Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en cache pas, le revendiquant même : « Un même souffle parcourt tous mes écrits » ; « Il est un dire qui parcourt tous mes écrits » ; « D’un livre l’autre un même souffle parcourt l’alphabet des profondeurs », etc. « L’humanité rêve d’un seul Livre », vraiment ? ou est-ce un souvenir d’enfance de Thibault Biscarrat ? Le poète se souvient des leçons du cinéaste Robert Bresson (dans ses écrits : « Ne change rien, pour que tout soit différent ») : « Une même voix, un même rythme. Et pourtant rien ne demeure similaire. »

Je l’ai déjà dit, mais je le répète, tant cela importe : chaque verset de Biscarrat est rempli de réminiscences textuelles et d’emprunts plus ou moins (in)volontaires : « Mystère de l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles » ; « Écho des lumières » ; « L’encre affleure, bleutée » ; « Nous trouverons, un jour, le lieu et la formule » ; « Les voyelles bruissent et avivent les couleurs » ; « Entends […] les sauts d’harmonie inouïs » ; « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique » ; « Qui fonde ce qui demeure ? » ; « L’aurore aux doigts de rose nous accompagne » ; « Mon aimée, te souviens-tu du massacre des prétendants ? » ; « Voici l’or du temps » ; « Les roses, sans pourquoi, s’offrent à la caresse du vent », etc1. Vous aurez (ou pas) reconnu, et dans l’ordre, des allusions à : Dante, Philippe Sollers, Rimbaud, Lautréamont, Hölderlin, Hésiode, Homère, André Breton, Angelus Silesius. Le dire de Biscarrat veut « traverser tous les siècles, tous les écrits » : « Tout écrit tend vers ce point où tous les ouvrages s’interpellent, se répondent, résonnent. Échos. Intertextes. » Voix fleur écho des lumières…

Ce qui change dans ce volume, par rapport aux derniers publiés par l’auteur, c’est la densité des pages : le poète a (temporairement ?) abandonné le verset, et condense chacun de ses textes sur une page ; cela donne plus de densité à son chant, qui, revendiqué chant courbe, devient volontiers une roue carrée, plus chaotique : « Tous les textes, tous les livres s’entremêlent, résonnent. Une métaphore surgit d’un écrit l’autre ; les mots circulent. »

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs,Conspiration Éditions, 94 p., 9 €.

Le chaos règne, la folie rôde (« Je suis mort sur la croix, […] je fais se mouvoir les constellation ») ; et cela profite à notre poète, qui gagne au désordre : « Je suis le Livre qui jamais ne s’achève, écrit dans toutes les langues et qui s’adresse à tous les hommes. » Son écriture gagne en densité ; Biscarrat se rapproche d’une écriture all over.

L’ambition de Biscarrat est grande : tel un Mallarmé, un Guyotat ou un Blanchot, il veut écrire Le Livre : « Ce livre témoigne. Ce livre est un fragment de tous les livres : ceux que j’ai lus, ceux que j’ai écrits, le Livre à venir. » Qui l’en blâmerait ?

Nous n’avons qu’une seule réserve quant à sa poésie, et bien qu’il s’en défende (« L’être questionne son rapport au réel, au sacré, au langage » ; « Que tout te soit fragment du Livre, réel érigé ») : elle ne se confronte en rien au Réel ; c’est-à-dire qu’elle pourrait tout à fait être écrite au temps de David, sans que rien ne choque ; d’ailleurs, la première partie de ce volume, « La nuit souveraine », est presque un remake, une reprise du Cantique des cantiques, soit un chant d’amour à l’aimée : « Je ferai de notre amour un livre vivant, fragment du Livre éternel et indivis. » Ou bien, plus directement : « Mon aimée, te souviens-tu du Cantique des cantiques, du roi Salomon et de la Sulamite ? » Comme la peinture abstraite ne se confronte en rien à la figuration, la poésie de Thibault ne se confronte qu’au sacré et au langage (ou Verbe) ; nous aimerions maintenant que Biscarrat se confronte à la cochonnerie politique de la Volonté de technique… ou au supermarket… « J’aspire à un nouveau chant, fragment du Livre qui parcourt tous les mythes, tous les écrits » : chiche ?…

Note

  1. J’ai volontairement ignoré toutes allusions à la Bible, tant elles abondent.

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Biscarrat est écrivain et musicien, (1979).

Il interroge, dans son œuvre, les rapports entre le langage et le réel ; le surgissement de la parole en tant que poésie pensée ; le lien entre les fragments et le Livre.

Bibliographie

Dolmancé, (2015) aux éditions Abordo, finaliste 2016 du prix pour le premier recueil de poésie Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux éditions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La lettre première, (2019) aux éditions des Vanneaux, finaliste des Honneurs 2019 de la Cause Littéraire ; sélectionné pour le prix Ardua des premières réalisations.

L'homme des grands départs, (2020) aux éditions de Vanneaux, préface de Patricia Boyer de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l'année 2020 décerné par la Cause Littéraire.

Une Couronne d'Orage suivi de Beauté et de Royauté, (2021) aux éditions Ars poetica.

Il a publié des textes dans diverses revues : Phaéton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lectures

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en [...]




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Biscarrat est écrivain et musicien, (1979).

Il interroge, dans son œuvre, les rapports entre le langage et le réel ; le surgissement de la parole en tant que poésie pensée ; le lien entre les fragments et le Livre.

Bibliographie

Dolmancé, (2015) aux éditions Abordo, finaliste 2016 du prix pour le premier recueil de poésie Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux éditions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La lettre première, (2019) aux éditions des Vanneaux, finaliste des Honneurs 2019 de la Cause Littéraire ; sélectionné pour le prix Ardua des premières réalisations.

L'homme des grands départs, (2020) aux éditions de Vanneaux, préface de Patricia Boyer de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l'année 2020 décerné par la Cause Littéraire.

Une Couronne d'Orage suivi de Beauté et de Royauté, (2021) aux éditions Ars poetica.

Il a publié des textes dans diverses revues : Phaéton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lectures

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en [...]




Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescence

Thibault Biscarrat est assez incroyable : il poursuit, de livre en livre, et ce depuis au moins Le Dernier Lieu (Abordo, 2016), son œuvre poétique comme s’il ne se passait rien dans le monde extérieur : ni guerre, ni violence, ni épidémies…

Son œuvre, à partir de ce livre déjà nommé, n’est qu’un vaste chant d’amour qui prend à témoin la Nature (« Je suis la strophe qui, au matin, fait chanter les frondaisons ») et le cosmos (« La lune déploie ses éclats dans le silence du ciel » > « Le Verbe advient et la Terre tournoie »). (Et c’’est l’amour qui meut le soleil et autres étoiles…) Il aurait pu naître au temps du Cantique des Cantiques, ou du Deutéronome, que son écriture n’en serait pas pour autant changée. Biscarrat est notre David actuel : il chante pour chanter ! comme l’enfant dans l’Aiôn que vit Héraclite autrefois.

Suivons donc le titre de ses recueils : Le Livre de mémoire, L’homme des grands départs, Une Couronne d’Orage, Chant continu. Qu’est-ce qu’un « chant continu » ? Eh bien, un chant qui n’a pas de fin, bien sûr : « La parole s’incarne sur le chemin, infiniment. » Ou bien : « La musique s’incarne à chaque instant. » Ou encore : « Je rêve d’un livre plus vaste que le monde. » Etc., etc. Le chant infini (in-fini) est la forme des livres de Thibault Biscarrat. 

Thibault Biscarrat, L’initié, suivi de La libre étendue et de L’incandescenceÉd. ars/poetica, 90 p., 18 €.

La Bible est partout présente, en filigrane du textuel : le Verbe n’est plus que buée, vie, argile, boue, brasier, ou feu. Thibault Biscarrat va même jusqu’à se déclarer « fils du feu », « l’initié aux mystères ». Est-il « fou » ? égocentrique ? Tout écrivain l’est…

Dans son œuvre en général, et dans ce recueil en particulier, presque tout est écho de textes antérieurs (poétiques ou bibliques) ; et pourtant il n’y a aucun guillemet, ni d’italiques : tout est intériorisé, avalé, puis recraché : c’est alors que l’auteur – le poète – devient « tatoué de versets, de légendes ». Le corps du poète n’est plus qu’un palimpseste. Parfois, il s’agit de simples détournements de vers hyper connus : « J’ai vécu au plus près de l’orage, la beauté assise sur mes genoux. » (Rimbaud, bien sûr). D’autre fois, c’est plus obscur : l’auteur est féru de textes kabbalistiques et de la Torah (« Les voyelles animent les consonnes »). Certainement un souvenir d’Isidore Ducasse : « Je n’ai d’autre grâce que celle de vivre au plus près de l’âme, à chaque instant. » Un esprit impartial trouve cela parfait. On se souvient de Jean-Luc Godard citant le cinéaste Robert Bresson dans ses Histoire(s) du cinéma : « Ne change rien, pour que tout soit différent. » Mise en action de ce théorème dans le texte : « Nous forgeons ce chant nouveau ; nous chantons ce chant très ancien. » Et c’est alors que « tout vient se regrouper, fusionner dans [sa] langue », que « la bibliothèque bruit autour de [lui] », que « tous les livres [lui] sont faveur ». « En écho les textes, les palimpsestes [lui] parviennent » : « La lumière soulève son voile. »

Même si dehors tout est atroce (les bruits de bottes fascistes (presque) partout), le monde intérieur de Biscarrat n’est qu’enchantement : « Les vallées, les symphonies : tout luit, resplendit, s’offre à l’ouvert. » Ô saisons, ô chateaux ! Pourtant, parfois, un monde non édénique point, celui de l’Arbre de la connaissance : « Un homme renversé, à tête d’oiseau, le sexe droit tendu vers les entrailles. » Et c’est alors la chute… hors d’Éden.

On sait que la grande poésie chinoise ne vécut que d’emprunts, d’allusions, de détournements plus ou moins cachés, etc. ; à peine en eût-on fini avec cette façon de faire, la poésie chinoise avait disparu !… « La fin approche ; tout est à venir » (dernière page du livre).

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Biscarrat est écrivain et musicien, (1979).

Il interroge, dans son œuvre, les rapports entre le langage et le réel ; le surgissement de la parole en tant que poésie pensée ; le lien entre les fragments et le Livre.

Bibliographie

Dolmancé, (2015) aux éditions Abordo, finaliste 2016 du prix pour le premier recueil de poésie Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux éditions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La lettre première, (2019) aux éditions des Vanneaux, finaliste des Honneurs 2019 de la Cause Littéraire ; sélectionné pour le prix Ardua des premières réalisations.

L'homme des grands départs, (2020) aux éditions de Vanneaux, préface de Patricia Boyer de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l'année 2020 décerné par la Cause Littéraire.

Une Couronne d'Orage suivi de Beauté et de Royauté, (2021) aux éditions Ars poetica.

Il a publié des textes dans diverses revues : Phaéton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lectures

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en [...]




Thibault Biscarrat, Joie

A Roya Denise H.

    Les phaleanopsis sont, au matin, odorants ; le soleil, d'une lumineuse caresse, pétrit l'espace de l'appartement. Le pain cuit lentement : il reste, sur le plan de travail, un peu de farine dont la blancheur éclaire, d'en dessous, ton beau visage de femme matinale.

   Nous étions, il y a peu, au réveil, blottis l'un contre l'autre. Nos corps, comme le blé, battus, vannés, serrés. Nos corps pétris : le sel, nos baisers, le levain, nos caresses. Les âmes, forme de notre corps, blutées.

   Une viole résonne. Un tableau mobilise nos regards.

  Le fond blanc, peint sur une toile de chanvre au grain apparent, réfléchit la lumière bien au-delà du cadre : ton visage, la blancheur, la farine. Légères craquelures du pain, du tableau.

  Une suite de couple, figurant une guirlande de fleurs, embarque pour une île. Certains ont cru y voir une progression dans les jeux de l'amour : persuasion, consentement, harmonie. Laquelle de ces femmes serais-tu ? Toutes, au même instant. 

   Les repentirs, les syntagmes corrigés, supprimés : correspondances, harmonies, volontaires répétitions. Le pain, ces lignes, la lumière, nos corps sont périssables. Dans le cadre, la proue est tournée vers le rivage et voilà que tu me souris. L'eau coule sur tes larges épaules, ton bassin étroit, Roya. Denise, l'eau sur ton visage : transparence, douceur, vitalité. Je te lave, l'eau décolle de vastes songes ombragés, cette seconde peau. Tes mains sont fortes, vigoureuses. Elles savent d'instinct les nœuds de mon corps, ta voix connaît les nœuds de l'écriture, Roya.  

  Tes robes sont des fleurs. Nous n'aimerons jamais assez les fleurs. Les fleurs échappent aux yeux des hommes, honteux, peut-être inquiets d'y lire une trop grande fragilité qui serait la leur. Des fleurs : tes robes ont le charme suranné de peintures choisies, de prénoms rares, exquis et ce sont pétales, sépales qui ondulent et soulignent l'élégance de la marche. Denise, jamais nous n'aimerons assez les fleurs.

  Le vin coule allègrement, mais d'un geste précis, retenu, dans l'ovale géométriquement imparfait du verre. Il faut d'abord en observer la robe ou bien peut-être laisser l'un de nos sens en saisir le parfum, les effluves. Ce que tu aimes, ce que nous aimons, ce sont, il me semble, les échos, les accords, correspondances. Choisir un vin c'est exercer son goût. Or le goût est de toutes les opérations de l'esprit peut-être la plus cruciale. C'est à travers le goût que l'on opère des choix, qui nous définissent.

  Les feuilles de chênes, Denise, les taches d'or du soleil, je rêve aussi de fleurs. Je rêve : l'alvéole de feuillage, l'enfant, beau, qui chasse les vipères. Ta respiration, les livres, une rose séchée entre les pages, un herbier, tu es là, ton souffle : genévriers, fougères, hêtres. Je rêve aussi de fleurs. Tu es belle : tes joues, senteur de la pluie, ton cou, le parfum de la rosée, Roya. Tu es là mais tu sais ce que sont les rêves : quelque uns baignés de lumière, d'autres plus frêles, obliques. Roya, ne me réveille pas.

 Ta langue n'est pas la mienne. Dans ta langue, la lune est cerclée de ténèbres : c'est l'aura de l'homme ; le soleil est une femme : astre, chaleur, naissances. Denise, tu dis : « les mots sont source de vie ». Ma voix est la forme de ton corps.

   L'odeur du café et le rituel qui le précède ; nue, ou vêtue d'une simple chemise. A droite, sur l'étagère, en grain, moulure épaisse ou plus fine : arômes de vanille, de noisette, de caramel, c'est selon. Ta main précise, ton souffle régulier. L'eau, la vapeur qui monte de la tasse, les effluves : parfums de forêts, arômes floraux, épicés. Et puis, surtout, nous parlons.

  D'une voix, il faudrait en retenir les inflexions, pouvoir en retranscrire l'accent, les couleurs. Ta voix, donc, est baignée de douceur, et tu as cette façon de faire rouler les sur ton palais, avec joie, comme l'on fait danser un vin sur sa langue. Tu fais fondre ce langage qui, à l'ouest de la Norvège, est souvent bien trop lourd et guttural.

  Les cinq sens, c'est l'amour. Entendre un parfum : tu murmures à mon oreille, je me plonge dans ta chevelure. Je te regarde alors que tu t'effeuilles. Nue, ma main parcours cette géographie. Ta peau a ce goût subtil, tout juste perceptible : légère acidité, quelques notes de sucre, à peine poivrée.

  La juste mesure pour la joie, c'est la communion, puis la distance. Te laisser vivre, séduire : jeux. Puis, instants : il s'agit de protéger notre amour de ce monde. L'amour, principe de délicatesse. Ton corps contre le mien, le mouvement de tes lèvres : dictions, caresses, labiales sonores. Délicat, le moindre de tes gestes. Précis, le rythme tracé sur le papier.

   Dans cette pièce, avec toi, je fais le tour de mon cœur, et c'est un monde que l'on parcourt : chaud, humide continent de tes hanches ; baisers, frais comme neige à tes lèvres ; dunes, sables qui s'élèvent. Je frôle tes lèvres, Denise ; le sang afflue vers mon cœur.

   Le soleil sur ta peau : vent, printemps, peau souple et satinée, lisse. Le silence : langage des fleurs, vols de pollens, pistils parfumés. Le silence, le soleil, être là, Roya. Denise, dans ce verger, sous un pommier, nos mains, baignées de soleil et de silence, enlacées. Je t'aimerai là où ta mère fut abandonnée. Grâce, songes, douceur.

  Mon regard est tout en toi : paradis des sens, souffle de l'air. Dans la nuit sereine un enfant joue, qui chassait les vipères. Dans la nuit, pleine, où l'amour fait se mouvoir les étoiles, ton souffle donne forme, sens à mon corps : paradis du langage, souffle de l'aimée porté à l'oreille de l'amant. Au loin, en contrebas, l'eau de la rivière redit la course des étoiles.

 L'amour, les jeux, la jeunesse : c'est la saison des roses Denise. Le vin au goût agréable, Roya, les bains, les caresses. Les livres traversent les âges ; un chant, qui est doux, s'invite dans ma page.

 Tu m'enseignes la joie Denise : c'est à dire saisir le monde via le truchement des sens. Essence du moi intime, du monde ; analogies, correspondances. Et ce chant, qui est doux, s'écrit sur cette page.

 Des paroles baignées de douceur, dans la lumière et l'amour. Des paroles : délicate douceur ; l'amour : flamme vive parmi les fleurs. Te voilà de dos à la fenêtre, Denise : la pluie s'en est allée.

  La joie c'est aussi s'aimer, au matin, dans la distance : les corps baignés de fatigue, se toucher à peine, apprécier le silence. Puis : regards, ravissement, rires. La joie, Roya, c'est aussi chercher un mot dans un livre : un mot qui relit le chant à l'intime.

 Ton doigt éprouve le grain du papier, puis ta main, éclairée par la lumière diffuse des bougies nocturnes, se promène dans ta chevelure : délassement, mèches défaites, sculptées. Roya ton sourire redit, d'un instant à l'autre, la course du soleil.

  L'amour Roya : secrètes étreintes, distance, enlacements. Dans les livres : un même tronc unit le tilleul et le chêne ; la rose et le cep de vigne enlacés. Dans les livres Denise : ici nous choisirons la distance, nous choisirons le vin, les jeux, nous dirons l'espace où s'accroît l'étreinte ; c'est que nous parlons le langage de l'amour et des fleurs Denise !

  L'amour, c'est être là, Roya ; c'est aussi te laisser vivre, ici, là-bas, dans ce lointain, mais proche, verger d'éclair.

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Biscarrat est écrivain et musicien, (1979).

Il interroge, dans son œuvre, les rapports entre le langage et le réel ; le surgissement de la parole en tant que poésie pensée ; le lien entre les fragments et le Livre.

Bibliographie

Dolmancé, (2015) aux éditions Abordo, finaliste 2016 du prix pour le premier recueil de poésie Fondation Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux éditions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La lettre première, (2019) aux éditions des Vanneaux, finaliste des Honneurs 2019 de la Cause Littéraire ; sélectionné pour le prix Ardua des premières réalisations.

L'homme des grands départs, (2020) aux éditions de Vanneaux, préface de Patricia Boyer de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l'année 2020 décerné par la Cause Littéraire.

Une Couronne d'Orage suivi de Beauté et de Royauté, (2021) aux éditions Ars poetica.

Il a publié des textes dans diverses revues : Phaéton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lectures

Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Biscarrat poète, et hormis une première tentative de roman (Dolmancé, Abordo, 2015), reprend et (ré)écrit toujours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en [...]