Quincy Troupe

Quincy Troupe a écrit vingt livres, dont dix recueils de poésie et trois livres pour enfants. Il a reçu de nombreux prix, dont le Prix Paterson for Sustained Literary Achievement, le prix de poésie Milt Kessler, en 2003, puis en 2005 le Prix Barnes & Noble Writers for Writers proposé par Poets & Writers, et enfin trois autres prix : l’American Book, le Prix Gwendolyn Brooks Poetry en 2014 et, la même année, le Prix Lifetime Achievement décerné par Furious Flowers. Ses écrits ont été traduits en plus de trente langues. En 2002, il a été nommé poète officiel de l’État de Californie. Le plus récent recueil poétique publié de Quincy Troupe est Errançities (2012). En ce moment, il travaille à deux nouveaux recueils de poésie, Seduction, ainsi qu’un poème-livre intitulé Ghost voices. Il est également en train d’achever un roman, The Legacy of Charlie Footman ; des mémoires, Between Changes: The Accordion Years ; mais également un livre de prose non fictionnel. Quincy Troupe est l’auteur, avec Miles Davis, de Autobiography ; avec Earl Monroe, de Earl the Pearl ; de The Pursuit of Happyness, avec Chris Gardner ; et il est l’éditeur du livre de James Baldwin: The legacy et co-éditeur (avec Rainer Schulte) de Giant Talk; An Anthology of Third World Literature. Quincy Troupe a également écrit Miles and me, recueil de souvenirs de son amitié avec Miles Davis, qui doit faire l’objet, fin 2018 ou début 2019, d’un film dont il a rédigé le scenario. Quincy Troupe est Professeur émérite de l’Université de San Diego, en Californie, il publie la revue Black Renaissance Noire, à New York University, et vit à New York, à Harlem, avec sa femme Margaret.




James A. Emanuel

James Andrew Emanuel, qui n’était pas peu fier de dire qu’il venait du Nebraska, est né en 1921 à Alliance. Il a quatre frères et deux sœurs et se sent pleinement fils de l’Ouest. Il entame des études secondaires, se loue dans des ranchs, quitte définitivement sa campagne en 1939 et s’en va travailler en ville. L’intellectuel qu’il est, victime de la discrimination lors d’un examen dont on truque les résultats en sa défaveur, s’engage en 1942 et devient, à Washington, secrétaire particulier du premier Africain-Américain ayant accédé au grade de général dans l’Armée américaine. Il porte l’uniforme dans les mers du sud jusqu’en 1946. Le passage par l’armée lui ouvre les portes de l’Université : B.A. en 1950 ; M.A. en 1953 ; Ph.D. à Columbia (thèse sur Langston Hughes). Marié en 1950, père en 1954, enseignant au niveau universitaire à New York en 1957, il y gravira le rude chemin de la discrimination, insidieuse, ouverte et quotidienne, et finira par se lancer (au prix de maints déboires) dans la politique en 1966. Son anthologie, écrite en collaboration avec Theodore L. Gross : Dark Symphony ; Negro Literature in America, a fait de lui un pionnier et ouvert à une génération entière d’étudiants, à partir de 1968, un domaine jusqu’alors ignoré par les universités américaines.

Sa première œuvre poétique majeure : « Sonnet for a Writer » est publiée en 1958.

Il réside à New York et aux alentours de 1961 à 1968, milite et ne cesse de publier. Il obtient une bourse Fulbright et passe l’année scolaire 1968-69 à l’Université de Grenoble : premier changement d’air, nécessaire, bienvenu, mais dévastateur dans le domaine de sa vie privée.

Malcolm X est assassiné en 1965, année où est publié « The Negro ». James publie Panther Man en 1970.

Il passe deux ans à l’Université de Toulouse de 1971 à 1973, un an à Varsovie en 1975-76. En proie à de graves difficultés conjugales et après le suicide de son fils en 1983, il quitte définitivement les U.S.A. et s’installe à Paris. Il courra le monde et ne cessera de donner des récitals.

Les publications majeures se succédent : Black Man Abroad, 1978 ; A Chisel in the Dark : Poems Selected and New, 1980 ; A Poet’s Mind. The Broken Bowl (New and Uncollected Poems), 1983 ; Deadly James and Other Poems, 1987 ; Whole Grain: Collected Poems 1958-1989, 1991 ; JAZZ from the Haiku King, 1999 ; The Force and the Reckoning, 2001.

 

James décèdera à Paris en septembre 2013.

Message reçu après avoir annoncé le décès de James à quelqu’un qui l’avait connu à Londres et à Paris :

 

Cela nous attriste vraiment beaucoup. C'était quelqu'un de vraiment exceptionnel. On se souviendra, bien sûr, de son talent, de son histoire incroyable, de la douleur qu'il portait en lui, et de bien d'autres choses, mais aussi de sa modestie, de son sens de l'humour, de sa délicatesse.  Il avait la classe, comme on dit.  They just don't make them like that anymore.

 

http://www.recoursaupoeme.fr/essais-chroniques/james-emanuel-po%C3%A8mes-traduits-et-pr%C3%A9sent%C3%A9s-par-jean-migrenne/jean-migrenne

 




Alicia Ostriker

Poète et critique, Professeur Émérite (Rutgers University), Alicia Suskin Ostriker est une figure majeure de la poésie américaine.

 

Auteur de quatorze recueils, dont The Book of the Seventy (National Jewish Book Award), The Book of Life : Selected Jewish Poems, 1979-2001, et le tout récent The Old Woman, the Tulip and the Tree, Alicia Ostriker occupe actuellement les fonctions de Chancellor of the Academy of American Poets.

 

Elle a figuré deux fois au nombre des finalistes du National Book Award et reçu pratiquement tous les autres prix littéraires. Ses essais magistraux font date dans l’histoire de la poésie féminine américaine : Stealing the Language: The Emergence of Women’s Poetry in America, 1986, tout autant qu’ils libèrent les thèmes bibliques des blocages et tabous fondamentalistes : For the Love of God; The Bible as an Open Book, 2007.

 

Waiting for the Light, son dernier recueil de poèmes, la recentre à New York où elle demeure maintenant à plein temps.

 

Joyce Carol Oates a écrit, en substance : Aujourd’hui, l’approche iconoclaste de ses essais comme de ses poèmes, a élevé Alicia Ostriker au rang de ceux et de celles qui, rares, remettent brillamment en cause les critères et système de pensée qui sont les nôtres. C’est une clef indispensable pour qui voudrait comprendre l’Amérique que nous constituons.

 

http://www.recoursaupoeme.fr/essais-chroniques/alicia-ostriker-choix-de-po%C3%A8mes-traduits-et-pr%C3%A9sent%C3%A9s-par-jean-migrenne/jean




Journal d’une guerre, de Mérédith Le Dez

Journal d’une guerre est le troisième livre de l’auteure publié aux éditions Folle Avoine. On est impressionné, avant même de l’ouvrir, par la beauté de l’objet : la couleur de la couverture, le papier… L’éditeur utilise encore la typographie au plomb, ce qui est devenu plutôt rare.

Mérédith Le Dez vient de mettre un terme à l’aventure MLD (la belle maison qu’elle a fait naître et dont il a été question dans ce magazine, à l’occasion de la parution du recueil de Dominique Sorrente notamment, C’est bien ici la terre, en 2012), mais elle n’en a pas fini avec la poésie, fort heureusement.

Dans ce Journal d’une guerre, tout est guerre, jusqu’à la jonquille qui poignarde l’hiver. Mais la guerre est surtout intérieure. On pense évidemment à La Guerre Sainte de René Daumal. Et pas seulement à La Guerre Sainte. Aux lettres qu’il a écrites aussi. Celle datée de mi-octobre 1932, adressée à André Rolland de Renéville par exemple : « Ce n’est pas le cœur qui est trop jeune, c’est la tête qui est trop vieille. Si nous étions du même âge, dans mon bateau, si nous étions tous des sauvages, dans ma carcasse, les beaux miracles que je ferais ! » Les hommes dont nous parle Mérédith Le Dez sont ses propres pensées, ses doutes, sa volonté de croire encore, d’avoir confiance en ce qui vient. Certes, en apparence, ce n’est pas l’auteure qui s’adresse à nous :

 

Je ne suis toujours pas mort aujourd’hui

 

C’est un homme qui, à la tête de ses troupes, ne se souvient plus de la raison du conflit ; mais c’est elle néanmoins, elle aussi. Lui nous raconte la boue, les blessures, les amputations ; elle évoque ce qui se joue au plus profond de son être.

 

il y a dans mon crâne
des officiers ivres et blêmes
des sergents affamés
et la cavalerie des fantômes
qui se cherchent une épaisseur
une laine même mitée
à mettre sur l’épaule des nuits

 

La mort des soldats renvoie à notre vide intérieur, à la nuit et au désert intérieurs, à notre sentiment d’être anéanti ; les tranchées et les baïonnettes, à la guerre qui se joue en nous et à cet ennemi que nous sommes, qui nous empêche d’avancer.

René Daumal aussi, dans La Guerre Sainte, parle de la « multitude des ennemis » qu’il héberge au plus profond de lui : « Il y a des traîtres dans la maison, mais ils ont des mines d’amis ».

D’autres ponts peuvent être jetés entre les deux poètes. Quand Mérédith Le Dez écrit 

 

et puis tout à coup
arrêtés au bord du monde
frappés de stupeur
ils furent
mes soldats
mes doux soldats bruns
mes brutes rompues
à tous les crimes
penchés sur le spectacle
de l’horreur
et avec eux je tremblais
nous étions
face au miroir

 

nous ne pouvons nous empêcher de penser que la métaphore du miroir est présente aussi dans le texte de Daumal : « […] il faut être soi-même, et aimer se voir, tel qu’on est. Il faut avoir brisé les miroirs menteurs […]. Et cela, c’est le but et la fin de la guerre, et la guerre est à peine commencée, il y a encore des masques à arracher. »

Cependant dans Journal d’une guerre, l’horreur à l’extérieur, reflet de ce qui se joue au plus profond de nous, occupe une place centrale. Le poème de René Daumal a été écrit au printemps 1940, alors que la guerre faisait rage, mais René Daumal tourne le dos à cette guerre, pour se concentrer sur son intériorité. Les yeux de Mérédith Le Dez, eux, vont et viennent de l’un à l’autre. En cela, les deux poèmes sont très différents. On pourrait être tenté d’ajouter que, contrairement à René Daumal, Mérédith Le Dez n’entend pas les bombes siffler au-dessus de sa tête. L’époque est certes bien différente. En apparence tout du moins. La guerre fait rage encore. La liste des pays en guerre est longue sur plusieurs continents. Et certaines de nos usines sont encore des usines d’armement. Mérédith Le Dez parle de ces conflits qui naissent ici et là, font le tour du monde inlassablement.




3 JUIN — n°175 — Recours au Poème : SOMMAIRE

 

 

Focus : 
Une poésie par le chemin d'une voix irremplaçable, à propos des Elégies de Bierville de Carles Riba, par Didier Ayres

 

Rencontre :

Trois questions à J-C Morera, par Eric Pistouley

 

Poèmes

Laurent Maindon

Carino Bucciarelli

Jeanne Sétian

Nadia Gilard

Thomas Demoulin

Eve de Laudec

Sophie Brassart

 

Chroniques & essais

Au pied levé sur l'écriture spirite - Hugo s'attable, par Thomas Demoulin

La nouvelle poésie mexicaine, par Lucien Wasselin

MEXICO 20, une flânerie à travers la poésie contemporaine mexicaine, par Jean-Christophe Belleveaux

Le livre somme d’un enfant de Chine, devenu poète-goûteur de miel en Occident, sur François Cheng, par Olivia Elias

Entre poésie et philosophie (6) - Antonio Porchia et l'enfance -, par Yves Humann

PING-PONG : La Dernière Oeuvre de Phidias, une lecture personnelle de Jean-Luc Proulx

Amont dévers 4 La poésie, le disparaissant… par Jean-Charles Vegliante

 

Revues et collections :

POSSIBLES, et INFINIE GÉO-LOCALISATION DU DOUTE n° 2 & 3, par Lucien Wasselin

Tombeau de Jointure (100), par Lucien Wasselin

 

Critiques

Il y a des choses que non, de Claude Ber, par  Marie-Hélène Prouteau

  1. Arthur Rimbaud Paul Verlaine – Un concert d’enfers , par Xavier Bordes

Marina Skalova, Atemnot (Souffle court), par Félix de Montety

Fil de lectures de Jeanne Hervé, autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine, Jasna Samic

Antoine Choplin, Olivier Deschizeaux, dans la collection Lorpiment, par Denis Heudré

Une lumière venue du fleuve, de Leandro Calle, par Marie-Christine Masset

 

Ordre de marche, d’Eric Duvoisin, pa




Eric DUVOISIN, Ordre de marche

 

 

En avant, route !

 

C'est un curieux livre, dont on ne perçoit pas tout de suite l'unité, la nécessité de juxtaposer ces quatre parties, plutôt une sorte de créature couturée à la Frankenstein, les différents éléments gardant leur indiscutable indépendance, participant néanmoins d'un tout, fût-il désarticulé et dérangeant. Ça me va. Cela s'appelle Ordre de marche (éditions Samizdat, Genève, 2016). Peut-on l'éclairer à l'aide de la prosopopée rimbaldienne, « Démocratie » (issue des fameuses « Illuminations ») que l'auteur nous propose en exergue ? J'en reproduis ici l'intégralité (en lui restituant tous les guillemets qu'y avait mis Rimbaud, ce qui fait particulièrement sens, suggérant que nous avons affaire à une parole sinon collective, du moins provenant de plusieurs individus, soldats, parlant au nom d'une masse, d'un corps dont ils sont une partie) :

 

« Démocratie

 Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route ! »

 

On se place donc d'emblée dans une ambiance militaire qui sera confirmée à divers titres par la suite. Ce ne sera pas le propos de la première partie, intitulée « Résidences secondaires » dont on nous dit qu'elle a été initialement publiée dans un numéro de la revue Archipel consacré au « Jardin dans la ville ». L'auteur la subdivise en deux sous ensembles, le n° 1 – c'est son titre – s'attachant au paysage des cimetières, le n° 2 à celui des bordures d'autoroutes. On aura à chaque fois, un petit pavé de prose sur la page de droite et sur la page de gauche l'architecture plus convenue d'un poème  sans ponctuation, avec retour à la ligne. L'univers de la soldatesque semble pourtant affleurer :« Tout baigne dans une odeur de buis et de lierre, de pelouses fraîchement réglementaires. » avec ce dernier adjectif, ou encore : « Plus de sang, plus de corps à tordre / plus de linge sale / asphyxié dans ses fibres » dans cet environnement des cimetières où « Certains viendront festoyer sur les tombes, buvant goulûment à la santé de la tribu » ; de même, concernant les parcelles cultivées en fin de semaine au long des autoroutes, par des citadins de toutes origines : « Et flottent au vent les appartenances, bannières nationales comme autant de filiations affirmées ou fantasmées. ».

La deuxième partie, ne serait-ce que par son titre fait plus directement allusion à l'armée : « Le grand corps ». C'est sans doute plus largement à tous les moules, tous les codes, tous les embrigadements, y compris ceux qu'on s'inflige à soi-même (jusque dans l'usage que l'on fait de la langue, en écriture) que Eric Duvoisin fait allusion. A l'appartenance, consentie ou non, obligée « Crosses et crânes, on nous vaccine. Tout cela paraît bien innocent mais on ne peut s'empêcher d'observer, dans les coutumes du grand corps, une digestion lente qui mène à l'absorption complète de soi – obèse cellule de foule. » ; le poète vaudois semble avoir été marqué par la conscription dans l'armée suisse, aux aspects probablement comparables dans ses rites et conventions, à ce que fut celle qui existait encore en France il n'y a pas si longtemps.

 

« Le néant a un goût d'urine, Peinture décrépie, mégot froid : sur les parois des petits coins, pullulent les effusions lascives, fleurissent les grappes d'injures. Ailleurs, on se pollue sous le nimbe des néons. Tout cela a des relents de désirs soustraits, de colères rentrées, Ici rien ne se digère tout implose en logorrhées, en glose sur la misère de l'intime.

A travers les lézardes du grand corps, glotte s'étrangle en slogans.

Apnée de pin-up. »

 

S'il est une révolte, un désespoir, à rapprocher du poème « Démocratie » cité en ouverture, de multiples extraits pourraient en être exemples : « Ogre à bâtir du rien, orgiaque obéissance. », « Hirsute, tout est retrouvé. » (Quoi ? - L'éternité.) et cette entière deuxième partie qui commence par « ..mais l'abcès attend de crever, civilement. », développe en onze textes brefs « L'intime alignement, au garde-à-vous », de manière à la fois sensible et caustique, jusqu'à conclure « L'abcès a crevé. »

La troisième partie , « Bouche bée » a pour exergue les mots de Beckett dans « Fin de partie » : « Tu te crois un morceau, hein ? / Non, mille » et l'argument est posé dès le premier texte.

 

« De la bouche tous les possibles : un monde de sons, de phonèmes à former musculairement ; la soufflerie des langues isole, fragmente et recompose : ma langue. Sifflantes, fricatives et nasales résonnent dans la grotte, du magma primal s'organise l'orchestre buccal. Des origines va vers le sens, de l'exil vers les signes, et nous différencie de l'animal. L'articulation est le squelette de l'humanité. La parole, son certificat d'authenticité. »

 

Cent mille milliards de poèmes, façon Raymond Queneau, ou plus encore des yotta-combinaisons, une profusion vertigineuse de possibles. Tout cela s'organisant organiquement, sémantiquement, pour une parole qui permettra (permettrait?) une expression et une communication d'une richesse infinie, une parole qui nous met donc en marge du territoire animal dépourvu de cette « ingénierie langagière ». Pourtant, dans cette troisième division de son recueil, Eric Duvoisin va non seulement questionner cette langue construite, notre apanage – allant jusqu'à pervertir son message initial, par l'introduction quasi systématique dans son texte de références à l'animal, ou jouant du champ lexical y attaché – mais de surcroît décliner de troublantes intersections. « Il vaudrait mieux s'attaquer au langage, le charcuter : épeler un mot, peler les animaux, Et épicer cette viande d'images. » Et finalement, on aura le sentiment, que hors cette fameuse parole articulée, peu sépare l'homme de l'animal et que derrière le petit masque d'hermétisme de ces textes, se cache une virulente condamnation de la boucherie que l'humain continue de perpétrer contre les animaux. Description terrible par exemple de la tuerie d'un cochon, vécue durant l'enfance, « Père et oncles, à entamer le goret : qui gigote, qui couine, qui s'abat au sol. » sans doute fondatrice de ce rapport au texte, à la viande, « Une tête qui roule comme trois points de suspension... ». Pire, cette parole, qui fonde la séparation et autorise le carnage, est durement mise en cause.

 

« Et tout reprendre à zéro, avec le b.a-ba des syllabes, reconstruire les tissus, sur lesquels à nouveau se fier. Dégager, retrouver de l'allant, de l'allure, de l'haleine – ne plus rien étreindre, garder l'attente dans les yeux, n'articuler que cet intime écart – le silence des mots – entre la bête et soi. »

 

On nous signale en fin d'ouvrage que trois de ces fragments d'écriture ont été inspirés par Into One-Another, cycle de sculptures et dessins de l'artiste flamande Berlinde de Bruyckere. Le lecteur curieux ira voir sur le Net les œuvres en question qui ne sont pas sans rappeler Francis Bacon pour l'aspect pictural torturé ; les sculptures ont la même apparence douloureuse, cette « présence organique » qu'évoque l'auteur, celle-là même qui nous rapproche de l'animal.

Conscrits du bon vouloir, comme l'écrivait l'énigmatique et ironique Rimbaud, nous arrivons avec « Black Belize » à la dernière partie du recueil. Au début des années 90, j'ai traversé ce pays d'Amérique centrale dont la devise est « Sub umbra floreo » (« Je fleuris à l'ombre »). L'auteur nous en restitue sa vision de « Brusques tropiques » avec sa façon particulière d'images :

 

« Au matin, un amas d'ailes, masse de cils palpitant dans le ciel d'appétit : rejets carnés d'usine. Au bord de la piste, rut de flèches, kamikazes dans l'air aiguisent les becs, Tout autour se bataillent à coups de couteaux secs, le papier sombre du ciel. Saturé de traits, toi-même est proie et rapace, Les beaux paysages : du linge lavé et repassé. Seuls quelques-uns laisseront une trace dans les souvenirs, acides comme une cicatrice. »

 

On sent, jusque dans cette poignée d'instantanés, le rêve déçu d'un mercenaire écœuré, d'un aventurier du langage plus que de l'exploration géographique, malgré les cannes à sucre ou les sacs d'amulettes : « Peu importe le fuseau horaire, notre marche forcée à la syncope. » ; le soldat avance, avec son paquetage hétéroclite et j'oserais bien en conclusion un verbe qui ressemble à cet assemblage : n'a-t-il pas cherché à nous... dérouter ? Ou bien cette question posée en quatrième de couverture : « Mais qu'est-ce qui / nous mobilise / sans cesse ? »

 

*

 




Fil de lecture autour de Marilyne Bertoncini, Denis Emorine et Jasna Samic

 

 

« Aeonde » ? Insolite, ce mot est entendu en rêve par Marilyne Bertoncini.  Il n’est ni  onde, ni songe, ni ombre, ni aérien,  mais peut-être tout cela à la fois.  Il incite la poétesse à  nous introduire en son  théâtre d’ombres révélatrices. L’opuscule se révèle à la façon d’un rébus dispersé entre les  divers poèmes. 

L’Aeonde est  une muse- fantôme composite « errant dans les rues vides ». « L’âme » de la poétesse s’est couchée, tendre et triste, devant cet être spectral aux « ailes repliées ». La citation de Haendel placée en exergue (l’ode Alexander’s feast),  rappelle que, pour plaire à une courtisane,  le grand Alexandre  a brûlé Persépolis. D’où l’interrogation sur les incendies secrets recélés dans le recueil.

La sensibilité aiguë de l’auteure se signale par le placement de nombreux  adjectifs avant  les  substantifs auxquels ils se rapportent.  Ils frappent  ainsi le lecteur de plein fouet : « grenu grésil », « mercurielle floraison », « anciens désastres », « fatale semeuse », « stagnante lame », « sibyllin murmure », « vives arêtes », « opaque brume », « muet fracas ». Ce dernier  reconstruit alors sa propre lecture : fatale-muet-mercurielle- opaque, etc… Autant de miroirs anciens  étamés – en quelque sorte -  par l’affliction.  Ce jeu  d’ombres et d’obscur est conforté par des mots  dont le sens réel (« obombrée »,  « anuiter »)  se mue parfois en figuré (« sibyllin »). Il en émerge un monde embruni, tout en grisaille. Les sons  l’emportent et se répètent en harmonie : pluie de suie, tourbe et tourment, aile et houle, feuille et flamme,  cendre et silence. Dans les jardins de la créatrice,  un gibet, des repentirs, des mains coupées  disent ensemble une détresse intime. Mort au vaincu, mort à toi. La clé de l’énigme est-elle là ?

 

*

 

 

Casanova et Louis II de Bavière ont été – jadis - ses inspirateurs. Le poète Denis Emorine, hanté par la durée, écrit des « mots qui font saigner le temps *». Il conçoit ce même temps  tantôt « divisé », tantôt réduit à ses extrêmes que sont les « éphémérides » ou « l’éternité ».

Dans les profondeurs  de son abîme se révèle un « labyrinthe » du coeur, dont le poète se veut « le meilleur guide ». Là, « s’étreignent »  l’amour et la mort.  Deux entités capitales. L’amour  d’abord l’emporte de « l’autre côté du monde » grâce à la présence réconfortante des femmes. Si elles sont également inspiratrices,  l’une émerge entre toutes – « Marina T. » – en deux poèmes. Il s’agit sans doute de la magnifique Tsvetaieva, cette danseuse de l’âme dont  Le ciel brûle.  Initiatrice « à la douleur infinie », cette poétesse  lui fait reconnaître son appartenance ancestrale : « Je suis russe par ta poésie ». Certes, d’autres femmes sont présentes  dans la douceur triste des mots parfois nommées (Anastasia, Anne-Virginie, etc.), parfois suggérées ou  subreptices, mais toujours captatrices. La mort ensuite qui est le terme de vie : les « stylos » du poète se brisent  alors ou  un « couple enlacé se dresse contre la destruction du monde». Néanmoins cette disparition ne le tuera pas,  il en restera ses poèmes, traces de soi. Traces inventives comme « accrocher quelques rides à la lune » .

Sans doute le créateur rêve d’immortalité, ce pourquoi il évoque en fin de son ouvrage une rencontre originelle  avec Aimé Césaire (dont le contenu littéraire/poétique n’a malheureusement pas survécu dans sa mémoire). Au demeurant, sa  présente  Fertilité de l’abîme  - oxymore ou ébauche dialectique -  est  également un écho décalé à Jachère des fertilités d’un autre poète Bernard Lefort**.

 

*Titre d’un recueil aux Editions du Cygne, 2009.

**Editions du Guetteur, 2000

 

*

 

Oui, la Bosnie et la Croatie sont des espaces culturels d’où émergent des voix singulières, littéraires ou poétiques. Celle de Jasma Samic est l’une d’elles.  Rebelle, cette poétesse bosniaque a su dénoncer le port du hidjab et les dérives islamistes. Narquoise et provocatrice, elle a osé terminer une conférence littéraire par un fougueux « Baudelaire a’ahbar » ! La fatwa islamiste qui pèse désormais sur elle impose de l’écouter autrement. 

Jasma Samic se situe dans la pensée d’Omar Khayyâm, ce poète persan qui sollicitait le bonheur un instant, celui de notre vie. L’auteure qui fait ainsi de son « lit » un rêve (titre d’un des poèmes), cherche dans le réel - de New-York à Istanbul en passant par Paris - un monde à sa mesure. Dans notre monde  où tant de livres risquent d’être réduits en « suie », elle marche « à travers la tristesse »  et entend « les hurlements des morts » (Srebenica). Certaines villes traversées émergent tantôt hantées par leurs célèbres visiteurs (Agatha Christie et Loti à Istanbul), tantôt par leurs divinités (Ahura Mazda, dieu perse de la lumière,  Dieu du Soleil ou d’ivresse, Isis et Ra à Gizeh) qui côtoient la Vierge, les Anges. Paris lui est plus qu’une simple escale : ici Saint-Germain-des-Prés, là  le Lucernaire, ici le musée des Tuileries (sans doute du jeu de Paume), là le parc Georges Brassens dont l’âne tire une charrette fleurie, ici  les puces de la Porte de Vanves, etc. Sa prédilection pour les quais de la Seine semble dire que le flux de l’eau (fleuve ou mer) lui est un apaisement. Elle convie ça et là des écrivains dans sa quête poétique (Osti, Tzvétaeva, Camus, Chateaubriand, etc.) en les mêlant à ses souvenirs personnels.

Cette errante estime que quel que soit le lieu où nous allions, « nous sommes des étrangers surtout dans notre ville natale ».  Une vision politique de l’humain e qui prend sens avec les mouvements migratoires actuels ! Se plaçant dans la lignée soufie, elle s’entoure de divinités protectrices. Au demeurant, le poème lui est « une prière ».

 

*

 

 

 

 




Nadia Gilard

 

 

Née le 11 février 1974 à Montauban, Nadia Gilard est professeur de Lettres, à Ruelle sur Touvre, près d'Angoulême. Originaire de Toulouse, elle y a fait ses études de Lettres Modernes. Elle a obtenu le concours de professeur en Lycée professionnel, elle a dû quitter Toulouse pour la Charente, une des déchirures présentes dans son écriture. Dès lors elle vit à Angoulême. Elle écrit exclusivement le genre du poème en prose.
Depuis 2009, elle est auteur aux éditions Belin, de plusieurs manuels scolaires en Lettres. 
Elle entretient une correspondance avec Leïla Sebbar, depuis plusieurs années et s’est liée d’amitié avec le poète Olivier Barbarant. 
Elle a participé en juin 2014 au marché de la poésie à Paris à l’occasion de la parution de son recueil Alice… ?
Depuis mai 2016, elle a lancé une revue littéraire et artistique, à parution aléatoire,intitulée Rrose Sélavy. 


Bibliographie 

Poèmes en prose, recueils : Mes amours blanches suivi de La Menthe (2012), Edilivre, qui a obtenu le Premier Prix Poésie au concours des Arts et Lettres en mars 2012 ; Intérieurs, en collaboration avec une artiste, Lili Plasticienne, (2013) aux éditions Julieta Cartonera, polaroids retouchés ; Alice...? (Juin 2014) aux éditions Les Vanneaux, collection Neige ; Temporalités de Lili Plasticienne, textes poétiques, Les petites éditions, mars 2015 ; Trois versets, aux éditions TARDIGRADETIONS, 2016.

Revues : Publication de poèmes en prose dans la Revue "Paysages Ecrits", numéro 24, Mars 2015, publication de poèmes dans la Revue HUIT revue astronef, numéro 5, octobre 2015 ; poèmes publiés dans la Revue Rrose Sélavy, numéro 1, avril 2016, "Idole" dans la Revue FPM, numéro 12, octobre 2016.

 

 




Marina SKALOVA, Atemnot (Souffle court)

 

 

Atemnot (souffle court) est sûrement un livre sur la faiblesse et la beauté de la traduction. Dans la vie, Skalova traduit, écrit de la poésie, du théâtre, des textes sur la littérature, entre autres choses sans doute. Elle passe une grande partie de son temps en Suisse, entre autres pays sans doute.

Son texte est translingue. Marina Skalova se promène entre deux langues. Il y a l’allemand et le français, ses « langues de travail ». Mais il y a aussi je crois la langue absente, celle qu’elle dit « maternelle », qu’elle évoque sans la nommer ni en citer un mot. On peut dire que Skalova est née à Moscou en 1988. Que son livre commence par une citation d’une autre Marina (Tsvetaeva) qui disait : « écrire des poèmes, c’est déjà traduire ». Le reste lui appartient alors on n’en sait rien.   

Son livre est tout de même très francophone : par son éditeur (Cheyne), son introduction et peut-être même sa typographie. Chaque page commence par le texte en français aligné à gauche, et continue, plus bas, avec le texte allemand, aligné à droite. Curieusement ce dernier est en italique, peut-être comme pour faire pencher un peu ce qui est étranger ou pour dire qu’on doit le caresser pour mieux l’apprivoiser. Mais au fond, en traduction, il n’y a pas d’équivalence, la douce trahison se profile toujours, alors forcément l’équilibre se dérobe parfois.

Quelques refus de la traduction à la lettre et quelques emprunts à l’autre langue se nichent ça-et-là au creux du poème pour le rappeler explicitement mais au fond l’alchimie est plus profonde que la simple citation. Ici les deux langues sont un peu l’une l’autre, s’irriguent, pompent leur sangs que le poème rend compatibles, c’est le cœur battant  de « l’imagination translingue » que décrivait Steven Kellman. Si les mots « creusent un sillon » (p.23), c’est dans « les brèches », peut-être quand « la langue se fend » (p.22). Alors les noms communs allemands n’ont pas la majuscule d’ordinaire de rigueur et les verbes français sont parfois des noms communs.

Dans le poème de Marina Skalova, « la peau se poussière » comme « on se peau » chez Loïc Demey (Je, d’un accident ou d’amour, Cheyne, 2014). Elle s’arroge à pas de loup le droit de tordre ses langues, sans y aller trop fort, sans revendiquer, mais simplement parce que parfois, il y a besoin. Est-ce le corps qui veut parler ainsi ? Après tout la langue -avant d’être cognitive et culturelle (Skalova écrit toujours die Sprache, jamais die Zunge)- n’est-elle pas anatomique ? Le poème nous glisse :

 

« Le corps est une hache
qui s’abat dans l’ombre »

 

Atemlos, c’est le titre sous lequel les germanophones ont connu A bout de souffle, de Jean-Luc Godard. « - Los » en allemand cela veut dire l’absence, qu’on n’a plus, que c’est terminé, mais  « -not » cela veut dire qu’on a besoin, que l’on n’a presque plus, qu’il faut respirer. Atemnot, (le souffle court), est-ce le souffle qui est court ou celui qui court ? Marina Skalova nous souffle à l’oreille la beauté à la fois de ce moment-là et de ce mouvement-là : ceux des corps pris dans l’apnée amoureuse, dans le leurre des mots ou dans l’errance territoriale. Avec ses frictions, ses jeux et ses silences, c’est aussi une belle histoire.

 

*

 

 

 




Chaque pierre…

 

 

Chaque pierre ramassée sur mon chemin
Devient un repère
Qui jalonne mon parcours
Traverse les frontières
Relie l’Orient à l’Occident
          L’île à la terre-mère
          Le proche et le lointain
          L’ici et l’ailleurs 

La mer a poli la matière
Qui danse
Au gré des chaos
Et des tourments de l’eau

Au loin
La lumière insoumise a brûlé
La pierre impassible
Devenue sable des déserts
Glissant entre les doigts 

Dans le creux de ma main
Dans la tiédeur du corps
L’arrondi de la pierre a trouvé son refuge
               Apaisé 
Avant de regagner
Sa liberté perdue

 

 

Puiser en Soi
Les richesses voilées de l’âme
En sommeil  depuis l’enfance
D’une vie vouée à l’effort
A l’attention à l’autre
Sans doute un désir de reconnaissance
Une quête d’amour invisible
Qui se révèle avec le temps
Pour être ce que je suis
Devenir ce que je suis

Tant que je garderai en moi
Cette capacité d’émerveillement
Qui veille dans l’intimité de Soi
N’appartient qu’à soi
Se nourrit pourtant
Du sourire de l’autre
De cette main ouverte
Qui jamais ne se crispe
Sur un chagrin du jour

Tant que je serai
Ce regard vivant
Etincelle de braise
D’un feu qui n’en finit pas
De chauffer les os et le cœur
D’une vie qui s’étend

J’apprivoiserai  les frontières
Pour ne plus avoir peur
Ne plus me réfugier dans le berceau de mes attentes
Pour accueillir seulement
Accepter sans passivité
D’être vivante
D’aimer
D’être aimée
Simplement