement || toujours plus || sombre à
Alger et || ailleurs j’ai vu la neige || il y a dix ans la neige || les branches
ont cassé || je m’en souviens et les poteaux brisés || le vent brise et le
poids || la neige sur ma terre-mère || on dit que ce n’est pas si rare || il
neige sur les dunes du Sahara || pas si rare || on a beau revoir la scène ||
neige sur sable || c’est toujours la première fois || qu’il fait trente-trois
degrés un vingt-trois octobre || il fait sombre dehors || c’est midi plein.

***

Il y a des choses Anna || ça n’a rien à voir avec le sein et le téton || ni
avec l’éveil du désir || le réveil des sens || il y a des choses comme le
dérèglement des sens || qui me préoccupent || quand je pense à toi || c’est
aux incendies || à la Californie en feu que je pense || à la Kabylie au
Portugal || à la Grèce à la dune du Pilat || au parc d’El Kala ses oiseaux
migrateurs || à l’ouest du Canada || je ne savais pas que le pays froid
peut brûler || ainsi on brûle le pays froid et l’Amazonie || et l’Australie
encore || rien de Flat à ce sujet || pas lisse || ça grimpe || ça saute || partout
de proche en proche || ça flambe.

***

Il y a une faille en Californie || comme il y a une faille à Alger || moi
aussi je suis nulle en géographie || le plus souvent || j’oublie où se
trouvent les failles majeures || en Méditerranée en Anatolie || sur la mer
morte je ne sais pas || s’il y a autre chose || que la guerre || j’y ai pourtant
nagé || toi et moi vivons || sur la faille || et d’autres que nous || failles et
fissures habitent || nos profondeurs || je suis née le jour || du grand
séisme || une deuxième fois || dans mon berceau || les mères oublient
parfois les nourrissons || elles se sauvent || les mères pleurent d’avoir
oublié || qui pour sauver les mères || je traduis les secousses malgré moi
|| l’échelle n’est pas référencée || je traduis du bout || de la langue.

***

Je n’oublie pas les trente-trois degrés || le chaud quand ça vient à cette
saison on dit || ça rappelle le grand séisme || celui d’Orléansville il y a
quarante-deux ans || moi aussi j’ai peur || quelque chose me secoue ||
j’aimerais avoir une queue à balancer || nous autres humains traduisons
la peur par || des flambées cutanées || des démangeaisons || la maladie
mentale est toujours || une traduction || tu ne sauras jamais || la langue
de départ || زعزعني secouée ébranlée déracinée || accepter la part de
secousses || inventer entre les lignes de quoi || traduire tordu || passer
juste || la frontière.

***

Anna la chaise est renversée c’est à partir de la fin—n’importe quelle
fin—qu’il faudrait réajuster l’oubli—le paradis Anna a parfois un goût
de soleil moisi—quand je pense au soleil je veux penser à Sénac à
Amrouche à Amrani—mais quand je pense soleil je veux penser au
soleil de la Californie—celui que je n’ai jamais vu—cette terre mère
qui t’irrigue—le désir prend place dans ce qui adviendra peut-être—
peu importe si ça advient—à la fin le paradis rétablit la chaise—je ne
dis pas que la chaise redevient droite—je ne dis pas qu’elle se dresse—
mais quelque chose n’est-ce pas doit être rétabli et je crois que c’est
l’idée même du paradis qui m’inquiète—dans le Coran il ruisselle sous
les pieds des mamans—dans le Coran certains retiennent les vierges
offertes aux sacrifiés—il faut renverser le sacrifice Anna—sans doute
rétablir les vierges et les mères—pour le Marabout de Dakar il ne sert
à rien d’aller à la Mecque car dit-il la Mecque c’est le flanc de ta mère—
honore le flanc de ta mère dit-il—il ne dit pas étrangle-toi avec ton
cordon ombilical—mais ta mère comme une Mecque est une terre
promise—il ne faut y voyager qu’une fois—la terre de ma mère est un
cordon joyeux—c’est une chanson dans le bain—thawardets—la
rose—ma mère se rappelle le bain—tous les enfants sont beaux—et le
paradis Anna est une mère dans laquelle on ne voyage qu’une fois—un
refrain qui reste comme un battement lointain—nous ne sommes pas
parfaits Anna—nous ne sommes pas imparfaits non plus—

Extraits de Stations, éditions chèvre-feuille étoilée, 2023.

Samira Negrouche, deux extraits de Stations, Stations, éditions chèvre-feuille étoilée, 2023.

Présentation de l’auteur

Samira Negrouche

Née à Alger où elle vit, Samira Negrouche est poète, essayiste et traductrice. Médecin de formation, elle se consacre à l’écriture. Les collaborations interdisciplinaires tiennent une place importante dans son processus créatif et dans son cheminement de pensée. Elle a notamment travaillé avec la chanteuse et musicienne Angélique Ionatos, l’artiste Marc Giai-Miniet et le théorbiste Bruno Helstoffer. En 2019, elles créent à Conakry avec la chorégraphe Fatou Cissé la performance « Traces ». Elle co-écrit en 2024 « Tremblement » avec la compositrice et musicienne Floy Krouchi et « Pente Raide » avec l’écrivain et performer Marin Fouqué. Voix majeure de la poésie algérienne, elle est traduite dans une trentaine de langues. Parmi ses publications : À l’ombre de Grenade, Éditions Marty (2003), Le Jazz des oliviers, Éditions du Tell (2010), Quai 2I1, partition à trois axes, Éditions Mazette et Traces, Fidel Anthelme X (2021). 
 
Elle publie en 2023 sa traduction du recueil de Nathalie Handal, De l’amour Des étranges chevaux, Éditions Mémoire d’encrier (Montréal), l’anthologie personnelle, J’habite en mouvement ( 2001 – 2021), Éditions Barzakh (Alger) et le volume hybride d’essais, de dialogues et de poèmes Stations aux Éditions Chèvre-feuille étoilée (Montpellier). Son œuvre poétique choisie « The Olive Trees’ Jazz and Other poems » a ététraduite en anglais par Marilyn Hacker et publiée aux États-Unis en 2020, elle a été finaliste du National Translation Award et du Derek Walcott Prize for Poetry. 

© Crédits photos Lili N.

Bibliographie

  • J'habite en mouvement, éditions Barzakh, 2023
  • Stations, éditions chèvre-feuille étoilée, 2023.
  • Traces, éditions Fidel Anthelme X, 2021
  • The Olive Trees Jazz and Other Poems, traduction par Marilyn Hacker, Presse Pléiades, 2020
  • Alba Rosa, éditions Color Gang, 2019
  • Quai 2I1, partition à trois axes, éditions Mazette, 2019
  • Six arbres de fortune autour de ma baignoire, éditions Mazette, 2017
  • Quand l'amandier refleurira, Anthologie, éditions de l'Amandier, Paris, 2012 (épuisé)
  • Le Jazz des oliviers, Blida, Éditions du Tell, 2010
  • Cabinet secret, avec trois œuvres de Enan Burgos, Color Gang, 2007
  • À chacun sa révolution, bilingue fr/it, Trad. G. Napolitano, Naples, Édition La stanza del poeta, Italie. 2006
  • Iridienne, Lyon : Color Gang, 2005.
  • À l'ombre de Grenade, A.P l'étoile, Toulouse 2003 ; édition augmentée Lettres Char-nues, Alger 2006.
  • L’Opéra cosmique, Alger, Al Ikhtilef, Mars 2003. Réédition, Alger, Lettres Char-nues, novembre 2003.
  • Faiblesse n’est pas de dire… Alger : Barzakh, 2001.

Livres d'artistes

  • Cabinet secret, avec trois œuvres de Enan Burgos, Color Gang, 2007.
  • Bâton / Totem - livre d'artiste avec Ali Silem, 2016
  • Voit la nuit - livre d'artiste avec Ali Silem, 2017
  • Nuage du matin - livre d'artiste avec Jacky Essirard, 2017
  • Il ou Elle, livre d'artiste avec Marc Giai-Miniet, éditions du nain qui tousse, 2018
  • Suspends la langue, livre d'artiste avec Marc Giai-Miniet, éditions du nain qui tousse, 2018
  • Flux 1 & 2, livre d'artistes avec Lamine Sakri et Ryma Rezaiguia, Les ateliers sauvages 2018
  • 2X2, livre d'artistes avec Lamine Sakri et Ryma Rezaiguia, Les ateliers sauvages 2018

Ouvrages collectifs

  • Le retour dans Le bocal algérois, édité et mis-en-scène par Gare-au-théâtre à Vitry-sur-Seine, 2003.
  • J’ai embrassé l’aube d’été, Villeurbanne, Éditions La Passe du vent, 2004.
  • L’Heure injuste !, dans L'Heure injuste, Villeurbanne, Éditions La Passe du vent, 2005.
  • Départements et territoires d’outre-ciel, Villeurbanne, Éditions La Passe du vent, 2006.
  • "Nei bastioni della culturalita", dans Violenza sensa legge, (éd.) Marina Calloni, Édition De Agostini, 2006.
  • Dans le privilège du soleil et du vent, Villeurbanne, Éditions La Passe du vent, 2007.
  • "Désertification", dans Anthologie des dix ans du festival Voix de la Méditerranée de Lodève (double CD), poètes sélectionnés par l’écrivain et poète canadienne Denise Boucher. 2007
  • "Café sans sucre, dans Dans le privilège du soleil et du vent, Villeurbanne, Éditions la passe du vent, 2007.
  • "Mon père ce passé présent", dans Mon père, (éd.) Leila Sebbar, Éditions Chèvrefeuille étoilée, 2007.
  • "Correspondance avec l’écrivain Nicole Caligaris", dans Il me sera difficile de venir te voir, Éditions Vents d’ailleurs, 2008.
  • Triangle : Poésies en traduction, Alger: Alpha, 2009.
  • "S’il fallait trouver un sens, dans Pour tous ! Démocratiser l’accès à la culture 1789-2009, Villeurbanne, Éditions La Passe du vent, 2009.
  • Samira Negrouche (ed.), Lignes d'horizons, Blida, Éditions du Tell, 2010.
  • "Qui connait le désert sait qu'il n'est jamais vraiment ouvert", Allemagne Michael Jeismann (éd.), Mauerreise. Grenzsituationen rund um die Welt, Goettingen: Steidl Verlag, 2010.
  • La Vérité de la nature, dans Rousseau au fil des mots, Lyon: Le passe du vent, 2012.
  • Maram al-Masri (ed.), Femmes poètes du monde arabe, anthologie, Paris, Le Temps de cerises, 2012.
  • Samira Negrouche (ed.), Quand l’amandier refleurira, Anthologie de poètes algériens contemporains, Paris, Éditions de l’Amandier, 2012.
  • "Sept petits monologues du jasmin", dans Histoires minuscules des révolutions arabes, Montpellier, Chèvrefeuille étoilée, 2012.
  • "Du Feu que nous sommes". Anthologie poétique. Bordeaux, Abordo Éditions, 2019.
  • Goutte à goutte, revue Europe N° 1094 - 1095 - 1096 été 2020, numéro dédié à Dib en son centenaire et à Jean Sénac.

Traductions de son œuvre

  • A chacun sa révolution, bilingue fr/it, Trad. G. Napolitano, Naples, Édition La stanza del poeta, Italie. 2006
  • Il palo elettrico soltanto, traduction en italien par Giovanni Dettori, dans "Soliana", n°1, (Cagliari), nov. 2007. [archive] Revue de culture, p. 21-25.
  • Banipal, Magazine of Modern Arab Literature, N°45, poèmes traduits en anglais par Marilyn Hacker, Winter 2012.
  • Jazz degli ulivi, traduit en italien par Annie Urselli, Alberobello, Italie: Poiesis Éditrice, coll. Diwan della poesia, 2011.
  • A ciento ochenta grados, traduit en espagnol et préfacé par Carlos Alvarado-Larroucau, Rosario - Buenos Aires, Argentine: Gog y Magog, 2012.
  • Monologues du jasmin, traduit en bulgare par Krassimir Kavaldjiev, Small Press Stations, Sofia, Bulgarie 2015
  • Udsat Erindring, traduit en danois par Morten Chemnitz. NorthLit éditions, Aarhus, Danemark 2018
  • The olive-trees’ Jazz and other poems, traduit en américain par Marilyn Hacker. Pleiades Press, États-Unis, 2020 (finaliste du Dereck Walcott Prize for Poetry 2021 et du National Translation Award in Poetry ALTA 2021)

Autres lectures