Fil de lecture de Lucien WASSELIN

 

 

Nanos VALAORITIS  :  Amer carnaval

 

Nanos Valaoritis est un poète et romancier grec avec qui il faut compter : en 2014, le 43 ème Festival du livre grec lui a été consacré et son œuvre a été distinguée par plusieurs prix littéraires dans son pays ainsi qu'à l'étranger (aux USA en particulier où il reçut en 1996 le prix National Poetry Association). Le présent recueil, intitulé "Amer Carnaval" semble être un choix de poèmes tiré de son avant-dernier recueil qui porte le même titre : c'est du moins ce qu'affirme sa traductrice, Photini Papariga (p 9). Ce qui n'empêche pas Christophe Dauphin de signaler dans sa préface  qu'il est sans doute l'un des poètes surréalistes les plus importants de la Grèce… Et de souligner les rapports de Valaoritis eut avec Elisa et André Breton, et quelques peintres de la même école… Mais Valaoritis  conserva de son passage par le surréalisme, "l'usage d'images insolites et insolentes"… De fait, ce poète grec apparaît dans ce choix de poèmes comme le lointain cousin d'un Jacques Prévert. : "Une phrase échappée / de ses rails mous / a échoué dans une   prairie / vert foncé  avec des orangers…". Il faut signaler que le préfacier évite son travers habituel, à savoir l'attaque systématique contre les staliniens auxquels sont réduits de nombreux poètes sans tenir compte de l'Histoire et de leur évolution personnelle : ainsi Dauphin met-il l'accent sur la lutte contre l'occupant nazi, les différentes dictatures qui se sont succédées en Grèce et contre le diktat européen actuel qui lui font rendre hommage à Ritsos et Valaoritis qui se retrouvent sur le même plan…

Le poème est convenu, la disposition strophique sans surprise mais l'humour est là : "Et maintenant j'ai oublié / ce que je voulais écrire / quelque chose bien sûr / de très banal à première vue". Humour certes grinçant, mais humour cependant, quand tout poète cherche l'originalité. L'image reste insolite : "Les traces des crises d'épilepsie / laissent leurs queues de cheval s'agiter", mais il y a quelque chose de subversif qui s'exprime. La coupe du mot en fin de vers isole des syllabes qui renforcent le côté comique et révolutionnaire du poème : ainsi avec con/sommation ou con/vives. Dans une forme relevant de la raison ou de la lucidité court souvent une image plus ou moins surréaliste où se mêlent l'érotisme (À tout prix), l'actualité technologique (Au lieu de), les références aux poètes du passé (N'en plaise à Dieu ou Au balcon de  Paul Valéry)… C'est la marque de fabrique de Nanos Valaoritis. Jamais il n'oublie le politique (la dette ou l'Histoire) qui vient colorer des aperçus plus traditionnels ou plus prosaïques. Christophe Dauphin a raison de noter dans sa préface que Valaoritis "n'a jamais été fermé à d'autres influences et courants [autres que surréalistes] de la modernité poétique". Et il ajoute : "Disons que, inclassable, Valaoritis est valaoriste ! ". L'édition française d'Amer carnaval se termine par des références bibliographiques de ses parutions en France, l'amateur de poésie  n'aura plus d'excuses, même s'il devra aller en bibliothèque de prêt ou consulter le catalogue des libraires d'occasion pour découvrir ce poète singulier (car certaines de ces références renvoient à un passé lointain dans le milieu du commerce ! )…

 

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Jean-Francois DUBOIS : Une frêle chaloupe

 

Il ne sert à rien de barguigner : j'aime depuis longtemps ce qu'écrit Jean-François Dubois, sans doute depuis "Le cœur de faïence" (1986) qui m'avait définitivement convaincu, à moins qu'il ne s'agisse de poèmes isolés, lus ici ou là, dans une revue ou dans une anthologie… La mémoire est oublieuse ! Aussi est-ce avec plaisir et intérêt que j'ai ouvert "Une frêle chaloupe".

D'emblée, le lecteur est pris dans une écriture savante qui évoque Borges, Claudel, Ponge… Je ne suis pas familier de ceux-ci, sauf peut-être de Ponge, mais certes pas de Claudel : trop de préventions à son égard à cause de Rimbaud ! Mais sans doute ai-je tort : Aragon n'a-t-il pas pas fini par apprécier Claudel ? Il me faudra lire enfin "Connaissance de l'Est"… C'est la réalité qui est mise en doute, à la lumière de la lecture : où se trouve le réel : dans ce qui est vu ou dans ce qui est lu ? "Les couleurs avaient pâli dans dans une nuance verdâtre envahissante, comme si les pelouses ou les berges boisées avaient imposé leur dominante, qu'un même débordement sournois avait rongé lignes et contours" (p 12). Le temps passe et change les choses ; pas seulement la littérature mais aussi la photographie et la peinture. Jean-François Dubois prend son temps pour décrire (l'arrivée du car-ferry Le Warden, dans un port non situé) si bien qu'on hésite devant le genre littéraire auquel appartient le texte : brève nouvelle ou long poème en prose… La description n'est pas avare de termes techniques mais la façon de l'auteur de s'adresser au lecteur et l'arrivée du navire à reculons laissent planer un certain mystère : la réalité s'efface ! Comme elle laisse la place à une sculpture dans l'inhumation d'Yves Cosson…  Jean-François Dubois n'arrête pas de voir le réel au travers des productions artistiques. Ailleurs, c'est un coup de soleil (un effet de l'art naturel) qui rend souriant un cimetière où la vie persiste ! Il y a plus de réalisme dans les proses de Jean-François Dubois qui mêle présent et passé, évocations d'anonymes et de célébrités (relatives, quand il s'agit d'écrivains ! ). Enfin, le dernier texte de ce recueil est un clin d'œil à la vraie vie (comme si tous les autres ne l'étaient pas ! ) : Jean-François Dubois trace son arbre généalogique qui remonte à novembre 1727 (p 43). Non sans humour puisque ce texte se termine par ces mots : "Deux autres générations se succédèrent, en 1865 puis 1900, et ce fut mon tour un peu plus tard en 1950, et vers trente ans, de faire souche moi-même, et ainsi à suivre" (p 51)…

 

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Christian BULTING : Nico Icône des sixties

 

Soient quelques éléments disparates : Christian Bulting est un poète, par ailleurs professeur de philosophie dans un lycée agricole au temps béni d'une activité professionnelle ; Nico n'est pas seulement une icône du Velvet Underground, elle en fut la chanteuse lors du premier album en 1967 ce qui ne l'empêcha point d'enregistrer six albums en solo et de publier un recueil de poèmes, Chemin d'une vie ; une époque, celle des sixties à laquelle tout était permis (ou presque), contrairement à aujourd'hui où tout est interdit (ou presque, sauf en politique ! ).  Secouez le tout et ça donne "Nico Icône des sixties", un  recueil de poèmes de Christian Bulting…

D'emblée, (et ça continue), Christian Bulting se sert de cette icône (qui n'est qu'un prétexte) pour dire qu'il aime les femmes (la femme ? ) et c'est sans doute un reflet de l'époque, de la libération sexuelle… Mais tout aussi d'emblée, il accueille dans ses poèmes des êtres de chair et de sang emblématiques du moment : comme Marianne Faithfull ou Philippe Gicquel ; mais qu'on ne compte pas sur moi pour recopier la quatrième de couverture ! À noter que Christian Bulting dépasse largement le contenu du titre puisqu'il note à propos de Gicquel qu'il est un homme bleu (ce poète ayant publié "Homme bleu, ici même" aux Éditions  Gros Textes en 2008) ou que Ben Laden fut assassiné en 2011 (in Rue Faraday-Landévennec). La quatrième de couverture l'affirme : "Le livre est ponctué de longs poémondes écrits sur le vif à Shangaï…" C'est juste et Christian Bulting s'interroge, tout comme le lecteur, après une digression sur l'armée de terre cuite de Xian : "La Longue Marche des hommes d'ici de ce pays / Pour que chacun ait même poids de droits". L'avenir pousse le passé, mais à quel prix ? Au prix de l'oubli de la Longue Marche ? Il faut s'attendre à un retour du refoulé… Tout se mélange, se succède sans transition : un amour qui finit mal, Riga, le souvenir d'un récital de Colette Magny ; tout est vu au  travers du prisme de Nico, l'icône des sixties… "La Havane", long poémonde à sa façon où se mêlent souvenirs d'enfance, de lecture, des grands-parents, d'une rue de la Havane avant d'aller à Cuba où le Che rêvait d'une vie meilleure pour son peuple d'adoption avant de trouver la mort au fond d'une forêt bolivienne… Une icône, lui aussi !  Etc, je ne vais pas tout résumer ! Il faut lire "Nico Icône des sixties" pour savoir ce qu'est la vie. Car le sait-on jamais ? C'est le temps des confidences, de l'intimité (avec La Baule-Membach-La Baule) qui se brouille harmonieusement aux souvenirs de Guillaume Apollinaire à Stavelot. Le temps passe et Bulting se retrouve grand-père (p 86) mais le désir demeure. Voyage à travers la durée (ah, les solex, les chansons...).

"Nico Icône des sixties" est le roman d'une vie qui se donne à lire. J'aime que Gilles Pajot traverse ces pages, j'aime le pénultième poème (émouvant) consacré à Marlène Diétrich. J'aime tout !

 

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François BORDES : Cosa

 

Cette plaquette de François Bordes est publiée sous un élégant format à l'italienne (22 x 14 cm environ). Elle est accompagnée d'une préface d'Emmanuelle Guattari et de lavis ( ? ) d'Ann Loubert.  Sans doute est-il vain de vouloir situer géographiquement ce long poème en 14 chants. Tout au plus, peut-on relever quelques indices : cathédrale, volcan, Cluny… Et les références à la musique : La Passion de Saint Mathieu (un oratorio de Jean-Sébastien Bach), La Jeune fille et la mort  (un quatuor de Schubert), Let me freeze again the death (une citation qui fait référence à un semi-opéra : musique de Henry Purcell et paroles de John Dryden)… Chant d'amour et de mort, Cosa est l'histoire d'une déliaison ; c'est ce qui en fait l'originalité car trop souvent la poésie chante l'amour, la liaison…

Le mysticisme n'est pas absent de ces pages : c'est ainsi qu'on trouve page 45 ce distique : "nous avions laissé Sade / pour Marguerite Porète". Cette dernière est une mystique du XIIIème siècle qui fut brûlée vive par l'Inquisition, auteur du Miroir des âmes simples qui inspira Maître Eckhart, mystique rhénan qui vécut aussi en grande partie au XIIIème siècle… Reste ce passage de Sade à Porète alors que que les références au divin marquis sont nombreux : Faxelange, Oxtiern ou les infortunes de la vertu… Symbole de la fin de la possession ? De la déliaison ? Sans doute…

Le chemin est long de la possession à la liberté retrouvée. L'état atteint de Wangarapa est significatif de cette dernière. La fin de la liaison est mystérieuse : "mais tu n'étais plus là / et tu ne revins pas" (p 51). Pourquoi Cosa refuse-t-elle le bouquet de feuilles mortes ? Quel symbolisme cache François Bordes dans ce refus ?  Celui de la mort ? Je ne sais. Il faut encore souligner la diversité des mètres utilisés dans Cosa : prose et vers, vers plutôt longs, vers brefs (réduits à un mot), en escalier comme chez le grand Maïakovski, le ton plutôt élégiaque…

Cosa est un recueil prenant, sans doute à cause du mystère qui plane sans cesse.

 

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Hervé DELABARRE : La Nuit succombe suivi de Carène

 

Sans doute est-il difficile (voire impossible) de parler de "La Nuit succombe" d'Hervé Delabarre tant on y peut retrouver l'écriture automatique. Alain Joubert, dans sa préface, met en évidence le surréalisme qui coule dans ce recueil. Il en voit la preuve dans la lecture que fit André Breton de "Danger en rive" : "… c'est chez Hervé Delabarre que Breton retrouve et désigne le chemin de cette poésie qui ne doit rien au calcul, mais tout aux fulgurances de l'inconscient…" (p 10). Revenant à "La Nuit succombe", Alain Joubert relève les mots de vie qu'il oppose aux mots rares...

Les poèmes d'Hervé Delabarre ne vont pas sans une certaine obscurité tant ils explorent cet inconscient dont parle Alain Joubert dans sa préface. Le lecteur attentif remarquera le goût de Delabarre pour l'image  insolite "L'ongle / Incise une nuit capitonnée" (p 17) tout comme pour les mots voisins sur le plan phonétique : "Ainsi va l'immonde / L'antre et l'autre / L'auge et l'ange" (p 18). Le jeu sur les mots n'est pas absent : "mot dire" qui évoque maudire (p 22). Dans la première suite, "Des douves en corps et toujours", le vers se fait bref (réduit souvent à un mot ou deux). "Fétiches", par contre, regroupent deux proses assez longues qui sont l'exemple même de l'écriture automatique (mâtinée de réflexions parfaitement rationnelles). Dans la seconde, on retrouve le sire de Baradel qui traversait déjà quelques pages de "Prolégomènes pour un futur" ; mais l'important n'est pas là, il réside dans le hasard objectif… "La nuit succombe 1" sait se gausser d'une certaine poésie : "la poétesse poétise / et met des bigoudis aux rimes" (p 44) : c'est réjouissant ! L'objectif est bien de capter ce que dit l'inconscient et non de faire joli… Quand ce n'est pas l'ironie qui reprend cette phrase jadis analysée par André Breton dans le Premier manifeste du Surréalisme (1924) et qui devient sous la plume de Delabarre "Laissez venir, marquise, vos cuisses ouvertes à deux battants" (p 56). Même l'attitude anti-cléricale propre aux surréalistes (je me souviens en particulier de cette photographie où l'on voit un crucifix pendu à une chaîne de chasse d'eau ! ou l'ai-je rêvée, ce qui en dirait long sur mon inconscient…) est présente dans un poème d'Hervé Delabarre : "Botter le cul aux pèlerins de Lourdes ou de La Mecque" (p 62) ! "Intermède" (qui regroupe trois poèmes consacrés à des héroïnes de contes traditionnels : Blanche-Neige, le Petit Chaperon rouge et la Belle au bois dormant) est placé sous le signe de la cruauté. Cet ensemble n'est pas le résultat direct de l'automatisme, du hasard tant il est réfléchi mais il exprime parfaitement un certain aspect de l'inconscient et la vision est décapante. L'érotisme n'est pas exempt d'une certaine imagerie convenue (cuissardes, cravache, nudité…) mais il est sauvé par l'humour (la vache qui rit) ! L'irrespect quant à la mort est de mise… La multiplicité des personnages qui apparaissent dans "La nuit succombe 2" assurant une distanciation salutaire et rendant acceptables l'irréligion et l'érotisme (la vulve est omniprésente) de  ces poèmes.

La seconde partie du recueil est un longue (une vingtaine de pages) et libre médiation sur le mot carène qui s'est imposé pour sa sonorité. Les mots jouissent, s'accordent et s'abouchent pour leur musique, pour leur bruit sans aucun rapport au signifié comme le souligne Hervé Delabarre dans ses explications liminaires. Au total, ce livre témoigne du surréalisme qui irrigue la production de maints poètes qui ne s'en réclament pas ouvertement mais qui n'ont jamais fini de payer leurs dettes. Tant le surréalisme a été une porte qui reste ouverte.

 

*

 

 

 

 




Faire confiance à la voix

 

 

manquer de santé ne fait pas de toi un monstre
ignorer les dégâts fait de toi un monstre ne pas
construire le corps entre preuves et perdre
l’équilibre énorme bête ne compte pas les jours
qui t’a appris à dormir je demande tu sais dormir
cet interminable essai n’est pas le saut présupposé
dans ta faim dans la nature priapique de ton masque sanglant

 

les dégâts présupposés t’ont appris à ignorer l’équilibre
à dormir entre ton masque interminable
et ce monstre priapique qui fait une bête
je le demande tu essaies de perdre les jours
tu ne connais pas ta faim sanglante
un monstre t’empêche de dormir ne compte pas le corps pas le saut
manquer de santé c’est construire un énorme essai

 

 

FAIRE CONFIANCE À LA VOIX

 

Faire confiance à la voix peu importe ce qui fut parfois un cri parfois l’étouffement mais toujours la propre cadence cette griffure dans la gorge et cette plaie qui à tous nous est survenue mais qui nous permet encore de parler de faire confiance à la voix pour pouvoir nous taire à temps pour pouvoir partir non sans avant avoir dit le mot non sans au moins avoir aimé ce qui importe et surtout faire lui faire confiance pour simplement laisser par-dessus la nôtre s’élever une petite voix une voix de quelqu’un qui aujourd’hui a fait un cauchemar et nous supplie de dormir sans peur dans la doublure de nos draps

 

 

 

avec toi je sens le sel
avec toi j’entrevois ce que
avec toi je sens le sel et j’entends les enfants
et leur exultation étrange qui ne s’éteint pas et alors
je voudrais allumer tous les lampadaires avec ma poitrine

avec toi prendre de l’air pourrait précéder le chant
avec toi pas de mesure
comment pourquoi sous quel ciel
ai-je offert des lits aurais-je aimanté des fauves

mais parfois on veut mourir parfois
je me dois à l’homme et toi à ma parole

tu maîtriseras sans doute le naufrage

avec toi je me dois à l’homme à l’air
la nuit s’éteint
avec deux réverbères j’ai aimanté les enfants
je peux oublier le sel

avec toi je voudrais prendre ma parole et dominer
avec toi pas de mesure et le naufrage a besoin
de moins de raisons sous le ciel

toi tu veux t’allumer de jour et alors moi
avec ma poitrine j’entrevois ce qui comment pourquoi

avec toi j’entends et avec toi je sens
de quels lits pourrait précéder le sel
qu’avec toi exultation étrange
tous les fauves je les aurai offerts
pour tant à tant de plus

son chant a des heures pour finir

et parfois je sens mourir mais parfois avec toi
non

 

*

 

Ces textes appartiennent au recueil inédit Fractales (Kriller71, 2017), © traduction : Martine Joulia, © révision : Arturo Sánchez.

 

 

            




Sergio Espinosa

 

Sergio Espinosa est né à Jerez de la Frontera en 1988. Il a fait des études de traduction et d’interprétation à l’université de Séville, puis à l’université Royal Holloway de Londres et à Jaume Ier, l’université de Castellon. Il a été chroniqueur hebdomadaire pour le journal Viva Jerez, de 2008 à 2010. Il est l’auteur de nombreux essais de critique littéraire et cinématographique. 

 

 




Paraphrases

 

 

    Mysterium iniquitatis

Thrène.

 

     Le vent longtemps tourna entre les chênes
Avant d’être emporté par le cœur de la nuit.
     On devinait une présence humaine.
– Un homme marche vite, une femme le suit,
      Le rejoint presque. Elle le touche à peine
Qu’il la repousse, crie, l’insulte, rit et fuit.
      Une stupeur telle à l’ordre l’enchaîne
Qu’elle s’arrête et pleure. Avant qu’il ait détruit
      En quelques mots une confiance pleine,
L’amant lui avait pris sans joie ses premiers fruits.
      Il eut plaisir à la rupture obscène
Qui à jamais la nie, brûle, marque – réduit.
      Il eut plaisir, en sa passade vaine,
À cet amour puissant par des coups éconduit.
      Le vent troublait la lisière incertaine
Des chênes que la rue borde jusqu’au vieux puits,
      Puis retomba. L’aube est encor lointaine.
– Elle quitta la rue dont le halo d’or luit
      Et s’enfonça dans les ombres sereines.
Sous les ramées où cette enfant s’assied sans bruit,
      À peine on sent une présence humaine.
Avant d’être emporté par le cœur de la nuit,
      Le vent longtemps tourna entre les chênes.

 

 

 

                                                             Psaume 21 

 

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
              Entends rugir mon cœur détruit :
J’appelle tout le jour, et de ma voix ruinée,
             Je peuple les déserts des nuits.

 

Toi le saint d’Israël, le Dieu de ses louanges,
              En qui nos pères se confiaient,
Quand ils criaient vers toi dans un danger étrange,
             Tu entendais et les déliais.

 

Moi, ver et non pas homme, on passe et me bafoue.
       Le peuple rit, hoche la tête :
« Que fait pour toi ton Dieu ? S’il t’aime, pauvre fou,
       Pourquoi ces rires qu’on te jette ? »

 

C’est toi qui m’as tiré du ventre de ma mère,
       Et tu m’as mis sur ta poitrine.
Ne sois pas loin :  proche est l’angoisse. Elle est amère,
       Sans nul secours que je devine.

     

Je suis cerné par des taureaux qui me menacent.
       Des bêtes de Bashan m’entourent,
Ouvrant leurs crocs puissants contre ma force lasse,
       Lions lacérant au regard lourd.

 

Comme l’eau je m’écoule, et mes os se disloquent.
       Mon cœur fond comme de la cire.
Ma gorge est un tesson et ma langue est  un soc
       Que la poussière vient couvrir.

 

Tu m’as couché dans la poussière et dans la mort.
       Des chiens me cernent sans pitié.
Un troupeau de vauriens tourne autour de mon corps,
       Déchirant mes mains et mes pieds.

 

Je peux compter mes os sous les murs de la ville.
       La foule raille avidement.
Ils se sont divisé mes habits. On me pille ;
       On tire au sort mon vêtement.

 

Seigneur, ne sois pas loin. Toi, ma force, à mon aide !
       Délivre du glaive mon cœur,
De la gueule du lion ma chair aux muscles raides
       Et des crocs des chiens ma douleur.

 

_Seigneur, j’annoncerai ton nom parmi mes frères.
       Dans l’assemblée, je te louerai.
Et vous qui craignez Dieu, que votre cœur espère :
       Louez-le. Tenez vos cœurs prêts.

 

Dieu n’a pas rejeté aux puits la pauvreté.
        Il vient, et le pauvre le voit.
Il a montré sa face et il m’a écouté
       Quand je l’invoquais dans l’effroi.

 

C’est pourquoi je le loue dans la grande assemblée ;
       Il se donne à ceux qui ont faim.
Ils loueront le Seigneur, les cœurs qui ont brûlé
       Pour lui et le cherchent sans fin.

 

Ils vivront à jamais. Les lointains de la terre
       Se souviendront de ses actions.
On verra devant lui comme auprès de leur père
       Toute famille des nations.

 

 

 

                                          Avent en Syrie.

 

Sous ton visage est la lumière.
Comme tout abri est détruit,
Et comme, en des froideurs de pierre,
Autour de moi s’étend la nuit,
Je veux rester dans la prière
          Sous ton visage.

 

Quand l’espoir porte pour tout fruit
Des bombes, vois cette misère
          Sous ton visage.

 

Si ta demeure s’ouvre et luit
Au bout de cette nuit guerrière,
Je viendrai dans tes bras, sans bruit,
          Sous ton visage.

 

Lorsqu’aura passé cette terre,
Lorsque la clarté qui la suit
Comme dans un clin de paupière
Aura jailli, car l’horreur fuit,
Le monde enfin grandira, Père,
          Sous ton visage.

 

 

 

 

 

 




Enfants

 

            Trois poèmes sur un malheur d’enfant.

 

 

L’heure du soir où seul, il jouait sans menace,                              
Ou plus encor les jours où, dans sa chambre claire,
Un ami l’assurait que l’horreur serait lasse
                Et tranquille sa mère,

 

Chaque pensée est forte, et chaque geste exact,                            
Dans la concentration, sa vigueur se délivre,
Et pour un temps, comme hors de soi, il sent intact
               Le délice de vivre.

 

Puis la merveille échappe en un déchirement.                  
Il doit dormir. Il doit dîner. Et la peur croît
              Face au triste lit froid

 

Où s’étendra sur lui la mort avarement,
Face au repas forcé où vainc la nourriture,
            Inépuisable, impure.

 

             

 

Parfois, il aime un jeu avec ardeur, la nuit ;                      
Ou bien, un livre cher, fécond par un miracle
Encor, le sauve au soir, lorsque vient la débâcle,
Quand l’angoisse paraît après un jour d’ennui.

 

Dans ces soirs ou, plaisir précieux, dans ces semaines,
Laissant la journée froide aller à l’abandon,[1]
Il ne vit que pour l’heure où, sous un édredon,
Le merveilleux puissant d’un long récit l’entraîne.

 

La nuit s’est étendue sur la chambre et la ville
Comme une main égale éloigne un drap qui pèse
D’une tête d’enfant, frôle, borde et apaise

 

– Rien de plus. Mais le livre, entre les mains fragiles,
En est béni et rend comme une ombre d’honneur,                        
Rien de plus. Le sommeil volera ce bonheur.

 

Tolkien fut, à onze ans, le maître de ses nuits.                              
Plusieurs fois, jusqu’à l’aube, il lut quand la rue gronde.
Le cœur mal sûr, tel un captif tiré d’un puits,
Il aima Sam, dont la gaité manque à ce monde.

 

Il aima l’homme errant, vainqueur, presque bandit,
Parmi les spectres rois enfin surgis de l’ombre,
Frodon surtout, lié à son fardeau maudit
Dans une immensité de vie et de décombres.

 

La Terre du Milieu a des contours plus fermes
Que celle de l’enfant, qu’on dit seule réelle.                                  
Ses héros ont plus d’être et de joie que les frêles

 

Ombres d’hommes par qui ses désirs ont un terme.
Le mal y est enfin nommé, mis à sa place,
Et défait en son cœur quand toute force est lasse.

 

 

                   [1] OU réussir à placer dans une strophe l’un de ces vers, moins précis,
                   mais peut-être plus beaux : Laissant la journée froide aller à l’abandon
                    /Il laisse le jour froid aller à l’abandon

 

*

 

Où sont les jeux qui furent plus qu’un monde,
            Entre les murs clairs
D’une chambre aimée où circule un air
Dilatant l’âme ôtée aux peurs profondes ?

 

Où est la course, chaude et vagabonde,
            Parmi les merveilles
D’un jardin où libre, en paix, le cœur veille,
_Clos, infini, conquis d’un tir de fronde ?

 

Où sont l’appel et la paix de la nuit
             Dans les longs étés,
Quand la maison pleine enfin sait prêter
Une douceur mêlée d’un vague ennui ?

 

Où est la joie, donnée comme un honneur,
            Quand août lent s’égrène,
D’avoir pressenti d’une âme sereine
Et recueillie, que pour notre bonheur,

 

Puisqu’est fini le livre pris sans peur
            Quand la nuit tombait
Et que l’aube éteint, là-bas, sur la baie,
Le vert fanal des barques de pêcheurs,

 

Le sommeil peut venir et engranger
            En de brèves heures
Pour les longs hivers l’éternelle ardeur
De cette nourriture au goût léger ?

 

Donc, qu’aujourd’hui, la volonté s’enflamme,
            Reste prête et chante,
Tout en tressaillant de joie hésitante,
Pour le travail ardu qu’exige l’âme,

 

Où sont les jeux qui furent plus qu’un monde
            Entre les murs clairs
D’une chambre aimée où circule un air
Dilatant l’âme offerte aux joies profondes.

 

*

 

Le salon, sur la cour, est clair comme un jardin.
Les voix et le silence ont la même liesse.
Car nulle joie, ici, n’attend le lendemain
Et la place est aisée pour les temps de tristesse.

 

De tout jeunes enfants, libres, essaient leur course.
On voudrait, dès qu’on a soupçonné cette vie,
Après la soif du jour, monter à cette source,
Lorsque, l’âme asséchée, on chancelle et dévie.

 

Sans luxe, le salon ignorait la misère.
Son unique œuvre d’art est, sur un secrétaire,
Dans le goût de Houdon, une fillette en buste.

 

Elle introduit chacun, trois pas après l’entrée,
En la chaleur d’une famille aimante et juste,
Où l’on peut librement être et se retirer.

 

 

 




Bruno de La Fortelle

 

Bruno de La Fortelle est né en 1976. Il est professeur de lettres.

 

 




Tout bas la mer

 

         un soir lent comme une eau qui s'étale – ou l'odeur de l'humus (pas fragiles, feuilles mortes et humides, et des mots trop faciles) – ; quand tout le ciel dégorge, des étoiles surnagent et les branches de l'arbre
         la fenêtre est dans le dos tout autour je suis bien la pénombre, la table, la carafe et la lampe. non je ne me retournerai pas malgré les branches et les étoiles ; mais sur le bois je n'étendrai pas la main, je ne saisirai pas l'eau ni ne viderai la carafe, non je ne tendrai pas la main vers le cercle de la lampe
         j'attendrai, rive éteinte, le sommeil ou le jour

 

 

         page blanche

         malgré la nuit sur le ciel (page blanche), la côte déchiquetée comme une prose à voix blanche ; les étranglements de la berge, les fêlures de ta voix, goulets ou passes pour le port

         tourne et puis passe de phare en phare la lumière ; puis c'est la ligne rouge d'une auto qui s'allonge, ou bien des feux fxes – réverbères, suspensions - qui s'étirent en tremblant dans les eaux

         dans le ciel et ta voix qui s'étrangle, tourne de phrase en phrase la lumière et puis passe

 

 

          la lumière plus bas

         le ciel qui refue la mer et toi-même
         le jour baisse le front et s'applique à la crête - avant que les arbres n'agrafent la nuit, ne suturent le ciel - quand midi était plein de hauteur et bien rude à fermer nos yeux et la montagne.
         puis ce sont d'autres formes, et puis d'autres couleurs - la lumière du soir est plus douce à nos yeux et nos peaux.
         Le jour penche le front et travaille à la bonne hauteur ; couturière qui déploie et reploie les étoffes de la roche :
                       la lumière plus basse
                                   et c'est l'oeil qui s'accroit
                                                 les splendeurs de la pierre

 

 

         poings fermés

         le jour qui s'assoit franchement à midi ferme la fenêtre et la bouche, ferme l'oeil, ne pas boire
         l'aurore aux doigts de rose, disiez-vous, mais midi est un poing, un bouton de pivoine sous la langue
         plus besoin de fermer l'oeil et les poings s'ouvriront, la pivoine du ciel buissonnera et ta bouche, si vient le soir
         vienne la nuit, longues gorgées, ne pas dormir

 

 

         tout bas la mer

         le jour tout bas, pas à pas la lumière, les étoiles ou le sable. enfoncer, ton pas mon pas et le bruit de la mer
         ce n'est pas le soleil, ce n'est pas la fumée – fermer les yeux -, mais c'est tout bas le coeur qui abaisse sa paupière et qui bat sous le sel
         sur le ciel le flet sans défaut, le poisson qu'on a pris, et si le souffe se fait court, ce n'est plus d'avoir trop peiné ni nagé
         assis derrière les vagues, je sais bien qui tu es, qui me parles tout bas, ne vois pas ton visage ; ton épaule mon épaule et le joug de ton bras

 

 

 

 

 

 

 




La Nuit

 

                                        1

 

cela fait quelques jours que le sommeil glisse
comme un drap au bas du lit, au petit matin
les nuits sont encore chaudes, mais le froid s'immisce
comme un mari volage dans le lit, quand vient le matin

 

la nuit meurt
un oiseau chante
quelque chose palpite
le poil se hérisse
on ne sait trop pourquoi

 

on pense qu'écrire de la poésie
éloignera pour un moment ce poids sous la paupière
dans leurs chambres, les enfants dorment, l'homme est immobile
hormis le pépiement du rouge queue, il n'y a aucun bruit
on frissonne : le silence qui rampe ressemble à un caveau

 

on attend avec impatience que surgisse la ville
qu'une portière claque, qu'une voiture freine
est-ce que le monde s'arrête quand la pensée dérape
s'englue menu menu, dans un rêve incertain
on attend avec impatience, puisque l'on ne dort plus
que quelque chose se casse dans la peur qui grince

 

quand on en a marre d'attendre, on allume l'ordinateur
les doigts sur le clavier font une petite musique qui berce
et calme l’angoisse

 

la nuit est morte
le jour n'est pas encore vivant
dans la brèche faite par l'inconscient, on discerne des bribes de rêves
des battements irréguliers, la mécanique du corps
la nuit est morte
dans le trou on comprend, qu'à cette heure au fond
rien n'est vraiment vivant

 

il y a au milieu du ventre cette blessure franche
par laquelle s'écoule un embrouillamini de mots, de vers
sur le lit, sur la table
on les regarde devenir durs et friables
comme de la roche calcaire

 

on boit un verre d'eau
on avale un cachet
on écrit un poème
et la masse devient selon
de la taille d'un poing
ou d'une tête d'aiguille

 

on écrit
un poème
vite
mal
on écrit
il y a urgence à la déchirure de l'aube
si tous les mots s'effacent dans la lumière du jour
comment dire le poids des ombres

 

 

 

                                        2

 

on écrit
un poème
vite
mal
on écrit
il y a urgence à la déchirure de l'aube
si tous les mots s'effacent dans la lumière du jour
comment dire le poids des ombres

 

il faut faire vite
alors on pond un poème
comme une poule pond son œuf
dans la stupéfaction et la douleur
de se défaire d'une partie de son corps

 

on sait malgré tout qu'on ment un peu
qu'écrire de la poésie revient à tourner autour
chien fébrile qui veut mordre sa queue

 

on se regarde
dans le miroir de la salle de bain
le verre à moitié vide entre les mains
ignorant dans la minute où s'écrit ce poème
ce que l'on fait là et ce que l'on devient

 

car la femme de l'autre côté du tain ne nous ressemble pas
ses yeux sont rouges, ses rides sont muettes
on ne voit pas sa langue dans le trou de sa bouche
personne ne la comprend
nous non plus

 

on se demande dans le clair obscur
qui redessine les formes de son visage
à quel moment on a perdu chair
à quel moment, on ou un autre a cessé de nourrir
le monstre joyeux qui la tenait debout

 

on entend un enfant pleurer
quelqu'un court dans une pièce
l'ascenseur se met à ronfler
et pendant que notre reflet fond dans la glace
toutes ces intrusions de vie se mêlent
aux pensées désordonnées qui nous chavirent le cœur

 

on n'est pas seul malgré la peau cerclée
malgré le vide en-dessous
qui claque sa toile
sur la mer démontée

 

on n'est pas seul
si on fait l'effort de saisir nos yeux plantés comme des flèches à l'arrière du cerveau
si on fait l'effort de les glisser doucement par l’entrebâillement de la porte de la chambre
on peut voir leur poitrine neuve, se soulever au rythme du vent dans les rideaux

 

 

 

                                        3

 

on entend un enfant pleurer
quelqu'un court dans une pièce
l'ascenseur se met à ronfler
et pendant que notre reflet fond dans la glace
toutes ces intrusions de vie se mêlent aux pensées désordonnées qui nous chavirent le cœur

 

on n'est pas seul malgré la peau cerclée
malgré le vide en-dessous
qui claque sa toile
sur la mer démontée

 

on n'est pas seul
si on fait l'effort de saisir nos yeux plantés comme des flèches
à l'arrière du cerveau
si on fait l'effort de les glisser doucement
par l’entrebâillement de la porte de la chambre
on peut voir leur poitrine neuve
se soulever au rythme du vent dans les rideaux

 

on regarde les draps s'emmêler entre leurs cuisses et leurs mollets
il faisait si chaud cette nuit, que l'on avait lors d'un premier réveil, ouvert grand la fenêtre
on avait écouté les ténèbres vibrantes sur les toits de la ville
tenté de saisir accoudé au châssis, le message profond dans le noir de la nuit

 

la nuit se meurt disait la lune
dans son éclat dardé sur les tuiles assombries
la lune le disait, et nos cœurs battaient vite
du mystère dénudé

 

on est, allongés dans le lit
une répétition de morts en devenir
 l'obscurité nous sculpte dans
l'albâtre 
quand vient le petit jour
comme une beauté froide de gisant

 

n'aie pas peur, disait aussi la lune
l'heure n'est pas venue, elle viendra
n'aie crainte
où paupières fermées, il faudra fusionner 
notre odeur aigrelette au fade de la tourbe

 

en attendant, on s'accroche à la suée sucrée 
à cette odeur douceâtre de peau de nouveau-né

on s'accroche à la déformation fugace de poitrines nubiles 
puis d'un clignement d’œil, on passe
du vagissement aux sanglots sénescents

 

on pleure, on écrit
on écrit, on pleure
dans le même mouvement
on sait combien la nuit perturbe la focale
retourne le regard comme une peau d'orange
on triture du bout de l'ongle et de la pensée
l'ombilic fébrile qui ne nous lie qu'à nous

 

 

 




Loin de moi ces mains nouées…

 

 

Trois Poèmes

(Quito - La Chimba, 2016)

 

 

Guayasamín
Loin de moi ces mains nouées ces os brûlés par le travail
ces petits vendeurs enfants à cigarette à coca
Loin de moi ces costumes sans parade
ces oiseaux sans envol
Loin de moi son cou brisé dans son cadre noir
sa peau jaune ses yeux sans pupille
La madre indigène
Un visage sans relief une souffrance plate unie
qui refuse de se distraire
Celle qui noie le rouge dans le lait
Celle qui se penche sur l'enfant
Loin de moi
Cette douceur
ces sourcils qui se rejoignent et s'apaisent
un toit pour le vent des Andes
un refuge pour la poussière des laves sèches
Loin de moi
Celle qui tient au silence
Celle dont les poignets se détachent

 

               ***

 

 

Dans la descente
le chien blanc contre un mur blanc
L'homme s’arrête de taper le bois
suspend son marteau pour me regarder
Les voitures freinent et couinent
contre les fleurs jaunes
La rouille dégouline sur les portes claires
traçant les frontières d'un pays
Dans la descente
Mon corps à l'aube mes mains au soleil

 

              ***

 

 

Il donne la clé pour l’appartement 303
et attend que toutes les couvertures du jour
rouges ocres bleues se déplient jusqu'aux broderies des étoiles
Le concierge roupille et attend la dernière pelletée
de la dernière galerie de la dernière mine d'argent

La fin de l'écho les gorges blanches des porcs

Huit heures viennent s'éteindre dans l'eau du vase
La robe fripée des œillets blancs
vendus par des mains nocturnes
Des mains
qui portent un lendemain pâle à leurs bouches

 

              ***

 

 

 

 

 




Laura Tirandaz

 

Laura Tirandaz vient de publier son premier recueil, Sillons, aux éditions Æncrages & Co.

Inspiré d’un port de Méditerranée, Sillons est une promenade dans une ville, au travers de ses rues, ses places, ses scènes de la vie quotidienne. Dans ce poème en prose, différents motifs se croisent et certains personnages reviennent, une femme avec un enfant, une autre qui attend, un homme à une terrasse. Sillons entraîne le lecteur dans une réalité captée toute entière à travers la matière du corps, des visages et des gestes. Ce présent qui échappe et que l’œil cherche à déceler, avec avidité et inquiétude, avant que le soir ne tombe.
Le poème tisse une toile où tout est lié : regard, forme, souvenir et souffle. Un présent englouti par le regret de ce qui n’est plus ou pas encore..