Entreprises mortes

traduction Marilyne Bertoncini

 

ENTREPRISES MORTES

 

inspiré par “La mort est une entreprise solitaire ”, photo-collage de commerces fermés dans le village de Marnay, en  France, par Guedalia Naveh

 

Les entreprises mortes sont bonnes pour les vivants :
Davantage de place pour se déployer dans le vaste
espace, le soleil irremplaçable,
la terre inépuisable! Davantage de liquide
dans les flots de la Seine, des barques percées
toujours disponibles pour une excursion
vers le  fond de la rivière. Quelle chance!
Personne n'utilise la cabine téléphonique
devant la mairie : passez autant
d'appels que vous le désirez. Pas local,
bien sûr, puisqu'il n'y a pas d'entreprises
ni  personne pour répondre à l'appel.
C'est à peine si l'hôtel auquel il manque le “H”
nous rappelle son caractère silencieux. La page
vierge et la vitrine brisée du kiosque
d'informations nous rappelle que  les jours
sont tous des présences fantômes libres
de sortir au pays des exsangues,
des irrésonants, des non-dits. Que de joie
dans les absences autant que des présences, les absences étant
plus vastes, avec plus de place à remplir, nos imaginations
sans entraves sur le sujet et son constant marquage,
soit taguer un Rambouillet français ou planter
un clou de langue dans notre chair ou se faire tatouer
l'immatriculation de ceux destinés
à l'extinction. Oui, les toiles d'araignée
sur la porte du fleuriste qui n'a pas été ouverte
depuis que l'araignée était oeuf requiert notre authentique
fixation. Pas de temps pour les crêpes à la crêperie décrépite.
Pas de temps pour des kir royal à la brasserie paysanne.
Juste le temps d'observer les lanternes de cuivre oxydées
sur les murs de l'auberge ruinée, se corrodant d'abord
en noir, puis lentement devenant vertes, comme si la mort
réinsufflait la vie.

 

*

 

 

DEAD BUSINESSES

 

-inspired by Guedalia Naveh’s “Dead Is a Lonely Business,”
photo collage of closed businesses in the village of Marnay, France  

 

Dead businesses are good for the living!
More room to expand into the ample
air, the unexpendable sunlight,
the unconsumable earth! More currency
in the currents of the Seine, leaky rowboats
always available for an excursion
to the bottom of the river. Ah, fortune!
No one’s using the phone booth
in front of the mairie. Make as many
calls as you desire. Nothing local,
of course, since there are no businesses
and no one willing to answer the call.
The hotel with the missing “H” merely
reminds us of its silent disposition. The blank
page and broken glass on the town’s
kiosk-of-events remind us that all days
are ghostly presences and available
for sorties to the land of the exsanguinous,
the unreverberant, the unverbed. What joy
in absences as well as presences, absences being
larger, with more room to fill, our imaginations
unimpeded by matter and its constant branding,
whether tagging a French Rambouillet or planting
a tongue-stud in our flesh or having tattooed
the identifying numbers of those destined
for extinction. Yes, the cobwebs
on the florist’s door that has not been opened
since the spider was an egg require our echt-
fixation. No time for crepes at the decrepit creperie.
No time for kir royales at the paysan brasserie.
Time only to consider the oxidized brass lanterns
on the wall of the bankrupt auberge, corroding first
to black, then growing slowly green, as if death
breathed back life.

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 




Ray & Duke au camac

traduction Marilyne Bertoncini

 

Duke Ellington n'a pas seulement écrit les succès populaires du grand répertoire américain, mais une série d'autres oeuvres plus complexes.... Les tournées internationales ont inspiré l'ensemble de son oeuvre, comme  l' hommage à la reine E.(The Queen's Suite) et des suites inspirées par l'Asie, l'Afrique, l'Amérique Latine, et même la restauration d'une église médiévale en France.

 

RAY & DUKE AU CAMAC

 

Duke est allongé dans la chambre Napoléon,
tapis de peluche rouge sous les pieds et collées
aux murs des portées, de duveteuses notes
de feutre en pile près du lit
De sorte que si un air tournait dans sa tête,
dans cette zone mélodique où l'oreille
Rencontre l'entrée du cerveau,
Il puisse bondir comme un ressort du lit
et écrire une phrase sur le mur.

Ouais, c'était Duke, bien avant
la séance d'enregistrement en bas
dans la vieille abbaye, des moines chantant
dans leurs cellules, depuis le Moyen-Age,
Que Duke appelait le Cafouill-Age,
En l'écrivant sur le mur. Et le jeune
Danny Filipacchi, qui avait acheté ce lieu,    
et fondé Mood Records, et le jeune

Franck Thénot, le co-propriétaire, disaient
L'Histoire est sur ce mur quand Duke
L'écrit. Les Etats-Unis pourraient effacer
Les mots d'un homme noir, mais en France, Duke
Pouvait dire son mot, alors les notes se faufilant
Entre les portées et les notes cousant
L'histoire en un patchwork clunyesque de jazz
Pourraient apprivoiser la sauvagerie des moeurs des hommes blancs

Et leur faire poser leur fouets blancs
et s'asseoir en cercle autour du piano
Pour l'entendre témoigner d' un field holler ou
d'un gémissement de blues et l'entendre qui mélange et reprise les
Harmonies européennes avec la polyrythmique africaine.
C'était aussi proche d'une révélation musicale
Que Danny et Franck et les murs de l'abbaye
Puissent jamais l'être dans une époque séculière.

Ils tenaient le Mot directement des Maîtres
Quand Ray se joignait à Duke pour faire un boeuf, fusionnant
Pensées et notes juste là, sur le sol de la vieille abbaye,
Où les moines avaient moulu le blé et brassé la bière.
Ray souriait, hochait la tête, et chantait, ““Wish I could see
that Napoleon red carpet, just like da girl
Wid da red dress on.”
Avec Paris Blues juste là, juste là,

Où ceux des cellules monacales ont déjà
Inscrit l’esprit qui se meut et chante
A travers ce qui est humain et l’ont traduit
Pour une époque et pour toutes celles à venir.

                                                                      

Les Concerts sacrés furent la dernière oeuvre majeure écrite par Duke Ellington. Il y eut trois représentations, entre 1965 et 1973. Le chant “In the Beginning God” a reçu un Emmy Award en 1967. Après le premier concert sacré, Ellington a déclaré “ C'est ce que j'ai fait de plus important”. Une tournée des Concerts Sacrés était programmée dans les cathédrales françaises au printemps 2015.

 CAMAC est une résidence artistique du 21 ème siècle,  sur les lieux réhabilités d'un studio d'enregistrement du 20ème siècle, qui lui-même avait été installé sur les lieux d'une abbaye du 17ème siècle, à Marnay-sur-Seine, France.

 

*

 

 

Duke Ellington wrote not only the popular hits of the Great American Songbook, but a range of other works of greater complexity…. International tours inspired his extended works, such as a tribute to Queen Elizabeth (The Queen’s Suite) and Suites inspired by Asia, Africa, Latin America, and even the restoration of a medieval church in France.
                                                                                                                                                                                        -The Duke Ellington Center for the Arts website

 

 

 

RAY & DUKE AT CAMAC**

 

Duke lay down in the Napoleon room,
Plush red carpet underfoot and sticky
Staves on the walls, fuzzy felt black
Notes in a pile by his bedside
So if a tune swirled in his head,
In that sweet spot where the ear
Meets the portal to the brain,
He could bounce off his bedsprings
And place a phrase on the wall.

Yeah, that was Duke, days before
The record session downstairs
In the old abbey, friars singing
In their cells since the Middle Ages,
Which Duke called the Muddle Ages,
And scrived it on the wall. And young
Danny Filipacchi, who’d bought the place,
And set up Mood Records, and young

Frank Ténot, who co-owned it, said
History’s on this wall when Duke
Writes it. Les Etats-Unis might erase
A black man’s words, but en France, Duke
Gets to say his say, so the notes wending
Between the staves and the notes stitching
History into a Clunyesque quilt of Jazz
Might tame the wildness of white men’s ways

And make them put down their white whipping
Sticks and sit in a circle around a piano
To hear it testify to a field holler or blues
Moan and hear it mix and mend European  
Harmonies with polyrhythmic African.
It was as close to a musical revelation
As Danny and Frank and the abbey
Walls might ever get in a secular age.

They got the Word straight from the masters
When Ray joined Duke for a jam-session, conjoining
Thoughts and notes right here on the old abbey floor,
Where monks had ground grain and boiled beer.
Ray smiled, wagged his head, and sung, “Wish I could see
that Napoleon red carpet, just like da girl
Wid da red dress on.” And Duke responded
With Paris Blues right here, right here,

Where those in monkish cells have ever
Marked the spirit that moves and sings
Through what’s human and translated it
For an age and for ages to come.

 

 

The Sacred Concerts were the last major works Ellington wrote. There were three presentations between 1965 and 1973. The song, "In the Beginning God," won a Grammy Award in 1967. After the first Sacred Concert, Ellington said, "This is the most important thing I've ever done.” A tour of the Sacred Concerts throughout the cathedrals in France is being planned for the Spring of 2015.   

 

**CAMAC is a 21st century arts colony renovated from the grounds of a 20th century recording studio, which in turn was renovated from the grounds of a 17th century abbey at Marnay-sur-Seine, France.

 

*

 

                                                                             

 

 

 




Trois poèmes cubistes

traduction Marilyne Bertoncini

 

ENNUI CUBISTE

 

Des pans rectangulaires de murs blanchis s'entre-saluent,
               déploient leurs flancs crénelés, bosquet d'albâtre

s'étirant vers le ciel à travers une autre surface blanche,
               vaste et multipliée par un calme indivis,

dalles sans couleur d'une trame assommante,
               et nulle part je ne vois le visage du temps,

ni trace de mouvement, ni goutte ni couche,
               rien ne rappelle qu'il n'y a rien à rappeler

et rien ne peut apparaître en carrés auxiliaires,
               bourdonnement décoloré qui se scinde,

aplanis à l'intouchable, chiffres sans courbes,
               l'un après l'autre, l'un après l'autre.

Rien ne bouge, rien d'autre n'existe en dehors
               d'innombrables et mornes formes brisées.

 

*

 

                PEUR CUBISTE

 

Emergeant de zones de noirceur
              têtes et corps bruts trimballent leurs habits

sur des épaules suspendues juste à côté d'elles,
              souffle d'une menace qui rode à travers les rayons des lampadaires,

les yeux clignotants des chats de gouttière brodent d'autres ombres
              traquant la lumière qui fige, se brise, s'élance.

Des sirènes rectangulaires braillent, puis passent dans le silence,
              passent en cris d'adieu sans bouche virant gris et fragiles,

des triades hantées grimacent, effrayées de plonger dans un abîme brun
              de magazines collés, de posters et bandes de parchemin.

Le Golem est une lettre A qui réduit en poussière les autres lettres ,
              la poussière est un golem se cachant à lui-même dans des carrés,

toute couleur imaginable révèle par éclairs l'effroi d'une suffocation,
              révèle par éclairs d'effrayants inconnus mortellement lugubres.

 

*

 

                 MERVEILLE  CUBISTE

 

Elle dure une seconde, cette merveilleuse secousse
           quand les yeux se rebellent contre le microscope

et partagent une parcelle de temps et d'espace,
            partagent supris des trapézoïdes de joie

rassemblant les choses, séparant les plans :
            bleus et verts se coupent au hasard des angles,

des sourcils se lèvent et se courbent en arches gothiques,
            des rides horizontales barrent le front,

des lèvres s'entrouvrent, des paupières s'ouvrent, la bouche se détend
            en sphères et cubes de gris et rose,

collage de crémeuse étendue mystérieuse qui vous remplit
            de la chaleur d'une existence flottante s'ouvrant à elle-même,

l'immensité des océans, le mouvement des étoiles,
            quand des formes colorées libèrent du joug du préconçu.

 

*

 

 

              CUBIST BOREDOM

 

Rectangular pieces of whitewashed wall salute themselves,
             unroll their bristled flanks, grove of alabaster

stretching skyward through another plane of white,
             wide and multiplied by undivided stillness,

colorless slabs of tedious ticking,
             and nowhere do I see a face of time,

a trace of movement, drip or list,
             no reminder there is nothing to remember

and nothing can appear as sideways squares unfolded,
             bleached-out hum that parcels self,

untouchably flattened, curveless ciphers,
             one after another, one after another.

Nothing moves, nothing else exists outside
             of countless dreary, broken forms.

 

*

 

CUBIST FEAR

 

Emerging from patches of blackness
           brutal heads and bodies lug their clothes

on shoulders hanging sideways next to them,
           rambling menace blown through streetlamp streaks,

the blinking eyes of feral cats embroider other shadows
           stalking light that freezes, splinters, soars.

Rectangular sirens blare, then fade to silence, fade to
           shouting mouthless goodbyes turning gray and brittle,

 haunted triads wince, afraid to delve a brown abyss
           of pasted magazines, of posters, strips of parchment.

Golem is a letter A that crushes other letters into dust,
           the dust is golem hiding from itself in squares,

every color I can think of flashes dreaded choking,
           flashes ghastly chilling deadly bleak unknowns.

 

*

 

CUBIST WONDER

 

It lasts a second, this wondrous jolt
            when eyes rebel against the binocular

and share a piece of time with space,
            share astonished trapezoids of joy          

pushing things together, pulling planes apart:
            blues and greens intersect at random angles,  

eyebrows raise and curve like Gothic arches,
            horizontal wrinkles cross the forehead,

lips are parting, eyelids open, mouth goes slack
            in spheres and cubes of gray and pink,

collage of creamy Delphic space that fills you
            with the warmth of fleet existence opened to itself,

the vastness of the oceans, the movement of the stars,
            as colored shapes unshackle from the preconceived.

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

`

 

 




Larry Eigner, De l’air porteur

Mai 52

 

L a r g e

 

J'ai tenté de les assembler
En contraste       Beautés que sont
maisons et soleil plat

Tombé en admiration
Monde de
       l'esprit

car la joie serait-elle à jamais
non continuelle           Pluie
et arbres
       étoiles étangs gutturaux

                          Accroissement de l'impact

Et ils se font pourtant familiers
                          ailleurs la crue a commencé

 

Pour cette traversée chronologique des « Collected Poems » de Larry Eigner, l’éditeur a choisi une police de caractère de type « courrier », comme si cela sortait de la machine à écrire de l’auteur, une Royal Manual de 1940. Infirme moteur depuis sa naissance, il a ainsi écrit toute son œuvre signe après signe, dans la véranda de ses parents.

L’introduction de Martin Richet fait deux pages. Précise, rapide, efficace, elle donne le carburant qu’il faut pour s’aventurer dans une œuvre peu connue — on les aimerait toutes ainsi ! Cette note de lecture s’y référe.

 

(…)

ce qui se voit là
                                le poteau le coin
                 la face la lune la tranche
                          le soleil
                      saisir l’ombre la lumière

un écran
       lâche

c’était une de ces tempêtes de neige, une
sur l’autre

                   l’ombre du jour
                            lent
                            passe

         les mouettes qui volent par ici
                                     gouvernail d’équilibre (…)

 

Rien, il ne se passe rien. Un monde qui s’éclaire par éclats successifs. Un dieu clignotant ? Un homme qui cille devant le jour trop grand ?

On pense à William Carlos Williams, qui admira le premier livre d’Eigner, et aux poètes objectivistes comme George Oppen. Il n’est pas vain, me semble-t-il, d’observer une concomitance avec les études linguistiques de Bloomfield et son analyse distributionnelle. D’un point de vue strictement esthétique, je sens le même goût pour la segmentation des énoncés, pour ces mots égrainés qui semblent l’un après l’autre, presque matériellement, choisis au sein d’un vaste paradigme.

Mais c’est surtout d’Olson que Martin Richet rapproche Eigner, Olson et sa conception du vers projectif : une poésie basé sur le souffle du poète, entraînant une construction à partir des sons et des liens entre les sensations plutôt que sur la syntaxe et la logique.

On a la chance, grâce aux vertus de You Tube, d’avoir accès à une courte vidéo où Eigner circule dans son écritoire tout hérissé de feuilles A4 et où, après une tremblante introduction de la feuille vierge dans le rouleau de la machine, ses doigts indociles cherchent et frappent chaque lettre du poème pendant que la voix, qu’il va extraire au plus profond de lui-même, lance un à un, vers la lumière de la véranda, les mots qu’il est en train d’écrire comme autant de bang promis à s’étendre dans l’univers.

J’ai trouvé là la confirmation d’une première impression de lecture, le côté singulièrement physique de la poésie de Larry Eigner, sa grammaire-combat, jamais pour détruire mais pour attraper, célébrer le monde dans un élan chaque fois recommencé. Un geste que la poésie réalise à la place des muscles. Une tragédie vitale.

 

       L’amour

plus profond que la parole

                                    à quoi est-ce

                 que la parole peut donner forme

       Rien que le réel, ce

                          lieu réel

                 où vit chacun

.

                          j’ai assez chaud

                                    face au soleil

 

Cette poésie fait réfléchir en outre sur ce que le « style classique », — syntaxique et logique —, doit à la « validité », condition considérée si normale qu’elle ne fait que rarement l’objet d’un questionnement, tout comme la santé souvent confondue avec une absence de sensation corporelle… Et, en conséquence, elle nous parle aussi de la technique, si décriée par les tenants réactionnaires des anciennes modalités d’écriture. Laquelle technique affirme ici son côté secourable, charitable, et d’abord créatif. D’où ce choix éditorial (décidé par l’éditeur américain) qui donne l’impression de tenir dans ses mains « la calligraphie mécanique de l’auteur ».

De même que c’est par la radio que Larry, tellement isolé qu’en d’autre temps il n’eût peut-être pas accédé à sa créativité, entendit une âme sœur dans la voix de Cid Corman en train de dire que « peu de poètes ont compris ce que la radio pouvait aujourd’hui (…) c’est le mot énoncé qui y est, à juste titre, mis en avant, qui éprouve l’imagination de l’écrivain et de l’auditeur et ravive l’exigence d’un engagement oral — aural du vers, et c’est le grand public qui fait l’expérience du poème ».

Ainsi, ces mots prononcés en 1949 nous permettent de jeter un regard plus juste sur la modernité poétique américaine, moins par son côté wild man on the road — remugle du romantisme hollywoodien —, que celui de l’expérience verbale vivante des amphis galvanisés par Ginzberg et l’imprégnation de l’écrit par la voix humaine revenue au premier plan.

 




L’Ecran et autres poèmes

traduction Marilyne Bertoncini

 

L'écran.

 

- 1 -

 

Elle écrit : Je travaille maintenant pour un centre de recherche. Je suis stagiaire.
Pas payée, mais une référence possible et un plus pour le CV.
J'ai mon propre badge. Je le présente au scanner.
Les grilles s'ouvrent d'elles-mêmes.

Les vitres sont teintées et la lumière filtrée.
Tout la journée, nous poussons le long des couloirs de gazon
synthétique des chariots débordants d'imprimés : sécheresse,
Kiribati submergé, Bangladesh inondé.

Il y a un écran qu'on peut toucher, froid comme une hanche d'amant,
et qui peut prédire le futur.

La fatigue de ce travail dépasse l'entendement.

On télécharge la modélisation de la fonte des Himalayas,
du Gange et du Yalu, qui irriguent un milliard de cultivateurs,
qui s'épuisent à gratter la poussière.

Il y a d'autres prédictions, mais on n'y a pas accès.

Parfois, même ici on peut percevoir la rumeur du trafic.

Une fois, je jure que j'ai entendu un moineau. Peut-être
un signal numérique dans la musique d'ambiance.

 

 

- 2 -

 

Enfant, je faisais un rêve récurrent.
Je m'habillais pour l'école méthodiquement.
Je venais d'apprendre à boutonner dans le miroir des grands
où chacun de mes gestes me faisait face.

Ma mère m'avait montré comment attendre au feu
et croire que le bus sur le panneau
allait vraiment arriver, bruyant et plein d'étrangers.
J'arrivais aux portes cloutées de cuivre juste pour la sonnerie.
J'aidais le maître à battre les effaceurs, la poussière
m'étouffait, sauf que non, je comprenais
que j'étais encore dans le rêve. J'avais oublié de me réveiller.
Il fallait que j'y retourne pour trouver comment, pas d'indice
sauf la souffrance, ou la main douce de ma mère
qui sentait l'échalotte et l'eau de cologne.

Mais maintenant, si je retourne, c'est aux simulations
et au vent qui bouge à travers l'écran
à trois miles par minute.

 

*

 

Les Codes

Command v/ Bradley Manning.

 

Parce que j'ai volé les codes, il me font dormir nu.
A dix-neuf heures, deux agents me prennent  chemise,
pantalon, caleçon – je n'ai jamais porté ni lacets ni ceinture.
Leurs yeux brûlent derrière d'identiques masques de ski
mais ils ne me parlent, ni ne me touchent ou me regardent.
Peut-être que s'ils le faisaient, ils ne pourraient plus faire l'amour
avec leurs petites amies en ville. Ou bien ils ont des ordres.
Ils portent des gants de latex blanc et leur bottes
sont enveloppées de cellophane. L'un a des tongs. J'obtiens un drap,
mais le soir je le laisse tomber et reste nu au garde-à-vous
à l'extérieur de la porte d'acier triple épaisseur. L'un d'eux me garde
avec un Glock dégainé, l'autre fouille ma cellule,
bien qu'il n'y ait rien, une planche, une latrine.
Sous certains angles, il met la main sur la caméra
pour ne pas être reconnu dans mille ans d'ici.
Je devine ça, je ne peux pas me concentrer, mes yeux sont en avant.
Vous verrez la spirale d'une empreinte de pouce, une tache de cheveux,

puis l'enregistrement montrera mon sexe qui pendouille, mon ventre pâle,
les épais ongles jaunes de mes orteils, parce que j'ai volé les codes.

 

 

*

 

Quand les morts apparaissent dans les rêves

 

- 1 -

 

Elle lève la main.
Plus de marchandage !
Assez de récriminations !

Elle me laisse la toucher
sur un ourlet ou un poignet.

Elle a toute la majesté de la mort
et la réticence des rêves.

 

 

- 2 -

 

On est en août dans cette ville,
chaque fois que je marche dans ces rues tranquilles.

Un petit hôtel où vous pourriez passer
une nuit avec une amante, connaître le bonheur,
promettre le mariage, vous quereller, vous séparer.

Une maison vide où vous pourriez vous ligaturer
et vous piquer avec une aiguille de blanche.

Une ruelle où dormir tard
et vous réveiller avec le cerveau qui bat
comme des cloches, absurdement désacordées.

Et chaque porte fermée,
avec un panneau de carton : FERMÉ.

 

 

- 3 -

 

Soir permanent dans ce parc ceint de murs.

Elle est là qui attend
avec les explications toute prêtes :
Pourquoi G permet-il E?
Raul à 16h, des lignes sur le miroir,
l'hallucination inflexible, suicide?

Mais comme elle me donne les réponses
elles se fondent en une seule voyelle.

Maintenant elle dessine un diagramme
avec son ombrelle dans la boue
et tout est illustré :
comment rompre le contrat,
la recette de sauce pour le canard,
pourquoi mettre un penny fleur-de-coin
dans un vase de tulipes coupées.

Je regarde attentivement mais vois
juste une fourmi effrayée, et une spore de moisissure.

Et maintenant elle se retourne.

 

- 3 -

 

L'adage dit : toutes les choses
sont vides de substance, même la substance.
Même les rêves, même le vide.

Mais vous pouvez toujours vous dresser
dans le châssis de la haute fenêtre laissant la brise
vous toucher et emplir votre esprit
de l'odeur forte du savon de marseille
et du pain cuit à l'aube.

 

 

*

 

The Screen

 

1

 

She writes: I work at a think tank now. I’m an intern.
No pay, but a possible reference and resumé credit.
I have my own badge. I hold it to the scanner.
The gates open of their own accord.

The windows are tinted and the light filtered.
All day down the astro-turf corridors we wheel
carts overflowing with print-outs: drought,
Kiribati overwhelmed, Bangladesh flooded.

There is a screen you may touch, cold as a lover’s hip,
and it will tell you the future.

The fatigue of this labor is beyond belief.

We download the model of the Himalayas melting,
the Ganges and Yalu rivers, that irrigate a billion farmers,
petering out to a scratch in dust.

There are further predictions, but we can’t access them.

Sometimes even here you can sense the hum of traffic.

Once I swear I heard a sparrow. Perhaps
it was a digital cue in the background music.

 

 

2

 

When I was a child, I had a recurring dream.
I dressed for school methodically.
I had just learned to button in the grownup mirror
where each of my gestures countered me.

My mother had shown me how to wait at the sign
and trust the bus emblazoned on the shield
would actually arrive, loud and full of strangers.
I came to the brass-shod doors just at the bell.
I helped the teacher beat the erasers, the dust
choked me, except it did not, I realized
I was still deep in the dream. I had forgotten to wake.
I had to go back and find out how, no clue
except suffering, or else my mother’s gentle hand
that smelled of shallots and cologne.

But now if I go back it is to the simulations
and the wind that moves across the screen
at three miles per minute.

 

*

 

The Codes

Command v. Bradley Manning

 

Because I stole the codes, they make me sleep naked.
At nineteen hours, two agents collect my shirt,
pants, shorts–-I had never had laces or a belt.
Their eyes burn behind identical ski masks
but they never speak, touch, or look at me.
Perhaps if they did, they couldn’t make love
to their girlfriends in the city. Or they have orders.
They wear white latex gloves and their boots
are wrapped in cellophane. One has tongs. I get a sheet,
but at dawn I give it up and stand nude at attention
outside the triple-ply steel door. One guards me
with a drawn Glock, the other searches my cell,
though there is nothing, a board, a slop-hole.
At certain angles he puts his hand over the camera
so he won’t be recognized a thousand years from now.
I guess this, I can’t focus, my eyes are forward.
You will see a whorled thumb print, a smudge of hair,
then the tape will show my dangling sex, my pale belly,
my thick yellow toenail, because I stole the codes.

 

 

*

 

When The Dead Appear In Dreams

 

1

She holds up her hand.
No more bargaining!
Enough recriminations!

She lets me touch her
on a hem or a cuff.

She has all the majesty of death
and the reticence of dreams.

 

2

It’s August in that city,
every time I walk those quiet streets.

A little hotel where you might spend
a night with a lover, know happiness,
promise marriage, quarrel, part.

A vacant house where you might tie off
and shoot up with a milky needle.

An alley in which to sleep late
and wake with a throbbing mind
to church bells, strangely off-key.

And every door locked,
with a cardboard sign: LOCKED.

 

3

Always evening in that walled park.

She’s there waiting
with the explanations prepared:
Why does G permit E?
Raul at 4AM, lines on a mirror,
the adamant hallucination, suicide?

But as she gives me the answers
they merge in a single vowel.

Now she’s drawing a diagram
with her umbrella in the dirt
illustrating everything:
how the contract breaks down,
the recipe for duck sauce,
why to put a fresh-minted penny
in a vase with cut tulips.

I look closely but see
only a scared ant, a mold spore.

And now she turns.

 

 

3

The teaching says: all things
are empty of self, even the self.
Even dreams, even emptiness.

But you can still stand
in the high window and let the breeze
touch you and fill your mind
with the tang of laundry soap
and bread baked at daybreak.

 

 

 

 

 

 




Neil Shepard

Neil Shepard’s sixth and seventh books of poetry were both published in 2015: Hominid Up (Salmon Poetry, Ireland) and a full collection of poems and photographs, Vermont Exit Ramps II, (Green Writers Press, Vermont). His poems appear online at Poetry Daily, Verse Daily, and Poem-A-Day (from the Academy of American Poets), as well as in several hundred literary magazines. He taught for many years in the low-residency MFA Program at Wilkes University (PA), as well as in the BFA writing program at Johnson State College in Vermont, and he edited the literary magazine Green Mountains Review for a quarter-century. These days, he teaches at Poets House in Manhattan.




D. Nurkse

D. Nurkse is a poet from Brooklyn. Nurkse has taught workshops at Rikers Island, and his poems about prison life appeared in The American Poetry Review, Evergreen Review, The New Yorker, and other magazines. He has taught at Columbia University, and is currently on the faculty at Sarah Lawrence College. He has translated anonymous medieval and flamenco Spanish lyric poems and has written about the Spanish pastoral poems by contemporary Giannina Braschi. He has published nine books of poetry. Alfred A. Knopf is his publisher




June Jordan

June Jordan (1936 – 2002) était poétesse, activiste, journaliste, essayiste et enseignante ; elle s’identifiait comme bisexuelle dans ses écrits. Elle est née à Harlem en 1936, de parents migrants jamaïquains, qui l’ont élevée dans la section de Bedford-Stuyvesant de Brooklyn. Jordan était active dans la lutte pour les droits civiques, féministe, pacifiste et dans les mouvements lesbiens et gays. Tôt dans sa carrière, elle a aussi étudié l’architecture et le design. Elle a été l’auteure de plus de vingt-cinq œuvres majeures de poésie, fiction et essais, ainsi que de nombreux livres pour enfants. Elle a écrit des paroles souvent pour d’autres musiciens, ainsi que des pièces de théâtre et des comédies musicales. Son travail de journalisme a été largement publié dans les magazines et les journaux du monde entier, et elle était chroniqueuse régulière pour The Progressive.

 

____________________

http://www.cases-rebelles.org/june-jordan-en-quatre-poemes/




Hettie Jones

Hettie Jones, née Cohen, vit le jour à Brooklyn en 1934 et suivit les cours au collège Mary Washington avant d'obtenir un BA de théâtre à l'université de Virginie et poursuivre des études à l'université Columbia.
Son premier recueil de poésie, Drive (Hanging Loose Press, 1997), fut sélectionné par Naomi Shibab Nye pour revoir le prix Norma Farber du Premier Livre attribué par la Poetry Society of America. Elle est aussi l'auteure de How I became Hettie Jone (1990) qui témoigne de la scène littéraire à l'époque de la Beat Generation, ainsi que de son mariage avec LeRoi Jones/Amiri Baraka (1958-1966), et de Big Star Fallin' Mama ; five women in Black Music (1974) ainsi que de livres pour enfants.

Avec Leroi Jones elle fonda Yugen (1957-1963), qui publia William Burroughs, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Philip Whalen, et bien d'autres. Elle a aussi lancé Totem Press, qui a publié des poètes comme Ginsberg, Gregory Corso, Frank O'Hara, Edward Dorn et Gary Snyder.

Elle s'implique toujours dans le comité du Pen américain pour l'écriture dans les prisons, et mène un atelier d'écriture au centre de correction pour femmes de l'état de New-York, à Bedford Hills.

Hettie Jones vit à NYC et enseigne à The New School.




Lawrence Joseph

Poète arabo-américain issu d’imigrés catholiques syriens et libanais, Lawrence Joseph est né à Detroit en 1948. Après des études de littérature anglaise, puis des études juridiques, il fait ses premières armes à la Cour Suprême du Michigan, avant d’enseigner le droit à l’Université de Détroit. Installé à  New York en 1981, il  enseigne le droit à St John’s University Law School depuis 1987. Egalement chroniqueur et conférencier, lawrence Joseph est aujourd’hui une figure littéraire considérée par ses pairs comme l’un des poètes les plus brillants de sa génération, ce dont témoignent sa présence dans The Oxford Book of American Poetry ainsi que l’acquisition de ses documents personnels et littéraires par la prestigieuse bibliothèque de l’Université du Michigan.

 

Lawrence Joseph a été traduit en allemand, arabe, hébreu et espagnol. En France, ses poèmes ont été publiés dans les revues Siècle 21, Europe, Mâche-Laurier, Confluences Poétiques et la revue en ligne Poezibao. Traduit par Catherine Pierre-Bon qui travaille en collaboration étroite avec l’auteur depuis 1993, le recueil Sous nos yeux (Before our Eyes) a été publié aux éditions Pétra, Collection Voix d’Ailleurs, en 2015.
 

Ses ouvrages sont publiés aux Editions Farrar, Straus and Giroux : Into It (2005), Before our Eyes (1993), Curriculum Vitae (1988), Shouting at No One (1983) – ont fait l’objet d’une réédition en 2005 sous le titre Codes, Precepts, Biases and Taboos (2005). Chez le même éditeur on lui doit aussi Lawyerland (1997), un ouvrage de non-fiction qui offre une vision à la fois drôle et cynique de la ville de New York et Downtown Manhattan où il vit aujourd’hui. Citons aussi The Game Changed : Essays and Other Prose (University of Michigan Press, 2011).