Victor Malzac, La javel
je n’aurais pas dû te cacher
non, que j’étais comme
comme un immense puits,
une très longue douche froide, qui
n’aura jamais guéri de ça,
pas un jour n’aura guéri de ça,
une douche pas chaude et qui ne guérit
rien, strictement rien, rien de ce jour, de quand,
quand j’ai déménagé
du corps, dans les cartons mon corps, le pull, dans le camion,
mon chien le chien d’amour, ma chienne mon unique
nervure, mon amie, mon poteau,
qui n’aura jamais non plus guéri de ça,
ce jour, ce changement, le linge de ma mère,
de mon père debout, gentil, vivant, gentil,
et ça, ce ça, cette tendresse pour les autres
et les garçons
∗
I
la javel
mercredi
comme une immense douche
tu sens comme ça sent moi la javel une très longue douche
pas chaude et qui ne guérit rien.
mais j’ai lavé mes draps
pourtant. lavé mes draps pour
qu’on ne sente rien, pas mon odeur.
l’urine et les médicaments, moi j’ai
raccommodé des bouts de linge, ça sentait mauvais
ces gens.
II
quand je pense à ces gens la vase
monte
monte à contresens je me
je me souviens du pire tu as vu
tous les ans pour mon anniversaire personne
ça sèche oui voilà mais quand elle arrive la vase
en nombre, en boucle et trop vite aux narines
je peux te dire
c’est ça qui rend qui donne
à mes lessives ce parfum de rongeur
des piles de lessive tous les jours non
mais ma mère avait pour coutume de jeter le matelas.
cela ce n’est ce n’est pas tout à fait la vase mais les restes
sur les draps oui par exemple tout jeter tout vendre mais qui
qui peut qui oserait acheter ça non me sentir
III
et ces gens
tous ces gens dont je n’ai pas fait
le décompte ou le tri
hein
froids froids les jambes les pieds les genoux les avant-bras
l’atroce froid comme un très long dimanche sous la douche un jour
ma peau sent si mauvais l’odeur
l’odeur du linge un jour
sans force ou pain sans pain sans plaisir les mêmes
pas les mêmes les autres les gens tous la même nourriture le repas mauvais j’ai commandé
sans désir sans argent sans volonté sans rien ces bras
trop durs ces bras les bras des gens les gens violents
jamais vraiment gentils d’ailleurs cachés
voulant mes draps mais non pas toi ton poids.
les gens ces gens ont les bras pleins les bras remplis
d’hormones d’hommes de suçons peut-être moi pas moi tous ces coups ces corps
ces corps qui faisaient trop et déjà rien ces corps
à qui j’ai donné ma chemise
et mon pain mon tricot
et tout l’argent de mon salaire
et tout le contenu de ma valise
et pour qui j’ai fait la vaisselle
et dormi
et pour qui j’ai voulu dormir
sans politesse qui m’ont vu dormir
plus ou moins nue plus ou moins moi dormir
hein
ces gens qu’on raccompagne en voiture
à l’entrée de chez eux la nuit le soir la mort
l’orgasme nul la mort mourir d’ennui ces gens
qui ne veulent pas qu’on dorme là
qu’on dorme là
juste là non sinon dans l’hôtel à
à la porte là juste la porte d’à côté
ces gens qui veulent qu’on dorme dehors
ou dans un autre lit par terre loin
qu’on aille à mille kilomètres d’eux
IV
ces gens je les déteste oui ces gens
qui ne sont pas à la gare quand je rentre
quand je reviens ces gens que je dépose à la gare
au dépose-minute et forcément
oui qu’on serre fort très fort pourtant qu’on serre à contre-cœur
et dont on porte à bout de bras la valise
oui la grande valise de ces gens qu’on raccompagne
avant de retourner dans la vase lente et les mains vides
V
de quoi parler de quoi maintenant ah oui
ma mère ? son linge qui sentait mauvais. c’était
un drame un rejet salutaire mes liquides
gaspillés par terre ou dans un sac un sac à la poubelle jaune
ma mère disait souvent tu sais tu seras toujours seul elle
avait tort je n’étais même pas seul j’étais rien du tout.
pas seul je suis certaine oui qu’elle avait tort mais nous ne savions pas
ni coudre ni blesser personne pas mon père ou le voisin ou les hommes.
VI
mais elle avait mis sa mère dans un carton l’urne par terre
par terre devant la maison la cendre et moi deux euros tout.
tout même ma peluche d’enfant
laide,
et mon lit mon livre mes premiers draps de prince mon premier
premier amour c’était personne il avait trop mauvaise odeur.
cette personne, ma dinette,
ma dinette dure tout était mauvais dedans.
VII
et alors nous avions ce ballon cette chienne et ce jardin pour tout
tout mon plaisir était dedans ce carton de deux euros
dehors par terre la dinette mère le petit prince mon épée ma tunique mon petit jouet qui sourit
ma console
ma chienne en rongea les rebords elle mourut
∗
MAMAN J’AI PRIS
D’ENORMES RISQUES
EN RECULANT. TU NE SAIS PAS
TU NE PEUX PAS SAVOIR
MAMAN.
MAMAN TU NE SAIS PAS
TOUT CE QUE J’AI COMPRIS
DE L’HOMME
OU DE MA CHIENNE
EN RECULANT.
DE L’HOMME ET DE LA FEMME
QUI SE FRACASSENT SE DISLOQUENT
ET CREVENT SEULS PAR TERRE
EN NOUS LAISSANT DE PAUVRES RUINES
QUAND ON RECULE A PEINE UN PEU.