Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer

Il est des livres qui, posés sur un coin de table, y stagnent en objets définitifs : des parallélépipèdes rectangles de papier, parés d’un titre et d’une image éventuelle. D’autres, plus subjectifs, vous invitent ou vous repoussent d’emblée, portés par un quelque chose imprécis qui suscite l’attrait ou le rejet, conduit à la notoriété ou l’anonymat, etc.

Chez Szymborska, le mot « mort » m’a sollicitée, sortant comme un diable de sa boîte de papier. Cette mort que chacun redoute, mais qui n’est – finalement - rien puisque nous ne la vivrons pas… Ne sommes-nous pas des morts-vivants d’une façon ou d’une autre ? Cependant la mort version Szymborska se présente ici accompagnée d’une préposition « sans » qui signifie qu’elle écarte un état, celui de l’exagération. Mais tout en le repoussant, elle révèle qu’elle aurait justement pu exagérer cette exagération ! C’est ce « sans » que nous avons envie d’explorer. Que secrète donc ce négatif (le contraire, l’opposition, la rébellion, l’absence, et pourquoi pas… l’ironie) ?

Partons sur les traces de l’auteure en attaquant le poème éponyme. Szymborska personnifie déjà la mort à sa façon, par le négatif. Elle la prétend insensible « aux blagues ». Avec ironie, elle estime qu’elle se mêle de « nos projets d’avenir » pour « avoir le dernier mot » !

Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer,
Préface et traduction de Piotr Kaminski, Poèmes
1957-2009, Poésie/Gallimard, 2018

Le persiflage poétisé se continue en observant l’enterrement durant lequel se débitent tant de fadaises (« si soudain, qui l’aurait cru », « ça nous arrivera à tous »), de commentaires imprévus (« dis donc, le curé, on dirait Belmondo »), de rappel du réel (« barbu, je ne vous aurais jamais reconnu ») ou tout simplement de retour à la vie quotidienne (« si on prenait un pot »). Un vrac qui écarte ou évite d’affronter la disparition. Au demeurant, les survivants se souviennent-ils vraiment des morts ? Ne s’agit-il pas de simples « manigances », subodore la poétesse ? Comment « rêvent-ils » leurs morts ? Sont-ils toujours les mêmes ? Ont-ils des visages « semblables à leurs photos » ? Que tiennent-ils « en main ? ». Façon d’insister sur la dissolution du défunt dans notre mémoire, la métamorphose des souvenirs, le travail de l’oubli. Un post-mortem fort distinct de l’ante-mortem ! Ainsi la mort, recomposée par l’acuité acide de la poétesse, relève à la fois de l’observation journalistique et la réflexion morale.

En se tournant vers la vie, Szymborska fait preuve du même esprit de dérision. Elle nous surprend par ses choix d’une inspiration qui évite souvent le poétique ordinaire. Ainsi à la naissance, on affuble volontiers le bébé de « p’tit ange, bout’chou, mon lapin ». Quelle inconscience ! « Mais qui c’est, ce bébé dans son petit maillot ? C’est le petit Adolf, fils de Mme Hitler ». Comme si tous les possibles – dont le pire – étaient contenus en chacun de nous.

Prendre le monde à revers tout en « l’inventant » avec une évidente sagacité … Dans cette existence composite, tout est source d’approche poétique. Szymborska bondit avec une aisance fulgurante, parfois capricieuse, d’une bribe de vie réelle ou imaginaire à une réflexion profonde. Le réel d’abord ? Elle n’hésite pas une rédiger un poème sur les « statistiques », un thème rarement traité en poésie. Elle nous déroule le pourcentage entre les « sachant tout mieux que les autres » et les « incertains à chaque pas », les « doués pour le bonheur » et les « dignes de compassion », etc ! Ailleurs elle approche « un vieux professeur » ou les aveugles, évoque Shakespeare ou la danseuse Duncan. Rien ne lui échappe !

L’imaginé ensuite ? Tantôt Szymborska entretient un « dialogue avec les poissons », tantôt elle imagine « Bach joué sur une scie », tantôt elle propose une « âme » [de temps en temps] qui prend son congé devant… « la viande hachée ». Elle n’hésite pas à traiter dans le même poème les « Marcel » - pas les maillots de corps - mais les deux Marcel - Proust et Pagnol - que certains confondent. Puis elle adopte soudain le point de vue des « anges » surpris par les « hurlements » et les « spasmes » déployés dans nos romans et poèmes. Elle les voit même applaudissant « des deux ailes », leurs yeux versant de larmes. Pas n’importe lesquelles : « des larmes de rire ».

Puis elle se fait penseuse (féminin de penseur !) et réfléchit avec une gravité mutine à la « mémoire de la matière » en archéologie. Elle touche aussi un monde qui restera « gravé dans l’eau de babel ». Au fil des années, la maturité se précise tant dans l’inspiration que dans l’écriture. Le poids du hasard se révèle et se personnalise : « Entre ses mains, le hasard tient un kaléidoscope ». Comme le reste de sa pensée, il fonctionne en poupée gigogne. Il « s’enveloppe dans une vaste cape. On y perd des objets, ou bien on les retrouve. Je suis tombée dessus par hasard ». Le hasard du hasard, somme toute ! Même le « coup de foudre », qui laisse supposer qu’un « sentiment soudain » réunit des amants, en est aussi le produit. « Belle est cette certitude/plus belle est l’incertitude ». En effet, il se peut que ces amoureux se soient déjà vus dans la foule : ce qu’ils prennent pour un début, n’est peut-être qu’une « suite ».   Et si, pour l’Ecclésiaste, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, il lui paraît nouveau à elle de soutenir que cette pensée-là est justement… nouvelle.

Le traducteur Piotr Kaminski, polonais, module aussi l’idée de traduction (vers la langue maternelle dont il domine toutes les subtilités). Traducteur du français en polonais, puis du polonais en français (en 1996-97, il traduit Szymborska), il poursuit ce slalom entre les langues en s’attaquant désormais à l’anglais, captivé sans doute par le transfert d’une pensée à l’autre.

L’anthologie de cette poétesse narquoise, prix Nobel de Littérature en 1996, regroupe ses écrits à dater de 1952. Cependant ce recueil est trompeur – on n’anthologise pas l’infini ! - car le moindre poème s’ouvre en gouffre sous nos pieds. A noter le démarrage – provocateur mais facile - de son discours de remise du Nobel (argument : la première phrase est difficile, mais comme elle est déjà écrite, attaquer la seconde règle le problème de la précédente !).  Même si la poétesse est devenue célèbre à dater de l’opuscule Au cas où (1972), la même âme impulsive se peaufine et se diffuse au fil de ses écrits. Au fond, elle invite à se pencher sur le statut du poète. Ce dernier, sans diplôme ni attestation officielle, est mis à l’écart de la société. Avec lui, « Rien ne va plus » (comme à la roulette). Il a toute l’apparence de la « futilité ».  Il n’est pas « photogénique pour un sou » ! Il ne peut que répéter « Je ne sais pas », jusqu’à l’heure où les « docteurs es lettres » décrètent qu’il a fait une « œuvre ». Il se trouve alors catalogué et emprisonné dans le littéraire et les littérateurs. Nul doute que Szymborska pense probablement à elle-même, à la façon Szymborska. Et puis quelques lignes nous prennent au dépourvu après cette panoplie de thèmes traités : « Quel grand bonheur/de ne pas savoir/dans quel monde on vit ». L’ignorance s’avère délicieuse. Pourquoi chercher alors à comprendre, ne serait-ce qu’un écrit ?

 

Présentation de l’auteur

Wisława Szymborska

Wisława Szymborska est une poétesse polonaise. Elle suivra des études de littérature et de sociologie à l'Université Jagellonne.

Membre du parti ouvrier unifié polonais, ses deux premiers recueils sont d'inspiration communiste, les suivants sont plus personnels. Le recueil considéré comme son chef-d'œuvre est "Cas où", paru en 1972. En Allemagne elle reçoit en 1991, le Prix Goethe. Elle a traduit en polonais de nombreux ouvrages français de l'époque baroque.
En 1996, Wisława Szymborska est couronnée du prix Nobel de littérature « pour une poésie qui, avec une précision ironique, permet au contexte historique et biologique de se manifester en fragments de vérité humaine. ». 

Autres lectures

Sur la disparition de Wislawa Szymborska, ou l’être poème.

Née en 1923, Wislawa Szymborska nous a quittés le 1er février dernier. Elle avait reçu le prix Nobel de littérature en 1996, peu de temps après la rupture de la Pologne d’avec le communisme en lunettes noires. Au sein du Recours au Poème, nous ne cessons d’être impressionnés – au sens quasi photographique, à l’ancienne évidemment, du terme – par des vies telles que celle de la poète, de ces vies ayant traversé le 20e siècle, ici entre indépendance de la Pologne post-première guerre mondiale, folie nazie, destruction des camps de la mort, libération / occupation sous Staline…

Wislawa Szymborska, de la mort sans exagérer

Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer Il est des livres qui, posés sur un coin de table, y stagnent en objets définitifs : des parallélépipèdes rectangles de papier, parés [...]




Wislawa Szymborska, A Photograph of a Crowd

 

In a photograph of a crowd
my head seventh from the edge,
or maybe four in from the left
or twenty up from the bottom;

my head, I can’t tell which,
no more the one and only, but already one of many,
and resembling the resembling,
neither clearly male nor female;

the marks it flashes at me
are not distinguishing marks;

maybe The Spirit of Time sees it,
but he’s not looking at it closely;

my demographic head
which consumes steel and cables
so easily, so globally,

unashamed it’s nothing special,
undespairing it’s replaceable;

as if it weren’t mine
in its own way on its own;

as if a cemetery were
dug up, full of nameless skulls
of high preservability
despite their mortality;

as if it were already there,
my any head, someone else’s—

where its recollections, if any,
would stretch deep into the future.

 

translated from the Polish by Joanna Trzeciak
 

Paru dans la Boston Review of Books, été 1998

Dans le paysage d’un maître ancien
les arbres plongent leurs racines sous la peinture à l’huile,
le sentier mène inévitablement à destination,
dignement un brin d’herbe remplace la signature,
les cinq heures de l’après-midi sont tout à fait plausibles,
le mois de mai, suspendu avec douceur, mais résolument,
donc moi-même je me suis arrêtée – mais oui, mon cher,
cette femme sous le frêne, c’est bien moi.

Regarde comme je me suis éloignée de toi,
comme ma jupe est jaune et blanc mon bonnet,
pour rester dans le cadre, je tiens fermement mon panier
vois comme je parade dans le destin d’une autre,
combien je me repose des mystères vivants.

Même si tu m’appelais, je n’entendrais rien,
et même si je t’entendais, je ne me retournerais pas,
et même si je faisais ce geste inconcevable,
étranger me semblera ton visage.

Je connais le monde à six lieues à la ronde.
Je connais les herbes et les sortilèges contre toutes les peines.
Dieu regarde encore le sommet de mon crâne.
Je prie pour une mort naturelle.

La guerre est une punition, et la paix une récompense.
Les rêves honteux proviennent de Satan.
J’ai une âme évidente comme la prune a son noyau.

Je ne connais pas les jeux du cœur.
Je ne connais pas la nudité du père de mes enfants.
Je ne soupçonne pas le Cantique des cantiques
D’être un brouillon confus, plein de ratures.
Pour ce que je veux dire, j’ai des phrases prêtes à l’emploi.
Je ne me sers pas du désespoir, car il ne m’appartient pas,
on me l’a juste confié en curatelle.

Même si tu me barrais la route,
même si tu me regardais dans les yeux,
je t’esquiverais sur la lisière d’un précipice aussi fin qu’un cheveu.

À droite est ma maison, dont je connais les abords
avec ses marches et son entrée vers l’intérieur,
il s’y passe des histoires qui n’ont pas été peintes :
un chat saute sur un banc,
le soleil se pose sur une cruche en étain
à une table est assis un homme osseux ;
il répare une pendule.

[dans Cent blagues, 1967] Traduction : Piotr Bilos




Sur la disparition de Wislawa Szymborska, ou l’être poème.

« Je demande pardon de tout car je ne puis être partout »

[Sous une seule étoile]

 

Née en 1923, Wislawa Szymborska nous a quittés le 1er février dernier. Elle avait reçu le prix Nobel de littérature en 1996, peu de temps après la rupture de la Pologne d’avec le communisme en lunettes noires. Au sein du Recours au Poème, nous ne cessons d’être impressionnés – au sens quasi photographique, à l’ancienne évidemment, du terme – par des vies telles que celle de la poète, de ces vies ayant traversé le 20e siècle, ici entre indépendance de la Pologne post-première guerre mondiale, folie nazie, destruction des camps de la mort, libération / occupation sous Staline… Chute du glacis et retrouvailles avec une Europe sectarisée par l’obsession de la divine croissance économique. On peine à croire qu’une seule et même personne ait pu vivre tout cela.

 Et pourtant.

Le premier poème de Szymborska a paru en 1945, elle s’y lançait « À la recherche d’un mot », ce qui en poésie n’est pas anodin, la recherche ou la quête quasi initiatique d’une espèce de parole sinon perdue, du moins égarée par les hommes. En 1949, son premier recueil est sous presse mais cette époque est la (courte) période du « réalisme socialiste » à la polonaise et le livre ne paraît pas. Bien sûr, le contrôle et la censure poursuivront leur triste chemin après cette période, en Pologne comme partout à l’Est, mais dans des conditions différentes, offrant une certaine « liberté » (relative) aux poètes. Szymborska était jeune alors, idéaliste sans doute : elle fut membre du parti communiste local jusqu’aux années 60, bien que distante dès les années 50, participant parfois (rarement) à de tristes parodies, ainsi cette pétition qu’elle a reconnu avoir signée, pétition qui condamnait des prêtres pour… Pour quoi finalement ? Pour le fait d’être prêtre, sans plus. Un délit de sale gueule en somme. Évidemment, nous pouvons juger cela… Juger, nous le pouvons toujours. C’est chose aisée. Sous réserve d’admettre un jugement du même ordre concernant chacun de nous, dans un siècle ou deux, relativement à notre présence à l’immonde prédation contemporaine qui se nourrit de la vie et de l’âme de nos contemporains. Nous n’en jouissons pas, sans doute, quoi que… Nous vivons néanmoins en assez bonne conscience pour la plupart d’entre nous. Elle ? Ses premiers pas de dissidente la conduisent à établir des relations avec la revue Kultura, établie à Paris dans les années 50.

Et vous ?

Au fond, son véritable premier recueil est cet Appel au Yeti où, en  1957, elle assimilait Staline à l’étrange bête invisible et cependant aux longs poils. Il y a son poème Atlantide aussi, poème qui annonce une grande partie de l’œuvre en ce qu’il donne vie à sa préoccupation, celle du doute au sujet du réel de l’existence et de l’existant. Car la poésie de Szymborska est une œuvre du doute. Vient ensuite son recueil de mon point de vue le plus « fort » : Sel, en 1962. Un recueil qui poursuit le travail de mise en tension, de quête d’un équilibre, comme sur un précipice, entre le doute et la présence. Les deux n’étant pas incompatibles, naissant plus l’un de l’autre que se combattant, respirant en somme. Oui, c’est cela, la femme poète que j’ai eu la chance de croiser une fois à Paris, à proximité de la rue des Saints-Pères était une respirante. On est parfois déçu par l’homme ou la femme dont on admire l’œuvre (j’ai bu un café une fois avec Kadaré, on en sort moins bouleversé) ; avec Szymborska non, juste un face à face entre votre silence et son élan intérieur. Cela donne de l’humilité, du recul sur ses propres velléités d’écriture. Sa poésie ordonnait un surgissement ou un resurgissement de la présence de l’Être parce qu’elle-même vivait ce rapport ontologique en elle-même. Szymborska était un être poème.

Il y avait un lien direct entre la profondeur de l’être Szymborska et celle de l’univers. C’est cela, un poète ; ceux qui s’essaient à écrire des poèmes sans prendre conscience de cet état de l’être qu’est le poète dans l’univers, ceux-là singent des choses qu’ils ne mesurent pas. Il y a beaucoup d’inconscience à se vouloir poète sans se connaître poète. Szymborska avait ce « savoir », le mot dit peu de la chose, comme tous les êtres engagés non pas en poésie mais bel et bien dans le Poème. Ce qui forme recours pour nos existences. Particulièrement maintenant. Pour nous. Comme pour elle après 1945, et peut-être même avant. Car le poème dit le miracle de tout ce qui est. Ce que chacun oublie à chaque instant en regardant le monde, sauf les poètes. Nous sommes un miracle en-dedans d’un miracle et cela souvent nous échappe semble dire Szymborska. Et avec quelle raison ! Maintenant comme hier, honte sur l’humain.

Honte.

Tout est pensée de ce qu’est le réel, en poésie, malgré les apparences. C’est une autre leçon de l’œuvre de Szymborska. À la lire, il m’arrive de penser à… Philip. K. Dick et à cette façon qu’il avait de vouloir une écriture de nos vies de personnages dans la vie par d’autres mains que les nôtres, de nous vouloir en-dedans d’un roman architecturé de façon mystérieuse. Eh bien, il me semble que c’est aussi cela que la poète polonaise voulait dire quand elle imaginait le possible de vies humaines, les nôtres, aux fils tirés par d’autres êtres, derrière le voile. Une poésie du dévoilement, oui, sans aucun doute. Quelle poésie véritable n’est pas cela ? Mais ce dévoilement n’est pas une fuite dans un mysticisme de bazar : l’œuvre se fait dans le quotidien. Elle se travaille hic et nunc. Dans l’étonnement, un autre mot essentiel dans le poème de Szymborska, l’étonnement de chaque instant. Et c’est la saisie de l’indicible de chacun des instants de tout instant qui donne ce que nous nommons « poésie », quelque chose qui en des temps un peu plus grecs que les nôtres évoquait l’idée d’une recréation incessante du crée. Ce n’est pas rien, la poésie. Les apparences données par les médiocrités présentes, en ce pays en particulier, mais pas seulement, ne doivent pas nous tromper. Ce sont justement les apparences qui sont de fort peu d’importance. Tandis que la poésie… La poésie !

Szymborska obtient une sorte de consécration littéraire, dans son pays, puis en Europe, particulièrement en Allemagne, dès le début des années 70. Nous lui devons au moins dix-sept recueils de poèmes.