Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés

En publiant « Maris dupés », les Presses Universitaires de Lyon présentent deux pièces peu connues de Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, deux des plus célèbres écrivains espagnols du Siècle d’Or. Grâce à ces textes, le lecteur pourra facilement constater que le fait de nommer ainsi la période comprise entre 1525 et 1648 n’est pas superflu : en effet, cet ouvrage bilingue nous permet de nous régaler avec la richesse inouïe du langage et le génie créatif qui s’est développé pendant cette période faste des lettres espagnoles.

Le Entremés du viejo celoso, (Intermède du vieux jaloux) écrit par l’auteur de Don Quichotte en 1615 et la nouvelleLos tres maridos burlados (Les trois maris dupés, 1624) de Tirso de Molina, créateur par ailleurs du mythe de Don Juan avec El burlador de Sevilla, s’inscrivent dans la tradition du deleytar aprovechando, où l’on mêle l’intention moralisante avec une veine humoristique irrésistible. Les deux pièces critiquent ainsi la coutume du mariage arrangé, très répandue à l'époque, et rendent hommage à l’imagination et l’audace de plusieurs femmes déterminées à duper leurs maris, pour mieux revendiquer  une inversion de rôles qui leur était refusée.

Ces pièces sont donc à la fois « burlesques et exemplaires », comme suggère l'intéressante introduction du livre, et sont le reflet d'une société en crise. Cervantes et Tirso de Molina décrivent des scènes urbaines où les personnages se sentent prisonniers des règles morales, en imaginant des tromperies qui remettent en question le mariage « en tant qu'institution juridique vide et structure répressive ».

Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés, Edition bilingue, Presses Universitaires de Lyon, 2020.

 

La ridiculisation des personnages masculins s'avère plus crue  dans « l 'Intermède du vieux jaloux », où l'adultère est directement évoqué car doña Lorenza trompera son mari sous son propre toit.

De son côté, Tirso de Molina s'inspire du modèle proposé par le Décameron de Boccace : « Les trois maris dupés » fait partie des Cigarrales de Toledo, une série de divertissements basés parfois sur des sources « folkloriques et populaires » dont l'intention moralisante s'appuie sur une moquerie moins blessante que celle du texte cervantin, et qui en tout cas ne possèdent pas le caractère grivois de la première pièce du livre.

Les deux textes, malgré leurs différences, ont en commun une théâtralité très efficace. Par exemple, même si le texte de Tirso de Molina est narratif, il n'en est pas moins dépourvu de quiproquos, exclamations et coups de bâton, pour le plus grand plaisir du lecteur. De même, la critique des maris jaloux ou possessifs se fait pour les deux auteurs à travers un mécanisme de mystification très intéressant : administration de somnifères, échange de portes, introduction de l'amant derrière une tapisserie représentant le Roland furieux  de l'Arioste... Ce mécanisme n'est pas sans rappeler la philosophie de Descartes et la mise en question des sens, qui aboutira en 1635 à un autre chef d'oeuvre du Siècle d'Or : La vida es sueño (La vie est un songe) de Calderón de la Barca.

S'il ne s'agit pas à proprement parler de textes inédits en France, « Maris dupés » est un ouvrage dont le travail de traduction, mené par Nathalie Dartai-Maranzana pendant plusieurs années dans le cadre de l'atelier de traduction classique du Master de traduction littéraire, permet au lecteur français la découverte de deux œuvres fort réjouissantes. Justement, si cette traduction, comme le suggère la propre Nathalie Dartai-Maranzana, est loin d'être parfaite, le but a été de trouver des compromis pour actualiser une langue classique très riche et très complexe, sans la dénaturer. On a donc accès à une version qui se lit avec grand plaisir malgré certaines périphrases, mais dont les trouvailles brillantes respectent le sens comique et aident également le lecteur français à profiter pleinement de la lecture des œuvres de deux auteurs majeurs de la littérature universelle.

 

 




Le féminin pluriel de l’Atelier de l’Agneau

Un panel de la poésie féminine d'une grande diversité et d'une richesse indiscutable, poétique donc littéraire, c'est ce que nous a offert l'Atelier de l'Agneau ces deux années passées. Risten Sokki, Clara Calvet, Edith Azam accompagnée par Liliane Giraudon, Claire Dumay et Carole Naggar étoffent le catalogue d'une maison au sein de laquelle l'éditrice Françoise Favretto porte imperturbablement ses auteurs et en l'occurrence ses autrices, malgré la situation, les difficultés, le peu d'avenir perceptible. Menant son troupeau comme une bergère aguerrie traverse une lande insensée, elle a produit ces recueils, beaux, et d'une épaisseur sémantique appréciable. 

Risten Sokki, Retordre retordre les fibres d'un tissu ancestral

Répétition de l'infinitif pour ce titre, Retordre retordre les fibres du tissu ancestral, comme pour marquer le temps passé si vaste qu'il n'est plus exprimable, mais aussi l'énergie, l'obstination à faire ceci, cette action exprimée dans la pureté d'un verbe sans sujet ni temporalité, énoncée comme un jet de pure énergie, et comme une nécessité incontournable. Rhème absolu.

Risten Sokki est norvégienne. Risten Sokki est arrière petite fille d'un homme appartenant au peuple des Sâmes, un des peuples aborigènes qui ont été anéantis au nom de la "civilisation". C'est donc de mémoire qu'est cousu ce tissu, c'est de fil rouge sang, car les siens furent exterminés, tout comme les peuplades d'Australie ou d'Amérique du Nord, tout comme ceux qui ont eu le malheur de naître et de grandir, de vivre et d'aimer sur une terre convoitée par les frayeurs de papier monnaie, une terre qu'ils savaient sacrée, pour y avoir ressenti leurs racines plonger au fond de l'histoire des  humanités.

Risten Sokki, Retordre retordre les
fibres du tissu ancestral
, Atelier de
l'Agneau/Toubab Kalo, 2020, 100
pages, 17 €.

Alors Kristen Sokki parle la langue de ces hommes qui sont en elle encore présents. Ce recueil trilingue propose avec une version norvégienne des poèmes une version en Sami. Comme c'est précieux ! Car on le sait les sons d'une langue disent qui sont les hommes qui la parlent devant le silence. Et les poèmes courts ramènent toujours  des éléments anecdotiques ou  à l'évocation de cette vie d'autrefois, et en dégage le caractère sacré :

Les tendons du pieds de renne
sont plus forts
que les tendons du dos
raconte maman

Retords maman
vas-y retords
tous les tendons de pieds
que tu peux trouver

            ...

Sunnen Inga
Mamman

Merci
de m'avoir si tôt
appris à connaître
les fibres
de notre lignée

Les fortes
les faibles
les ensanglantées

Toujours tout ramène à Retordre retordre, comme un ressassement incontournable, parce que tout est incompréhensible, la haine et les meurtres, la ségrégation et le génocide. C'est cette parole, aussi, cette beauté, qu'on a tenté de faire taire, mais qui existe encore, perpétuée par Risten Sokki et tant d'autres dans le monde qui portent la mémoire d'un peuple...

Nous n'adorons plus
la lumière
Ne sacrifions pas

Notre prière-de-limière
nous l'avons cachée
dans les rayons du soleil

Clara Calvet, Le Pèlerinage du temps

Le Pèlerinage du temps, titre singulièrement supporté par une girafe, une photographie  de couverture d'Antoine Schaab. Elle a sur son dos une selle, et un ornement sur le front comme en portent les chevaux de parade, ou bien ceux des hommes qui connaissent le don de la beauté. Voici qui interroge. Et qui a songé déjà à chevaucher une girafe ? Singulier donc, le voyage serait le lien sémantique entre le "pèlerinage" et la monture...?

Le champ lexical de la religion, l’allusion aux textes fondateurs, et aux mythes convoqués également dès l’avant lecture pour qui parcourt les titres des chapitres, soutiennent les propos de la poète. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un discours prosélyte, ni d’une tonalité apologétique. D’ailleurs celle-ci ne commente en aucun cas ces références, elle dépose juste ces propos, qui sont des constats des échecs de l’humanité qu’elle regarde sans concession.

Le premier poème du recueil qui sonne comme une prière (structures anaphoriques et champs lexicaux de la religion) s’inscrit dans une temporalité séculaire et égraine des propos qui sonnent le glas d’une histoire de l’humanité où se recensent les errances communes et celles de la poète qui s’inscrit dans l’énonciation de la première personne du singulier.

 

Clara Calvet, Le Pèlerinage
du temps
, Atelier de l'agneau,
2020, 70 pages, 15€.

LITURGIE I

Ce nous tardif
A instruit
l’Oregon d’une vie,
d’un astre,
Hideur d’une
orchidée
devenue insulte,

En nous-mêmes,
en soi
en soulte
en délivrance.

Un « nous tardif » mais un nous, elle et eux, elle et nous, la poète et le lecteur, « ceux, (je, eux, nous) / Vulnérables », « L’Innomée », « L’Indigente ». Pronom inclusif d’une instance atemporelle, ce « je » kaléidoscopique à qui tantôt « l’opacité…sied »  ou bien qui se laisse envoûter par une « mélodie si mélodieuse »…

La querelle d’anges
a tout, sans effusion,
anéanti,

Et nos leurres
sont comptés

Nous vivons pourtant
Consciencieusement
Plongé
Le monde dans l’obscurité,

dans l’Oubli

 

La typographie et la césure offrent l'occasion de dévoiler des pluralités sémantiques. Ici la majuscule comme ailleurs dans le recueil permet des mises en exergue, dont celle-ci si importante car l'Oubli est l'opposé de la mémoire, et c'est de mémoire/Mémoire qu'il s'agit.

Un « je » qui promène sur le monde son regard, semble se souvenir de temps immémoriaux, ou d’instants précis d’une existence particulière recensés dans les éléments anecdotiques qui transparaissent ici ou là. Et si pourquoi pas de toutes ses vies de toutes ses mémoires elle/je/nous en elle, et elle en nous, se souvenait/nous souvenions de Babel écroulée parce que chaque particule de lumière comme de sable noirci au feu séculaire du crime et de l’exclusion est nous, est elle, et nous tous ?

La clausule nous invite à entrer dans ce kaléidoscope temporel, existentiel, à communier à travers la mémoire des émanations séculaires d’une histoire humaine dont Clara Calvet nous montre la substance éparpillée dans chacun d’entre nous à jamais, ou pour toujours. Le verbe, mot final du recueil, est à ce titre éloquent, car il est conjugué à la première personne du singulier… Parole d’ « L » au cœur d’un substantif au masculin, énonciatrice une et multiple parmi les parcelles mnésiques séculaires de l’Humanité. Et puis, chevaucher la girafe...

Eternité peregrine

De l’instant,

 

                              De l’excLu

 

Anges dévorés, déchus
parmi les carcasses

 

                            Déferle.

Edith Azam et Liliane Giraudon, Pour tenir debout on invente

Pour paysage un dictionnaire, tel est le titre de la dernière partie de ce recueil écrit à quatre mains. Pour tenir debout on invente, avec le langage pour matière première, à façonner, à tordre et distordre démesurément. 

Des aphorismes, des phrases échangées entre deux femmes "2 générations, 2 expériences d'écriture" nous dit la quatrième de couverture. De cette altérité est né un livre qui interroge les questions, énonce l'énonciation, et parle le langage.

parler est incompréhensible

vous pouvez le dire plus clairement

une confusion entre la fonction sexuelle et la fonction oratoire

le monde est ton défi le monde est ta scène

plutôt des formes de phrases et des formes de vie

 ...

l'avenir n'est pas indispensable

 

 

Edith Azam et Liliane Giraudon,
Pour tenir debout on invente,
Atelier de l'Agneau, 2019, 50
pages, 14 €.

Des bribes de vie transparaissent, des instants, des lignes de conduite à ne pas tenir, avec le langage, toujours, clé de voûte et leitmotiv. Cet échange si touchant est en réalité extrêmement dense, car il évoque la matière même de notre ultime liberté, qui est l'art, la création, pour tenir debout. 

Les titres des chapitres posent question, dès avant la lecture : « Le ciel est bleu »... Des lieux communs, des phrases autoréférentielles, dont le rôle est juste d'être des titres de chapitres, sans autre référent que ceci. C'est comme s'il fallait répondre à l'horizon d'attente de l'objet livre, comme s'il fallait faire comme si. Mais vite les échanges dévoilent une substance épaisse, car il est question de tenir debout et pas n'importe comment, il est question de cette création qui échappe à toute catégorisation, à toute tentative de récupération, à toute corruption, et cette tentative c'est la vie. 

 

Je n'ai pas envie de repartir dans ce pays d'y retrouver ma mère

la propagande a besoin d'un langage dégradé

...

Je n'ose pas développer davantage

c'est ça on va se taire on va s'enterrer ensemble au fond c'est bien ça écrire non ?

la fosse commune ?

c'est une démarcation qu'il faut détenir fermement

leur vocabulaire ils l'ont fait sur mesure celle de la mise à mort

 

Claire Dumay, Au bout de le jetée ou les arcanes du corps

Il y a quelqu'un, profondément, dans ce corps, dans les arcanes de ce corps. Il y a Claire Dumay dont la prose est le scalpel de ces mêmes arcanes de ce même corps, une prose vive et concise, imparable, irréfutable. Déjà la table des matières, où l'existence est décrite par le menu... Du chapitre I, l'Enfantement, au dernier, Partir, avec entre ces deux pôles incontournables eux aussi de ce qui évoque la vie, Enfances, Attachements, Le corps, Seule, et Vieillir. 

C'est aussi la parole d'une femme, la vie du corps d'une femme, avec dedans les arcanes féminines de cette même femme. L'incipit frappe fort, et place d'emblée les propos sur une ligne bien claire, pas revendicatrice, juste objective. C’est pour cela que l'incipit frappe fort :

Je me souviens aujourd'hui encore de l'injonction de virginité reçue de mes pères ; mon propre père, et le pasteur de l'église que je fréquentais alors. Je sais avec certitude que personne n'en avait rien dit de façon explicite, mais ce commandement, cet interdit, comme tant d'autres, se logeaient dans une partie de moi : zone intouchable, urne mentale, aussi étanches qu'un reliquaire. Ce lieu contenait et préservait, sans le moindre esprit critique de ma part, la cohorte des préceptes qui attestaient l'existence d'un absolu, garantissaient la promesse d'une édification ultérieure.

Claire Dumay, Au bout de la jetée
ou les arcanes du corps
, Atelier de
l'Agneau, 2019, 118 pages, 17€.

In médias res si j'ose dire nous voici face à une situation, celle du carcan premier dans lequel on enferme toute femme dès la naissance, le tout  ficelé par le champ lexical de la liturgie,  les entraves et le poids des idéologies et d'un inconscient collectif qui a pesé et qui continue d'ailleurs à peser sur les femmes. 

Ce sont les étapes de la vie du corps qui structurent le propos, et il s’agit du corps d’une femme. A travers l’évocation de ces  passages que sont l’adolescence, la maternité, l’amour, le vieillissement, l’énonciatrice constate avec objectivité ses ressentis, avec détachement et concision. Il n’y a pas d’épanchements lyriques, pas de larmoiement qui serait motivé par l’emploi d’un vocabulaire des sentiments ou du regret. Le souvenir est l’occasion de convoquer ce qui a motivé les croyances, dont la narratrice met en évidence qu’elles découlent d’imagos sociaux qui façonnent la personnalité d’une femme. Il est question de ce souci de pureté et de probité présents dans les archétypes implantés dans l’inconscient collectif, dans le premier chapitre, et de ces mêmes lignes archétypales qui sont à l’origine du concept d’instinct maternel auquel la narratrice fait un sort dans le chapitre « L’enfance ressuscitée » :

Cette culpabilité durable qui ne cesse de me hanter à l’idée d’avoir été une mauvaise mère.

Le corps, oui, la maternité, le rapport aux autres, la solitude « congénitale » le suppositoire, aussi, « Ce souvenir d’enfance, devenu lointain. Camille l’a ravivé… », et cette différence, cette interrogation quant au fait de vivre une « solitude congénitale » que l’on voit émerger du discours, dans ces souvenirs inscrits sous la peau, et évoqués dans une prose si dense et émouvante !

Les amours adolescentes, je les entends, chuchotant une alliance secrète avec la terre, le sable, les talus herbeux.
Je n’ai que cette envie-là, les rendre à l’insularité, l’étrangeté, l’insolence désaffectée des chemins de traverse.
Je les façonne, les invoque, comme une émanation de moi, qui se perpétuerait seule.

C’est sans concession, sans larmoiement, c’est dans la matière de cette conscience  du corps que se  révèlent  les traces de l’existence et que s’élabore le discours, et quel discours…

Ce soir, le corps est premier. Il pèse, s’encombre de ne pas être consommé. Il ne se sent pourtant ni offert, ni assoiffé. Il est simplement là, affranchi de la clandestinité, des interdits, libéré des cadenas longtemps verrouillés, se croit purgé de toute obsession de pureté ou de souillure.

Carole Naggar, Récits instantanés, avec 22 photographies

Est-ce que l’image peut révéler quelque chose de l’écrit ? Peut-elle mettre en lumière les sens infinis du poème, lui qui condense d’inépuisables strates sémantiques dans chaque morceau de vers ?

Est-ce qu’il faut nécessairement qu’il y ait un lien entre les deux pour que cela fonctionne ? Ou bien peut-on tenter la juxtaposition d’une iconographie totalement étrangère au texte, au poème ?

Peut-être évoquer une alchimie, un dialogisme, un échange qui révèlerait la portée illocutoire de chacune de ces polarités d’expression artistique. C’est pour évoquer ces problématiques que Carole Naggar a donné existence à Récits instantanés avec 22 photographies, qui s’offre comme une sorte de récit de voyage, un voyage intérieur où des photographies viennent étayer des poèmes en prose qui évoquent des lieux métaphoriques des espaces intérieurs. Dans le titre déjà l’adjectif fait référence à l’univers de la photographie, en même temps qu’à une immédiateté qui est celle de l’instantanéité de l’écriture, ce jet d’encre porté par le souvenir, où toutes les épaisseurs de la mémoire affluent à travers les sensations ressenties par la « voyageuse ».

Carole Naggar, Récits instantanés,
avec 22 photos
, Atelier de l'Agneau,
Collection biophotos, 2019, 139 pages,
20€.

La narratrice suit le fil de son périple et celui de cette aventure toujours neuve qu’est la création :

Une constante de ma vie a été l’exploration des rapports entre les mots et les images, des étincelles qui parfois surgissent lorsque les uns se heurtent aux autres.

Au fil des rencontres et de la découverte de paysages « l’exploratrice » élabore des dispositifs pour révéler le dialogisme qui peut être à l’œuvre entre texte et image. Sont-ils complémentaires, et si oui est-ce de manière littérale que l’échange sémantique s’opère, est-ce de manière oblique, lorsque l’image prend le contre-pied de ce qui est écrit ? Il semble que toutes ces orientations soient là, motivées surtout par le désir d’ouvrir à des horizons sémantiques qui outrepassent ceux des paysages présents sur les très belles photographies reproduites dans ce volume.  Alors est-ce que le paysage,  celui que dévoile les photographies des lieux visités par Carole Naggar, révèle le paysage intérieur, l’enrichit, le sublime  ?

Il s’agit de laisser ressurgir les impressions, les souvenirs, et peut-être alors que ces deux vecteurs artistiques peuvent révéler des traces mnésiques de nos existences enfouies depuis longtemps, et qu’ensemble ils permettent d’opérer une sorte de transcendance qui sublime cette matière du souvenir et l’offre à tous, parce qu’un dépassement de l’anecdotique s’est opéré. Et n’est-ce pas l’essence même de l’Art ? Somme toute Carole Naggar essaie de restituer ce qui édifie l’œuvre, au-delà de tout discours, elle tente de saisir cet instant impalpable où la traversée a lieu, entre une artiste et sa rencontre avec l’humanité. C'est de ce voyage-ci qu'il s'agit.




Bernard Grasset, Brise

Dans le premier livre des Rois, le prophète Elie rencontre Celui que son cœur cherchait dans le murmure d’une brise légère.

Brise : c’est le titre de ce recueil ; or, après cette brève rencontre, Dieu dit à Elie : « repars par le chemin du désert ».

Ce chemin, c’est une quête qui traverse tout le recueil de Bernard Grasset, le poète met ses pas dans ceux d’Elie, il parcourt un chemin d’exil et emmène le lecteur à sa suite ; dès le premier poème, il nous invite à : « Partir s’arracher/… marcher ». Toute vie est chemin et le plus souvent parcouru dans le « feu de l’exil ».

Le poète comme le prophète habite la terre, guette le secret, la Présence et sait que dans le désert on trouve aussi la manne. Il nous emporte en cette communion de la terre et du ciel, en ce partage du pain et du vin. S’associent ici le pain du souvenir : la manne et « le vin de l’avenir » ; résonnent alors comme un écho des paroles christiques : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ».

La brise ne cesse de traverser ce recueil, qu’elle soit « la brise du soir » ou regardée « dans les bruns feuillages », elle est toujours : « brise de l’enfance ».

Bernard Grasset Brise Jacques André éditeur coll. Poésie XXI, 2020, 44 p. 13 €.

Cette brise venue à la rencontre d’Elie avant l’injonction qui lui sera faite de repartir sur le chemin du désert, souffle encore aujourd’hui « au secret de l’homme » et inspire toujours les mots du poème. Le recueil s’achève sur ces vers :

 

La brise souffle encore
Au secret de l’homme,
Et les pages de la vie
S’exhalent en poème

 

En ce recueil, nous cheminons sur des chemins d’Orient, en des déserts habités par des bergers et des rois qui découvrent un jour ensemble dans une auberge qu’est né le Signe de vérité. De l’Ancien Testament au Nouveau Testament, le poète nous guide sur les traces du prophète Elie qui se désaltère près du torrent de Kerith à l’est du Jourdain. Elie qui préfigure le Christ dont la présence bien que tue est si forte ; dans l’avant-dernier poème on y retrouve le pain et le vin, le mont des Oliviers, la croix dressée, la pierre du tombeau bien sûr et les aromates apportés à l’aube du troisième jour ; on est bien devant le tombeau  à la rencontre de ce souffle de l’Esprit qui fera courir celle qui l’entend, pour aller porter la bonne nouvelle d’un « cœur brûlant » :

 

Le blé et la vigne
Ombres d’oliviers,
Les mots saignent
A l’heure de veiller.
La croix et la nuit,
Coupe de silence,
Sur le mont solitaire
Il n’est plus qu’un cri.
La pierre et le souffle,
Aromates de l’aube,
Courir, murmurer,
Ô cœur si brûlant.

 

La grande force de ce recueil, c’est de mener sur ces chemins de spiritualité tout homme, qu’il croit au ciel ou qu’il n’y croit pas, qu’il connaisse ou pas les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament ; car le chemin d’Elie c’est aussi le chemin de tout homme, les paysages bibliques sont en osmose avec ceux d’Occident ; le peuplier et le chêne côtoient le sycomore et le figuier.

Le poète est comme le prophète, un témoin, il est donc appelé à témoigner de ce souffle et de cette lumière qu’il a rencontrés et il se doit comme le fait Bernard Grasset « d’écrire la lumière ».

                                                                                                     

Quelques poèmes extraits du recueil :

Partir, s’arracher,
Alliance d’étoiles,
Présence voilée.
Sable du désert,
Tente d’exil,
Marcher, se souvenir.
Chêne, éclat de midi,
Temps d’hospitalité,
Trois d’hospitalité,
Trois ombres s’approchent.
La déchirure, le puits,
Promesse de miel,
La vie devient chemin.

(p.11)

 

 

Les ailes et le temple,
Une flèche de lumière,
Les îles du silence,
Le poème s’embrase.
Un joug solitaire,
L’amandier et le cœur,
Oracle d’enfance,
Bâtir, semer.
La roue de l’exil,
Le livre de miel,
Sur les ossements gris
Viennent les grands vents.

(p. 21)

 

Barques et filets,
Lac scintillant,
Tu écoutes et devines.
Le monde de l’ombre,
La soif des signes,
Quitter le néant.
C’est l’heure pourpre,
Témoin et ami,
Ecrire la lumière.
Le vent souffle encore,
Proche et lointain.
Le vent du mystère.

(p.31)

 

 

 

Présentation de l’auteur




MARIO MARTÍN GIJÓN, Poésie/prisme et passion de traduire suivi de Poèmes de Des en canto,

L'auteur espagnol Mario Martín Gijón est le créateur d'une œuvre fascinante, qui dans sa construction  kaléidoscopique puise dans les possibilités poétiques du langage de façon novatrice. Ses poèmes proposent ainsi de multiples lectures à partir d'un jeu de mots-gigognes qui est aussi une profonde réflexion sur la morphologie, la phonétique et la sémantique, produisant ainsi une mise en abîme du langage qui prend de ce fait une dimension évocatrice démultipliée.

Le traducteur que je suis se voit confronté à de multiples défis, qui font appel plus que jamais aux rapports entre les langues et à leurs valeurs poétiques intrinsèques : on se retrouve parfois devant des prismes qui élargissent le champ des possibilités dans la version finale, et qui me font réfléchir quant aux choix dont je dispose pour trouver un équilibre entre la fidélité et l'humilité nécessaires pour respecter le travail de l'auteur et une incitation passionnante à élargir les significations.

C'est, à la base, le travail quotidien d'un traducteur : opérer des choix tout en restant au service du créateur de l’œuvre. Mais il s'agit ici bien plus que d'un exercice d'école : même si la traduction entre deux langues latines peut sembler plus aisée qu'entre deux langues dont les structures syntaxiques sont éloignées, la point essentiel consiste à se sortir des suggestions multiples des poèmes par des trouvailles qui doivent être, comme je viens de l'évoquer, une projection lumineuse dégagée par la langue originale à travers la traduction.

 

Mario Martin Gijon, Des en canto, RIL editores, 2019.

Prenons comme exemple le poème « ruego ». Le jeu des mots poétique, la double lecture, consiste à voir le mot « ruego », c'est-à-dire « prière » et les italiques qui apportent une dimension personnelle à travers le terme « ego ». Il est évident que « prière » enlève toute dimension évocatrice. Le jeu peut consister à trouver des correspondances phonétiques (prière, prie-hier, pri-erre, etc...), mais on se rend compte aisément que ce parallèle est trop simple et dépourvu de la dimension égocentrique du titre en espagnol. Nous pouvons essayer de faire la même chose avec « ego » : égaux, moi, émoi, je, jeu... et la liste peut continuer, en rappelant une nouvelle fois que le travail de la traduction consiste à faire des recherches entre les significations profondes des langues, dans un jeu d'échos qui s'avère parfois bouleversant. Ici, cette recherche axée sur la phonétique ne fonctionne pas, rendant une version toujours plate du titre : on doit alors partir des considérations sémantiques, à travers des synonymes : imploration, instance, requête... rien ne me semblait pertinent. On mélange alors, tel que le fait l'auteur, le jeu phonétique et sémantique : à la sonorité en « o » du mot ego, on ajoute.... oraison, pour un résultat en français, « egoraison », qui cette fois prend tout son sens.

Cette méthode peut fonctionner aussi pour traduire des vers comme

 

cárcel

            es

               tial 

 

C'est-à-dire un point de rencontre entre « cárcel », prison, et « celestial » céleste. Dans son rôle de double démiurge, poète et linguiste, Mario Martín isole ici les phonèmes « e » et « s » à la partie centrale du mot « celEStial » , ne correspondant à aucune syllabe, pour qu 'on puisse comprendre la comparaison à travers l'isolement du verbe « es »  (la cárcel es celestial ), donc la prison est céleste : à partir de cette idée, le choix de traduction consiste à proposer un néologisme, « ciellule de prison », qui semble répondre à cette double idée. 

Il est évident que cette façon de faire ne peut pas être pertinente à chaque fois. Opérer des choix, tel qu'on l'a suggéré, reste essentiel. Un exemple flagrant se trouve dans le poème « dedicálogo », qui établit la construction anaphorique suivante :

 

que des amparo

a la sombra de ti

que des precio

(de/a) lo que tienes

que des pecho

(de/a) lo adverso

que des gracias

a quien te hizo sufrir 

etc.

 

En espagnol la lecture est déjà multiple : « des » est le subjonctif du verbe « dar », donner. Il peut s'agir à une incitation à l'offrande : « il faut que tu donnes... ». Il peut aussi, mais cette fois dans un nouveau jeu verbal, correspondre au préfixe négatif « des » (le français dé-), mais en sachant que l'étymologie de certains mots ne semble pas évoquer ce préfixe : « despecho » signifie « dépit », par exemple  et vient de despectus, proprement « action de regarder de haut en bas » . De même « desprecio » signifie « mépris », mais la création de l'auteur en deux mots, « des precio » pourrait signifier « que tu donnes, que tu mettes un prix ». Une fois qu 'on a compris cette structure, la traduction s'avère problématique, car on ne pourrait pas à chaque fois commencer les vers par « que tu fasses ceci ou cela » : le vers « que des gracias » mélange la desgracia, le malheur, et le fait de « dar gracias ».

Traduire, de notre point de vue, n'est pas trahir, mais plutôt choisir. Illustrons donc notre choix par la traduction des deux derniers vers de cet extrait : nous proposons

 

que ta (re)connaissance

aille à celui qui t'a fait souffrir

 

De cette façon, nous nous adaptons à l'utilisation des parenthèses par l'auteur, qui crée à chaque fois une double lecture. De même, nous restons dans un champ lexical proche à « remercier » : la reconnaissance, et de plus, la parenthèse nous permet de préserver le prisme en gardant la possibilité de deux lectures : que ta connaissance... ou que ta reconnaissance aille... ce qui ouvre la porte aux interprétations du signifiant poétique.

Nous pourrions ainsi multiplier les exemples pour illustrer cette création. Dans nos conversations avec l'auteur, nous avons aussi fait le choix commun -Mario Martín parlant très bien le français- de ne pas compliquer excessivement la lecture de la version avec la multiplication de parenthèses et de crochets qui auraient provoqué des possibilités difficiles à cerner, pour rendre plutôt parfois la traduction plus « lisible » que l'original. Tout ceci dans le but, espérons-le de (ré)créer un poème, toujours sur la base du respect du texte original.

En guise de mode d'emploi pour la lecture en français, prenons l'exemple de ces poèmes

 

je cri(bl)e un livre

qui est déjà (é)cri(t)

il m'empêche d'y par(ven/t)ir

 

qui peut être lu de la façon suivante

 

 je crie (ou je crible) un livre

qui est déjà écrit (ou: qui est déjà cri)

il m'empêche d'y parvenir (ou “il m'empêche de partir”)

 

 

ou encore, nous pouvons lire aussi les mots en italique d'un autre poème :

 

sav(eu/oi)r

                 du jour

                            nal

                                   téré

par toi-même touché

 

C'est-à-dire : saveur du jour (ou savoir du jour ) (ou du journal) altéré, par toi même touché.

Pour nous ce travail a été passionnant, car il correspond entièrement à notre vision de la création poétique, axée sur les possibilités infinies du langage. Nous espérons que la lecture des poèmes de Mario Martín Gijón vous procurera autant de plaisir qu'à nous : la poésie, plus que jamais, est ici un jeu de correspondances entre les mots et le monde.

 

MARIO MARTÍN GIJÓN

Poèmes de “Des en canto” (RIL editores, 2019)

Traduction par Miguel Ángel Real

 

 

dedicálogo

 

que des amparo

a la sombra de ti

que des precio

(de/a) lo que tienes

que des pecho

(de/a) lo adverso

 

que des gracias

a quien te hizo sufrir

que des cartas

a quien sepa ju(z)gar

 

que des dicha

a quien guardó silencio

que des nudos

para seguir atados

que des en tu mecer

el cuerpo sobre un abismo                                              

 

que des en más cara

vida que esta

que des en canto

de lo perdido

 

 

 

 

 

 

dédicalogue

 

que tu (t')abandonnes

(sous) ton ombre

que tu (mé)prises

ce que tu as

que tu (dé)daignes

l'adversité

 

que ta (re)connaissance

aille à celui qui t'a fait souffrir

que tu (dé)mines

celui qui j(ou/ug)era

 

que ton (bon)heur[e]

soit pour celui qui a gardé le silence

que tu me (re)noues

pour rester attachés

que tu (dég)ourdisses

le corps sur un abîme

 

que tu par(s)viennes

à une vie plus chère

que tu des en chantes

ce qu'on a perdu

 

 

Rendicion, Mario Martin Gijon.

 

de c(e/i)sión en

                        c(e/i)sión

dec(e/i)d(e/i)mos    

 

 

de (s/c)ession en

                                   (s/c)ession 

nous déc(é/i)dons

 

como un árbol

sin c(o/e)rteza(s)

te humed(e/i)ces

                             mejor 

 

comme un arbre

sans [é]cor(ps)[ce]

ton humi(l/d)ité

                        grandit

 

Tratado de entrañeza, Mario Martin Gilon.

 

sab(e/o)r

               del tiempo

                                em

                                     atado

(con) tus propias (á)manos     

 

 

 

sav(eu/oi)r

                 du jour

                            nal

                                   téré

par toi-même touché

 

el p(a/e)so del tiempo

es poso

            en el (p/b)eso  

 

           *

(es)cribo un libro

ya es(c/g)rito

que no me deja (o/hu)ir 

 

                *

nos a(r)mamos

(con/de) paciencia

oculta de silencio

para el (j/f)uego

en que ard(ec)imos

(de/la) verdad          

 

le temps qui (p/l)asse

est le/la marc(que)

            que l'on a ét(r)einte

 

                    ∗

je cri(bl)e un livre

qui est déjà (é)cri(t)

il m'empêche d'y par(ven/t)ir

 

                    ∗

nous nous a(r/i)mons

(de/avec) pa(t/sc)ience

occulte de silence

pour le (j/f)eu

où nous avons (brû/par)lé

(de/la) vérité              

 

Latidos y desplantes, Mario Martin Gijon.

 

cárcel

            es

                tial

 

en la que vivo

                        y

 

entre paredes

                        car

                             miento

                                        do                        

 

lo que fui

 

 

 

 

ciellule

            de

                 prison

 

où je demeur(e/s)

                        et

 

entre deux parois

                            ouffr

                                   ance

                                               que

je fus

 

CONTINUIDAD Y RUPTURA EN LA POESÍA ESPAÑOLA ACTUAL, Mesa redonda con los poetas, Javier Pérez Walias, Eduardo Moga y Mario Martín Gijón. Modera el escritor Iván Sánchez. Asociación Cultural Caleidoscopio A.C.C. - CONTINUITÉ ET RUPTURE DANS LA POÉSIE ESPAGNOLE ACTUELLE, Table ronde avec les poètes Javier Pérez Walias, Eduardo Moga et Mario Martín Gijón. Le modérateur est l'écrivain Iván Sánchez. Association culturelle Caleidoscopio A.C.C.

 

ruego

 

in

    ti(')

      mi(')   

            dad

                  nos 

 

                    *

definición

 

ceniza que nace de tu cuerpo

                                                    ema 

 

 

(eg)oraison

 

in

            t(o)i

                        m(o)i

                                   dez

                                               nous

 

                    ∗

finition

 

cendre qui naît de ton corps

                                             aume

Présentation de l’auteur




Collection anniversaire des 40 ans de Cheyne, 2020

Tania Tchénio, Pop-corn

Le livre commence ainsi :

On m’a proposé d’écrire un texte sur grandir… Quand on me passe commande d’un texte…

Et cette commande anniversaire a précédé de peu une bonne nouvelle :

Quelques heures avant de remettre ce texte, j’ai appris ton existence. Ta minuscule existence. Tu étais là depuis quelques jours, petit paquet d’atomes. Tu commençais à grandir silencieusement. évidemment, ça a tout changé.

L’écho, La perspective.

Ce texte, tu viens l’habiter.

Tania Tchénio, Pop corn, Cheyne éditeur, 64 pages, 12 €.

Et voilà le lecteur embarqué dans cette aventure chuchotée. La fabrication d’un être humain. L’émergence d’un Tu inconnu et si présent déjà.

 

Je te parle.
Tu es dans le cosmos.

Je suis ta chambre noire.
Tu fais ce qui échappe
et je te laisse faire.

 Cosmonaute nu
tu joues avec le temps
comme on joue à l’élastique.

 

Un texte ici nous est donné : une perle rare sur ce thème. À mettre aux yeux et au coeur de tous les jeunes parents en gestation.

Puis on arrive à Pop-corn, le texte initial et on se retrouve à la naissance d’une étoile, en plein cosmos. Magique !

 

Grandir…
projeter son corps
dans toutes les directions

 

S’enraciner, grandir à l’intérieur de la terre, en soi. Grandir vers le ciel. Toucher à l’horizon. Grandir, devenir adulte. Tenter de garder l’enfance en soi. Évoluer, comme les strates du temps. Toute une méditation autour de ce mot. Une méditation qui devient expérimentation personnelle et en double.

Un livre rare. Une pépite.

 

Jean-Marie Barnaud, Allant pour aller

 

 

Une autre pépite. Le chaud murmure de Jean-Marie Barnaud. Ça commence avec un poème sur l’origine du poème :

les premiers mots
viennent d’un coeur absent
peut-être d’une grande infortune
ou d’une clarté insoupçonnée
et l’on se tient fébrile
au bord de soi

Forêts Mers Ciels de nuit
Foules :
On saisit au vol
ces espaces rêvés
croyant saluer l’étrangeté
qu’on sent guetter
aux marges

Mais très vite on est pauvre
devant
ce qui vient
qui appelle
et se dérobe

Ce matin
j’entends à deux cents mètres de ma feuille
la basse rumeur d’un engin de chantier….

Ici à la table
le travail ne fait aucun bruit
Seul le soleil
qui tend la main par la fenêtre
collabore

quelques mots
qui ne mentiraient pas
quels mots sans trafic
ouverts à tous
offriraient au poème
un abri
où déposer un temps
son cœur fugace
ses mains déliés

 

 

Toujours cette écoute chez Barnaud, cette recherche : où se cache le poème ? Comment le dire ? Avec quels mots, pauvres outils ? Toujours cet affût à la table de travail… Ça continue avec le tout proche et cette interrogation lancinante autour de la vieillesse.

 

Dire maintenant lassitude
pour fatigue

 

La vieillesse, non celle du monde, mais celle du poète, de l’homme et sa perception  qui s’effrange comme si le monde s’éloignait de ses yeux…

C’est le temps d’une vie qui se cherche encore

 

Une vie, un espace et un temps.

 

Une brise monte maintenant d’en bas
Elle apporte une voix de femme qui appelle
et dit mon nom
Cette voix traverse l’espace clair
elle est elle-même un paysage
où se rassemblent tant d’années
dont elle
qui demeure
dénoue les fils

 

Barnaud et son sens de la formule :

 

De l’instant qui vient
Capter la jeunesse
s’en faire une lumière
et la porter plus loin

 

Deuxième partie du livre : jours de vertige, on embarque à bord de son voilier. Jean-Marie Barnaud, capitaine au gré des vents.

 

allant pour aller
sans autre fin que la mer elle-même
toute mouvante
et traversée d’écume
Jouant à suivre ses formes
à consentir à sa puissance
si fort entrés en elle-même
et soulevés
que nous étions sa passion
et sa joie

 

 

 

Puis le vent du désert vient couvrir de sable ocre la table du jardin, les neiges du haut pays. L’homme n’est que passage et poussière. Ce sont les jours de vertige, ceux de la perte, ceux dont s’absente les partis sans retour. La vie et sa fugacité. Encore un thème qui traverse tous les livres de Jean-Marie Barnaud. Ce murmure tenace.

Troisième partie : Passages...

Joyeux et docile, et courant à sa perte, le sable coule par toutes les jointures entre les doigts d’un poing fermé. Puis la main s’ouvre. La paume lisse le sol, en efface les rides et palpe la chaleur.

Jean-Marie Barnaud, Allant pour
aller, Cheyne éditeur, 12 €.

 

On l’a compris, j’ai aimé ce livre et si je ne suis pas totalement objectif (j’aime tous les livres de Barnaud) je vous invite à le découvrir.

 

Loïc Demey, La leçon de sourire ‘Ûdissa

 

 

Une embuscade. Une fuite. On hésite entre fiction ou imaginaire ; dans les deux cas on est en prise avec l’actualité, avec la vie de centaines d’êtres humains, avec ce combat, ce désir d’enjamber les frontières. De vivre, tout simplement.

 

Ziad Ferzat, fis de Sadik Ferzat et de Nadjah Shahrour… Ils savent que je dois partir si je veux grandir, partout où je passe on ne fait que vieillir au roulement des bombes...Je suis venu ici pour m’en aller…

 

On suit ainsi le récit du voyage de Ziad. De page en page, de lieu en lieu, de rencontre en rencontre. Jusqu’à l’incroyable… En dire plus serait gâcher la lecture.

Loïc Demey, La leçon de sourire ‘Ûdissa, Cheyne éditeur, 2020, 12 .

 

 

Clara Molloy, Grandirs

 

 

L’image la plus surprenante qui me vient à l’esprit lorsque je repense à mon frète Georges, c’est celle de cet après-midi dans l’appartement de mes parents à Paris.

 

Première phrase de ce livre. On a en main un récit qui va devenir poignant sur ce frère Georges. La narratrice a neuf ans, Georges en a 32 ; il est hospitalisé à l’hopital St Anne. Il est malade. Le récit accompagne le temps ; la narratrice grandit, le frère vieillit. On les suit jusqu’à la fin.

Un récit grave sur un thème difficile.

Clara Molloy, Grandirs, Cheyne éditeur, 12 €.

 

Albane Gellé, L’au-delà de nos âges

 

Venus de loin
nous choisissons de faire halte,
navigation interrompue,
bon gré, mal gré,
pour une vie où le soleil
se lève à l’Est.

Nous séjournons,
droit d’asile,
dans la nuit d’une femme,
l’eau gargouille, un cœur trotte
sans relâche nous percevons
le début d’un vacarme
il s’en passe dans le monde.

 

 

Une succession de courts poèmes qui évoquent l’un après l’autre les moments d’une vie. De la conception à la mort. De l’embryon à la petite enfance. De l’enfance à l’adolescence. Puis les moments d’une vie adulte… jusqu’à la vieillesse.

Des étapes dit-on parfois ; une succession de jours et les temps du corps, les temps de l’âme. Les sentiments, les émotions…

une vie humaine, simplement. En quelques pages.

Une réussite.

Albane Gellé, L'Au-delà de nos âges,
Cheyne éditeur, 59 pages, 12 €.

Matière quittée
nous reprenons le cours de la navigation
délestés de nos âges
et du poids de nos corps
nous sommes ici, et au-delà,
nous nous souvenons :
de tout.

 

 




Colette Wittorski : L’immensité des liens

Publier un livre à l’âge de 90 ans impose le respect. Quand il s’agit de Colette Wittorski, on est, en outre, assuré d’accéder à une qualité d’écriture et une profondeur de pensée qui font dire à son préfacier, Bernez Tangi, que chacun de ses poèmes « est un diamant ».

 

Experte dans l’élagage et le bizeautage (comme on le fait pour polir une pierre précieuse), Colette Wittorski nous propose des poèmes courts écrits pour la plupart dans l’hiver de la vie et qui sont, comme elle le dit elle-même, des « promenades intérieures », des « reflets ». Au fond, une « matière d’âme » qui ne néglige jamais le corps à corps avec la chair de la vie, au plus près d’une nature le plus souvent rassurante et rafraîchissante.

« Tourmentée comme une terre à l’herbe rare », Colette Wittorski nous livre sa « terre intérieure » depuis un pays qui est devenu le sien, dans l’Argoat finistérien, un pays « à l’extrême bord du continent parmi les rocs » où elle hume « l’haleine claire de la terre remuée » et contemple « la fourrure de blé mûr sur la terre sèche ». Ici, nous dit-elle, « une colline soulève sa masse » et une « soudure de brouillard » peut stagner la journée entière.

 Colette Wittorski, L’immensité des liens, L’Harmattan, 147 pages, 16 euros.

Mais dans ce pays (comme dans d’autres pays), « le couteau des heures accomplit son office ». Forme de compte à rebours pour une femme sur le grand âge. « Chacun fuit/les rires se taisent/le lac se vide », lit-on dans le court poème intitulé « Vieillesse ».

C’est le moment où les blessures anciennes remontent à la surface. A commencer par le choc (le traumatisme ?) originel et, en quelque sorte, fondateur : la disparition d’une mère dont l’enfant qu’elle fut se découvre « amputée ». Inconsolable petite Colette : « Commencée de rien comme posée sur la terre/ma mère sitôt enfuie ».Regardant aujourd’hui de « très loin » sa « naissance minuscule », elle s’évertue à fignoler le « polissage des larmes » (comme elle le fait de ses poèmes)

Colette Wittorski continue, en dépit de tout, à habiter la vie intensément. « Si bref est l’instant /Hâte-toi ». Elle  ne rend pas les armes si facilement et délivre, au passage, de vraies leçons de sagesse. « Les roses qui se fanent embaument les alentours/Décliner n’est pas mourir ». La voici désormais, note Bernez Tangi dans sa préface, « chaleureuse dans une lumière froide ».




Anthologie Le Courage des vivants

Le courage des vivants est une anthologie publiée chez Jacques André éditeur, au profit de l'association Le Défi Anthony, qui est une association de Saint Symphorien des bois en Saône et Loire qui assure son soutien aux malades et aux équipes médicales, en hommage à Anthony, qui à l'âge de vingt et un ans est décédé d'une leucémie en 1998. Une belle action, pour un livre magnifiquement orchestré par Christine Durif-Bruckert et Alain Crozier.

Trente poètes ont relevé le défi, et accepté d'écrire sur cette thématique qu'est la maladie. Comment tenir face à la déliquescence du corps, comment être présent auprès de ceux qui souffrent, soulager, tenir cette place qui ôte un peu des maux... Justement trouver comment prononcer ce qui porte vers un peu de lumière, lorsque nous emporte les dysfonctionnements du corps. Problématique d’actualité s’il en est. Cette anthologie a été pensée bien avant la catastrophe de ce qui nous tient encore dans la sidération, ce qui nous emporte vers des horizons inconnus, la prison de la chair malade, la présence aux côtés de ceux qui souffrent et sont irrémédiablement emportés.

Une très belle liste de poètes, avec la présence, entre autres, de Marilyne Bertoncini, d'Anne-Lise Blanchard, de Valérie Canat de Chizy, de Stéphan Causse, Sylvie Charreyre, Patrick Quillier, Béatrice Rieussec, Marie-Ange Sebasti, Fabienne Swiatly, etc ! Autant dire que chacun a tenu à être là pour soutenir cette initiative. 

 

 

Le Courage des vivants, Anthologie
établie par Christine Durif-Bruckert et
Alain Crozier, Jacques André Editeur, 2020.

Egalement Alain crozier : 

 

Défaire les valises dans la chambre,
Effacer les valises sous les yeux.
Épaules lourdes,
Guetter le prochain repos,
Ranger les photos,
Les souvenirs.
Plein de vide,
Respirer.
Tout lentement.

 

 

Alain Marc :

 

...  On déprime
lorsque l’on ne voit plus
de solutions...

*

...  Quand les Idées
Tournent
TOURNENT
Dans la Tête
Sans Jamais
Pouvoir
S’Arrêter

COMME UNE IDÉE FIXE

 

A côté de ces poèmes versifiés forts, âcres parfois, sensibles toujours, des poèmes en  prose scandent cette impuissance face à la maladie, d'une manière non moins puissante, non moins émouvante, et poignante.

 

Luc Vidal

Ce poème a été traduit en espagnol, anglais, allemand,
russe, arabe et albanais

Je voudrais écrire un poème terrible et doux qui
inquiète la Mort
La jeune fille écoutait l’andante con moto Der
Tod und das Mädchen** de Frantz Schubert
Cela la plongeait dans une mélancolie sans fond
dans une errance sans repère et sans nom
Les chambres du printemps se noyaient dans
l’ivresse de la mort

 

Il y a encore bien d’autres poèmes, bien d’autres confessions aussi. Peut-on vraiment écrire sur ce sujet sans avoir ressenti cette impuissance, et ce poids qui alourdit plus encore la souffrance lorsque dire devient impossible, si ce n’est grâce au poème, offert comme une plainte, et une porte vers ce que les mots ne peuvent énoncer. Ici encore, c'est le langage tout entier qui est en charge de révéler, grâce à sa mise en échec offerte par le poème, par le travail des mots contre eux-mêmes finalement, comme si côte à côte dans ce dispositif particulier ils pouvaient révéler ce qu'aucun ne peut dire : la douleur, la disparition, la maladie. Très bel ouvrage, dont la puissance réside également dans ce collectif, dans cette pluralité de voix qui évoquent la singularité des ressentis face à cette universalité de la souffrance. 




Bruno Doucey, Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti

La poésie féminine en Haïti, une anthologie qui suit le fil séculaire du genre sur cette île où il ne doit pas être évident d’être poète, encore moins femme.

Un gros volume de belle couleur scindé en cinq parties qui suivent un ordre chronologique, trente-cinq poétesses, présentées aussi en fin de volume grâce à une biographie, et une préface de l’éditeur Bruno Doucey. Un supplément non négligeable complète ce volume  : un CD qui nous offre “33 voix de la poésie féminine haïtienne”.

Haïti c’est d’abord une histoire complexe et sanglante. Cette île qu’on appelle  "Perle des Antilles", est aujourd'hui un état indépendant. La colonisation en a fait le seul pays francophone indépendant des Caraïbes. Son histoire, de colonisation en dictatures, et les catastrophes naturelles qui s’abattent régulièrement sur elle, ont encore récemment, marqué ses habitants. Le séisme de 2010 pour mémoire, survenu le 12 janvier,  tremblement de terre d'une magnitude de 7,0 à 7,3, a fait plus de 230 000 morts et 220 000 blessés. Un pays pauvre désormais à reconstruire, une fois de plus.

Bruno Doucey, Terre de femmes, 150 ans de poésie
féminine en Haïti, éditions Bruno Doucey, collection
Tissages, 2019,296 pages, 19€50.

Les poètes de langue créole ou/et francophones sont très nombreux à Haïti. Parmi les plus connus ayant écrit directement en français au moins une partie de leurs textes, on peut citer  Jean Metellus. Et les femmes ? Bruno Doucey nous montre justement qu’il existe une poésie féminine foisonnante et d’une extrême beauté. La table des matières nous interpelle. On remarque que nous avons peu de traces des poétesses de la première moitié du 20 ème siècle... Pas de traces ou pas de possibilité pour les femmes de laisser émerger leurs écrits ? 

La première partie de cette anthologie “Avant 1915” témoigne de la rareté de la survivance des écrits poétiques féminins de ce début de siècle. De Virginie Sampeur, une des deux poétesses (avec Ida Faubert), nous pouvons lire ce si beau poème "L'Abandonnée", qui ouvre l'anthologie.

 

Virgine Sampeur, L'Abandonnée, Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, Bruno Doucey.

"De 1915 à 1934",  seconde partie sous-titrée "S'il me fallait, au monde présenter mon pays", nous présente plus de noms, huit, et ce poème de Marie-Thérèse Colimon, « Mon pays », qui contient les quelques mots qui sont repris en présentation de cette partie.

 

Marie-Thérèse Colimon, Mon pays, Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, Bruno Doucey.

La troisième partie, "De 1935 à 1956, Non, je ne me tairai pas…",  nous offre la toujours si magnifique poésie d’Evelyne Trouillot. Mais tous les textes proposés sont des morceaux choisis parmi certainement les plus beaux de ce que peux proposer la poésie féminine haïtienne… Pour exemple, ce poème de Marie-Célie Agnan…

Marie-Célie Agnan, Poème de ma mère, Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, Bruno Doucey

Il y a aussi ce poème, "La Fidélité non plus” qui introduit cette troisième partie, avec Yanick Jean, poétesse, romancière et peintre décédée en 2010, que les éditions canadiennes Mémoire d’encrier contribuent aujourd'hui à sortir de l’oubli.

 

Yanick Jean, La Fidélité non plus, Terre de femmes, 150 de poésie féminine en Haïti, Bruno Doucey.

La quatrième partie, "1957 – 1986, Nous nous appliquons à dessiner une porte de sortie”, propose des voix qui sont arrivées jusqu’à nous plus facilement, grâce à la proximité temporelle, certainement. Savannah Savary, Marie-Marcelle Ferjuste, Judith Pointejour, Elvire Maurouard, Maggy De Coster, et Stéphane Martelly y figurent, avec des textes extraits de différents recueils.

Stéphane Martelly, Départs, Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, éditions Bruno Doucey.

Kerline Devise, Ma Nudité, Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, éditions Bruno Doucey.

La dernière partie, "Après 1986, La langue de ma mère se tord en ma bouche", ne propose que deux noms, peut-être ceux qui émergent d’un période relativement proche, qui n’a pas laissé le temps nous révéler d’autres figures emblématiques. Nedjmhartine Vincent et Murielle Jassinthe clôturent donc cette somme dense et riche qui constitue cette anthologie.

Nous le voyons, le parti pris n’est pas linguistique, les versions proposées le sont en français, pas en créole. Le tour d’horizon n’est est pas moins complet et hétéroclite, et laisse toute latitude au lecteur de s’immerger dans la culture haïtienne. Cette anthologie nous permet une plongée dans la poésie de cette île qui a une histoire tourmentée perceptible dans le choix des textes. La place des femmes apparaît aussi implicitement ici. Car les pépites offertes témoignent de ce que ces voix de femmes ont majoritairement échappé au public. Ne l’oublions pas les anthologies sont habituellement la tribune d’une poésie masculine qui occulte bien souvent les œuvres de poétesses que Bruno Doucey met ici un point d’honneur à soutenir, rendre perceptibles, et même parfois réhabiliter. Une belle somme agrémentée par les lectures des 33 textes présents sur le CD qui accompagne cette belle publication.




Phoenix, Numéro 32, Yves Namur

Le centre de ce numéro 32 de Phoenix c’est le dossier Yves Namur, les quelques 50 pages qui lui sont consacrées autour d’une œuvre considérable d’une trentaine d’ouvrages pour laquelle il reçoit de nombreux prix, dont le prix Mallarmé en 2012.

Citons Le Livre des sept portes (Lettres Vives, Paris, 1994), Le Livre des apparences (Lettres Vives, 2001), Les Ennuagements du cœur (Lettres Vives, 2004), Dieu ou quelque chose comme ça (Lettres Vives, 2008) ou encore La Tristesse du figuier (Lettres Vives, 2012).

Il est nommé depuis peu, après avoir été longtemps l’un de ses membres, le neuvième secrétaire de l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique.

Les auteurs de ce dossier, dans une suite de lectures sensibles de l’ensemble de son œuvre, nous invitent véritablement à connaître ou à re-trouver tout à la fois le poète, le médecin et le penseur, nous donnant matière à saisir le ton singulier d’une écriture qui émane d’un dialogue intime  entre ces différentes positions.

D’emblée, nous sommes invités à une immersion vivante dans l’esprit même de son œuvre : par un entretien exigeant avec Teric Boucebci, l’instigateur de ce dossier, et par le récit d’une rencontre, celle que rapporte avec les termes d’une profonde amitié le musicien Lucien Guérinel. L’intimité entre le poète et le musicien s’est définitivement nouée en mai 1998 dans la cathédrale de Saint Sauveur d’Aix en Provence, sur une création musicale qui puise son inspiration dans le  Livre des sept portes. Cette première œuvre chorale importante sera suivie par l’écritures de deux autres partitions sur Le livre des apparences, et  Un oiseau s’est posé sur tes lèvres. "Retourner, à deux reprises,  vers des poèmes d’Yves Namur, signifie bien quelque chose" précise Lucien Guérinel. C’est qu’il y a du sacré dans sa poésie. Et les sons se sont mêlés avec enthousiasme  à la parole d’un poète « qui lui-même est allé à l’achèvement de sa pensée par l’incantation ». Mais aussi par l’ignorance et le doute, deux mots qu’il revendique lors de l’entretien avec Téric Boucebci comme étant ses lignes de conduite. Ce doute habite l’homme qui écrit et le médecin qu’un diagnostic trop rapide pourrait aveugler (Béatrice Libert).

Jacques  Crickillon, que cite dans ce dossier Eric Brogniet, soulignait à propos de Figures du très obscur suivi des Ennuagements du cœur que « la force de la grande poésie se situe dans la recherche d’un langage qui donnerait un sens, au-delà du bavardage, à  une voix humaine sans cesse confrontée à ce qui l’anéantit, la mort, mais aussi la permanence de ce ciel sous lequel je m‘agite ».

La retenue verbale redonne force aux mots, décuple la densité du sens, le fait éclore dans une ambiance de rareté. Yves Namur est justement, écrit Paul Farellier, l’un de ceux qui font passer le plus de vérité d’entre les mots et les lignes. Une poésie capable de célébrer d’un figuier le don de l’ombre, « qui gagne sur la bessure et glisse au long »  et creuse toujours un peu plus vers l’obscur, la simplicité, l’humilité (Jean-Marie Corbusier).  Il y a sous les nombreux questionnements, qu’il adresse à lui-même ou au réel, un profond désir de percer le mystère de la vie, de faire face à l’omniprésence du monde, pour l’éclaircir et le dépasser, jusqu’à même le réinventer :  que je puisse enfin toucher le voile // Et le dedans des choses ! 

La poésie de Yves Namur est comme celle de René Char une poésie de l’essence de l’être. Non pas de la révolte, mais d’un combat intime vers plus de lumière (Jean Marie Corbusier). Elle nous appelle à découvrir et à partager avec lui l’incertitude qui n’est rien d’autre dit Paul Farellier qu’un véritable trésor, une source inaltérable dont nous gardons la soif, source de la présence, de l’amour, du mot retrouvé, du désir d’être (Andrés Sanchez Robayna, traduit de l’espagnol par Claire Laguian)

 

ce qu’on appelle la soif/n’est rien  d‘autre que notre désir,//le désir d’être,/d’être enfin libéré et ouvert (Les lèvres et la soif).

 

C’est bien cela que  Namur appelle la parole vivante : celle qui traduit l’expérience même et la confrontation intime avec la vie. Sa poésie est une poésie non pas d’affirmation mais de recherche écrit Lionel Ray. Recherche de quoi ? D’ « un passage imperceptible/entre les choses/et les choses elles-mêmes ». Passage qui serait leur lumière révélatrice (Lionel Ray).

Autour de ces pages d’une si profonde clarté, la revue accueille les voix poétiques  d’Andréa Moorhead, jean De Breyne, Fulvio Caccia, Jean-Marie Baholet, André Ugetto et Karim De Broucker. Elle nous donne à lire sur l’invitation de Lionel Mazari un bel éclairage de Thierry Metz, le poète-manœuvre mort en 1997, que Pierre Dhainaut ouvre par quelques vers aussi brefs qu’émouvants : « Dire une clairière n’est possible/que tôt le matin/avant la fable/quand le coq peut encore trier/graines et hameçons ».

Les Voix d’Ailleurs mettent à l’honneur Svante Svahnström, un auteur français et suédois dont les poèmes écrits dans les deux langues nous font partager des impressions de voyage et de façon très originale des paysagea dépeints en termes de corps humain.

Dans Mémoire, un double hommage à Philippe Carrese, disparu récemment, écrit par Pierre Stephane Murat, et à Antoine Emaz au travers du magnifique témoignage personnel de Réginald Gaillard.

La dernière séquence Archipel est dense, très dense. Dans la suite des sporades, des arts et du cinéma, les lectures, le moment clef de toute revue qui s’avère ici particulièrement fourni et diversifié entre  poésie,  essais, récits et fictions et, ce qui en ouvre encore un peu plus les perspectives,  les Accusés de réception.

Enfin, l’Editorial nous informe de quelques changements : Karim De Broucker succède à André Ughetto au poste de rédacteur en chef de Phoenix, lequel devient le directeur littéraire et un acteur privilégié du Cahier critique. Et Marilyne Bertoncini  rejoint depuis ce numéro, l’équipe de rédaction.

L’ensemble de ce numéro est substantiel, rigoureux et vivant.  Phoenix est une revue qui respire, qui a du souffle. Bien au-delà du calendrier semestriel de ses parutions, elle nous donne à penser par vibrations, propositions croisées (et/ou décalées) et démarches questionnantes. Elle situe ainsi la poésie dans le mouvement d’une véritable fécondité et en renouvelle les bords et le centre.

La 4ème de couverture de ce numéro poursuit et clôt le dossier Yve Namur sur ce poème-question :

 

Idiot que je suis !

 Ne demande pas à la forêt de répondre
A ta question

Laisse-là simplement se poser
Sur une feuille ou une branche d’arbre.

Et va-t’en retrouver les tiens,
La pluie tranquille, tes livres de poèmes

Et tous ces jours fades
Qui font pourtant l’insoutenable beauté du monde. 

 

 




Le chant du Cygne n’est pas pour demain

Voici vingt ans que Patrice Kanozsai publie de la poésie, je veux dire des lignes appelées des vers parce que le langage y est soumis à un travail opérant une sorte de magie, de dévoilement de la langue sous, sur, à côté de sa littéralité. Des univers dans lesquels le Cygne se promène encore et toujours, et dont cette Anthologie nous offre un petit aperçu.

Un seul poème suffit parfois à restituer toute l’épaisseur de ce que peut représenter cette fonction poétique du langage, celle dont Jakobson après Bühler ont rendu compte, et que bien d'autres tentent encore de circonscrire dans des définitions... Est poésie ce qui échappe, cliquetis des images créatrices du monde tel qu'il n'existe pas, révélatrices du subterfuge opéré par les apparences, par le réel et le lexique employé pour le décrire, rassurer, rendre accessible la sécurité de se croire là en tant qu'être qui nomme, donc qui prend possession. La poésie ne nomme pas, elle libère, en ouvrant toutes le potentialités du signe.

Il est certain qu'ouvrir cette anthologie c'est faire face au poème, faire face  à des univers inouïs et fulgurants projetés dans le ciel devenu multicolore et protéiforme du lecteur, comme une toile de Dürer peut offrir la révélation d'une transfiguration. Que l'on regarde son Autoportrait à la fourrure, où ce  jeune homme de vingt-huit ans fixe le spectateur, dans une posture christique qui interroge d'emblée le face à face du regard avec cette polysémie constitutive de l'art. Ce magnifique visage est celui du peintre à n'en pas douter, et il l'assure, la petite phrase près de la chevelure l'affirme : « Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg, me suis peint dans des couleurs indélébiles, à l’âge de vingt-huit ans ». Mais le malaise ressenti devant la toile porte les interrogations plus loin que l'adhésion à une simple catégorisation générique.  Des siècles plus tard Magritte souligne le commentaire de sa Pipe (« Ceci n'est pas une pipe » ) de cette assertion, phrase nominale d'autant plus puissante qu'elle est affirmative  : "La trahison de l'image". Qu'est-ce à dire ?

Le Chant du Cygne, Anthologie 2020, vingt ans de poésie contemporaine, Editions du Cygne, collection Le chant du Cygne, 2020, 56 pages, 10 €.

Entre l'affirmation d'une tautologique entre le mot et le réel et le contre pied de ceci, cela signifie la même chose que ce que dit la poésie : l'art toujours interroge une mimésis impossible. Blasphématoire, l'Autoportrait à la fourrure ? Dürer superpose son visage à celui du Christ, et pose question au public qui a certainement vu les deux autoportraits précédents, qui sont eux fidèles à la catégorie générique annoncée. Mais il semble que les traits du visage soient plus étoffés, la chair épaisse aux contours tremblés suggère une érosion due à la temporalité terrestre, mais la teinte de la carnation fait contre poids à l'obscurité de l'arrière plan et ouvre la substance de l'être à l'éternité. Le vêtement sombre qui couvre la moitié de la toile de couleurs chaudes travaillées de demi-teintes et la position de la main, fine et orientée vers le ciel, bénéficient d'une mise en œuvre paradigmatique sur la lumière : main et visage d'une chair douce mais flamboyante tracent une des lignes de force du tableau, une diagonale ascendante, qui met le spectateur sur le voie d'une transcendance. Le peintre montre ceci, ce chemin vers une spiritualité qui pigmente sa chair désormais, et permet à son âme d'apparaître, plus loin que le regard, le sien, mais aussi celui du public, dans cette peinture édifice où l'homme et sa transfiguration dans l'art sont offerts. La poésie est ceci, touches de langage et travail sur les espaces scripturaux, pour que l'image décuple la puissance inédite de ce que ne montrent pas les mots.

Evoquer la peinture c'est convoquer le pouvoir totémique du langage, dans cette fonction expiatoire et libératoire de l'art, et introduire à le lecture de cette Anthologie du Cygne. Tant d'années pour recueillir ces tapisseries pluri-sémantiques que sont les vers offerts dans ces pages, et les noms de ces poètes qui cherchent comment s'appelle une pipe qui n'existe pas.

C'est Roger Gonnet : 

 

Le temps pesait sur les paupières
La nuit n'était pas inventée1

 

C'est Sophie Brassart :

 

Arracher des nues 
                le reflet                                  des chemins

                Apparaître et disparaître2

 

C'est Ismael Billy :

 

Et dans le tranchée égorgée des vieux puits abandonnés des
siècles qui psalmodient de vent les chants de la vengeance,
Il y a toi3

 

C'est Philippe Leuckx : 

 

Ô toi sentiment du peu
qui effleures
le sombre.4

 

C'est Vincent Motard-Avargues : 

 

             Il mordait le temps
pour échapper au silence5

 

C'est Thomas Vinau :

 

La tête comme une flaque
d'eau morte6

 

C'est Denis Emorine :

 

j'ose enfin effleurer ton visage
et garder ces cinq pétales
serrés
dans ma main
sans froisser ton nom.7

 

C'est Werner Lambersy :

 

Nous en avons fini
avec la mort8

 

Et combien d'autres... Quelques miettes de ce pain cosmique, la poésie, mais quelles miettes !

Pas une anthologie comme les autres, mais le reflet de vingt ans de poésie, vingt ans passés à chercher ce paradoxe qu'est le tu du langage dans la parole. Merci au Cygne.

 

Notes

1. Roger Gonnet, Les Jardins de clarté, Editions du Cygne, 2019.

2. Sophie Brassart, Je vais, à la mesure du ciel, Editons du Cygne, 2019.

3. Ismael Billy, Amours sibériennes, Editions du Cygne, 2018

4. Philippe Leuckx, Au plus près, Editions du Cygne, 2012.

5. Vincent Motard-Avargues, Un écho de nuit, Editions du Cygne, 2011.

6. Thomas Vinau, Le Trou, Editions du cygne, 2008.

7. Dénis Emorine, Lettres à Saïda, Editions du Cygne, 2008.

8. Wernber Lambersy, Effets du facteur éolien de l’art sur l’érosion des choses, Editions du Cygne, 2008.