Aleksey Porvin

Né à Leningrad, Aleksey Porvin est poète et traducteur. Il a publié ses poèmes dans des revues comme World Literature Today, Cyphers, Saint-Petersburg Review, Ryga Journal, SUSS, Words Without Borders, Fogged Clarity, The Straddler, The Dirty Goat, Action Yes, Barnwood International Poetry Mag, Otis Nebula, New Madrid, The Cafe Review, The New Formalist etc.

Porvin est l'auteur de trois recueils de poésie en russe - "Les ténèbres sont Blanches" (Argo-Risk Press, Moscou, 2009), Poèmes (New Literature Observer Press, Moscow 2011) et “Le soleil de la côte en détail d'un navire" (INAPRESS, Saint-Petersburg, 2013). Plusieurs poèmes d'Aleksey Porvin ont récemment été sélectionnés pour le Prix Andrey Bely Prize (2011, 2013) et il est le lauréat du Russian Debut Prize (Prix du jeune poète russe) (2012).

portrait : © http://www.liwre.fi/aleksey_porvin




Yannis Livadas

Yannis Livadas est un poète grec. Il est né en 1969 à Kalamata, dans le Péloponnèse. Il est également spécialiste de la littérature américaine moderne et postmoderne, et du haïku. En dehors de la poésie, il est traducteur littéraire, essayiste et pigiste dans la presse littéraire. Tant dans sa poésie que dans ses essais, il a introduit l’idée de l’ «antimetathèsis organique» (inversion de l'antithèse organique), la poésie créée par l’indéfinition graduelle des notions et la comparaison syntaxique. D’après lui « la poésie est la différence maximale au sein de la même chose ». Ses poèmes et essais ont paru en huit langues, dans des revues de poésie et des magazines littéraires partout dans le monde. Il vit à Paris.



Web page: http://livadaspoetry.blogspot.fr

 
Bibliographie: Réaction expressionniste (Athènes, Akron 2000), Réception de la poésie de détail (Athènes, Akron 2002), L'annexe de l'émotion tempérée(Athènes, Indiktos 2003), Novembre dans le monde (Athènes, Akron 2005), Les Vers suspendus de Babylone (Athènes, Melani 2007), John Coltrane et 12 Poèmes pour Jazz (Athènes, Apopeira 2007), Victoire Aptère /Business/Sphinx (Athènes, Heridanos 2008), John Coltrane et 15 Poèmes pour Jazz (C.C. Marimbo San Francisco, USA 2008), 40a (Athènes 2009), l'Étoile Espace électrique / Une anthologie internationale des écrivains marginaux [Est inclus avec 4 poèmes] (Inde, Graffiti Kolkata, 2010), Les marges d'un homme centrale (Inde, Graffiti Kolkata 2010), Ati - Poèmes Dispersée 2001-2009 (Athènes, Kedros 2011), Kelifus (France, Cold Turkey Press 2011), Ravaged By The Hand Of Beauty (France, Cold Turkey Press 2012), Bezumlje (Serbie,  Peti Talas 2012), La Chope Daguerre et poèmes de Coquille (Athènes, Kedros 2013), Bones sonores (Athènes, Iolkos 2014), La graisse de la mouche (Athènes, Kedros 2015), Strictly Two (Sea Urchin Editions, Rotterdam, Pays-Bas, 2015)Modart (Alloglotta Editions, Athens 2015).



Christophe MANON, Au nord du futur

 

Au nord du futur, deuxième livre de Christophe Manon publié aux éditions Nous, est un livre qui, intensément, lie.

Au nord du futur lie trois formes distinctes, réparties en trois chapitres qui explorent le vers, chacun à leur manière, mais avec des effets d’écho profonds. Les trois chapitres se regardent et se répondent, comme un triptyque. Le premier, qui donne son titre au livre, emploie d’étonnantes césures et justifie ce choix :

 

possible noyés engloutis dans l’idiome emportés par la houle échouant sur la rive d’une
césure peut-être à bout de
souffle se taire pour sortir du silence se taire endurer
la désorientation de l’époque
dire cela dire

 

Les césures offrent plusieurs lectures possibles, ainsi en est-il de l’adjectif « imprenable », à la fois épithète de « réel » et attribut de « forteresse » : « n’avons-nous pas / vive et tenace la passion du réel imprenable / est notre forteresse ».

Avec le deuxième chapitre, s’approchant davantage du discours, l’on retrouve à la fois la langue d’Univerciel et l’effet de circularité d’Extrême et lumineux. Chaque partie de ce chapitre, numérotée, est liée à ce qui précède et ce qui suit par une phrase qui déborde. Le tout forme un ensemble clos, ou plutôt une vrille : les derniers mots, qui sont aussi le titre de ce chapitre, invitent à le relire, la phrase se poursuivant avec les premiers mots du chapitre :

 

Si bien qu’au milieu de la nuit, le jour
1
lentement se décante

 

Le troisième chapitre s’intitule Cela. Si le titre Au nord du futur est emprunté à Celan, Cela fait écho à Dire cela de W.G. Sebald, cité en exergue et publié chez le même éditeur. Echo interne également avec « dire cela dire », précédemment cité. L’effet de circularité est présent de nouveau, puisque les cendres ouvrent et ferment cette partie. Cela rassemble des poèmes particulièrement travaillés visuellement, avec des effets de grisés qui s’estompent. Des sortes de poèmes-nuages, aériens également dans le choix des mots : « lumière », « air », « oiseaux », « sensible » sont récurrents. On peut les voir aussi comme

 

 

 

 

 

Au nord du futur lie la langue et le sensible. En effet, si la recherche d’une langue anime tout le livre, elle n’est en rien séparée d’un mouvement vers le sensible, l’animal, le vivant. Aussi passe-t-elle par le corps : «NOS CORPS sont devenus / syntaxe il nous faut déchiffrer la physique / des rêves ». Se formule un souhait : « produire / des formules inédites frottant / nos grammaires comme pour y mettre feu (…) frayant un passage entre / silence et discours. » Souhait qui se réalise dans ce livre, où se mêlent les genres avec une telle souplesse que l’on ne saurait remettre en cause le statut poétique du discours. Le lien intime entre lalangue et le sensible apparaît notamment dans cet octosyllabe brisé, si musical, évoquant les baisers « dont l’ombre  / inlassable nous suit ». Dans Cela, le mot prend littéralement corps sur la page :

 

 

 

 

 

 

Au nord du futur lie l’intime et l’universel, par un lyrisme impersonnel qui permet, en s’approchant au plus près de soi, en contemplant les volutes de sa pensée, de rejoindre une expérience « commune » - adjectif souvent répété. La première personne du pluriel dit à elle seule cette harmonie du « je » et de l’autre. Le « nous » englobe l’espèce humaine, laissant une place à l’auteur comme au lecteur. Ainsi, liant l’intime et l’universel, ce livre lie dans un même temps l’auteur et le lecteur. C’est un texte souvent réflexif mais sans lourdeur, qui s’interroge sans répondre, usant amplement du modalisateur « peut-être ». C’est un texte en mouvement, vivant pas figé, qui invite le lecteur avec douceur.

Au nord du futur lie le vivant, dans une pensée fraternelle qui s’étend aux morts et aux bêtes. En résulte lors de la lecture un profond sentiment de réconciliation, de joie même.

 

maintenant
nous avons appris à estimer nos semblables et nous édifions
des demeures de sang et d’os et immortels
de tant de morts nous projetons
de la joie au-devant
de nous-mêmes.

 

Les animaux sont présents dans les trois chapitres, particulièrement dans Cela où ils apparaissent dans la variété de leurs espèces. Leur présence interroge la langue : « peut-être / écrivent-ils / avec / leur sang / la langue / des temps / à venir », à imaginer en poème-nuage, ou dans le deuxième chapitre :

 

C’est une tâche que je m’assigne         : donner un nom aux choses. Mais elle
serait impossible
à remplir si nous n’entretenions une muette communication avec bêtes et
choses, laquelle
n’a pas de caractéristique d’ordre métaphorique. Au contraire je t’assure
qu’il n’est pas de formule plus concrète. C’est ainsi que nous faisons
signe.

 

Quant aux morts, ils nous accompagnent, nous sommes invités à entendre leurs voix :

 

(…) tant que nous vivons, nous sommes accompagnés et nous accompagnons,
et si la solitude un instant
nous saisit c’est de ne pas savoir écouter ces voix qui habitent en nous.
J’entends pas là qu’un individu est un nombre important et qu’il y a légion
dans le corps d’un mortel. Il en est même que nous n’avons pas connu et dont
cependant

la mémoire nous hante.

 

Au nord du futur lie les mots des autres aux siens, comme cela avait déjà pu être expérimenté dans Univerciel. A la fin de ce livre, publié chez le même éditeur, nous trouvions les références, tandis que dans Au nord du futur, l’emprunt est simplement signalé par l’emploi de l’italique. Les mots des autres sont également présents dans les titres et de façon explicite avec les citations qui ouvrent chaque partie. L’intertextualité est absolument assumée vivante vivifiante – on pense avec les mots des autres, ils parlent dans nos bouches, cela est si naturel, si simple puisqu’ils nous habitent, vivent en nous, sont intimement liés.

Au nord du futur lie les contraires sans les fondre. Ainsi de l’espace et du temps, comme l’illustre le titre. A l’intérieur même du temps, s’il y a distinction entre présent et passé par l’emploi de l’imparfait et la récurrence de l’adverbe « maintenant », ils entretiennent une relation apaisée. Le passé vit en nous et nous nourrit : « c’est ainsi que nous croissons (…) dans la plénitude d’un temps qui ne peut être rompu, même à l’heure venue de notre dernier souffle. »

Au nord du futur lie également l’élan et le doute. L'élan est autant élan vers l'autre qu'élan de la phrase. Le doute quant à lui est marqué par les brusques césures, l’emploi de modalisateurs et il s’affirme paradoxalement : « Nos étreintes sont aussi des doutes que nous partageons. ». L’auteur s’en explique : « les certitudes m’effraient et presque me font souffrir ». Le doute  contamine la langue : « qu’est-il / le chant sinon  cette parole hésitante et boiteuse  d’un / qui s’adresse et s’incarne et porteur / d’une pensée qui s’invente mais / s’ignore ainsi les mots / agencés dans leur chute. » Cet embrassement des contraires n’a rien d’une froide spéculation, c’est un accord avec le réel, le signe d’une démarche authentique, une façon de créer du beau :

 

 

 

 

 

 

 

Au nord du futur lie les différents livres de l’auteur. Ces effets d’échos existaient déjà – dans Univerciel, par exemple, nous pouvions lire dans la même page à la fois le titre d’un livre publié précédemment au Dernier télégramme « nous joindrons l’éternité / à l’éternité » et le titre d’un livre qui sera ensuite publié chez Verdier « extrêmes et lumineux ». Dans son dernier livre, l’auteur va plus loin encore : dès le premier poème, « nos squelettes / pendus » fait signe vers Le testament (d’après François Villon) publié chez Léo Scheer. L'auteur revient amplement sur son écriture et son évolution dans la partie 9 du deuxième chapitre, écrite « en témoignage d’amitié à Fabrice Caravaca », son éditeur au Dernier télégramme, indiquant par exemple : « je résolus d’adopter / une allure dont la cadence m’est plus personnelle ». Par ailleurs, certains passages évoquent pleinement Extrêmes et lumineux, notamment lorsqu’il est question de photographies à partir desquelles il a travaillé pour ce livre : « toutefois, la contemplation somnambulique de vieilles photographies ne permet pas d’échapper au vertige du monde factice dans lequel nous nous trouvons, à notre insu / en quelque sorte. » ou lorsqu’il évoque la mémoire :

 

maintenant
les beaux noms nous les consignons dans nos livres donnant
mémoire à ce qui fut brisé afin
que ce qui a été rendu visible ne soit pas
effacé et qu’il ne reste pas
de mots sans sépulture.

 

La proximité de « mot » et « mort », soulignée par l’expression « mot sans sépulture », dit beaucoup sur le travail de l’auteur, dans son ensemble. L’éternité n’était-il pas déjà un livre traversé par cette question, avec cette phrase scandant le texte : « je suis le corps d’un soldat mort ». La présence des mots en soi fait écho à celle des morts en soi, écrire serait-il alors une façon de donner une sépulture à toutes ces voix qui nous habitent, par la grâce d’un chant d’amour ?  Ou encore de « garder mémoire d’un éblouissement », notamment celui né des baisers et des caresses ? Mais ce livre interroge cette possibilité. Ainsi, tout en étant en harmonie avec l’ensemble de l’œuvre de Christophe Manon, Au nord du futur marque une nouvelle ère, une forme de dépassement vers le plus juste. En laissant davantage de place à ses états de conscience et à sa propre cadence, dans la grâce du fragile, Christophe Manon offre un livre dont la voix nous accompagne pour longtemps.

*

 

 




églantiers dans les dunes

 

 

erškėtuogės kopose / églantiers dans les dunes

 

 

traduit par Mantas Jonaitis
 
 
 
 

p.14

 

 

le cimetière des Bernardins

 

 

 

Le portail du cimetière ne grince pas.

Mais qu’y peut le framboisier sauvage,

entrelacé dans les gonds ?

Photographie d’un double néant.

Sur une tombe abandonnée, affaissée,

repose un papillon jaune et sec.

La pluie d’avril bat le toit.

Un scintillement du soleil

dort au creux d’une chapelle.

Les capuchons des Bernardins.

La neige, la pluie, le vent.

Je marche le long de la Vilnelė en me rappelant mon frère.

Que dirais-tu de la première neige ?

Sur une bosse blanche

somnole un vagabond.

Le mur est poreux, froid.

Dans le columbarium l’heure d’été n’existe pas,

même en été.

Herbes noircies sur une tombe.

Deux araignées essayent de se tricoter une vie commune

A la lisière du cimetière des Bernardins.

 

 

 

 

p.21

 

 

 

Ukmergė

 

 

 

Du linge étendu.

Les étoiles d’août se faufilent

entre les chemises enfantines.

Un oreiller au sol.

J’ai surement rêvé encore des groseilliers chargés de fruits

dans le jardin à Ukmergė.

Une poire dans ta main

qui ne sait rien de l’étang

dont l’eau l’a arrosée.

La balançoire de mon enfance dans le jardin,

les blinis aux pommes, les siestes :

dans quelle pièce repose tout cela ?

J’ouvre la porte.

Nuit noire dans le jardin.

La sauterelle est restée avec l’enfant, en été.

Une bible ouverte.

La patte du chat caresse le gilet

de Mémé Genutė.

Le projecteur de la lune

poursuit une souris égarée dans le potager.

Octobre déjà.

Noël est déjà proche,

et moi j’en suis encore

à l’œuf de Pâques de mon enfance.

Les affaires de Papy ont des noms.

Fallait-il

les connaître tous ?

A peine éveillé, je parcours encore

le labyrinthe de la nuit

en compagnie d’un renard vagabond.

 

 

 

 

p.28

 

 

 

à propos des fleurs

 

 

 

Je pense sans cesse aux freesias,

qui fleuriront dans si longtemps.

Les trottoirs de janvier sont encore enneigés.

Une jeune fille nue s’épanouit à côté de la fenêtre ;

les yeux fermés j’ose à peine bouger,

de peur que le rêve ne se termine.

 

 

 

 

P.23

 

 

 

sur la neige

 

 

 

La première neige, hiéroglyphes de pigeons…

C’est peut-être une lettre pour celle

dont le cœur blanchement bat, même en hiver.

Tellement différente des lys !

Douce pourtant, quand elle te touche,

encore blanche et fraîche.

Une telle joie quand il neige !

De minuscules papillons blancs

fêtent leur anniversaire.

Le plus beau quand il neige ?

Les feuilles des fraises des bois

qui cachent de petits fruits timides.

A la radio – un conte.

En feignant de ne rien entendre,

la neige tombe derrière la fenêtre.

Dans la cabane au fond du jardin,

sous la neige, trois chats discutent

de l’hiver qui arrive.

 

 

 

 

p.34

 

 

 

ce n’est qu’un enfant, qu’un enfant

 

 

 

1.

 

s’asseoir dans le lit, se balancer en suivant

l’aiguille de la pendule, dans le demi-jour du jardin d’enfant,

tant que la lune n’est pas là, tant que nounou ombre n’est pas là

 

 

2.

une bobine qui grésille, 16 millimètres,

amateur, mais d’un autre côté ce qui est à l’écran

n’a pas l’air amateur, même si c’est un peu vieux

 

 

3.

on ne voit rien ? pourquoi ?

réglons un peu - qui parle ? sourit ? fait un signe ?

ça crachote, ça grésille, ça bruisse

 

 

4.

il neige, un enfant et sa luge, la montagne,

un bonnet en fourrure, les lacets défaits,

les branches enneigées : la tristesse, fugace, est rare

 

 

5.

ce n’est pas un documentaire, ce n’est qu’un enfant, j’ai dit,

un enfant et sa luge sur la montagne, qui tient dans sa main

le dernier rayon de soleil, le dernier fragment d’enfance

 

 

6.

épisode hivernal : les branches s’approchent, s’éloignent, doublent des ombres,

mais qui s’endort avec ses bottes ?

je serai sage, promis nounou, la prochaine fois je serai sage

 

 

7.

qui ne mange pas sa bouillie, qui n’obéit pas ? – se laver les mains

avant le repas, après le repas, avant la nostalgie et après elle,

après le premier contact du visage contre le carreau enneigé

 

 

8.

et cette lune au-dessus des rails ?

elle veille sur moi, ou sur eux ?

- les orthodoxes morts avant le coucher du soleil

 

 

9.

lève-toi plus tôt, lève-toi plus tôt –

je voudrais voir comme le soleil

touche la peau des poires qui mûrissent

 

 

10.

des aiguilles de pluie… dans quel jardin d’enfant ?

interrompent quel jeu ?

les premières gouttes sur la nuque – quelles sensations ?

 

 

11.

je veux toucher le bleu du mur – écaillé, creusé,

avec ses cloques blanches et moches –

sinon je ne pourrai pas m’endormir

 

 

12.

ce mur, derrière lequel il y a un autre monde –

d’autres jouets, d’autres petites voitures, d’autres balançoires – tout est différent,

il n’y a que papa et maman qui sont les mêmes

 

 

13.

et si maman ne vient pas me chercher,

et s’il ne reste que la lune

et nounou ombre ?

 

 

14.

les filles qui rigolent –

quand j’aurai dix ans,

je ne parlerai plus à aucune d’entre elles

 

 

15.

qui a cassé la poupée ?

je voulais seulement essayer de voir

ce qu’elle pense à l’intérieur

 

 

16.

un film… quelle différence entre la vraie pluie

et celle dessinée

sur la feuille blanche accrochée là ?

 

 

17.

quand j’ai envie de pleurer

est-ce qu’il faut vraiment

le dire à nounou ?

 

 

18.

la bobine de film…

comme si elle transmettait quelque chose,

qui tombe du ciel encore et encore

 

 

19.

et ce rêve –

je reste nu et seul

comme la lune déshabillée par nounou

 




Julius Keleras

Julius Keleras est né le 3 mars 1961 à Vilnius en Lituanie. Il est poète, photographe et dramaturge. Il étudie au conservatoire national supérieur de musique de Vilnius, et obtient ensuite un diplôme de littérature lituanienne à l’Université de Vilnius, puis un master d’arts libéraux en 1992 à l’Université de l'Illinois (USA).

En 1987 Julius Keleras est redacteur au studio national de cinéma, et puis travaille en tant que rédacteur et traducteur pour la maison d’édition « Lumen/Logos ». De 1995 à 2001 il est rédacteur en chef de l’hebdomadaire « L’ouvrier » (lt. Darbininkas) publié par l’ordre des Franciscains de New York.

Il est membre de l’association internationale d'écrivains PEN, et représentera la Lituanie dans les congrès internationaux du PEN de 1996 à 2000. Il est également membre de l’association nationale des écrivains lituaniens, ainsi que de l’association nationale des photographes.

Julius Keleras a publié quatorze recueils de poésie, traduits dans une quinzaine de langues. Il est reconnu pour ses poèmes, particulierement des poèmes courts, rappelant le styles des haïkus. L’existentialisme est un des thèmes prépondérants de son œuvre. Il organise des lectures publiques de poésie dans différents lieux de Vilnius, auxquelles participent de nombreux poètes lituaniens.

Il a également publié des pièces de théatre et des livres pour enfants ; ses photographies sont régulièrement exposées en Europe.




écrire Ma Vie sexuelle

 

 

1

 

 

écrire Ma Vie sexuelle

ou plutôt, Ma Vie heureuse, et ce serait :

 

- soulevant des pierres

- dans les arbres à 6 ou 7 ans

- des épisodes déjà écrits qui sont à réécrire

- des échecs autant que des victoires

- des défaites dans la guerre du lit

- dans les rêves

- marchant seul sur la route, à Dicomano en 1981, puis à Pérouse

- Adelaïde, étudiante de Sienne, héroïnomane, qui s'était levée pendant que je la dessinais pour venir en souriant me glisser sa langue dans la bouche

- Christine, de Kalambaka (la plus belle, que je fis souffrir)

- L qui m'a rendu presque heureux, et puis fou

- l'écriture même ces 2 dernières semaines

- des symboles dans mes projets d'immeubles, certains construits et où mon espace propre, intime, ma libido est présente

- toi

- vouloir tout et n'avoir rien allant de pair

 

mais tout cela est images, passé ou papier, rien à côté du jour sur les draps, de la pluie sur ton bras, de mourir contre un front

 

(2011-16)

 

 

 

 

2

 

 

Jour

 

Le temps

est exceptionnel, la langue banale

 

et ce beau ciel gris qui aime les murs

est une couverture tendue entre haut et bas

de la ville

 

on ne sait comment dire

 

c’est présence cherchée

et l’air est tel un duvet commun aux habitants de l’asphalte

et à ceux des immeubles – humidité solidaire

 

en effet, il faut être à l’abri

pour parler ainsi, pour écrire

en deux mil treiz

que ce temps est à couper

et que même l’écran traître pire que le papier sous la goutte

est verre qui va casser ou matière qui fond et les cerveaux avec

et que le jour n’est pas épuisé au bout du vers

il dit je pour l’exemple

 

les gouttes de la pluie maintenant s’abattent indistinctement sur le zinc

et sur ce qui vit. Ce qui est mort demeure. Il est à penser qu’il m’aurait fallu

au moins un peu plus de vie que de mots

 

nul sens ne trouve message

 

ce n’est pas chose aisée

que d’être laissé par la rime

 

s’il est vrai qu’elle est femme.

 

(2013-16)

 

 

 

 

 

3

 

Jamais

 

Jamais,

tes parents, ton enfance de mots t’ont sacré et

tu suscites mon admiration,

prince des souffles et des destinées.

Je t’aime si peu ! (autant qu’on peut aimer une parole)

mais voudrais te le dire.

 

À moins que tu ne sois une maison,

de Dieu que je délogerai pour t’habiter.

Sans doute es-tu l’égout, ma neuvième travée,

où je ferai couler les lettres d’Alphée,

dans mon songe de mort.

 

Never ! Pour le muscle des mots,

quelle étrangeté de sentir l’os du crâne.

Même à travers les minces lambris du palais,

près de la pensée ! Et comment espérer, envisager

le possible de l’espace d’éternel événement ?

 

En toi l’on aperçoit que gisent les âmes

et qu’à ta tête se dresse le sujet,

le chômeur, le chef, le pauvre, le membre,

le regard rétrospectif, la crosse renversée,

l’arbre seul, le moins, le hère.

 

(2013-16)

 

 

 

 

 

4

 

(sans titre)

 

Dos de ma main posée à plat, et du poignet trop mince.

A côté, la pensée de la couper.

Mais la main ne pourrait-elle, à l'aide du couteau quotidien,

Se séparer de la pensée ? en garder l'homme ?

Pourquoi cette pesée sur soi,

Si mal associée qu'elle en est tyrannique ?

 

(2016)

 

 

 

 

 

6

 

Deux rêves

 

Athéna a croisé Jean-Claude dans l’escalier,

qui lui fit son clin d’œil habituel — ticket d’Orphée.

À moi, est apparu son torse glabre,

sortant de la douche.

 

Je n’eus pas l’âme qu’il fallait,

pour le prendre avec les bras, pour vouloir dire.

Ce reflet de salle de bain fut l’ennemi

du beau hasard des rectangles de Thiais.

 

Où séjourne notre ami ?

Est-il encore à mi-chemin, dans le même tram que je pris ?

Reviennent nos paroles, arroser sa mémoire !

 

Sa vie fut brève, parmi des cartons.

Et lui aussi

eut une fille pour faire le dieu.

 




Proses du gel

 

 

1

 

Les trois femmes qui chantent

dans l’aube du Chevalier à la Rose

ne m’ont pas empêchée

d’ouvrir avec une lame neuve

le gras de mon pouce dur brugnon

d’où extraire un morceau de gel

qui fond à mon bras

dans le jour vient parmi les gémissements

et les larmes de reconnaissance

 

 

 

2

 

Tu es entrée dans l’enchantement d’une aube

noire comme la montagne où tu vis

recluse dans le cercle de souvenirs

alcool neige thé vent d’autan

Xanax au beau nom de demi-dieu

qui empêche que la nuit s’attarde

dans le jour et que tu meures

sans avoir franchi les drailles de sapins

et de hêtres pour descendre

vers les cyprès de l’Aude

 

 

 

3

 

Jour après jour

sur les dalles de minuit

tu te dédies au gel

et recommences à mourir

de ne savoir crier

ni prier hors des mot

 

4

 

La table est celle du tueur

Ses bras s’allongent

Sa veste tombe avec les grandes eaux

du printemps à venir

Son silence me sépare de lui

dans l’absence de couteau

 

 

 

5

 

Nul besoin d’en appeler à l’âge de la houille

le Verbe est là

qui erre d’une langue à l’autre

et chante dans la langue des langues

en attendant le Roi misérable

sous le mur qui tombe moins vite que le jour

 

 

 

6

 

Mon visage tourné vers lui-même

je n’ai soutenu dans l’ombre

les yeux d’aucun inconnu

ni la buse haute en plein midi

Je suis nue dans cette face

plus muette que l’ubac

qui me sépare de moi

 



Clara Lukowska

Poète. 




Un Jardin Doux Et Amer

 

Dessins et poèmes,

à lire en cliquant sur le lien suivant :

 

http://www.calameo.com/read/0041697881eca5c882b4a




Je t’écris fenêtres ouvertes

 

 

 

Parler de toi, te choisir un prénom, te nommer. 

Te nommer pour pouvoir parler de toi en ton absence, pouvoir te signifier, comme si je te savais. Pouvoir de signifier, de discourir sur toi, en jouir à l’envi.

Te nommer pour te faire exister, et te faisant exister t’aliéner.

Te désigner d’un mot, et d’un mot te soumettre. Faire de toi chose ma chose, marquer mon privilège Te réduire à un mot

T’assommer de ton nom

T’abolir, contre le mur du on

 

Ne plus parler de toi

 

Mais parler avec toi

 

Mais pas encore à toi

Et puis parler à toi. A ce toi qui ne saurait être un ‘on’ ou un ‘il’ mais un ‘tu’. Te parler vrai enfin. Sans rien anticiper. Te laisser toute liberté de dire, nul devoir de réponse.

 

Te laisser être ‘tu’, être ce ‘tu’ qui dis.

 

Te donner la parole. Une parole d’amour.

 

 

 

 

*

 

 

 

 

Un bras enveloppant la tête

cette tête

Une main agrippant les cheveux

l'autre main

 

Et ce regard baissé

Porté vers le silence

Tendresse blottie dans l'intérieur

 

 

 

 

*

 

 

 

Les illusions bercent, c’est souvent ainsi que le sommeil peut venir. Mais parfois il ne vient que très tard, longtemps après que la nuit ne se soit refermée sur elle-même. A l’heure mauve. L’heure qui tremble. L’heure dans laquelle tu te sens misérablement nue, exposée. L’heure qui ne sait pas elle-même si elle est la dernière de la nuit ou la première du jour. Mais peu importe, elle est.

Elle est l’heure qui parle. Sans mot, mais d’une voix aimante. Tu peux aller dormir le jour va se lever, semble-t-elle te dire, je t’offre un fragment de nuit contre une éclipse de mémoire. Et d’un mouvement ample et bienveillant te recouvre de son manteau mauve de sommeil et d’oubli.

 

 

 

 

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Un silence en forme d’arbre ou de nudité je ne sais pas Je t’écris fenêtres ouvertes sur la nuit en attendant que s’ouvre l’arbre ou que se dévoile la plaine Cette nuit est trop chaude pour un homme qui marche depuis longtemps trop transparente pour un homme nu trop enveloppante pour un solitaire Le monde ne sera plus le même.

Sans doute en va-t-il ainsi de toutes les mains et de toutes les peaux et de tous les corps que l’on a frôlés ou caressés il arrive un moment où on ne les a ni frôlés ni caressés Désormais c’est comme si je n’avais jamais frôlé ni caressé Le monde n’est déjà plus le même.

 

(Extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes, La Boucherie Littéraire, juin 2017)

 

 

 

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Combien longues et oblongues ces heures du secret où la nuit nous confond. Où les corps co-errants chamboulés de sommeil se diluent. La nuit sauve l’amour, un peu, elle qui sait que la femme n’est pas Une et que l’homme aussi peut gémir.

Je me tais

Se tenir. Juste écrire. Des cieux obscurs cernés de vide aux aubes craquelées, juste écrire. Presque dire, ne pas dire. Laisser la plume aller. Laisser surgir le mot qui dit et qui traverse. Libérer, sous le vent. Inspirer. Emporter. Jusqu’à fendre la houle et défaire et le sang et le temps.

 

 

 

(Extrait de Je t’écris fenêtres ouvertes, La Boucherie Littéraire, juin 2017)