Patience dans ce jardin

 

 

 

L’heure n’est pas venue

 

L’heure n’est pas venue de danser.
Encore un peu de terre sous les ongles.
Celle de la cave.
Impossible de se tromper :
cette sale odeur de salpêtre.

Là,
un méchant trou béant.
Y déposer un peu de terreau,
puis attendre que quelque chose pousse.
Avoir la patience du jardinier.

 

                                             

De l’une à l’autre

 

La liste des choses que tu ne saurais regretter,
La carte des continents à explorer.
Tu passes de l’une à l’autre.

Combien de tempêtes peut-on traverser ?
Combien de déluges ?

La proue du bateau est là, à ta portée.

 

                                             

 

 

 

 

 

 

 




Isabelle Damotte

 

 

Née en 1962, Isabelle Damotte vit aujourd'hui dans un petit village drômois. Depuis 2008, date de publication de son premier recueil aux éditions Cheyne, elle se consacre à l'écriture. Après des années d'enseignement, elle garde le goût de la transmission et de la médiation culturelle auprès de tous les publics.

            Bibliographie

•    On ne sait pas si ça existe, les histoires vraies - Cheyne éditeur, Deuxième édition 2010
•    Frère - Cheyne éditeur première édition 2011 Prix PoésYvelines collègiens 2012
•    Le livre de Timothé – éd. Potentille, sept 2015
•    Le gâteau tout seul – éd Soc et Foc, 2017
•    C'est bien trop long à raconter ! - Motus (à paraître) 

 

 




Stéphane Bernard

 

 

Stéphane Bernard est né en 1972 et vit à Saint Nazaire. Il a publié des textes dans les revues N 4728VersoDiérèseLes États CivilsMagnapoetsMauvaise GraineFrancopolisLe Capital des MotsFPDVCohues, Comme en poésie, Haïkaï, Gong, 575, Ploc, Microbe, PLI, Rue Saint Ambroise, lorem ipsum, Nouveaux Délits, Ce qui reste, Terre à ciel, Dissonances, Métèque, Fibrillations. Il a animé le séminaire (http://leseminaire.blogspot.fr/), table de discussion virtuelle autour de l’écriture. Son blog : http://unemainestaussiunpoing.blogspot.fr/

 




Tout sauf rien, et autres poèmes

 

 

Tout sauf rien

 

« La sensation du corps, qui donc la présentera
sinon le fait lui-même en sa preuve éclatante ? »
De la nature, Lucrèce.

 

 

Une absence de monde

 

Ce à quoi peut prétendre une vie
entre terreur et barbarie
dans la mondialisation
de l’économie
comptable de la technique.

Sans commencement ni fin :
on se croirait dans la vie réelle
sans y être.

Comme si rien n’était rien :
tout sauf rien.
Rien qu’une absence de monde
dans la servitude volontaire
et l’oubli halluciné.

 

Le temps infini du fini

 

Ne rien faire :
être-là
dans ce qui à chaque
instant
ne cesse d’advenir.
Le temps infini du fini.

Le repos éveillé
du feuillage
bruissant de la cour
et de l’eau jaillissant
et retombant
dans les grandes vasques
des fontaines
de la place voisine.

Le sommeil immédiat,
quelque part par là
avec toi, sans toi,
à côté de toi,
dans le cadre mondial
de l’Europe.

 

                                                                                                                                                    Surgissement

 

Des livres qui tombent
sur l’abat-jour
dans le silence de tes nuits.

Des livres qui te rappellent
à toi au hasard des librairies
et des bibliothèques.

Des livres qui se précipitent
sur toi,
du haut d’une étagère,
en plein sommeil.

Tu n’es pas seul,
cette main,
ce corps qui t’a déjà
tiré à soi.

 

 

Au cœur du spectacle

 

D’une pensée qui serait
encore
ruse de l’intelligence,
multiple et diverse.

La parole et le cri
d’Artaud
au cœur du spectacle
de la mort lente.

La voix de Debord
contre la paralysie
de la mémoire
et la falsification
de l’histoire.

 

Ce qui l’emporte

 

Ce qui l’emporte
constitue
la pensée.

L’être et la parole
qui font que penser et être
sont le même.

 

 




Arnaud Le Vac

 

Arnaud Le Vac est né en 1978 en Ile-de-France. A publié dans l’Anthologie Triages, les revues Ce qui reste, Paysages écrits, Passage d’encres III, Résonance générale. Il dirige et anime la revue le sac du semeur. Revue le sac du semeur : https://lesacdusemeur.wordpress.com/

 

 




Fil de lecture autour de Patrick CARRÉ et Zéno BIANU, Patricia CASTEX-MENIER

 

 

 

Il y a de certains « petits » livres (celui-ci est format poche), avec lesquels on se retrouve engagé dans ce que feu Maurice Blanchot appelait un « entretien infini ». C’est le cas de cette jolie anthologie de poèmes de lettrés chinois, imprégnés souvent de culture taoïste. À côté de noms connus, comme Li Po, Tou Fou, Han-Chan, Sou Tong-p’o, Wang Wei, on découvre un bouquet d’auteurs moins connus mais tout aussi inspirants.

L’agrément de ces rencontres est ménagé par une présentation thématique qui dessine à la fois les facettes d’un univers extrême-oriental, proche des œuvres picturales qui leur sont contemporaines (par exemple « Habitations dans les monts Fu-Chuen » de Huang-Gong-Wang), et de la mentalité des personnages qui l’habitent. On commence par les « Ermites rêvés », chers aux légendes taoïstes, puis vient logiquement « la Montagne-refuge » où le lettré se retire pour un séjour qui échappe aux événement troublés des villes ; plus près du ciel, seul ou en petit comité, l’on peut apprécier des heures d’« Ivresses magiques », célébrations du vin qui n’ont rien à voir avec de vulgaires beuveries : ce sont plutôt des moments de spiritualité où ces messieurs cultivés, réunis dans des « nuits au chalet », se rêvent un moment partis pour des « Balades d’Immortels » à dos de grues au-dessus des sommets de jade et des océans de saphir, pour aller festoyer avec « l’Isis » des Immortels taoïstes, Si-Wang-Mou, personne séduisante et dangereuse. On en arrive donc logiquement aux « Femmes, chevaux et lunes », trois symboles de l’émerveillement du fonctionnaire lettré, que suivent évidemment quelques moments intenses qui pour la conscience du bouddhisme Chan et du Taoïsme sont des « Eclats d’éveil » (les adeptes du Zen parleraient de « satori »).

Ce livre se présente donc comme un itinéraire discrètement initiatique à une strate de la poésie chinoise qui sous sa simplicité d’accès (et souvent sa brièveté) recèle une forme de profondeur, un arrière-plan quasi-mystique, dont la révélation progressive conduit à une vision du monde riche d’enseignements : j’entends pour nos contemporains occidentaux, généralement peu au fait de la culture d’un des grands courants de spéculations intellectuelles de l’Empire du Milieu, fondé sur l’idée de transformation continue.

L’association récidiviste de Patrick Carré, traducteur de La Montagne vide, une première anthologie des poèmes « méditatifs », avec Zéno Bianu, poète et écrivain brillant, engendre une matière poétique dont lectures et relectures, au gré des humeurs, apportent constamment de nouveaux sujets de réflexion. En nous parlant de son monde, un poète chinois nous parle de l’homme sans avoir l’air d’y toucher, mais laisse une trace pénétrante. Les commentaires introductifs à chaque section, mais aussi parfois précédant le poète et ses poèmes, sont éclairants et permettent un approfondissement culturel subtil de la lecture... 

Pour terminer, d’entre tous ces poèmes, à titre d’exemple, je choisis celui de Tou Fou (p. 219), qui vécut entre l’an 712 et 770, mais dont l’actualité est en quelque manière intemporelle :

 

 

                Nuit d’été

 

Parfums frais des bambous dans la chambre.
Au jardin s’ensauvage le clair de lune.
Goutte à goutte, la rosée cristallise ;
L’une après l’autre les étoiles s’éclairent.

Étincelles dans le noir, une à une ;
D’une rive à l’autre les foulques s’interpellent ;
Là-bas, le monde entier est en guerre -
Seul sur mon lit, j’écoute et je médite.

 

*

 

 

 

J’aime les petits livres « ficelle » de Rougier. Ils sont toujours surprenants, et d’une qualité esthétique qui fait rêver. S’il s’y ajoute une poésie immédiate et simple, dont les notations font mouche, et que de surcroît le thème en est trois îles grecques fameuses, Sifnos, Makronissos et Ithaque, - et on sait comme la Grèce est chère à mon coeur - comment ne pas s’en délecter. Les quelques gravures illustrant élégamment l’ensemble ont la même simplicité suggestive et précieuse que les poèmes. Bien entendu, ce plaisant recueil est discrètement nourri de références à la mythologie, à la culture grecques. Elles sont utilisées au passage, sans peser, pour renforcer une image, une sensation souvent en forme de quasi-haïku, comme celle-ci par exemple, superbe allusion, bien sûr, à la naissance fameuse d’Athéna :

  

          Montagne souveraine.

 

Ce matin
la clarté est sortie
toute casquée de la tête du dieu                                                       

 

Ou encore ceci, jolie allusion au poème Ithaque de Cavafis, j’imagine :

 

         L’île aux hirondelles.

 

À l’angle du toit
quatre becs ouverts
attendent au bord du nid.

L’île et l’hirondelle,
deux figures du retour.

 

Je ne déflorerai pas davantage ce recueil dont la lumineuse atmosphère est parfaitement poétique, et pleine, vraiment, de justes coups d’oeil sur l’ambiance des îles. Il en dit davantage sur la vision intime de la Grèce insulaire que beaucoup de guides touristiques et j’en demeure enchanté, quand bien même évidemment, y sont effleurées au passage les traces d’heures historiquement plus sombres, comme en ce qui concerne les souvenirs liés à l’île de Makronissos, ou d’autres moments contemporains réalistes, de la Grèce en difficulté actuelle. Mais la poésie reste toujours présente et c’est une qualité remarquable de l’auteur(e).

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Trois lectures : autour d’Ernst JANDL, de Javier VICEDO ALOS et de Slađan LIPOVEC

 

 

 

ERNEST JANDL, AVENTURIER DE L’INVENTION POETIQUE

 

Longtemps critiqué, Ernst Jandl reçut en définitive les plus hautes distinctions littéraires autrichiennes. Son œuvre demeure peu traduite en France - la première anthologie en français ne parut qu’en 2011 - et  n’a fait l’objet que d’un nombre limité d’articles[1].  
Leurs auteurs évoquent un poète trublion et iconoclaste. Né en 1925 (il avait treize ans lorsqu’il assista, le 15 mars 1938, au discours d’Hitler annonçant l’intégration de son pays au IIIème Reich), Ernst Jandl se construit contre l’Autriche des années d’après-guerre, repliée sur soi et désireuse de s’exonérer de toute responsabilité dans les crimes nazis, et contre le discours de restauration dominateur et méprisant des élites bourgeoises.
Tournant en dérision le beau langage et le souci de singularité stylistique/symbolique, il revendique de parler/écrire une langue délabrée, à l’image de la vie humaine. Face au refus des éditions Suhrkamp de l’éditer en raison de son « mauvais » allemand, il s’insurge. Pour montrer la défectuosité de la langue humaine, la faute de langue est élevée au rang de moyen artistique, analogue en cela aux perturbations et destructions pratiquées dans les domaines musicaux, plastiques et picturaux [2].
Destruction des modes d’expression académique, invention de nouveaux moyens, Ernst Jandl mènera, dans le domaine poétique, un travail similaire à celui d’autres artistes contemporains, par exemple Boulez et Pollock. Boulez qui releva le défi de réaliser une révolution copernicienne par rapport aux règles de la musique classique. Pollock qui libéra la toile des limites pré-établies du cadre. En poésie, en dépit des différences de trajectoire personnelle, sa révolte fait penser à celle des écrivains/poètes de la Beat génération.
En 1956, jeune poète de 21 ans, il décide d’abandonner les poèmes réalistes et de s’engager dans la voie de l’expérimentation permanente.  Il y a des poètes qui disent toutes sortes de choses, mais toujours de la même manière. Faire ça, ne m’a jamais tenté ; car en fait il n’y a qu’une seule chose à dire mais toujours et toujours d’une manière nouvelle, affirme-t-il, en 1973 [3].
Dès lors, onomatopées, oubli des conjonctions, envoi aux oubliettes des règles de la conjugaison, platitudes et trivialités, obscénités, jeux graphiques, résonnances/assonances…Il met tout en œuvre pour dynamiter le carcan des codes du langage « respectable » en veillant à ce que le discours politique convenu ne contamine pas l’acte d’écriture.
S’explique ainsi le titre – Façon de parler – choisi par les éditions érès pour coiffer cette collection de 4O poèmes, sélectionnés parmi les plus brefs et les plus accessibles, est-il précisé.  Surprise ! Loin d’être amoindri, le propos poétique ressort vivifié du projet de déconstruction, vivifié et comme baigné d’enfance, lavé de la poussière déposée par des siècles d’usage et de bons usages de la langue.
A la lecture, une évidence s’impose : lire ces textes comme des haïkus, saisir leur pertinence, leur fraîcheur, la vie qui y circule en flot vigoureux. Un constat qui doit certainement beaucoup au beau travail de traduction d’Inge Kesser qui mérite nos remerciements tout comme l’illustratrice de l’ouvrage, Ena Lindebaur.

Pourquoi ? Comment ? Qui écrit ?

Plusieurs poèmes parlent d’écriture. Pourquoi ? Comment ? Qui écrit ? Ernst Jandl répond explicitement à la troisième question, à sa manière, sans intellectualisme. Qui écrit ? Un aboyeur de mots dans le silence… plein de frissons… tellement/ plein/ de non/exprimable…Un homme totalement démuni car il ne peut ne compter sur rien : ni langue, ni vie, ni pensée, ni histoire, ni mémoire. Et, personne pour faire le travail à sa place, accomplir cet acte de chercher alors que pas savoir quoi chercher.

 

ici & là

Nous parlons
de notre être-ici
de notre être-là
nous ne parlons guère

que voulions-nous dire ?
peut-être le saurai-je
si je mets quelques lettres de là
sur le papier ici

sans l’aide d’autrui
parfois moi sentir
quelqu’un devoir venir
et m’écrire quelque chose
sur page vide
parce que moi de moi-même pas le pouvoir
mais personne venir
qui à ma place
le ferait
car tu devoir toi-même
le faire…

 

Le chemin poétique d’Ernest Jandl est d’exigence totale Une seule chose à dire in-atteignable qu’il traque en laissant ses doigts courir sur la page blanche espérant peut-être y arriver à quoi ? à la paix à la conjuration de la désolation et de la solitude par la trouvaille de l’interstice qui laissera passer le souffle de la relation

 

Chanson du soir

moi m’agripper
à ces poèmes
les moi-même écrivant
les peut-être pouvoir aider
les peut-être disant
là être ta paix

 

            Quelque chose reste ouvert

Quelque chose reste ouvert
Quelque chose reste ouvert, pense-t-on
dans l’obscurité de rues sans fin
Poussé dans la foule…

Quelque chose reste ouvert - une fente à travers
laquelle
on peut essayer de nouer un contact
d’une cellule à l’autre

 

Entrer dans Façon de parler, suivre l’invitation à se promener. Au hasard, sur les feuilles volantes, on croisera un inconnu perdu aussitôt que rencontré à une station, un passant (l’auteur) qui se signe devant chaque église et se questche devant chaque verger, un homme ivre dont il pense en définitive que c’était un autre et non lui-même, une petite image encore du temps d’avant qu’il faut s’empresser de déchirer. Et aussi, des jeux graphiques, des poèmes avec des mots tronqués, écrits pour être lus à haute voix.
Façon de parler, une anthologie hommage à un grand enfant facétieux, à la tendresse discrète, dont « nombre de lecteurs aussi bien en France qu’en Allemagne peuvent reconnaître les textes aux premiers sons », nous dit Laurent Margentin en rendant compte d’une lecture à Tübingen. La salle est pleine et on a refusé du monde. Il lit ses poèmes, plutôt qu’il lit il expulse des sons, des rythmes, y engageant tout son corps et tout son esprit, tapant du pied sous la table, rythmant ses textes… Les gens rient, oui, les gens rient à une lecture de poésie.

 


[1] On peut consulter l’ouvrage de Christian PRIGENT, Essai, A bas l’homme, P.O.L.,  (préface de Retour à l’envoyeur d’Ernst JANDL, traduit de l’allemand par Alain Jadot et Christian PRIGENT, Editions grmx, 2012).

Pour les articles, Ernst JANDL : travail langagier et mémoire politique (Spracharbeit und politisches Gedächntnis), Elisabeth KARGL, p. 189-208 ;  https://germanica.revues.org/529  et  Ernst JANDL ou la poésie délabrée, le poème vengeance de la langue, Laurent MARGENTIN, 8 janvier 2014 ; http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article1756

[2] Cité dans Ernst JANDLou la poésie délabrée, ibidem.

[3] Cité dans la présentation de Façon de parler des éditions érès : http://www.editions-eres.com/ouvrage/4030/facon-de-parler.

 

*

 

 

 

LA RÉINVENTION DE SOI AU RISQUE DE LA POÉSIE

 

Récipiendaire de nombreux prix, Javier Vicedo Alos a commencé à écrire, très tôt, à l’adolescence. Son œuvre tourne autour de la quête de soi et autour des mots. Dans les deux cas, la radicalité du cheminement est masquée par la concision. Ici pas d’effusion, de fioritures ou de longs développements. On pourrait presque parler de koans. Les koans d’un jeune homme du siècle qui avec humour et autodérision, sans se référer explicitement à aucune tradition, mène une recherche à bien des égards similaire à celle des vieux sages chinois. Ses poèmes tracent la géographie de son exploration à travers méandres et circonvolutions (qui caractérisent également le travail artistique de Monique Tello, baptisé « écriture cartographique »).

Perte, banalité

Au début, un sentiment de catastrophe. Je venais d’un naufrage et j’ai trouvé avec la poésie la façon de sortir de l’eau et de réinventer complètement ma vie . Réinvention difficile.

 

Je suis fatigué, profondément fatigué.
J’ai gravi promesse après promesse
cette interminable échelle des mois,…
Avancer, ce n’est pas s’élever,
et vivre c’est se fatiguer d’attendre.

 

Réinvention qui exige, outre le retour sur soi, l’acceptation de risques périlleux. Nous avons gagné la paix dans la perte de tout. Qu’inclut ce tout ? L’attachement à ce qui fait diversion tout en entretenant le manque – Hier…/ nous avions la faim et la mémoire / garantes d’une maîtrise sur/ l’infini de toutes choses - ainsi que le sentiment d’importance. Le poème dédié à ses parents, dans lequel Alos évoque de manière très prosaïque sa vie familiale, reproduite à grande échelle dans la ville, se conclut par cette observation :
Que personne ne s’étonne de me croiser ce matin où je marche lentement. Que quiconque sortant de chez lui comprenne que croiser un homme perdu est aussi banal qu’écouter un sèche-cheveux ou le chuintement d’un balai.
Ayant évacué l’exceptionnel, Alos fait l’éloge de la banalité, du rien. Un homme se construit en regardant des riens, soutient-il. Et, il s’en explique en deux lignes : Il y a un ciel dans l’oiseau, un oiseau dans son chant, et un chant dans la vie entière. L’infime contient l’immensité.
Ainsi s’éclaire cet aphorisme : et rien c’est tout ce que tu serais, si tu étais.
Mais pour en arriver là, encore faut-il un regard, une écoute longuement aiguisés. Alos s’exerce à traquer la lumière : Sans moi, l’insinuation de la lumière n’existerait pas car elle ne saurait qui séduire.  Insinuation… n’y aurait-il pas là une piste qui éclairerait le titre de l’ouvrage « Insinuations sur fond de pluie » et la pluie ne renvoie-t-elle pas à l’élément liquide, eau, larmes ?
Ailleurs, dans le poème central Désir de monde, Alos nous dit que l’ouverture au monde exige de sacrifier notre vocation de tristesse.  Ainsi, en acceptant le risque de l’être, l’homme sans qualité accèderait à la co-création de l’univers. Renversement total de perspective !

 

La poésie, une place capitale et paradoxale

On l’a dit, la poésie joue un rôle capital dans l’aventure. Capital mais aussi paradoxal car si les mots peuvent sauver ils peuvent également orienter vers de fausses pistes, altérer le rapport au monde, sans parler de leur imperfection.
On naît sans paroles/ et c’est avec toutes les paroles brisées que nous partons…Le monde est facile jusqu’à ce que les mots l’habillent d’intention, rappelle l’auteur qui lutte constamment avec la tentation du silence. Fort heureusement, il y résiste et persiste dans sa quête du mot juste, léger, qui toucherait la cible sans briser le cristal.
Et, dans c’est dans les moments précieux où les interrogations se taisent, qu’il nous livre quelques-uns de ses plus beaux vers.

 

Pourquoi est-ce toujours le dernier été
dans l’esprit enflammé des choses ?   (Dernier septembre).

 

Si proche son pouls du mien, sa faim ancienne et mes mains de pain, et si loin cependant, si denses les barbelés de l’air !    (Distance)

 

Chanson sans raison 

                               A Andrés Almada

Nous noierons la voix dans des jours blancs
et nous n'aurons rien dit...
Tout n'est qu'agitation de poumons et de mains
qui ne changent rien, qui ne construisent rien
- Mais, persiste un élan,
une petite euphorie sur le toit de l'air -
Il y a des oiseaux qui chantent et se lancent en musique
pour le seul plaisir de s'écouter ;
tout comme nous, délivrés de l'éternité,
ne disant et ne brillant que pour nous.

 

*

 

 

SE MAINTENIR SUR LA LIGNE DE FLOTTAISON PAR TEMPS D’EXTENSION DU VIDE

 

Nous sommes ici dans l’entre deux de l’existence ainsi que du temps, au sens météorologique du terme. Entre zones de dépression hivernale et fins d’été électrique.
Saison dominante, l’automne. Non pas l’automne flamboyant, or, roux et pourpre. L’automne des brumes et des brouillards qui vont bien aux mystères, aux angoisses, au flou et à l’indétermination de plusieurs poèmes/scènes. Et, ce n’est pas un hasard s’ils se déroulent très souvent la nuit ou au crépuscule.

 

Sur les bords brumeux
de la ville le temps
semble arrêté l’automne
n’apporte pas
la consolation l’hiver
n’apporte pas la neige…
Si tu vois quelqu’un dans le brouillard
te faire signe ça ne peut pas être
moi
moi ne fait
que passer
ne salue
personne

 

Un morceau de planète, quelques hectares seulement, où les petites villes sombrent, d’autant plus vite qu’elles sont petites – comme l’homme qui/ traverse le crépuscule / et remarque/ que ces traces/ s’estompent – et où containers, déchetteries, foires aux restes, tous ces signes de consommation effrénée, accélèrent l’avancée du vide.
Le vide partout présent, et rien ne sert de condamner les fenêtres pour en arrêter la progression.

 

Même si tu fermes
les fenêtres
le vide commence
déjà là où
le corps s’arrête
sur
l’infinie
courbe
de Koch
le long de
laquelle
la peur
t’entame

 

Mélancolie et tonicité

Si la mélancolie colore puissamment ce morceau de planète, à l’instar d’un large pan de la production littéraire actuelle, elle n’est pas, pour autant, synonyme de chute, apathie. Le ton demeure allant. Sans théoriser et sans prendre la pose, Sladan Lipovec opte pour la sortie du cadre et le dynamitage des règles d’extension du vide.
Aiguiser son regard, son écoute, toucher, goûter, apprécier les bonheurs non marchands. Voici sa recette pour résister aux forces d’aspiration et réussir - en application du principe  d’Archimède, moins ésotérique que la courbe de Koch, on en conviendra - à accroître sa densité et se maintenir sur la ligne de flottaison. Accoudé à sa fenêtre, il nous donne à voir les flashs d’un clair de lune ivre sur le givre ou l’excitation de volées d’hirondelles suivant par temps d’orage les ondulations de grands serpents électriques. Il nous fait entendre le vent qui couronne les feuilles mortes de mots dans la cour qui abrite ce trésor, un noyer, et célèbre la danse des corps dans le chaudron de l’univers.

 

Le soir adhère
à la peau se mêle
aux arbres dans les nids
utour de nous couvent
des volées galactiques prolifèrent
les planètes tout juste écloses dansant
libérées des trajectoires prétendues
régulières de leur tourbillonnement
tous les dieux rectilignes cruels
et doux s’effondrent…
… et s’écrasent
au sol sous nos
yeux rebondissent encore et encore
dans des amplitudes
de plus en plus irrégulières avant
de se calmer
complètement…

 

*

 

 

 

 

 

 




Tanja Kragujević

Tanja Kragujević anja Kragujevic (1946), poétesse, Serbie.

Elle a obtenu une licence de littérature générale, à l’université de Belgrade, où elle a aussi obtenu un master. De la parution de son premier recueil de poésies, en 1966, jusqu’à aujourd’hui, elle a publié plus de vingt livres de poésie. Elle a remporté des signifiants prix littéraires dans son pays, entre autres le Prix Desanka Maksimovic pour l’ouvre poétique complète et la contribution à la poésie serbe (2015). Elle est autrice des certains livres d’essais sur les personnages importants de la scène poétique contemporaine serbe et mondiale.

Elle est incluse dans un grand nombre des collections et anthologies des poésies, ainsi que dans un nombre des anthologies mondiales : Les Poètes de la Méditerranée (Gallimard, 2010), Hundert grams seele (Dix décagrammes de l’âme, compilé par Robert Hodel, 2011), The Anthology of Serbian Poetry of XX and XXI Century (L’Anthologie de la poésie serbe du XXe et XXIe siècle, Herg Benet Publishers, Bucarest, 2012), El Color de la Esencia (La couleur de l’essence, compilé par Silvia Monrós Stojakovic, Rute, Espagne, 2013), et sa poésie se peut trouver dans la plus grande anthologie mondiale des poésies sur internet – Lyrikline.

Les traductions de ses vers ont été publiés dans les livres : L’herbe de verre, sept poèmes en sept langues (en français, allemand, grecque, hongrois, italien, japonais, espagnol – publié par Agora, Zrenjanin, 2012) et La mémoire de la soie (choix de poésies du recueil Le pain de roses – traduit en anglais par Marija Knezevic, en français par Marilyne Bertoncini et en espagnol par Silvia Monrós Stojakovic, Belgrade, 2015).

Au cours des années elle a participé à nombreuses rencontres littéraires et festivals de poésie, de Journées de la poésie de Pushkin et Soirées de la poésie à Struga, jusqu’à Premier festival transbalkanique de la poésie à Thessalonique, 2012, Quatrième festival international de la littérature, du film et du journalisme en Turquie (Ordu, 2013), entre autres.

Elle a été longtemps éditrice de la poésie chez deux maisons d’édition.

Aujourd’hui elle s’intéresse à lire les paysage de Danube – elle habite Zemun, à distance d’un pont de la capitale de la Serbie, Belgrade – et comme toujours, à lire les villes, les gens, les livres – à écrire et interpréter la poésie.

 




Incarnat/Incarnadine (extraits)

traduction : Bernard Turle

 

 

             Hiver

 

 

Couché sur des coussins carmin,
le rose saigne en or

 

et le rouge coule dans nos coeurs.

Des bandes de cuir marquent le temps,

 

calibrent les heures

à l’aune de zones,

 

ignorant la grammaire
porteuse de sens.

 

Seuls d’épisodiques ouafs et ronflements
de deux chiens au loin

 

 

par une nuit très froide
dissipent une brume irrésolue.

 

 

Les pousses neuves attendent neuve
chaleur – pour croître, mûrir.

 

 

Un vieux fauteuil en rotin détient
la poésie du repos — texte

 

 

tressé rivant le confort sur place.
Mais c’est l’impatience du désir

 

 

qui bloque les résolutions.
Lourde, cristalline, vaporeuse,

 

 

Fendue rouge par les langues natales —

l'haleine de l'hiver est rose.



 



         Winter

 



Couched on crimson cushions,
pink bleeds gold

 

and red spills into one’s heart.
Broad leather keeps time,



calibrating different hours
in different zones



unaware of the grammar
that makes sense.



Only random woofs and snores
of two distant dogs



on a very cold night
clears fog that is unresolved.



New plants wait for new heat —
to grow, to mature.



An old cane recliner contains
poetry for peace — woven

 

text keeping comfort in place.
But it is the impatience of want



that keeps equations unsolved.
Heavy, translucent, vaporous,



split red by mother tongues —
winter’s breath is pink.

 

 

 

            *

 

 

         Gaza

 

Trempés de sang, enfants
    tête explosée
avant même d’être formée.



Gaze, des bandes de gaze —
    interminables mais
pas assez pour étancher



tout le sang de Gaza.
    Coule une rivière de sang,
abreuvant les sables du désert



d’une haine incarnat.
    Flot de lave sans fin
sur un pays parchemin-orphelin,



bombardé toutes les cinq minutes
    pour débander Gaza du peu
qu’il reste de la bande de Gaza.



Vies infimes soufflées,
    visages dé-visagés, yeux vides —
un nouvel holocauste se poursuit



sans trêve. Le monde gémit
     rouge, pleure
un incessant chant de sang.

 

 

 

            Gaza



Soaked in blood, children,
   their heads blown out
even before they are formed.



Gauze, gauze, more gauze —
  interminable lengths
not long enough to soak



all the blood in Gaza.
  A river of blood flowing,
flooding the desert sands



with incarnadine hate.
  An endless lava stream
on a parched-orphaned land,



bombed every five minutes
  to strip Gaza of whatever
is left of the Gaza strip.



Tiny lives snuffed out,
  faces defaced, eyes vacant —
a new holocaust continues



unabated. The world weeps
  red, mourning
an unceasing blood-song.

 

 

 

            *

 

 

      Le banyan

 

Quand les secrets de l’hiver
fondent



au soleil
incarnat,



ce qui sourd
est électrique —



les notes composent
des gammes inconnues,



la syntaxe altère
les langues,



la terre cuite fond
blanche,



le banyan s’enrubanne
d’armatures



ses branches-racines
se cabrent, rejoignent



le sol en ronde.
Des parcours



brillant
sous l’étoffe



portent des
alphabets



à la plume d’un
calligraphe,



italiques
d’encre invisible,



lettres jamais
postées,

 

carte du cartographe
inexplorée —

 

les mots ondulent,
les voiles aussi.







    Banyan

 

As winter secrets
   melt



with the purple
   sun,



what is revealed
  is electric —



notes tune
   unknown scales,



syntax alters
   tongues,



terracotta melts
   white,



banyan ribbons
   into armatures



as branch-roots
   twist, meeting



soil in a circle.
  Circuits



glazed
   under cloth



carry
   alphabets



for a calligrapher’s
  nib

 

italicised
   in invisible ink,



letters never
   posted,



cartographer’s
   map, uncharted —



as phrases fold
   so do veils.

 

 

 

                *

 

 

 

        Tessons d’une dispute

 

Nous écoutons tandis qu’une pelle ramasse
les tessons d’une dispute.
— Vern Rutsala



Depuis des années tous les soirs, j’entends des voix à côté,
à travers la cloison, le coeur



des cris crépitant comme une vieille
aiguille sur un 78 tours rayé,



enrayé. Tous les soirs, ça revient, plus âpre
chaque fois. A minuit, le rituel reprend:



les premiers échanges à peine audibles,
puis monte le niveau de décibels, haut plateau de sons assourdis,



avant de s’envoler soudain dans l’air
cristallin d’éclats codés, une montée raide, démente et puis



des verres brisés font tout voler en éclats,
et le soprano de l’angoisse surprend un merle bleu dans



son nid dehors, sur le rebord en terre cuite
de mon antre. Tous les matins quand le pourtour du soleil



déblaie le toit du voisin, je balaie,
essaie d’extirper des peluches sous les portes.



Elles aiment s’agglutiner en boulettes soyeuses,
isolant les fissures entre les logis adjacents, la cloison

 

qui à la fois sépare et unit, comme la haie de
poussières pelotonnées de peur d'être balayées.







       Scattered pieces of a quarrel

 

We listen while a dustpan eats
the scattered pieces of a quarrel.
— vern rutsala



Every night, for many years now I hear voices next door
through the thin of the wall, every core



of the crackling scream, like an old
stylus needle on a scratched gramophone record,



stuck. Every night it happens, shriller and fiercer
every night. At midnight, the ritual starts over:



the first conversations barely audible,
then the decibel levels, a plateau of maimed muffles



before taking off sharply, into the crystal
air of coded cries, on a steep delirious climb until



breaking glass-ware scatter smithereens
as the soprano of anguish startles a bluebird in



the nest outside, on the terracotta ledge
of my alcove. Every morning when the sun’s edge



clears the neighbour’s roof, I sweep the apartment floor
trying to extricate rolls of dust from under the doors.



They somehow seem to huddle in fluffy balls
insulating the crevices between adjacent flats, the same wall



that simultaneously separates and shares, just like the array
of dust coils clinging together, in fear of being swept away.

 

 

               *

 

 

          Question

 

 

Ton odeur corporelle
   et de longs cheveux



embrassés la nuit,
   gisant sur mon oreiller —



des boutons cassés de corsage
   sur mon drap —



un cil solitaire,
   indifférent,



recourbé, point
   d’interrogation, abandonné —

 

Sables mouvants,
   traîtres miroirs du temps —

 

 

mes réponses logent

    dans tes ponctuations.




      Question

 

Your body scent
  and strands of long



night-kissed hair
   left on my pillow —



broken blouse-buttons
   on my bed-sheet —



a disengaged
  lone eyelash



curved, left behind
   as a question mark —



Reflecting quicksand,
   mirrors of time —



my answers live
  in your punctuations.

 

 

 

Le recueil bilingue anglais-français Incarnat/Incarnadine de Sudeep Sen est disponible sur wem.free.fr/tartuga@wanadoo.fr et sur Priceminister.

L'enregistrement des Rencontres poétiques de Carnoules 2017, organisées par Bernard Turle et auxquelles a participé Sudeep Sen, est visible sur www.vartv.fr/video/videoById/1136




Deux poètes Grecs : Cavàfis et Ritsos

Murièle Camac : Constantin Cavàfis
Xavier Bordes : Yannis Ritsos

 

Constantin CAVÀFIS, Tous les poèmes

par Murièle Camac

 

 

 

 

Cavafis, poète grec d’Alexandrie ayant vécu au tournant des XIXe et XXe siècles, a peu publié de son vivant – a d’ailleurs peu écrit. Il a pourtant marqué durablement la poésie de langue grecque, qu’il a fait entrer dans la modernité.

En France, de nombreuses traductions de ses poèmes ont paru, dont celle de Marguerite Yourcenar chez Gallimard en 1958. Récemment, Michel Volkovitch avait déjà traduit certains poèmes de l’auteur alexandrin[1]. Dans ce nouveau recueil, c’est l’ensemble des poèmes qu’il propose en traduction aux éditions Le Miel des anges, maison spécialisée dans la littérature grecque. La table des matières en début de volume donne les titres des poèmes dans l’ordre chronologique, et un index à la fin du volume les donne dans l’ordre alphabétique.

Le projet éditorial est expliqué très clairement en quatrième de couverture : « Les éditions françaises de Cavàfis, conformément à l’usage grec dominant, placent les Poèmes publiés en tête, éventuellement suivis d’une partie de l’œuvre non officielle. Nous avons choisi une présentation différente, chronologique – en précisant bien à chaque catégorie appartient chaque poème ». Ces différentes catégories sont les suivantes : les poèmes jamais publiés, « cachés » ; les poèmes publiés dans la jeunesse puis reniés ; les poèmes inclus dans l’édition de l’ensemble de l’œuvre, préparée par Cavafis lui-même mais sortie après sa mort. Une postface du traducteur (intitulée « Où Cavàfis devient lui-même ») développe et explique les choix de présentation et de traduction.

C’est donc plus qu’une nouvelle version de l’œuvre intégrale (officielle) que nous avons ici : une véritable rétrospective, comme on peut en avoir pour les peintres ou les photographes. Cela convient idéalement à l’artiste que fut en effet Cavafis. Une telle approche permet de suivre le cheminement poétique de toute une vie, depuis les essais de jeunesse pas toujours bien maîtrisés jusqu’aux remarquables poèmes de la maturité et de la vieillesse. On peut simplement regretter que les textes originaux ne soient pas donnés aussi afin que la vision d’ensemble soit réellement complète. On aurait aimé pouvoir se référer à la version originale. D’une manière générale, il me semble qu’il faudrait toujours donner, pour toute édition de poésie traduite, la version originale. Pour qui connaît un tant soit peu la langue d’origine, c’est indispensable ; et même si l’on ne connaît pas la langue, on reçoit au moins une image, une impression du texte tel qu’il a été écrit.

Il est très intéressant de lire les poèmes de Cavafis tels qu’ils sont présentés, dans l’ordre, chronologiquement. D’une part parce que cela permet de saisir la progression du poète dans l’écriture des textes et d’assister à l’émergence d’une émotion forte au fil de l’œuvre : si, parmi les premiers textes, certains peuvent sans doute être qualifiés de franchement mauvais, cela ne rend que plus remarquable, dans les deux tiers restants, l’enchaînement presque sans faute des réussites poétiques. Il est d’ailleurs toujours intéressant de lire des poèmes ratés : on apprécie mieux par comparaison ceux qui ne le sont pas.

Mais d’autre part, cette lecture des poèmes page après page permet d’entrer progressivement dans un univers poétique d’une étonnante cohérence. Le charme n’en opère que plus intensément. J’aurais sans doute du mal à isoler tel ou tel poème se distinguant particulièrement, à désigner des « perles » qui m’auraient marquée plus que d’autres. Ce qui marque, c’est l’indéniable puissance et le charme persistant de l’ensemble : le retour des thèmes et des motifs, finalement peu nombreux et inlassablement repris, réinterprétés, réenchantés. Les poèmes de Cavafis sont des variations musicales sur quelques thèmes choisis. Si la musicalité de sa langue, soulignée par le traducteur Michel Volkovitch, nous reste malheureusement étrangère, la musicalité de son univers, la qualité musicale de sa pensée poétique, cela en revanche est clairement saisissable par une lecture en continu de son œuvre.

C’est entre autre l’alternance très régulière, du début jusqu’à la fin du recueil, entre poèmes à sujets historiques et poèmes amoureux qui crée cet effet singulier. Enlever à l’œuvre cette alternance, comme le font certaines éditions qui choisissent de ne publier que les poèmes de l’intimité, ou que les poèmes historiques, est lui enlever ce qui fait sa force et son originalité. Il s’agit fondamentalement d’une poésie de fantasmes : fantasmes de la Grèce et fantasmes sexuels. Toujours associés à un passé irrévocablement révolu, les uns et les autres semblent ne pas pouvoir fonctionner séparément. C’est qu’ils n’appartiennent pas à la réalité ordinaire, à la pensée consensuelle, à l’attendu : la Grèce n’est pas celle que l’on imagine, le désir est homosexuel, interdit.

Les poèmes historiques, comme le note Michel Volkovitch, font « revivre des époques mal connues de nous, période hellénistique ou Byzance médiévale ». Heureusement, le traducteur propose en fin de volume des notes très utiles et éclairantes pour combler nos lacunes. Encore plus heureux, au fil de la lecture la plupart de ces notes deviennent inutiles : ce sont en effet les mêmes personnages ou références historiques qui reviennent d’un poème à l’autre (Julien l’Apostat, Antiochos Epiphane, Démétrios Sôter, Jean Cantacuzène, Apollonios de Tyane...), et l’on finit par se familiariser avec ces univers lointains, si profondément constitutifs de l’univers cavafien.

Pour qui aime la Grèce, c’est un enchantement : la recréation d’une Grèce ancienne à la fois proche de l’imaginaire occidental et totalement originale. Grec d’Alexandrie, Cavafis cherche la Grèce hors de Grèce — en parcourant ses diasporas et l’histoire d’après l’âge d’or classique. En parallèle, ou plutôt en une parfaite contemporanéité, les poèmes amoureux retranscrivent une Grèce moderne qui n’a rien non plus du pittoresque que les Occidentaux lui prêtent souvent. Alexandrie, la ville natale de Cavafis, est présente non comme un décor, non comme une ville, mais plutôt parce qu’elle connote la périphérie, la marginalité, le mélange. C’est une Grèce du plaisir et de la sensualité, mais homosexuelle donc illégitime. De même qu’il cherche la Grèce hors de Grèce, Cavafis cherche l’amour hors de l’amour (permis), en parcourant les corps défendus, la beauté masculine qui lui est interdite.

Incontestablement, ce sont les poèmes autobiographiques, ceux des amours masculines illicites, qui orientent l’ensemble de la lecture. Vivre des amours homosexuelles cachées, c’est à la fois, pour Cavafis, être honteux et jubilant, c’est être grec. C’est vivre exclu de la société et appartenir à sa plus grande noblesse, celle de l’art et de la poésie :

 

Je suis allé dans les chambres cachées qu’on juge honteux de seulement nommer. Mais il n’y a pas de honte pour moi – sinon quel poète, quel artiste serais-je[2] ?

 

Désir homosexuel, plaisir charnel, poésie et grécité participent d’un même principe – la recherche de la beauté :

 

Dans cette vie dissolue de ma jeunesse,
se formaient les principes de ma poésie, s’ébauchaient les contours de mon art[3].

 

Cette beauté apparaît comme l’héritière directe des fleurs du mal baudelairiennes[4], dont l’emblème originel consistait dans les figures des « Femmes damnées » et des amours saphiques. Un même lien unissait déjà, chez Baudelaire, l’amour interdit, la damnation et la poésie — et même la Grèce, avec la référence fondatrice à Sappho. Mais là où Baudelaire centrait son univers poétique sur des figures féminines, celles-ci sont presque absentes de l’univers de Cavafis, qui procède essentiellement par des variations autour de figures masculines (avec une préférence peu surprenante pour les éphèbes). Le Baudelaire poète est en quelque sorte une femme lesbienne, bien plus qu’un homme hétérosexuel : c’est par ce déplacement, subversif s’il en est, qu’il retranscrit son expérience de la damnation créatrice. Cavafis, poète de la marge sexuelle mais aussi bien géographique et historique, est d’emblée déplacé, d’emblée damné : en donnant corps et vie textuelle à ses désirs amoureux, on peut dire qu’il réinvente à sa manière, toute grecque, l’expérience baudelairienne de la damnation créatrice. D’infinies déclinaisons de cette expérience sont vécues par les nombreux doubles possibles du poète, antiques ou contemporains ; par exemple « Démétrios Sôter (162-150 av. JC) », roi séleucide tué au combat :

 

Et maintenant ?
 Maintenant, désespoir et chagrin.
Ils avaient raison, les amis à Rome.
Elles ne peuvent pas se maintenir, les dynasties qu’instaura la Conquête des Macédoniens.
Peu importe : il s’est donné du mal, il s’est battu tant qu’il a pu.
Et dans sa noire désillusion,
il ne pense qu’à une chose,
qui le rend fier : dans son échec, il montre au monde sa bravoure indomptable, inchangée[5].

 

Poète non publié de son vivant, individu périphérique, Cavafis crée un univers décalé, insaisissable, secret, et pourtant étrangement proche. Sa langue, très simple en apparence, donne une impression de transparence. Ses textes constituent autant de petites histoires facilement abordables a priori. Mais paradoxalement, aucun message clair ne nous parvient ; une opacité demeure. Quelque chose se cache.

Dans sa recherche du temps perdu[6] que sont, fondamentalement, la recherche de la Grèce passée et celle des amours enfuies, il ne faut pas lire en effet une nostalgie simpliste, encore moins une volonté de retour à une origine réductrice. Aucun goût pour l’explicatif et l’univoque chez Cavafis. Au contraire, il ne cesse de saisir des moments de transition, des visions d’entre-deux.

Ainsi, les deux derniers tiers du recueil déploient pleinement un univers du mélange, des frontières poreuses, du va-et-vient entre des identités multiples et qui, cependant, sont toutes grecques : mélange des religions avec le va-et-vient entre paganisme et christianisme ; transformation des empires ou des dominations politiques avec le passage des Grecs aux Romains, d’Antoine à Octave, des Byzantins aux Turcs ; franchissements incessants des frontières géographiques et temporelles (d’un port méditerranéen à l’autre, de la ville à la campagne) ; passage d’un nom à un autre (« On n’a pas besoin d’écrire un nouveau texte. / On n’a qu’à changer le nom[7] »). Tout cela, bien sûr, sur fond de cette sexualité mélangée, périphérique, « impure » qu’est l’homosexualité. Caractérisée chez Cavafis par une fusion et un échange constant des corps, des chairs, des désirs, des jouissances, l’homosexualité est en effet l’autre nom du mélange, du franchissement des frontières, d’une fécondité non pas physique mais intellectuelle, artistique et spirituelle : L’accomplissement du plaisir interdit 
a eu lieu. S’étant relevés,
ils se rhabillent en hâte sans dire un mot. Ils sortent furtivement, séparément (...).

 

Mais comme elle y a gagné, la vie de l’artiste ! Demain, ou des années plus tard, seront écrits les vers puissants dont c’est là l’origine[8].

 

« C’est là l’origine » : non pas dans une genèse biblique ou dans une épopée cosmogonique, non pas dans un récit unique de la séparation des éléments et des corps, mais au contraire dans le récit très bref et trivial d’une fusion furtive entre des corps non nommés. Ou, plus exactement, dans la répétition, poème après poème, de ces rencontres illicites des corps et des êtres, de ces mélanges « contre nature » d’où naît la plus haute forme de culture, l’art.

« L’origine » de notre civilisation, semble dire Cavafis, notre passé, il faut le chercher dans la répétition toujours recommencée des mélanges et des échanges. — En ce sens, la lecture de ces poèmes paraît particulièrement pertinente en ces temps de crise identitaire de l’Occident : on y trouve des échos politiques inattendus. Au fantasme nationaliste, qui se répand de plus en plus aujourd’hui en Occident, d’une identité unique et excluante que justifierait un passé mythifié, Cavafis permet d’opposer d’autres fantasmes, nourris par une lecture historique du passé plutôt que par le recours au mythe : fantasmes d’unions multiples, récits d’identités en circulation, poèmes des transitions fécondes et créatrices. S’il est un pays, pour Cavafis, c’est la langue. La langue grecque est ce qui perdure et unifie au-delà des époques et des territoires, ce qui donne la noblesse et la fierté, ce qui permet la création : la « langue grecque, porteuse de mémoire[9] ». Mais même la langue, pourtant, doit s’hybrider pour devenir créatrice. La langue grecque elle-même doit se faire lieu d’échanges et de mélanges si elle veut rester lieu de vie :

 

Ton grec est toujours beau et musical.
Mais nous avons besoin ici de tout ton art.
Notre amour, notre peine passent dans l’autre langue. Dans la langue étrangère, mets ton cœur égyptien.
Rafaïl, ces vers-là doivent, tu l’as compris, être un reflet de notre vie à nous,
et chaque phrase laisser voir qu’ils sont écrits sur un Alexandrin par un Alexandrin[10].

 

Cavafis l’Alexandrin « devient lui-même », pour reprendre le titre de la postface de Michel Volkovitch, en écrivant des vers grecs avec un « cœur égyptien ». Il devient le premier poète de la modernité grecque, et l’un des plus grands, en ouvrant son cœur, son corps et sa langue à tout ce qui, n’étant pas grec, permet à la Grèce d’exister.



[1] Constantin Cavafis, Choix de poèmes, traduits par Michel Volkovitch, Athènes, Aiora press, 2015.

[2] « M’allonger sur leurs lits », p. 193.

[3] « Jugement », p. 223.


[4] L’influence de Baudelaire sur Cavafis est inscrite dans le recueil même : l’un de ses poèmes de jeunesse, « Correspondances d’après Baudelaire », contient la traduction intégrale en grec, par Cavafis, du « Correspondances » de Baudelaire.


[5] « Démétrios Sôter (162-150 av. JC) », p. 239.


[6] Cavafis est le contemporain de Proust...

[7] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.


[8] « L’origine », p. 258.


[9] « Dans une ville d’Asie Mineure », p. 286.


[10] « Pour Ammon, mort en 610 à 29 ans », p. 211.

 

 

*

 

Yannis RITSOS, Balcon
par Xavier Bordes

 

 

 

Ce n’est pas s’avancer beaucoup, que de dire, d’emblée, qu’après les livres majeurs traduits brillamment par le poète Dominique Grandmont, il reste une quantité de recueils de Ritsos à éditer, et par suite éventuellement à traduire. En effet, ce poète grec aura été particulièrement prolifique, vivant et respirant par la poésie quotidiennement. Il s’ensuit naturellement une foule de suites de poèmes, avouons-le, certes de force inégale, qu’on aurait tort cependant de classer parmi les fonds de tiroirs posthumes. Si Ritsos est un poète renommé, fort apprécié de bien des Grecs, c’est pour des raisons où la politique, l’idéologie, la qualité littéraire, la spontanéité et la simplicité sont enchevêtrées de manière indissoluble. Il en résulte que rien de ce qu’il a pu consigner n’est indifférent. Balcon, le présent livre, illustre tout à fait cette situation : c’est comme si l’on accompagnait une période de la conscience poétique grecque, pour ainsi dire au jour le jour, avec le recensement matériel de son univers selon les instants que le poète a élus comme significatifs de telle ou telle heure de sa vie. Parfois, certains jours, trois ou quatre écrits sont apparus, d’autres fois un seul, tous compris dans le mois de mars 1985… et tous chargés intensément d’une vie partagée avec ceux qui sont là, amis proches, personnes de rencontre, dont la présence est toujours sourdement implicite dans chaque poème. En ce sens, Ritsos est un poète globalement « métonymique ». Chaque élément minuscule qu’il choisit d’évoquer, d’élire, dans son environnement et son époque, semble branché sur le cosmos entier, nous parler (avec des « riens ») du vaste monde en lequel l’homme-poète évolue, questionne et se questionne. Il en découle une mosaïque d’instants qui façonne la physionomie d’une période, à la fois de la Grèce, et du siècle, laquelle à quelques égards n’est pas tellement éloignée de celle de la Grèce de 2017. Cette édition a de plus la vertu d’être bilingue, ce qui est une qualité primordiale, et d’être élégamment traduite en français, avec simplicité et netteté, ce qui ne gâte rien. Un livre de poèmes brefs et justes, que les amis de Yannis Ritsos, mais aussi ceux qui ne le connaissaient pas, pourront lire et relire avec intérêt autant qu’avec plaisir…