tordre, et autres poèmes

 

 

tordre

 

c’est cette portée unique du regard,
à quelque lieu que l’œil touche,
qui donne à notre horizon
la forme aliénante du cercle.

la ligne qui te scelle,
où ton visible tombe, ôtée,
ôtée durement la bague d’ennui,
le doigt tordu de l’attrait t’invite.

 

 

rostre

 

deux sacs-poubelle,
comme deux testicules, pendent à la grille de l'immeuble.
les plantations de la cour tombent sur le trottoir.
sa façade est la seule de cette rue qui n'a pas été ravalée.
le bleu police des portes et portails - toujours le même -
continue de s'écailler.
des coulures de rouille dégoulinent des fenêtres
jusque sur les saillies.
seuls les garde-corps ont été changés,
mesure de sécurité afin de prévenir la chute.

à l'intérieur des appartements des inconnus me toisent.
les regards soucieux, au moment du déclic sous la pluie.
une pluie glaciale qui n'a pas lieu d'être au milieu d'août.

à cent dix kilomètres de la maison que j'habitais il y a vingt ans,
je trace ces mots. d'après la photographie.
au loin un corbeau prend son essor discret d'un arbre mort.
un autre s'y pose.

que leur dirait ce nom ?
eux vivent là où nous nous désintégrions. une famille entière.
une part de moi-même
voulait en faire un mémorial à mes joies d'enfant.

clic.

mais bien vite
est remontée une débordante tristesse qui me serre la gorge.
je réajuste ma capuche et disparais.

 

 

La route blanche

 

et puisque tu n’as de plus sensible fenêtre
sur le monde que cette véranda au verre dépoli,
et dont tu ne sais s’il retranche ton intimité ou celle des autres,
tu ouvres ta porte.
c’est une nuit noire sur un socle de neige.
il y a une heure, les radiateurs du voisin
depuis longtemps absent ont éclaté.
comme l’augure le vacarme des meubles
qui maintenant nagent, ballottent et frappent les cloisons
de l’étage supérieur déserté, ton ciel, d’un plâtre
qui depuis peu pèse et tremble, est au bord de rompre.
alors te taraude l'idée de fuir
jusqu'à la maison d'où ta mère t’a chassé.
dehors est une nuit noire, glacée.
tu te perds sur ce trajet malgré tout familier.
la route blanche aveugle. l’air noir efface.
maisons, murs, trottoirs, nulle part.
et ni lune ni étoiles pour guider. où ça ?
sur cette route blanche. entre deux portes connues.
mais c’est toi. toi. et cette neige glacée est tout ce qui éclaire.
cette seule lumière, versée au sol, terrassée.
mais c’est toi. toi qui perds pied, glisses, tombes
sur la glace sans reflet. toi qui te relèves et retombes,
et qui ris de retomber.

 

 

Méditation debout

 

On se recueille quand on marche.

On fait « régime de silence », oui
mais aussi je veux dire : on agrège,

on consigne parmi la complication
des rapports les segments significatifs.

Dans le silence méditatif assourdissant
on cherche un sens à l'histoire.

Mais parfois marcher déçoit,
n’est qu’un mardi gras de pensées,

une polyphonie dissonante de considérations
qu’on promène : on laisse pisser ce chien,

et mille fois le même chemin pratiqué,
mille fois le même chemin varie du tout au rien.

 

 

Les pontons

 

Dans l’oscillation
des pontons
gauchement arrimés

nous courons
après une stabilité

mais ne restons
que des enfants
les hommes inachevés
que des enfants

dans l’oscillation rire-peur
cette sensation de joie
aux reins et dans les genoux pliés

dans l’oscillation
des pontons
gauchement arrimés.

 




LES POETES

 

 

 

Vous, gens qui vivez
Qui faites des maisons, des choses, des enfants,
Qui travaillez, négociez, vous vous disputez,
Aimez, détestez, chantez, vendez, achetez

 

Vous, les vrais gens
Qui faites le monde
Et pour qui il a même été notamment fait,
Vous-mêmes quand vous mourrez vous êtes vos égaux :
Vous vous murez les tombes qui vous vont bien,
A la mesure de votre corps, votre vie, vos agissements

 

Vous ne risquez pas de mourir au hasard
Noyés, tombés dans les fossés, dans les ravins,
Broyés, fous, alcooliques, paralytiques, boiteux,
Une mort sans un corps entier
Comme une négation même de la mort

 

Vous faites le tout, d’un bout à l’autre,
Entier, robuste et complet,
Comme vos passions, comme vos sens, comme vos goûts
(Entiers) qui ne connaissent pas les demi-mesures

 

Vous, gens qui vivez vrai,
Vous n’avez même pas le temps de savoir que vous vivez
Et vous êtes morts pour de bon quand vous mourez
Vous vous plaisez bien dans votre tombe préparée à l’avance
Car tout s’est passé comme vous l’avez prévu.

 

Mais il y en a d’autres
Qui ne vivent pas des faits de la vie
Tout comme l’ombre ne vit pas d’elle-même
Mais de la lumière et de leur consistance.
Ils sont effectivement juste l’ombre, l’extension et l’écho
De vos actions.

 

Ceux-là sont les poètes.
Ils n’ont rien
Ils sont parce-que vous êtes
(Pas toujours derrière vous
Mais souvent devant, pour vous prédire
Tout comme des longues ombres au lever et coucher du soleil
marchent devant nos pas)

 

Ils sont le silence qui crée les sons,
Le mouvement qui rend la durée mesurable

 

Ils sont la négation

 

Ils ne sont pas, ils commencent à être
Juste à partir de l’endroit ou les choses commencent à finir

 

C’est pourquoi la mort n’existe pas pour eux
Comme l’obscurité n’existe pas pour l’ombre.

Ils meurent d’habitude sans tombes d’avance préparées
Et dans le néant de la mort ils ne sont
Que la révolte de la fleur sur le tombeau.

 

 

 

Ce poème fait partie du recueil intitulé Le Vers Libre (Editura Tineretului, Poèmes 1931-1964) 
 dont la citation en exergue est la suivante :

 

« Vous me trouvez retardé ? Je vous en prie, passez devant !... » (Lafosque)

 

*




LE JUGEMENT DE SALOMON

 

 

N’importe quelle mère dira
en parlant de ses enfants :
« Je sacrifie ma vie pour eux ! »
Et la chose est vraie
car même dix vies si elle avait,
la mère, pour ses enfants, les aurait sacrifiées.

Lorsqu’il souffre, pleure,
avec des larmes elle se lave le visage
(c’est pourquoi après des nuits de veillée
la joue des mères brille
comme le soleil le matin).

Le soldat dit lui aussi :
« Pour le pays et le drapeau
Je suis toujours prêt à sacrifier ma vie
et prendre la vie des autres
pour le pays et le drapeau… »

Le marchand dit lui aussi pareil :
« Dans mon métier j’ai investi
le travail et les avoirs de toute une vie ! »
Et à la bourse, la banque, aux foires et aux marchés il court.

Tous ont raison de le dire
Et tous le disent en vérité.

Mais pas tous ceux qui les écoutent
ont le droit de le faire et de décider
qui doit mourir
se taire
ou vivre.

Car il ne suffit pas de dire :
ma vie j’ai sacrifiée
(ou je sacrifierai)
pour quelque chose !

L’important c’est de savoir
ce que tu feras d’elle
lorsque personne, pour rien au monde, n’en veut ?

 

 

 

(traduit du roumain par Andrei PARASCHIVESCU)

Ce poème fait partie du recueil intitulé Le Vers Libre
(Editura Tineretului, Poèmes 1931-1964)




IL Y A PARFOIS SUR LA TERRE…

Il y a sur la terre des beaux moments
bien tranquilles…

(Jean Giono)

 

 

 

Il y a parfois sur la terre des moments pleins de silence.
Alors je pense à vous, ombres adorées,

alors commencent les orages, tous,
Et vous êtes en moi, présents comme toujours,
Mes grands amours.

Aujourd’hui c’est un de ces jours, avec un de ces merveilleux, silencieux moments.
Une parole sortant d’une bouche comme le parfum d’une fleur,
Je me suis rappelé qu’aujourd’hui c’est ton anniversaire, maman,
Et le silence de l’instant m’a couvert moi et toute la terre,
Je m’y suis endormi, au milieu, comme dans une nuit calme
Sentant le foin et les étoiles en fleurs
Et j’ai pensé à vous :
A toi, mère – ensuite à toi, mon amour,
Et vous étiez deux en une :
Me quittant pour toujours
En restant toujours avec moi.

Rien ne bougeait :
Rien n’a bougé depuis que vous avez disparu, depuis que vous êtes parties,
Et moi je suis resté encore, là où vous m’avez laissé
Et je vous attends,

Et je me souviens :
J’étais un enfant pas très sage,
Mais je t’ai aimé, maman, même quand tu me tirais les oreilles
Et tes paroles dites en beauté et en détail
Comme un fin bruissement, comme la soie de tes vieilles robes,
Je les entends encore, le les écoute encore.

C’est une chose merveilleuse que d’avoir eu une mère, une fois,
Car on ne peut pas l’aimer vraiment que lorsqu’on ne l’a plus
(c’est moi, qui ne l’ai plus, qui le dis !)
Les mères ont le don de vivre en nous avec l’éternité,
Comme les bien-aimées.
Comme toute femme aimée avec le sang, la mémoire et la chair.

J’ai pensé à toi, mon amour absent,
Aux années passées (c’en est à peine un)
Et j’étais content.
Je t’aimais et je te menaçais :
C’est pourquoi tu es partie, pour que je t’aime toujours
Et qu’on soit toujours ensemble.
Oh, combien de belles paroles n’ai-je pas inventées pour toi !
Qui t’a déjà dit autant de caresses en vapeur ?
Qui t’a déjà léché les coquilles de tes oreilles, douces
Qui t’a déjà veillé comme moi, le cœur rempli d’amour, étranglé d’émotion, lorsque j’écoutais ton souffle en sommeil ?

Tout ça c’était à nous, aux deux :
Les nuits défaites, sur les quais,
Soirées jaunes, au gaz, dans des petites tavernes
Et des horizons grandioses, pleins de soleil et des herbes,
A travers les vertes pleines, estivales,
Et d’autres soirées, graves, galantes,
Parmi des tours en ruine, parmi les grands pins.

Mais plus particulièrement il y avait certains moments
Merveilleux, pleins de silence,
Entre la nuit et le jour,
A travers des forêts presque vierges,
Lorsqu’on se couchait dans le feuillage séché, entre les hêtres,
(Tu te rappelles la tour séchée, en vieux bois, de la forêt de Sighisoara ?)

Là, pendant de tels moments,
Entre la lumière du jour et les ombres de la nuit
Que seul le bois les possède ramassées ensemble,
Là-bas, à l’époque, on s’arrêtait entre les arbres
Et je t’embrassais avec amour, comme un chevalier
Et nous courions à travers le silence de la forêt, pleine de légendes,
A travers ses ombres et ses vertes lumières,
Et on ne savait plus si c’était la nuit ou le jour,
Si on vivait ou on rêvait.
Et tu chantais, riais, fleurissais et mourais,
Le silence était profond,
Toi, mon amour, tu mourais et ressuscitais,
Et tu ressuscitais encore et tu mourais,
Encore et encore,
Tu passais avec moi,
Dans une éternité que je ne reconnais pas.

Sauf dans le souvenir des cuisses maternelles

Et, parfois, comme maintenant,
Lorsqu’il y a sur la terre des moments merveilleux, pleins de silence,

Ou toutes et tout chantent en moi
La mort et la naissance du monde jaillissent des ruines.

 

 

1941

(traduit du roumain par André PASCAL)

Ce poème fait partie du recueil intitulé Le Vers Libre
(Editura Tineretului, Poèmes 1931-1964)




André Pascal

Né le 30 novembre 1964 à Bucarest (ROUMANIE) .

Nom de naissance : Andrei PARASCHIVESCU.

Fils de la journaliste et poétesse Elena PARASCHIVESCU et du poète Miron Radu PARASCHIVESCU.

Etudes

Ecole Polytechnique de Bucarest (Ingénieur télécommunications) – Juin 1989.

Profession : Cadre informaticien dans le groupe d'assurances AXA.

Situation familiale : marié, deux enfants.

Naturalisé français le 28 mai 1997

Autorisé à s'appeler : André PASCAL

Pseudonyme littéraire : Mathis NEDEN

 

Poèsie

« Poèmes » (Ed. Edilivre, 2015)

 

Essais

« Bergson ou la générosité de la pensée » (Ed. Edilivre, 2015)

Plusieurs essais non publiés.

 

Roman

« Voyage intérieur » (1996)

 

Divers (1995 - 2017)

Réflexions philosophiques, pensées, prose, critique littéraire.

 

Traductions

En français : poèmes de Miron Radu PARASCHIVESCU et George BACOVIA.

En roumain : poèmes de René CHAR, Entretien dans la montagne de Paul CELAN.




Sommaire Rap — juillet/août : L’ESPRIT DE NEW-YORK

 

Focus : 1 En guise d'EDITO : questions aux poètes invités par Barry Wallenstein

 

2 Éternel recommencement ou histoire croisée ? Les paradoxes du post- modernisme américain , par Alice-Catherine Carls.

 

Rencontre :

Les débuts de Cornelia Street Café, un lieu mythique de la scène littéraire new-yorkaise, par Robin Hirsch

 

Poètes à la Une

Barry WALLENSTEIN

D. NURKSE

Jeffrey Cyphers WRIGHT

Marc JAMPOLE

Neil SHEPPARD

Stephanie RAUSCHENBUSCH

Patricia SPEARS JONES

 

Chroniques & essais

Adrienne RICH poèmes et présentation et un lien youtube sur une lectures d'A.Rich, par Chantal Bizzini

Quincy TROUPE poèmes et présentation, par Chantal Bizzini

Hettie JONES poèmes , traduits par Marie-Christine Masset

James EMANUEL, présenté et traduit par Jean Migrenne

Alicia OSTRIKER, présentée et traduite par Jean Migrenne

June JORDAN , traduite et présentée par Cécile Oumhani

Lawrence JOSEPH poèmes et présentation de Catherine Pierre-Bon

Barry WALLENSTEIN, Tony's Blues, extrait, traduit par Marilyne Bertoncini

 

Critiques

La série américaine Joca Seria, présentée par Olivier Brossard

Lou Reed, Le Feu de Brooklyn, par Christian Edziré Déquesnes

John Ashbery, Le Serment du Jeu de Paume, par Marilyne Bertoncini

Bernard BLOCK, choix de poèmes traduit et présenté par Elizabeth Brunazzi

Une Conversation autour de “L'Ecole de New-York”, par Elizabeth Brunazzi

Alain Brissiaud : Claude Piéleu, New Poems & Sketches, par Carole Mesrobian

Larry Eigner, De l'air porteur, par Eric Pistouley

 




John Ashbery : Le Serment du Jeu de Paume

 

La "série américaine" des éditions Corti s'enrichit d'une douzaine de nouveaux titres dont Le Serment du Jeu de Paume, livre-clé de la littérature américaine d'après-guerre, ainsi que Journal Seneca, recueil fondateur de l'ethnopoétique. On ne peut que saluer l'entreprise d'ampleur menée par les éditeurs, mettant à la disposition du lecteur non-anglophone des textes fondamentaux qui leur étaient jusqu'ici inaccessibles.

 

*

 

Le Serment du Jeu de Paume

 

L'auteur, John Ashbery, né en 1927, est l'une des figures majeures de la poésie américaine contemporaine, auteur d'une oeuvre considérable (poésie, théâtre, roman) ayant reçu de nombreux prix – dont le prestigieux Pulitzer en 1976 pour son recueil, Self Portrait in a Convex Mirror  (méditation sur un autoportrait de Parmigianino).

Dédié à son compagnon, le poète Pierre Martory, Le Serment du Jeu de Paume (The Tennis Court Oath) correspond à la "période française" du poète américain John Ashbery, qui vécut à Montpellier et Paris de 1955 à 1965. Du titre, qui évoque le tableau homonyme de Jacques-Louis David , l'auteur explique qu'il lui a été inspiré par des gens vêtus de blancs, aperçus depuis un bus, et jouant au tennis dans le jardin du Luxembourg dont il dit "Je fus intrigué par le contraste entre les circonstances apocalyptiques de cet événement historique et le tableau ensoleillé, presque pastoral, de ces parisiens qui jouaient au tennis. " Nul poème ne portant ce titre dans le recueil envisagé, il pense un temps à en écrire un, puis se décide à changer le titre de l'un des poèmes déjà existants.

Cette anecdote fondatrice me semble doublement représentative de l'art de John Ashbery dans ce recueil, dont la publication provoqua une onde de choc dans le milieu littéraire, dont une partie y vit la possibilité de rénover la langue américaine. Par le jeu du déplacement, du heurt que procure le collage d'éléments de sources différentes, (bribes de livres lus, souvenirs picturaux, résurgences et "illuminations" analogiques), technique tout à fait contraire à la fluidité (imaginaire) de la temporalité ordinaire, et à la logique supposée transparente du discours, l'auteur dynamite le statut traditionnel de l'oeuvre, et redonne à la langue sa vitalité initiale et créatrice. De même que le Serment du Jeu de Paume est l'événement qui bouscule et dynamite l'Ancien Régime, ce recueil, sous ce titre, déclaré fortuit, est l'événement poétique dénonçant la fragilité des cadres de la société américaine guindée des années 50.

Traducteur, de Rimbaud, des surréalistes (dont Max Jacob et Raymond Roussel), John Ashbery pratique une poétique expérimentale, ouverte au hasard, au collage, aux aléas des rencontres suscitées entre autres par une syntaxe fragmentée où ellipses brutales, brusques enjambements d'un vers à l'autre, indécision des catégories grammaticales ajoutant à la polysémie... participent d'un chaos où le sens est à jamais suspendu – "tenu" comme cette balle qui passe d'un joueur à l'autre, série d'échanges imposant d'incessants et brusques déplacements, de changeantes trajectoires.

Marquée par l'expressionnime abstrait, ainsi que le rappelle le traducteur Olivier Brossard, dans une excellente postface dont on ne peut faire l'économie, et sur laquelle je reviendrai, l'oeuvre d'avant-garde (toujours controversée) de John Ashbery me semble aussi, par sa musicalité - qu'on devine grâce à cette excellente traduction - traversée de l'influence du free jazz - art d'improvisation libéré des contraintes harmoniques - et de la musique expérimentale : on y retrouve rythmes syncopés, emprunts, répétitivité et ruptures, et une même remise en question de la notion d'oeuvre telle que l'envisage la tradition.

Le poème-titre, considéré comme un chef-d'oeuvre, se présente comme un grand maelström de mots - pensées et d'émotions diffractées où se mêlent des éléments de dialogues, des interpolations de lectures, des images ou bribes de narration, dans un flux d'où émergent des particules élémentaires de lexique et de sens, qu'on voudrait identifiables, perturbés par la syntaxe incomplète, l'impossible et fluctuante identification des déictiques, le mélange des niveaux de langue... C'est ce dont rendent compte ces extraits, explosant dès l'incipit au regard du lecteur décontenancé :

 

"A quoi avais-tu pensé tout ce temps
le visage soigneusement ensanglanté

éden gâté région
je continue de t'aimer comme l'eau mais
il y a un souffle terrible dans la façon dont tout ça
Tu ne fus pas élu président, (...)

(...)

puis tu remis ça tu respirais
j'ai pensé descendre poster ceci

de la bouilloire tu bafouillais aussi facilement dans le jardin
tu arrives mais
es incomparable de la belle tente
un mystère dont tu ne veux pas encerclait le réel
tu danses
au printemps y'avait des nuages

La mulâtre s'avança dans le couloir – les
lettres aisément visibles couraient dans la marge du Times
dans un instant la cloche retentirait mais il restait du temps
car l'oeillet s'esclaffa voici un couple d'"autres" (...)"

 

Bloc opaque, dans lequel brillent les rares escarboucles d'images singulières, le poème nous fait miroiter un flux de conscience préoccupé par la déchéance, la proximité de la mort, en filigrane des éléments convoqués – la page survolée d'un quotidien, l'à peine vision d'un visage "soigneusement ensanglanté" ou celle – improbable - de "la tête d'un scarabée d'eau", puis la finale "noirceur du trou" réitérée : "ils pouvaient tous désormais rentrer chez eux le trou était noir / lilas balayant son visage content qu'il t'ait amené" ...

On serait tenté de dire que ce poème (et comme lui, de façon fractale, l'ensemble du recueil), par sa construction éclatée, sa syntaxe déformante et perturbée, présente au lecteur, – pour reprendre le titre d'un autre fameux recueil de l'auteur –une sorte de miroir convexe du réel, à partir duquel s'accommoder de sens multiples, à la façon d'une infinie charade, comme celle que propose le poème "A Redouté", où les images sont à jamais rendues illisibles par le filtre du crible : "Mon premier, un visage, vous hante / Entre les cheveux qui pendent./Mon second est l'eau : / Je suis un crible."

Le Serment du Jeu de Paume contient aussi certains des poèmes les plus célébres de la littérature contemporaine : "Europe", "Ils rêvaient seulement d'Amérique", "En quittant la gare d'Atocha"... et des poèmes de facture plus classique, quoique fort éloignés des fleurs de la rhétorique traditionnelle. Ainsi le merveilleux "Rose Blanches", claire invitation au renouveau poétique ET politique, dont je cite la deuxième strophe:

 

"(...) Pas d'étoiles là-bas,
Ni de bannière,

Seule la canne d'un aveugle sondant, non sans maladresse, les coins les plus reculés de la maison.
Aucun mal ne peut être fait ! Nuit et jour commencent à nouveau !
Donc oublie le livre,
Les fleurs que tu gardais pour les offrir à quelqu'un :
Seule importe la fabuleuse écume blanche de la rue,
Les nouvelles fleurs blanches qui sortent de terre en ce moment."

 

 

Impossible, en une note, de parler de façon exhaustive de la richesse de ce recueil. On ajoutera quand même, outre les explications de John Ashbery levant le voile sur une partie de la fabrique de ces poèmes, la magistrale postface d'Olivier Brossard, sous-titrée "la poésie décontenance", lecture qui éclaire à la fois l'oeuvre dans son contexte historique et culturel, mais aussi le travail de déplacement nécessaire de la traduction : l'ensemble fait de cet ouvrage un volume indispensable à tout amoureux de la littérature américaine – on ne pourra que regretter l'absence du texte original.




Quand les morts apparaissent dans les rêves

Traduction Marilyne Bertoncini

 

Quand les morts apparaissent dans les rêves

 

1 -

Elle lève la main.
Plus de marchandage !
Assez de récriminations !

Elle me laisse la toucher
sur un ourlet ou un poignet.

Elle a toute la majesté de la mort
et la réticence des rêves.

 

2 – 

On est en  août dans cette ville,
chaque fois que je marche dans ces rues tranquilles.

Un petit hôtel où vous pourriez passer
une nuit avec une amante, connaître le bonheur,
promettre le mariage, vous quereller, vous séparer.

Une maison vide où vous pourriez vous  ligaturer
et vous piquer avec une aiguille de blanche.

Une ruelle où dormir tard
et vous réveiller avec le cerveau qui bat
comme des cloches, absurdement désacordées.

Et chaque porte fermée,
avec un panneau de carton : FERMÉ.

 

3 -

Soir permanent dans ce parc ceint de murs.

Elle est là qui attend
avec les explications toute prêtes :
Pourquoi D permet-il S?

Raul à 16h, des lignes sur le miroir,
l'hallucination inflexible, suicide?

Mais comme elle me donne les réponses
elles se fondent en une seule voyelle.

Maintenant elle dessine un diagramme
avec son ombrelle dans la boue
et tout est illustré :
comment rompre le contrat,
la recette de sauce pour le canard,
pourquoi mettre un penny fleur-de-coin
dans un vase de tulipes coupées.

 

Je regarde attentivement mais vois
juste une fourmi effrayée, et une spore de moisissure.

Et maintenant elle se retourne.

 

3 -

L'adage dit  : toutes les choses
sont vides de substance, même la substance.
Même les rêves, même le vide.

Mais vous pouvez toujours vous dresser
dans le châssis de la haute fenêtre laissant la brise
vous toucher et emplir votre esprit
de l'odeur forte du savon de marseille
et du pain cuit à l'aube.

 

*

 

When The Dead Appear In Dreams

 

1
-

She holds up her hand.
No more bargaining!
Enough recriminations!

She lets me touch her
on a hem or a cuff.

She has all the majesty of death
and the reticence of dreams.

 

2
-

It’s August in that city,

every time I walk those quiet streets.

A little hotel where you might spend
a night with a lover, know happiness,
promise marriage, quarrel, part.

A vacant house where you might tie off
and shoot up with a milky needle.

An alley in which to sleep late
and wake with a throbbing mind
to church bells, strangely off-key.

And every door locked,

with a cardboard sign: LOCKED.

 

3
-

Always evening in that walled park.

She’s there waiting

with the explanations prepared:
Why does G permit E?

Raul at 4AM, lines on a mirror,
t
he adamant hallucination, suicide?

But as she gives me the answers
they merge in a single vowel.

Now she’s drawing a diagram
with her umbrella in the dirt
illustrating everything:

how the contract breaks down,
the recipe for duck sauce,
why to put a fresh-minted penny
in a vase with cut tulips.

I look closely but see

only a scared ant, a mold spore.

And now she turns.

 

3
-

The teaching says: all things
are empty of self, even the self.
Even dreams, even emptiness.

But you can still stand

in the high window and let the breeze
touch you and fill your mind

with the tang of laundry soap

and bread baked at daybreak.

 

*

 

 

 

 




Les Codes

          Traduction Marilyne Bertoncini

 

Les Codes

 

Command v/ Bradley Manning.

 

Parce que j'ai volé les codes, il me font dormir nu.
A dix-neuf heures, deux agents prennent mes chemise,
pantalon,  caleçon – je n'ai jamais porté ni lacets ni ceinture.
Leurs yeux brûlent derrière d'identiques masques de ski
mais ils ne me parlent, ni ne me touchent ou me regardent.
Peut-être que s'ils le faisaient, ils ne pourraient plus faire l'amour
avec leurs petites amies en ville. Ou bien ils ont des ordres.
Ils portent des gants de latex blanc et leur bottes
sont enveloppées de cellophane. L'un a des tongs. J'obtiens un drap,
mais le soir je le laisse tomber et reste nu au garde-à-vous
à l'extérieur de la porte d'acier triple épaisseur. L'un d'eux me garde
avec un Glock dégainé, l'autre fouille ma cellule,
bien qu'il n'y ait rien, une planche, une latrine.
Sous certains angles, il met la main sur la caméra
pour ne pas être reconnu dans mille ans d'ici.
Je devine ça, je ne peux pas me concentrer, mes yeux sont en avant.
Vous verrez la spirale d'une empreinte de pouce, une tache de cheveux,
puis l'enregistrement montrera mon sexe qui pendouille, mon ventre pâle,
les épais ongles jaunes de mes orteils, parce que j'ai volé les codes.

 

*

 

The Codes

 

                  Command v. Bradley Manning

 

Because I stole the codes, they make me sleep naked.
At nineteen hours, two agents collect my shirt,

pants, shorts–-I had never had laces or a belt.

Their eyes burn behind identical ski masks
but they never speak, touch, or look at me.

Perhaps if they did, they couldn’t make love

to their girlfriends in the city. Or they have orders.
They wear white latex gloves and their boots

are wrapped in cellophane. One has tongs. I get a sheet,
but at dawn I give it up and stand nude at attention
outside the triple-ply steel door. One guards me

with a drawn Glock, the other searches my cell,

though there is nothing, a board, a slop-hole.

At certain angles he puts his hand over the camera

so he won’t be recognized a thousand years from now.
I guess this, I can’t focus, my eyes are forward.

You will see a whorled thumb print, a smudge of hair,
then the tape will show my dangling sex, my pale belly,
my thick yellow toenail, because I stole the codes.

 

*

 




L’écran

.             Traduction Marilyne Bertoncini

L'écran.

 

1 -

Elle écrit : Je travaille maintenant pour un centre de recherche. Je suis stagiaire.
Pas payée, mais une référence possible et un plus pour le CV.
J'ai mon propre badge. Je le présente au scanner.
Les grilles s'ouvrent d'elles-mêmes.

 

Les vitres sont teintées et la lumière filtrée.
Tout la journée,  nous poussons le long des couloirs de gazon
synthétique des chariots débordants d'imprimés : sécheresse,
Kiribati submergé, Bangladesh inondé.

 

Il y a un écran qu'on peut toucher, froid comme une hanche d'amant,
et qui peut prédire le futur.

La fatigue de ce travail dépasse l'entendement.

 On télécharge la modélisation de la fonte des Himalayas,
du Gange et du Yalu, qui irriguent un milliard de cultivateurs,
qui s'épuisent à gratter la poussière.

Il y a d'autres prédictions, mais on n'y a pas accès.

Parfois, même ici on peut percevoir la rumeur du trafic.

Une fois, je jure que j'ai entendu un moineau. Peut-être
un indice numérique dans la musique d'ambiance.

 

2 -

 

Quand j'étais enfant, je faisais un rêve récurrent.
Je m'habillais  pour l'école méthodiquement.
Je venais d'apprendre à boutonner dans le miroir des grands
où chacun de mes gestes me faisait face.

Ma mère m'avait montré comment attendre au feu
et croire que le bus sur  le panneau
allait vraiment arriver, bruyant et plein d'étrangers.
J'arrivais aux portes cloutées de cuivre juste pour la sonnerie.
J'aidais le maître à battre les effaceurs, la poussière
m'étouffait, sauf que non, je comprenais
que j'étais encore dans le rêve. J'avais oublié de me réveiller.
Il fallait que j'y retourne pour trouver comment, pas d'indice
sauf la souffrance, ou la main douce de ma mère
qui sentait l'échalotte et l'eau de cologne.

Mais maintenant, si je retourne, c'est aux simulations
et au vent qui bouge à travers l'écran
à trois miles par minute.

 

*

 

The Screen

 

1


She writes: I work at a think tank now. I’m an intern.
No pay, but a possible reference and resumé credit.

I have my own badge. I hold it to the scanner.

The gates open of their own accord.

The windows are tinted and the light filtered.
All day down the astro-turf corridors we wheel
carts overflowing with print-outs: drought,
Kiribati overwhelmed, Bangladesh flooded.

There is a screen you may touch, cold as a lover’s hip,
and it will tell you the future.

The fatigue of this labor is beyond belief.

We download the model of the Himalayas melting,

the Ganges and Yalu rivers, that irrigate a billion farmers,
petering out to a scratch in dust.

There are further predictions, but we can’t access them.

Sometimes even here you can sense the hum of traffic.

Once I swear I heard a sparrow. Perhaps

it was a digital cue in the background music.

 

2


 

When I was a child, I had a recurring dream.

I dressed for school methodically.

I had just learned to button in the grownup mirror
where each of my gestures countered me.

My mother had shown me how to wait at the sign
and trust the bus emblazoned on the shield
would actually arrive, loud and full of strangers.
I came to the brass-shod doors just at the bell.
I helped the teacher beat the erasers, the dust

choked me, except it did not, I realized

I was still deep in the dream. I had forgotten to wake.
I had to go back and find out how, no clue
except suffering, or else my mother’s gentle hand
that smelled of shallots and cologne.

But now if I go back it is to the simulations
and the wind that moves across the screen
at three miles per minute.

*