ZÉNO BIANU : Rencontre avec Gwen Garnier Duguy

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà parus chez Gallimard en grand format : Infiniment proche, publié en 2000, puis Le désespoir n'existe pas, publié en 2010.
La présentation biographique, à la fin du volume, se termine ainsi : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-randonnée, dont l'architecture d'ensemble, en modulations et variations constantes, invite à reconsidérer la poésie comme une forme ultime d'engagement existentiel ».
La poésie avait-elle perdu considération ?

La poésie reste singulièrement considérable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puissante formule de Leopardi, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il convient, disons, de réactiver cycliquement, de donner à lire et à relire… et à entendre encore et toujours.
La vraie question serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rimbaud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les limites de notre compréhension ?
Et si, tout au contraire, en un temps de manque voué aux fabrications médiatiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseudo-compréhensions – une écriture d’intensité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vraiment de verbe capable d’irriguer notre présent, de risquer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre combustible. Notre combustible de création vivante. Notre voix centrale, celle qui rend la vie plus incandescente. La dévoile comme un territoire de perpétuelle nouveauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se passionner n’ont aucune raison de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

Qu'est-ce qui lui confère cette dimension ultime ?

Un surcroît de présence au monde. Là encore, la question serait : et si l’on pouvait toucher vraiment le cœur de la réalité ? Nous parlons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le précieux tremplin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma préface à Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle (Poésie/Gallimard), justement intitulé « L’état poétique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aventure intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des réponses toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des questions perpétuelles ? Des êtres-questions, traversés, toujours traversés… De ce questionnement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la liberté. Inlassable, elle continue de se tenir au centre, obstinément, comme une pensée qui chante, fût-ce au cœur même du désenchantement. Elle dessine sans relâche la vraie géographie mentale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle marque et magnifie notre singularité, contre une société avide d’un clonage toujours plus vaste, contre ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de l’apparence.

Comment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon premier poème écrit, je ne m’en souviens pas, sinon qu’il y était question du ciel et que ce ciel avait un «souffle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon souvenir) avoir appris à lire, surtout des romans « initiatiques », notamment Moby Dick  et  Voyage au centre de la terre. Au-dessous du volcan viendrait plus tard. Rituel de la lecture, rituel de la marche. La Grande Galerie et le vivarium du Jardin des Plantes constituaient mon territoire magique : espace de mélancolie et de jubilation. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisier. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Enthousiasme »  : «Frères de l’aigle, aimez la montagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölderlinienne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fernand Nathan), et cet autre vers évoquant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui continue d’étinceler pour moi comme la figure même de la poésie.

Puis, Rimbaud a surgi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14-15 ans. Rimbaud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rimbaud venu dire inimitablement la nécessité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un second temps, après la lecture vivifiante des surréalistes, ma passion pour Artaud s’est révélée fondatrice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et toujours. « D’accrocher - pour reprendre Artaud – certains points organiques de vie ». Je vois derrière cette exigence de vérité en acte  – exigence que j’ai retrouvée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascendant, ciselant sans fin le noyau incantatoire de la langue – la volonté de donner inlassablement sa vraie chair à la parole, de mettre au jour sa teneur en chant.

Une prose ouvre votre livre Le désespoir n'existe pas, comme une sorte d'introduction ou de préalable à la lecture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes animés par un pari farouche : transformer le pire en force d'ascension. Des poèmes pour reprendre souffle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à l'hypnose. Transmettre quelque chose d'irremplaçable : une présence ardente au monde, une subversion féérique. La poésie - ou la riposte de l'émerveillement ».

Au-delà du grand contentement à lire la claire énonciation du devoir du poète en nos temps négatifs, comment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à l'instar de ce que réalisa, par exemple, Homère pour toute la civilisation méditerranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irrigateur de la sensibilité contemporaine ». Revendiquant une œuvre qui ne craint pas de tout interroger. Mes textes entrent volontiers en résonance, comme dans une chambre d’échos perpétuels, avec les figures-limites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Baker à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Démultiplications de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, entretiens, traductions – la poésie demeure au centre. On se souvient que Cocteau avait classé son œuvre foisonnante en différents registres poétiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de cinéma, poésie graphique, etc.

Si je considère attentivement ma trajectoire, je constate que j’ai toujours été aimanté par une esthétique du partage. De mes premiers poèmes polyphoniques réalisés pour France Culture à la traduction des poétiques d’Orient, des haikus aux adaptations théâtrales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spirituels, mon parcours s’est toujours tenu, invariablement, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai tenté de concrétiser cette perspective dans un projet polyphonique intitulé « Constellation des voix », projet qui se situait à l’intersection de l’écriture poétique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Maison de la Poésie de Paris. Un dialogue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, complice poétique par excellence) et un compositeur-percussionniste, Gérard Siracusa, répondaient à la galaxie sonore des poètes du XXe siècle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont laissé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tourbillon continu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la transmission. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout– un monde repassionné. Dans une époque vouée à la déréliction et à un renoncement hypnotique, ma poésie voudrait, avant tout, imposer une rupture ardente.

Vos poèmes, dans Infiniment proche, convoquent les étoiles, le paradis, le psaume, le credo, la dimension ascensionnelle, le dedans, mais aussi le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là l'importance de la tradition méditerranéenne, avec son pouvoir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchimique, ce pourrait être « poétiser par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Velter dans notre Prendre feu (Gallimard), qui ouvre une sorte de synthèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou donner, par exemple, à entendre un Credo (l’un de mes poèmes fétiches) où se conjuguent le jazz, la Beat generation, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, traquer le feu sans âge, la révélation où affleure toujours un univers possible. Dans les mots, dans le souffle, dans l’attention exacte au réel, inventer des poèmes, entre séisme et lumière, semblables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un chorus des profondeurs et l’éclat d’un embrasement souverain.

Étendre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon oratorio dansé Gangâ, avec Brigitte Chataignier et Alain Kremski. Faire tourner la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute altitude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa méditation sur la correspondance intime du  cosmogonique et du phonétique, sur l’énergie universelle des phonèmes par laquelle tout existe. Donner un nom, selon la pensée indienne, c’est donner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nommé. Toute la création tourne ainsi dans la parole. Les choses sont — ontologiquement — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabondance vibratoire.

Les présences de Daumal et Gilbert-Lecomte vous accompagnent. Dans Initiation, vous parlez d'effondrement. À la différence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire l'expérience, dans votre œuvre constructive, de la confrontation à la mort qui, ici, « s'est endormie » ?

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les contraires. Dans une réforme haletante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revisités par les Poètes du Chat Noir. Aventure éphémère, marquée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spiritualité iconoclaste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective. Avec mon anthologie consacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma préface à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai justement tenté d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réactiver » l’un des mouvements d’avant-garde les plus attachants du siècle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, comparable, toutes proportions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant spirituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expérience et absolu. Après Rimbaud, et parfois jusqu’au tragique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authentiquement pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poétiquement qu’ils ont « endormi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écoutons attentivement le jeune Daumal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut distiller qu’après avoir tout brûlé. » 

Alain Borer, dans la préface qu'il consacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, contemporain de la physique atomique. »
D'être contemporain de la physique atomique, qu'est-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la responsabilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads, et comment faire vraiment du feu sans se brûler soi-même? Certains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bousquet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astrophysiciens de la poésie.

L’univers est en vibration constante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspirant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souffle pour respirer le monde comme un mystère inépuisable. Le big bang recouvre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puissante énergie du désir. Traversée d’afflux incessants, scintillement d’autres logiques : supérieures, vibratoires, enchanteresses.

Le cosmos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruissement chaotique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en continu des spirales d’ordre. Un monde ordonné/ désordonné, un mandala qui toujours se dilate, un présent en devenir illimité, un océan de possibles. Autant de facettes tourbillonnantes pour décliner notre passion poétique du vivant.

Vous nommez le deuxième ensemble : Le désespoir n'existe pas.  Pourtant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le marque Michaux, sont peut-être les vrais exorcismes d’aujourd’hui, capables de « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Le désespoir n'existe pas est un titre que j’emprunte à Rabbi Nahman, l’un des maîtres les plus singuliers du hassidisme, auquel on doit des aphorismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est question de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souffrance n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis simplement qu’il est possible, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « désespérer le désespoir » ou de « transformer le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cesser de reprendre souffle.

Vous ouvrez ce livre par un poème intitulé « Rituel d'amplification du monde », composé de dix parties commençant chacune par ce vers : Je commencerai pas être, renvoyant peut-être à la Genèse : Au commencement, Dieu créa  ainsi qu'à l'Evangile de Jean : Au commencement était le Verbe.
La situation de la poésie aujourd'hui doit-elle prononcer la parole au futur, par rapport au passé et à l'imparfait des Écritures ; ainsi que d'affirmer le pouvoir essentiel du poète ?

Rimbaldiennement, encore et toujours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une raison raisonnant (résonant) sur un plan plus démesuré que la raison. Ce procès poétique fait à la raison discursive comme fonctionnement ordinaire de l’esprit, l’Occident contemporain ne l’a pas toujours exclu de sa réflexion.  Je songe aussi bien à l’aveu radical de Heidegger décryptant Hölderlin :« Le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation, consiste à disparaître avec tous ses éclaircissements devant la pure présence du poème » – qu’à certain constat ébloui de Wittgenstein - « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définissait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ».

N’y a-t-il pas là le rappel d’un trésor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie purement analytique, où l’esprit est littéralement coupé du cœur ? Quand vous commencez à écouter vraiment l’univers, allez-vous vous contenter de remplacer un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slogan, il y a quelques années :

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effraction continue
la persistance du souffle
le vrai coeur de la planète
le contraire de l’inhumanité croissante

En même temps que paraît ce volume chez Gallimard sort un autre beau livre, au Castor Astral, intitulé Satori Express. Est-ce un stade alchimique d'apothéose que ces parutions simultanées ?

Après mes quatre recueils consacrés à Chet Baker, Jimi Hendrix, John Coltrane et Bob Dylan – quatre porteurs de voix, quatre porteurs de vie –publiés au Castor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à poursuivre, ciseler mon « autoportrait poétique » commencé avec Infiniment Proche et Le désespoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus radical : une suspension du sens ordinaire, un exercice de plongée dans le cœur du monde

La quatrième de couverture présente Satori Express comme une revisitation d'une certaine tradition de l'éloge. Pouvez-vous nous présenter votre Satori Express ?

J’ai conçu, composé ce livre comme un traité d’instants accomplis. « Apprenons à rayonner », disait fortement Jacques Lacarrière. Et peut-être, du reste, devrions-nous mesurer les poèmes à leur indice de rayonnement… L’éloge devient alors une sorte de nécessité organique, un hommage à toutes les icônes porteuses d’énergie qui façonnent une vie, la modulent et l’irisent. Surgissent alors comme de grands fantômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bousquet, Jack Kerouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puissions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puzzle de notre chaos/lumière.

Dans la liste de tous ces éloges fabuleux, l'un, à titre personnel, me touche particulièrement : celui que vous consacrez à Thélonius Monk. Quelle influence Monk a-t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La découverte de Monk, avec ses ritournelles quantiques, sa façon de peler les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soixante, où je commençais vraiment à écrire, où après la trilogie fondatrice Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, je découvrais les Manifestes du Surréalisme, puis la Beat Generation, par l’entremise de l’anthologie publiée chez Denoël par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend confronter la poésie à d’autres champs artistiques, notamment à la musique, le déhanchement mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puissants vecteurs magnétiques.

Magnétisme, c'est un mot qui pourrait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassemblerait, la contiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Irisation, peut-être. Pour tenter de dire cette fraternité continue de la foudre et du silence. Ce tremblement interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

Merci cher Zéno Bianu.

Présentation de l’auteur

Zéno Bianu

Zéno Bianu est né d'une mère française et d'un père roumain réfugié politique. Il est en 1971 l'un des signataires du Manifeste électrique, qui secoua la poésie des années 1970.

En 1973, il séjourne pour la première fois en Inde. L'Orient laissera une empreinte durable particulièrement prégnante dans Mantra (1984), La Danse de l'effacement (1990) et au Traité des possibles (1997). Son voyage au Tibet en 1986 marquera également son œuvre, dans laquelle il s'attache à restituer le chant des poétiques d'autres cultures. 

En 1992, il fonde Les Cahiers de Zanzibar, revue «hors de tout commerce», avec Alain Borer, Serge Sautreau et André Velter. Il traduit, pour une mise en scène de Lluís Pasqual, Le Chevalier d'Olmedo de Lope de Vega, qui sera créé en Avignon. Puis Le Livre de Spencer d'après Christopher Marlowe (1994) et Le Phénix de Marina Tsvétaiéva (1996).

Il a reçu le Prix international de poésie francophone Ivan Goll en 2003. Il a dirigé la collection Poésie aux Editions Jean-Michel Place. Il reçoit Le Prix Robert Ganzo pour l'ensemble de son oeuvre en 2017.

© Crédits photos Helie Gallimard.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Zéno Bianu, L’Éloge du Bleu

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Zéno Bianu, L’Éloge du Bleu

Dans ce petit livre, léger d’une centaine de pages, lourd de culture et de réflexions gaiement sérieuses, cédant à la facilité je dirai qu’on n’y voit que du bleu : sous prétexte d’ordre alphabétique structurant, Zéno Bianu, avec son habituelle et éclectique vivacité, décline toutes les variations qui lui chantent sur le thème du « bleu », thème qui touche forcément un natif de la Côte d’Azur tel que moi !

Il convoque à cet effet les références culturelles les plus diverses, écrivains, musiciens, peintres évidemment, etc. au cours de pages qui sont un festival où le clin d’oeil de connivence et de poésie, où la culture contemporaine, côtoient l’histoire de la pensée, et le Quattrocento y voisine avec Coltrane, le Zen, Rimbaud, la métaphysique, Wang Weï, la philosophie, la science-fiction, dans un optimiste et primesautier parcours en zigzag sous l’égide illimitée du Bleu, cet « emportement céleste » dont le peintre Yves Klein fut un des ardents promoteurs !

Du reste, ce merveilleux livre, qui tient si bien dans une poche, se place judicieusement dans la stratosphère de deux citations croisées, qui pour ainsi dire définissent son projet : « Ce vide merveilleusement bleu qui était en train d’éclore... » (Yves Klein), et « L’art suprême est celui de la variation... » (André Suarès).

 Zéno Bianu , L’Éloge du Bleu, (Coll. Folio, Gallimard.).

Le vide est évidemment ce qui appelle l’écriture et l’inspiration féconde de Zéno, et la variation son talent qui rivalise avec l’improvisation infinie du Jazz et de son blue’s. Dans Ouverture bleue, le prologue du livre, Zéno détaille toutes ses motivations, avec une clarté telle que je préfère, plutôt qu’en donner un aperçu maladroit, lui « céder l’écriture » : « Le bleu, on l’aura compris, se décline ici amoureusement. Telle une boussole qui marquerait sans relâche le Sud émerveillant. De A à Z, de l’Apnée au Zen, toute ma vie se retrouve sous la forme d’un abécédaire lumineux et virevoltant. Une histoire personnelle de l’azur en vingt-six épisodes. Une autobiographie au prisme du bleu.Un alphabet des exaltations, où découvrir les signes fervents de ma prédilection bleutée… Penser, voir, respirer avec le cœur, me souffle le bleu. Il se déploie en continu tel un kaléïdoscope d’états émotionnels. On dirait qu’il n’en finit jamais d’émettre son magnétisme. Pour qui l’écoute au plus vif, il permet de rayonner – et de rêver juste… Les noms changent, la source reste présente. D’où qu’on approche, le bleu ouvre un espace de pure immensité. Au fond du ciel comme au fond du cœur. Il mérite un éloge ardent. »

Qu’ajouter, sinon recommander la lecture de ce livre délicieux, profond, riche, inépuisable, dont la teneur rejoint l’intuition d’un autre Suarès, Carlo, ami de Joe Bousquet, qui écrivit « Le coeur du monde esr espace azuré et brise qui chante ». Zéno Bianu a sa manière à lui de chanter, foisonnante, en éventail, grave mais roborative et d’une sorte de nonchalance inimitable dans son voyage parmi les mots de la géographie terrestre aussi bien que culturelle. Un petit livre solide à fréquenter, surtout les jours de blue’s justement. Mon seul regret : rien sur le bleu touareg, ce bleu indigo qui déteint sur la face des Hommes bleus du Sah’ra, qui vivent sous un azur d’une intensité que renforce, ainsi qu’en le vers fameux d’Éluard, le safran ombré des dunes ondoyant jusqu’à l’horizon. Cela pourrait offrir à Zéno Bianu un programme de pérégrinations nouvelles, mais il lui faudra inventer une nouvelle lettre à l’alphabet latin !




Une sorte de bleu…

Barry Wallenstein, Tony's Bluestraduction par Marilyne Bertoncini
Zéno Bianu et Yves Buin, Santana De toutes les étoiles
Zéno Bianu, Petit éloge du bleu

« Une sorte de bleu », « A Kind of Blue », comme une pochette d'album jazz de Miles Davis toujours en quête de ce son cristallin qui s'avère la couleur secrète de sa musique : autre prince de la nuit, mais une nuit crasseuse à la musique revêche, Tony's Blues, ce recueil de poèmes de Barry Wallenstein écrit en anglais, choisi et traduit en français par Marilyne Bertoncini, avec un sens expert de la formule et de l'image, flirtant avec l'argot pour dire le soir poisseux de la ville que sillonne l'ombre de Tony, vagabond des temps modernes qui n'aurait pas pourtant la dégaine insolente d'un Arthur Rimbaud mais plutôt celle d'un « clochard céleste » surgi d'un roman de Jack Kerouac, adepte de ces vieux blues, chants de la misère quotidienne et de l’humanité profonde !

Avec une forme d'humour qui tient ainsi de la politesse du désespoir face à la détresse présente de cette Amérique urbaine, décor trop vaste embrassant toutes les classes sociales, des plus riches aux plus démunies, dans un même cri rageur, taillé au couteau de la pauvre lame de ce personnage fictif, tout à la fois symbole et symptôme de ce que façonnent ou rejettent nos sociétés étriquées...

Une autre nuance de bleu parcourt l'ouvrage co-écrit par Zéno Bianu, poète auteur d'une tétralogie musicale, et Yves Buin, écrivain critique de jazz créateur d'un livre entre la biographie et l'essai consacré à Thélonious Monk.

 

Barry Wallenstein, Tony's Blues, traduction par Marilyne Bertoncini, PVST ?, 92 pages, 10 euros.

 

 

Ce bleu spirirituel est celui déchirant de la guitare flamboyante de Carlos Santana, dont le concert incandescent qu'il donna, à la House of Blues de Las Vegas, en mars 2016, est la principale source d'inspiration de ces deux explorateurs en échos littéraires au voyage musical que propose, depuis son irruption fulgurante au festival de Woodstock en 1969, le guitar hero à la rencontre du monde amérindien, de la communauté afro-américaine et de la culture latino, dans une fusion rock, un métissage des traditions qui s'ouvre sur l'envolée sublime d'un solo étincelant à la guitare électrique...

Evil Ways, Carlos Santana, Live At The House Of Blues, Las Vegas, 2016.

 

Dans les vers libres où circule un tel feu spirituel, cette lumière qui semble s'élever du cœur brûlant de la musique de Carlos Santana, dont le long poème-récit d'un concert unique restitue, sur le fil des émotions, l'intensité d'un dialogue démultiplié dans les vibrations d'un chant « bleu nuit » partagé par-delà toutes les frontières érigées : « Santana de toutes les étoiles / à l'ombre portée du grand Tout / et des musiques du monde / au centre des lumières / sur le versant des paradis / et des retours / comme le bleu nuit des apparences. » Mystère encore d'une nuit originelle dont le « bleu » est la teinte primordiale du musicien en guide initiatique au grand voyage que relatent déjà les épopées antiques : « dans la vie des Ulysses sonores / je cherche / une seule note bleutée »...

Zéno Bianu et Yves Buin, Santana De toutes les étoiles, Le Castor Astral, 88 pages, 12 euros.

Et comme autant de variations en immersion, en abécédaire, dans tous ses éclats répertoriés, le Petit éloge du bleu également de Zéno Bianu, se veut moins un droit d'inventaire de toutes les formes bleutées que, selon le principe des mille entrées par le pouvoir de la couleur, une plongée comme en apnée, dans un bleu immense réunissant mer et ciel, dans laquelle tous les arts sont à la fête, mais plus particulièrement la musique encore une fois, toute en improvisations, en invitations à l'écoute de la note bleue chère aux grandes figures du jazz : du Born to be Blue de Chet Baker au Blue trainde John Coltrane, en passant par Am I blue ? de Billie Holliday...

 

La seule évocation des titres des chapitres de cet essai magistral donne tout un kaléidoscope à la lumière des profondeurs d'une telle intensité : Bleu Apnée, Bleu Blues, Bleu Chet, Bleu Daumal, Bleu Éveil, Bleu Flamme, Bleu Georges Bataille, Bleu Haïku, Bleu Iris, Bleu Jimi Hendrix, Bleu Klein, Bleu Lady Day, Bleu Miró, Bleu Noctambule, Bleu Orange, Bleu Phosphène, Bleu Quattrocentro, Bleu Rimbaud, Bleu Suprême, Bleu Tibet, Bleu Univers, Bleu Van Gogh, Bleu Wang Wei, Bleu XI, Bleu Ylem, Bleu Zen…

Zéno Bianu, Petit éloge du bleu, folio, 112 pages, 2 euros.

 

Véritable signature au plus profond en écho à Santana De toutes les étoiles, le bleu fauve, le blues du delta, s’ouvrant sur la Voie lactée, de l’autre guitar hero apparu au festival de Woodstock, le virtuose Jimi Hendrix à propos duquel Zéno Bianu a cette phrase définitive : « Bleu imprégné de beauté violente, peut-être la couleur même de la poésie, dont il a restitué la pure scintillation. » !                      

Chet Baker, Born to Be Blue, by Universal Music Group.

Présentation de l’auteur

Barry Wallenstein

Barry Wallenstein is the author of eight collections of poetry, the most recent being At the Surprise Hotel and Other Poems [Ridgeway Press, 2016] and Drastic Dislocations: New and Selected Poems [New York Quarterly Books, 2012].  His poetry has appeared in over 100 journals, including Ploughshares, The Nation, Centennial Review, and American Poetry Review. 

Among his awards are the Poetry Society of America’s Lyric Poetry Prize, (l985), and Pushcart Poetry Prize Nominations, 2010, 2011. He has had resident fellowships at The Macdowell Colony, Hawthornden Castle in Scotland, Fundación Valparaiso in Spain and Casa Zia Lina on Elba, Italy.

A special interest is the presentation of poetry readings in collaboration with jazz.  He has made seven recordings of his poetry with jazz, the most recent being Lucky These Days, to be released by Cadence Jazz Records in April 2012A previous CD, Euphoria Ripens, was listed among the “Best New Releases” in the journal, All About Jazz (December 2008).

Barry is an Emeritus Professor of Literature and Creative Writing at the City University of New York and an editor of the journal, American Book Review.  In his capacity as Professor of English at City College he founded and directed the Poetry Outreach Center, and for 35 years coordinated the all-inclusive citywide Annual Spring Poetry Festival. He remains an active advisor and participant in the program.

Textes

Autres lectures

BARRY WALLENSTEIN

  Je connais Barry Wallenstein et j'ai le plaisir de traduire ses poèmes depuis 2005 : j'enseignais alors à Menton, et je souhaitais que mes élèves rencontrent le poète, alors en résidence à [...]

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Barry Wallenstein, Tony’s blues

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Présentation de l’auteur

Zéno Bianu

Zéno Bianu est né d'une mère française et d'un père roumain réfugié politique. Il est en 1971 l'un des signataires du Manifeste électrique, qui secoua la poésie des années 1970.

En 1973, il séjourne pour la première fois en Inde. L'Orient laissera une empreinte durable particulièrement prégnante dans Mantra (1984), La Danse de l'effacement (1990) et au Traité des possibles (1997). Son voyage au Tibet en 1986 marquera également son œuvre, dans laquelle il s'attache à restituer le chant des poétiques d'autres cultures. 

En 1992, il fonde Les Cahiers de Zanzibar, revue «hors de tout commerce», avec Alain Borer, Serge Sautreau et André Velter. Il traduit, pour une mise en scène de Lluís Pasqual, Le Chevalier d'Olmedo de Lope de Vega, qui sera créé en Avignon. Puis Le Livre de Spencer d'après Christopher Marlowe (1994) et Le Phénix de Marina Tsvétaiéva (1996).

Il a reçu le Prix international de poésie francophone Ivan Goll en 2003. Il a dirigé la collection Poésie aux Editions Jean-Michel Place. Il reçoit Le Prix Robert Ganzo pour l'ensemble de son oeuvre en 2017.

© Crédits photos Helie Gallimard.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

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Zéno Bianu, L’Éloge du Bleu

Dans ce petit livre, léger d’une centaine de pages, lourd de culture et de réflexions gaiement sérieuses, cédant à la facilité je dirai qu’on n’y voit que du bleu : sous prétexte d’ordre alphabétique [...]

ZÉNO BIANU : Rencontre avec Gwen Garnier Duguy

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà [...]

Présentation de l’auteur

Yves Buin

Yves Buin est un écrivain français né le 20 mars 1938. Il est médecin pédo-psychiatre.

Il publie de nombreux  romans policiers, mais écrit aussi sur le jazz et la psychiatrie, est l'auteur de biographies. Il a publié une vingtaine d'ouvrages, dont Maël (Christian Bourgois), Fou-l'Art-Noir, Thelonious Monk et L’oiseau Garrincha (Le Castor Astral), La Terre d'Arnhem (Plon), Bornéo, après la nuit (Grasset), Essai d'herméneutique sexuelle (Seghers), Kerouac (Jean-Michel Place), Kapitza et Borggi (Rivages Noir).

© Crédits photos (supprimer si inutile)

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