La Hussarde

 

 

J’ai gagné la hauteur des toits pour entendre votre rumeur, comme on respire une fleur. Dans la rue je sens bruire les étoffes de votre élégant manteau et la fumée de votre cigarette dessine des rubans blancs. Immobile, l’esprit frivole, je croise mes souliers de satin devant le ciel de craie bleu sombre.

Les façades accueillent votre ombre qui glisse et s’interrompt à chacune des fenêtres. J’écorche mes bras aux tuiles rouges. Les poussières dans le soleil constellent et encadrent votre pas. Des petits points de lumière clignotent.

Par une grande et lourde porte de bois, vous entrez, troublant le récit de mon histoire. De ma hauteur, vous avez disparu.

Une raie d’or soudain redécoupe votre visage. Un chandelier à trois branches déroule le nouveau décor. Les parfums des tapisseries s’agrafent à mes narines .

Au-delà de la longue toiture, vous embrassez tout l’espace. A votre table, dans le tremblement des trois flammes, vous écrivez. La musique m’arrive cassée, en valses saisies par le froid.

J’emploie mon ivresse à vous lire. Cachée sous le grand capuchon, vous m’emportez dans la bourrasque de la bruine glacée. De la hauteur des toits, j’ai reconnu votre parole.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Le Lecteur

 

 

Qu’en sera-t-il du lecteur
quand il se sera lu lui-même,
le verre de vin renversé sur la table
désaltérant dans un drame anodin
la nappe?
Pensera-t-il être devenu un poème
ou une note de clarinette
au milieu de la nuit?
Croira-t-il voir
dans le pied du verre couché
une lueur où tomber
tête la première
en criant ses vœux?

Il adviendra du lecteur
un grand suicide sans mort.

Une étincelle seulement survivra dans le lustre
avant qu’il ne s’endorme à sa table
le front posé sur le coude.

 

 




Deux autels

 

 

1

 

Le premier livre
commence par la mort du premier poète
et demeure non écrit.

Le dernier mot a besoin
d’une ultime signification,
mais dans la jungle ne se trouve aucun organe
afin de lui donner sens.

 

2

 

Redresse-toi devant l’autel du livre
poète-hippopotame,
bénis à gauche,
bénis à droite,
de ta main trempée d’eau sacrée,
tes enfants furieux,
affamés de paraboles.
Pourris trois cents ans
dans la terre
en compagnie de tes prophéties
et d’une phrase,
la plus chinoise entre toutes.

 

 

 




Chambre d’adulte

 

 

Toutes les chambres d’adultes
se ressemblent.
Des événements d’une exemplaire similitude
s’y succèdent:
un couple à la peau blanche et glabre
se change en un gorille,
puis redevient couple,
puis se change en une grenouille,
puis redevient couple.

Dans chaque chambre,
un enfant naît quelques semaines plus tard,
à l’intelligence aiguë,
puis se change en deux grenouilles,
puis redevient enfant,
puis se change en deux gorilles,
puis redevient enfant.

Des bruits aimables
parcourent les maisons
de haut en bas,
de bas en haut,
annonçant de nouvelles unions.

 

 




D’une même voix

 

 

Les trois fourmis en complet veston et cravate
ressemblent tant à des hommes
qu’une angoisse profonde les taraude.
« Habillons-nous en femme! »
propose l’une d’elles.
Les voilà telles trois prostituées sur le trottoir,
dont personne ne veut.
« Essayons la nudité,
c’est notre seule chance. »
Les trois fourmis se dévêtent avec circonspection
parmi une foule de citadins
qui vont, qui viennent.
« Mais nous sommes noires,
noires comme des fourmis! »
s’écrient-elles
d’une même voix.

 

 

 

 

 




Au cœur des villes

 

 

Au coeur des villes,
les hommes s’affairent,
liés par une même occupation.
Inclinés sur les trottoirs, les pelouses,
les passages pour piétons,
ils sont à la recherche
du grain de poussière commun.
Nulle coutume, jamais, ne leur parla
de l’objet fondamentalement petit
qu’un espoir tenace
permettra de découvrir au jour ultime;
aucune légende ne le contient
dans son ventre de parole,
voilà pourquoi ils n’osent évoquer
leur souhait unique.
Chacun alors continue d’une démarche de bossu
à arpenter les rues bruyantes
persuadé d’être le seul à chercher.

 

 

 

 

 

 

 




Carino Bucciarelli

 

Carino Bucciarelli est né en 1958 en Belgique à Charleroi. Il réside toujours dans cette région. Il est enseignant de pratique professionnelle en mécanique dans une école technique de Namur. Ses principales publications sont Conversation dans une chambre d’Europe, poésie, éd. L’Arbre à Paroles - Amay 1993 ; La main, roman, éd. Luce WILQUIN, Avin 1996 ; L’Inventeur de paraboles, nouvelles, éd. Luce WILQUIN, Avin 1997 ; Dialogues anonymes suivis de Histoire d’une chute vers le sommeil,  poésie, éd. EDIFIE - L.L.N. (collection Maelström) 1998 ; Samuel est mort, roman, éd. L’Age d’Homme, Lausanne 1999 ; La Femme de sel, roman, éd. L’Age d’Homme, Lausanne 2001.




Denis HEUDRÉ : autour de la collection “l’Orpiment”

 

 

L’Orpiment, une nouvelle collection de poésie aux éditions le Réalgar

 

Le Réalgar, maison d'édition stéphanoise, tire son nom du composé chimique, dérivé de l’arsenic, extrait entre autres dans la mine Ricamarie, non loin de Saint Etienne. Mais le réalgar est également cité par François Villon dans sa Ballade des langues ennuyeuses (ou venimeuses…)  "En réalgar, en arsenic rocher, en orpiment, en salpêtre et chaux vive, en plomb bouillant". Il était donc tout naturel d’entamer l’aventure d’une nouvelle collection en la nommant l’Orpiment. L’orpiment est aussi un dérivé de l’arsenic, sauf qu’il est jaune et que le réalgar est rouge. C’est Lionel Bourg en alchimiste moderne qui va transformer cet arsenic en poésie, en dirigeant cette collection qui proposera quatre ouvrages par an. Antoine Choplin est le premier à explorer ce nouveau filon avec son ouvrage également très minéral : Tectoniques, illustré par les dessins de Corinne Penin). Olivier Deschizeaux est le deuxième avec une tectonique plus intérieure avec « et la mort comme reine » dans le chaos de la perte maternelle.

 

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Antoine Choplin - Tectoniques

 

Antoine Choplin est un auteur qui aime gravir les pentes des montagnes proches de chez lui, « dans l’espoir des dièdres et autres livres des parois ». Et forcément que l’élément minéral ne lui est pas étranger. Roche d’ici « Au crépuscule des terres / le granit debout / moque le crachin et les lois verticales », ou d’ailleurs « sous la dolomie ocre / dans le chiffon des premiers plis » que l’on escalade « au gréement des sentinelles / la route ira debout / à frôler les épaules » en communication avec les éléments « J’entends le parler-franc / des montagnes // la sereine apostrophe».

Plaisirs des sommets et sommet du plaisir, « le plaisir est un géant debout ». Antoine Choplin explore la tectonique des plis. « voila bien des bontés » ces plis et vallons « en collines assagies bien que / coquines encore par le jeu des rondeurs » ou le corps s’égare. Faire corps avec la montagne quand la montagne est corps « aux parois bat le ressac des sangs »

Dans cette « ode au silex », à l’eau vive des torrents, et aux sommets du désert, partagée entre Crolles et Beni-Snassen, le poète se fait faucon « incendie le silence », « Sur la poitrine faillible des horizons ». Le poème est tectonique quand il fouille comme celui d’Antoine Choplin, dans ces éboulis intimes et ces géologies intérieures, dans une sorte d’élégie égologique.

Un mot aussi pour les œuvres de Corinne Penin qui semblent enraciner le texte d’Antoine Choplin dans la terre blanche de poésie de cette collection l’Orpiment travaillée par Lionel Bourg.

 

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Olivier Deschizeaux - Et la mort comme reine

 

 

 

Olivier Deschizeaux, poète né en 1970 et lauréat en 2004 du prix Louis Guillaume, nous offre une autre vision égologique avec une violente plongée dans l'obscurité du chaos intérieur, moins minérale que Choplin, plus viscérale, dans la dévastation du deuil.

Car l’enfance pour Deschizeaux reste comme un drame. Ainsi en 2014 dans son recueil Au seuil de la nuit, il écrivait «  L’enfance semble être un chien étreint par les larmes du deuil […] l’enfance est une cerise de chrysanthèmes et des pleurs écorchent ta gorge ». Deux ans plus tard, dans cet ouvrage intitulé Et la mort comme reine : «  l’enfance lieu de mort de misère où périt la genèse des rêves ».

Et plus tard, les années passées n'ont rien apaisé de cette « maladie psycho-poétique » dévorante "mes yeux sont un chœur de ténèbres". Les jours "gangrénés par l'ancolie noirâtre", continuent à faire ressortir l’image de la disparue « et ton cadavre de rebondir comme une lune dans la foire à bestiaux »… « Mais il s'avère que cet homme qui erre en moi, que je hante depuis tant de siècles, n'est autre que mon reflet sous tes paupières. ». « sans toi que serais-je sinon une montagne nue un vocabulaire noir ».

Les allusions (illusions, hallucinations ?) mystiques voisinent avec « les étoiles du rock’n’roll » et les « riff de guitare », « des cordes électriques qui étreignent le vent de ton deuil » comme pour rendre plus de fulgurance et d’intensité à ces mots qui ne peuvent laisser indifférent. Comme englué dans cette désespérance en l’absence de seuil à franchir après le deuil, Deschizeaux fouille dans la mort, « sonde la grande nuit » pour se chercher un devenir.

Il y a aussi dans ce livre une tectonique intérieure faite de déflagrations intimes, et d’appels à l’incandescence de l’âme. Poèmes de l’outran(s)e, ces psaumes en courtes proses violentes vont au-delà de la folie. Mais le poète n’est pas là pour choisir entre le bien et le mal, il cherche ce qu’il y a derrière le noir sans se prévaloir de l’excuse d’obscurité.

 

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Leandro CALLE, Une Lumière venue du fleuve

 

 

Poète argentin, Leandro Calle est né en 1969. Il a publié à ce jour huit recueils de poésie. Une lumière venue du fleuve, Les Eléments, Alors, et Passer composent ce recueil. Une édition numérique a initialement paru en 2015 chez Recours au poème éditeurs.

Dans sa préface, Yves Roullière met en évidence le lien intrinsèque entre l’écriture juarrozienne et celle de Calle. Le poème devient son propre art poétique dans un battement où percent présence et réalité. La séparation entre le céleste et le terrestre n’a jamais eu de contours bien définis affirme Calle. Ces suites poétiques sont le récit de cette quête tragique, prométhéenne, de l’homme qui se croit condamné à ne compter que sur ses propres forces écrit Yves Roullière dans sa présentation, Une Lumière venue du fleuve lie le céleste au terrestre, le charnel à la déité. Calle chevauche la force des mythes, sacralise jusqu’à sa fragilité d’homme, ne survit de lui que la poésie incarnée, illuminée : Je suis au milieu du feu/ et je ne brûle pas. On serait tenté de rêver (peut-être à juste titre) qu’il ait résolu cette énigme soufie : Lorsque vous soufflez sur une flamme, dites-moi où elle est allée et je vous dirai d’où elle est venue. Lire Calle, c’est se dénuder, se libérer de ses oripeaux et illusions, le poème ne vaut que lui, il vibre, non comme un objet séparé du monde mais tel un fragment pur du passage fugace de l’homme sur terre. La brûlure est un enfant abandonné écrit le poète dans Annonciation du feu. Chute, errance, perte, le poète pourrait s’engluer dans un lamento sans fin : quittant toujours le lieu d’où je ne suis pas parti// Soudain ta main me retourna/et tel Adam je suis allé me cacher parmi les plantes, son souffle fort de minotaure pourrait buter sans fin sur la pierre privée de failles, mais les images percent et gravent des indispensables ciselures dans la transparence même du monde qui, sans elles, ne serait qu’opacité dérivante.

Calle résiste au tragique cousu d’un fil de feu/gît dans la pierre/ un immobile Prométhée. Dans ces suites poétiques, le fil est  cependant moins le signe d’une lutte que celui d’une nécessaire acceptation de la condition humaine. La poésie de Calle, aussi douloureuse soit-elle parfois, fait se mouvoir et irradier ce fil-passage tel un dieu liant la terre et le ciel. Le père peut partir (Passer) la femme aimée se faire écureuil (Alors) Comme l’écureuil dans le bois/apparaît et disparaît/ainsi ta chaleur// Une ligne de soleil sur tellement d’ombre/. Poésie où convergent les éléments, le poète est le réceptacle de ces alliances, il fait corps et langue avec le monde. Les mythes n’auront pas été prétextes à dire ni vains reflets des tentatives humaines perdues. Captés par la beauté et la force des poèmes, ils se dissolvent dans l’écriture, l’éclairent, l’entraînent, ils se muent en fil dont l’éclat salutaire nous est transmis par cette essentielle écriture. L’antre isolé du labyrinthe est pulvérisé. Poésie des profondeurs-célestes, une lumière venue du fleuve nous guide.

 

 

Les eaux du névé descendent
                        et viennent jusqu’à moi
                                  dans le silence

                        Elles viennent la nuit
                        pour brûler la soif
                       pour courir toujours
                                plus profond

 

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Arthur RIMBAUD Paul VERLAINE, Un concert d’enfers

 

 

Ce 2 Mars 2017, Gallimard, en poésie, frappe fort. En particulier avec un volume énorme, géant, sur papier bible, qui pour tous les amateurs de ces deux poètes majeurs, mythiques, que sont Verlaine et Rimbaud, a des caractéristiques proprement fabuleuses : d’une part l’intégrale des poèmes de Rimbaud s’y trouve, et la majeure partie de ceux de Verlaine correspondant notamment à la période de leur vie créatrice commune. D’autre part, on y trouve une quantité considérable de documents photographiques, reproductions de dessins, de manuscrits, de portraits, de pages de revues de l’époques, de la correspondance qu’ont échangée Paul et Arthur : une sorte d’ambiance historique, d’un foisonnement splendide. Quelle émotion de lire le manuscrit raturé de Verlaine qui commence par : « Il pleure dans mon coeur... », d’être en quelque sorte devant le moment originel d’un écrit poétique fameux… Bien entendu, tout cela s’accompagne d’un magnifique arsenal de notes, de présentations par trois des meilleurs spécialistes de Rimbaud, Verlaine, et la littérature de leur temps.

Ce volume absolument considérable, colossal, est une mine inépuisable de connaissances en particulier sur les relations et interactions entre deux écrivains qui ont visé et réussi à révolutionner la poésie de leur temps, ce XIXème siècle riche en tentatives (réussies) diverses. Une chronologie détaillée, avec illustrations, permet de situer les événements et les circonstances d’une rencontre où l’un et l’autre des deux poètes se sont réciproquement fourni enthousiasme et inspiration, sans que l’on puisse à proprement parler considérer qu’il s’agit « d’influence », car chacun a conservé sa voie et sa personnalité, certes, enrichie cependant, comment dire, d’un solide coup d’oeil de temps à autres dans le jardin du voisin, pour voir quelles fleurs de poétique s’y épanouissaient. Il en résulte un travail d’analyse et de présentation jamais mené jusqu’à présent, pour ce que j’en sais, sur une entreprise créatrice qu’un amour réciproque et imprévu des protagonistes (par son aspect homosexuel essentiellement) a fécondée jusqu’au dénouement de cette liaison. Cependant, il faut ajouter que si Rimbaud a cassé avec cette période de maturation adolescente, qu’il a jugée du reste avec hostilité comme « dégoûtante » à la fin de sa vie lorsqu’on le questionnait à ce propos, l’ouverture intellectuelle que l’alchimie du verbe de Rimbaud a provoquée chez Verlaine est demeurée. Elle a apporté à Verlaine l’audace de poursuivre plus énergiquement dans sa propre voie, ses propres choix, vers ses propres ambitions de poète, que jusqu’alors une certaine timidité envers la bienséance sociale, un certain respect de la bien-pensance, une raideur « embourgeoisée », avaient retenu de pousser, en tant qu’aventure du langage, jusqu’où l’auteur des « Poèmes Saturniens » était capable d’aller.

C’est de ce livre original, d’une richesse inouïe, qu’il faut remercier les trois instigateurs, autant que Gallimard de s’être lancé dans l’édition d’un tel ouvrage. Pour son prix (autour de 29 €), disons-le carrément, le lecteur aura entre les mains une myriade de facettes à la fois concernant les deux fameux poètes, leur temps, leur vision des choses, leurs œuvres. Documents et études qui feront longtemps référence et rendront ce livre passionnant, en quelque sorte infini, indispensable à qui aura eu « l’audace » de commencer à s’y plonger. Si je n’ai pas souvent le goût de louanger de façon dithyrambique nombre de livres, par ailleurs très honorables, dans le cas de ce « pavé-ci » je fais une exception car il mérite vraiment tous les éloges...

 

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