Une Conversation autour de “L’Ecole de New-York” à Cornelia Street Café

 

 

Cette conversation a été ouverte par la question suivante de Marilyne Bertoncini : “Est-ce qu'il existe de nos jours une école new-yorkaise de la poésie?” L'étiquette même, en anglais “New York School”, suggère la possibilité d'une prolongation dans le contexte contemporain d'un mouvement esthétique et d'un style cohérents, associés inévitablement aux noms des poètes célèbres Frank O'Hara et John Ashbery, parmi d'autres, connus sous la bannière “Poets of the New York School”.

 

On pourrait soutenir qu'une telle “école” dans le sens d'un mouvement bien uni n'a jamais existé. En fait le directeur d'une galerie d'art new-yorkaise, John Bernard Myers, fut le premier à employer le terme “Poets of the New School”. Myers eut le projet de lancer la réputation de son choix de peintres pionniers new-yorkais praticiens du style “AbEx” (expressionisme abstractioniste) comme “The New York School”, et en conséquence, il a enrôlé un certain nombre de poètes pour faire du bruit autour du projet, c'est-a-dire pour avancer son école artistique baptisée “The New York School.” Ce fut aussi Myers qui fit publier les premiers livres de ces poètesi .

 

Quand même il n'existerait pas de “New York School” dans le sens d'un mouvement bien uni, l'on pourrait envisager une certaine influence durable des poètes O'Hara et Ashbery, leurs styles et leurs poèmes les plus connus tels que, disons “The Day Lady Died” d'O'Hara, sur les poètes contemporains ou bien américains ou bien d'autres nationalités. Des poètes avec qui j'ai parlé récemment à New York et à Philadelphie, par exemple, Jack Israel de Philadelphie, répondent sans hésitation que les noms d'O'Hara et d'Ashbery, et les styles qu'ils représentent, restent encore dans l'air poétique, et dans les yeux et les oreilles de bien des poètes américains marquants de nos jours.

 

En ce qui concerne la poésie et les poètes français contemporains le mouvement connu sous le terme “New York School” résonne encore et inévitablement comme un mouvement internationaliste, liant la culture new-yorkaise avec non seulement les styles européens avant-gardistes mais plus précisément avec les mouvements modernistes français de Baudelaire aux Surréalistes. De même, les Français et les représentants d'autres milieux culturels européens comprennent l'histoire du Jazz d'un point de vue particulier, selon une perspective basée sur les artistes individuels qui ont laissé leur empreinte sur l'histoire culturelle française et européenne, tel que, par exemple, Miles Davis.

 

 

Robin Hirsch, “Ministre de Culture” au Café Cornelia Street

 

 

Par la suite j'ai pris contact avec Robin Hirsch, poète, écrivain, fondateur/propriétaire et “ministre de culture” au Café Cornelia Street, point de repère dans le Village de l'Ouest, centre-ville Manhattan. Hirsch est animateur de performances d'artistes de multiples descriptions dans son cabaret au sous-sol du café, rebaptisé récemment “The Underground” (Le Souterrain). Depuis plus de trente ans, Hirsch y accueille des poètes, des écrivains, des musiciens, des comédiens, et des artistes multi-disciplinaires ou “mixed media.” J'ai habité rue Sullivan, dans le Village du Sud ,tout près de la célèbre rue Bleecker et de la rue Cornelia pendant dix ans, et j'ai gardé d'excellents souvenirs du café, et de ma lecture au cabaret, le 29 mars, 2006.

 

Quand j'ai proposé à Hirsch de me donner son avis concernant l'existence d'une école new-yorkaise de poésie dans le contexte contemporain, il a répondu tout de suite qu'il n'y toucherait pas de sa vie (il faudrait imaginer le sourire ironique et les yeux bleus pétillants de l'espiègle “ministre de culture”). Par la suite, il m'a envoyé en forme de riposte un récit où il raconte l'ouverture du cabaret au Cornelia Street Café qui incarne, à mon sens, le kaléidoscope multicolore et sans cesse changeant de l'activité culturelle dans cette région du pays de la poésie dont le nom est New York City, qui se développe surtout dans les “villages” du centre-ville de Manhattan, à l'ouest et à l'est, en traversant constamment CE PONT qui lie le sud de Manhattan et Brooklyn.

 

Le souvenir de Hirsch, “Clean for Gene,” sur un ton à la fois comique et joyeux, raconte l'improvisation materielle collaborative requise pour la construction de l'espace au sous-sol du café destiné à accueillir les lectures inaugurales de poésie du Sénateur Eugene McCarthy lui-même, candidat démocrate à la présidence américaine, et son amie Siv Cedering. Ce récit amusant illustre bien un aspect fondamental de l'évolution de la vie de la poésie à New York : un engagement perpétuel avec l'immédiat, avec le moment, avec la scène qui passe, avec le rythme tellement varié de la vie quotidienne tel que l'on l'entend, convergeant et s'incorporant à la texture de la grande ville.

 

 

Convergences: New York en français

 

 

J'ai parlé également avec le poète new-yorkais Barry Wallenstein, participant régulier aux lectures de poésie à Cornelia Street Cafe ; collaborateur fidèle à la revue annuelle de poésie franco-anglaise La Traductière fondée par Jacques Rancourt; et plus récemment contributeur à la revue internationale de la poésie sur internet Recours au poeme, fondée par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy. Au cours de notre conversation concernant les hypothèses sur une/la “New York School” nous  sommes tombé d'accord que c'est la diversité surtout qui caractérise la poésie contemporaine new-yorkaise. Son choix de poèmes écrits par des poètes contemporains new-yorkais publiés dans ce numéro spécial de Recours au Poème témoigne bien de la diversité, de l'excellence et de l'attraction actuelles de la poésie contemporaine à New York et ses alentours.

 

Nous avons aussi évoqué un aspect récurrent de la poésie new-yorkaise bien enracinée dans son histoire culturelle et sociale : la veine de contestation et de provocation, de protestation et de résistance, une énergie “souterraine” capable de monter à la surface, de se révéler à tout moment. À notre avis, c'est une dimension-phare de la poésie à laquelle New York et ses alentours ont longtemps donné naissance, et parmi les mesures les plus saillantes de sa valeur sur des plans internationaux, et finalement, peut-être plus urgentes de nos jours qu'à aucune autre période dans la mémoire récente.

 

Cette situation de la poésie new-yorkaise pourrait nous rappeler le rôle critique joué par la poésie, sa production et sa distribution, dans la Résistance au régime nazi et ses collaborateurs vichyistes pendant les “années sombres” de l'Occupation de la France, 1940-1944. Les presses clandestines de la Résistance furent fondées,alimentées et dirigées par des individus de disciplines très variées, des poètes, des écrivains, romanciers et journalistes, des éditeurs/rédacteurs, des artistes, des secrétaires, des techniciens, des étudiants, des professeurs, des chercheurs, des philosophes,et ainsi de suite, au péril de leurs vies, l'exemple de Louis Aragon et Paul Eluard figurant parmi les meilleurs. Parmi leurs activités et leurs exploits, ils firent sortir les poèmes collectés dans la clandestinité dans les prisons où les résistants et d'autres membres de groupes ciblés par les forces de la répression furent internésii . Dans les pages des Lettres françaises clandestines, le nom et les écrits de Whitman sont invoqués comme quides fraternels à ceux qui luttaient alors sous la répression et la persécution.

 

 

Bernard Block: “De Whitman à Ginsberg”/Au Cabaret du Café rue Cornelia

 

 

Robin Hirsch m'a également proposé de prendre contact avec Bernard Block, poète, organisateur/activiste, travailleur infatigable dans les champs et parmi les tribus de poètes new-yorkais. Block est fondateur et “commissaire” du programme de lectures/performances “From Whitman to Ginsberg” inauguré il y a cinq ans au Café Rue Cornelia. Ce programme reçut la recommandation du New Yorker en 2016.iii

 

Si les textures de la poésie new-yorkaise sont multiples et variées, et aussi difficiles à circonscrire qu'un océan de voix (alléluia), je trouve l'exemple de Block - sa vie, ses écrits et son activité en faveur d'autres poètes - un témoignage émouvant en faveur de la vie de la poésie comme expérience vécue, d' un engagement permanent, et donc des traditions progressistes les plus durables de la culture de New York. Block caractérise ainsi le programme qu'il a fondé : “Une poésie de témoignage,” avec “l'accent sur la langue parlée” [qui dépasse] “une dimension esthétique pour rejoindre une dimension morale, culturelle et politique, une “poésie d'engagement `politique,' avec la notion de la 'politique' entendue dans un sens très large. Nous nous inspirons des paroles de Whitman: 'Poésie du peuple, pour le peuple.' Ou Leonard Cohen: 'Une poésie qui change les vies et les lois,'”

 

L'oeuvre de Block illustre pour moi cet aspect de la poésie new-yorkaise qui s'exprime par une réponse à la vie quotidienne renouvelée au jour le jour dans la ville américaine la plus internationale, ses beautés, ses luttes, ses défis, ses agonies. Block est né dans le Brooklyn, à Bensonhurst, connu aussi sous le nom de Bath Beach, près de Gravesend Bay. Son activisme en faveur de la présentation et de la performance de la poesie témoigne d'un engagement à vivre la poésie, la poésie comme forme de vie plutôt que carrière, commodité ou prestige.

 

En rapport avec son accent sur la langue parlée et les traditions bardiques, les sujets des poèmes de Block sont aussi variés que cette “Coney Island of the Mind“ gravée dans la mémoire internationale par le grand poète Ferlinghetti. Le style des poèmes de Block est aussi élastique, s'adaptant aux conditions et à la situation de chaque poème. Parfois il adopte un mode visionnaire et imagiste, parfois une voix plus amplifiée, publique et oratoire. Block cite comme prédécesseurs fraternels Blake, Yeats, Auden et Kenneth Fearing aussi bien que Ferlinghetti, Langston Hughes et Dylan Thomas, parmi beaucoup d'autres poètes, artistes et musiciens.

 

Les poèmes que j'ai choisis pour cette traduction en français représentent juste une tranche de son oeuvre. J'ai privilégiéquelques poèmes dont le ton est solennel, et les sujets très sombres, se référant aux tragédies du passé et du présent qui sont les nôtres, nous invitant à aborder les questions qu'ils posent, à nos esprits, à nos coeurs. Ce choix reflète peut-être ma propre humeur plutôt élégiaque devant les problèmes et les défis qui se présentent au moment actuel.

 

Je voudrais remercier Robin Hirsch de m'avoir confié le texte de “Clean for Gene,” aussi bien que de m'avoir fait connaître Bernard Block, ce qui a permis des échanges généreux et précieux entre nous tous, et éventuellement avec “les poètes du monde” pour les yeux et les oreilles desquel Recours au poème  a été fondé.

 

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i - Voir The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, pour l'histoire et un argument concernant les caractéristiques des “Poets of the New York School”.

ii -Voir L'Honneur des poètes, Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français.

iii- La poésie de Block paraît dans la revue européenne sur internet, Levure Littéraire, numéros 8,9 et12, éditrices: Rodica Draghincescu et Erika Dagnino.  

 

*

 

Cornelia Street Café, West Village New York: A Conversation

 

The conversation began with a question posed by Marilyne Bertoncini as she contemplated the first issue of the relaunched international online poetry review Recoursaupoème.fr: :“Is there a New York School of Poets” suggesting the possibility of a contemporary continuation of the celebrated New York School associated with the names of Frank O'Hara and John Ashbery, among others. Many commentators maintain there never was a “New York School of Poets” in the sense of a cohesive aesthetic movement. In fact art gallery director John Bernard Myers was the first to use the term “Poets of the New York School,” as he wanted to promote a selection of AbEx artists as a New York School at his gallery, enlisted a number of poets in furthering the project, and published their first books (See Mark Silverberg's The New York School Poets and the Neo-Avant-Garde: Between Radical Art and Radical Chic, Ashgate Publishing Ltd, UK, 2010, for an history and argument regarding the characteristics of “The Poets of the New York School”).

While there may very well be no New York School of Poets in the sense of a cohesive movement, a profitable question might be which notable poets active on a national, American or international basis still claim “influence” by the individual voices and styles associated with the “Poets of the New York School,” such as O'Hara and Ashbery; and/or which particular poems they published still resonate for them. Poets I have spoken with recently in both New York and Philadelphia, such as Philadelphia's Jack Israel, respond without hesitation that the names of O'Hara and Ashbery, and the styles they represent, are still very much in the air, and in the eyes and ears of notable contemporary American poets. As concerns contemporary French poetry and poets, the movement known as the “New York School” still inevitably resonates as an internationalist movement linking New York culture with not only European avant-garde intentions and styles, but rather and especially with modernist movements in French poetry from Baudelaire through the Surrealists, just as the French and other European cultural milieux have a particular slant on the history of Jazz based on individual figures who made their mark on French and European cultural history, such as, let's say, Miles Davis.

 

Robin Hirsch and Cornelia Street Café

 

I also got in touch with Robin Hirsch, poet, writer, founder and “minister of culture” of landmark Cornelia Street Café in the West Village of Lower Manhattan, which has hosted performances by artists of myriad stripes, poets, writers, musicians, actors, and mixed-media multi-disciplinarians for more than thirty years in its basement cabaret space, recently rebaptised as “The Underground.” I lived nearby on Sullivan street for a decade and have the fondest memory of reading at Cornelia one evening, March 29th, 2006. When I asked the question about a continuing “New York School,” the always puckish Hirsch responded, in essence, he wouldn't touch the question with a proverbial ten-foot pole (I can see the wry smile and twinkle in his impish blue eyes) and sent me instead as his generous riposte, a memoir of the founding of Cornelia Street Café which epitomizes, to my mind, the lively, ongoing kaleidoscope of cultural activity in that region of the country of poetry called New York City, specifically as it transpires in the villages of Lower Manhattan, west and east, and continually crosses THAT bridge between downtown Manhattan and Brooklyn.

Hirsch's memoir, “Clean for Gene,” gleefully recounts the collaborative improvisation required to open Cornelia Street in order to host the inaugural readings of poetry there by none other than Democratic presidential candidate Senator Eugene McCarthy and his friend Siv Cedering. This account captures with some hilarity a fundamental aspect of poetry in New York: a perpetual engagement with the immediate, the moment, the passing show, the multitudinous beat of everyday life as it is heard, converges and is incorporated in the body of the great city.

 

Convergences: New York in French

 

I also spoke with New York poet Barry Wallenstein, long-time contributor to the premier bilingual annual of poetry in French and English founded by Jacques Rancourt, La Traductière; and to the more recent online international poetry review Recoursaupoème.fr founded by Matthieu Baumier and Gwen Garnier-Duguy, who remains a regular contributor to readings at Hirsch's Cornelia Street Café. In a recent conversation on the subject of a/the “New York School” I found we quite agree that diversity is the hallmark of poetry in New York today. His choice of poems by contemporary poets for publication in the relaunching of Recoursaupoème.fr is ample testimony to both the diversity, excellence and broad appeal of contemporary poetry in the New York vicinity. We also agree that another, signal, recurring aspect of poetry produced in New York and a defining dimension of its history is that of a poetry of provocation and protest, and of a regularly resurfacing poetry of “underground” resistance which, in my view, is one of most salient measures of its value on both national and international stages; and perhaps more urgent today than at any time in recent memory. I am reminded of the incomparable role played by poetry during the Occupation of France in the clandestine Resistance press to Nazi and Nazi-led Vichy governments, as exemplified by the activity and publications inspired by Louis Aragon and Paul Eluard ( See L'Honneur des poètes Éditions de Minuit clandestines, juillet 1943, 21 poèmes de poètes français) which collected poems smuggled in and out of the prisons where resisters and other groups targeted by the forces of repression were interned. In the pages of the clandestine journal Les Lettres françaises, the name of Whitman appeared as a fraternal, guiding voice to those who struggled under such persecution and repression.

 

Bernard Block: “From Whitman to Ginsberg”/ The Cornelia Street Café Series

 

Robin Hirsch also introduced me to Bernard Block, poet, organizer/activist, tireless toiler in the fields among the tribes of New York poets. Block is the curator/host of the reading/performance series “From Whitman to Ginsberg” at Cornelia Street Café, now in its fifth year, with seventeen “editions” to its credit. The series received an endorsement from The New Yorker magazine in 2016. Block's poetry has been published in the European on-line literary journal, Levure Littéraire, #8, #9, #12, Editors: Rodica Draghincescu and Erika Dagnino.

While the strands, and strains, of the/a New York poetry may by many and various, and as difficult to confine as an ocean of voices, alleluia for that, I find the trajectory of Block's life, writing and activity in behalf of other poets, and of the life of poetry as a permanent engagement, a moving testimony to some of the longest running and best progressive traditions in the culture of New York. Block describes the series he founded as: “A poetry of witness,” with “an emphasis on the spoken word” [that goes beyond] “an aesthetic dimension to a moral, cultural, political dimension,” a “poetry of ‘political engagement,' with a very wide latitude for the notion of 'political.' We take our inspiration from Whitman: 'Poetry from the people, for the people'. Or Leonard Cohen: 'Poetry that alters lives and laws.'”

Block's work exemplifies for me that aspect of New York poetry which is expressed in a continual responsiveness to daily life in that most international of cities, its beauties, its struggles, its challenges, its agonies. A native of Bensonhurst, Brooklyn, resident of Bath Beach near Gravesend Bay, Block's activism in behalf of the presentation and performance of poetry bespeaks a commitment to poetry as an art that is lived from day to day, poetry as a life, a way of living, rather than as a career, a commodity or a prestige.

While respecting his emphasis on the bardic “oral tradition” and the “spoken word,” the subjects of Block's poems are as various as that “Coney Island of the Mind” inscribed in international memory by Ferlinghetti. The style of his poems is also quite elastic, adapted to the conditions and “situation” of each poem; and range from a visionary, imagistic mode to a more amplified and public voice. Block claims Blake, Yeats, Auden and Kenneth Fearing, as well as Ferlinghetti, Langston Hughes and Dylan Thomas as kindred voices, among many others. The poems I have chosen for translation in French represent a fraction of the range of his work; and lean toward the quieter, some quite somber, ones, with references to the tragedies of past and present, inviting us to engage the questions they pose in heart and mind, and perhaps reflecting my own somewhat elegiac mood in face of the challenges of our own moment.

 

I am grateful to Robin Hirsch for introducing me to Block's example, and to Block for his generous exchanges with me and, eventually, with “the poets of the world” whose eyes and ears France's Recoursaupoème.fr was founded to reach. 

 

 

 




Chant du Réfugié et autres poèmes

traduction Elizabeth Brunazzi

 

La Chanson du réfugié

 

 

Envers la Péninsule Bleue
L'heure de moisson des ténèbres
Réjouissez-vous, ô langues rachetées
Leurs portails sont démolis

 

Mais non leur appel s'éteint
Les lions rampent dans la brume au-dessus de la Mer Noire
Leurs bouches sont noires ils avalent notre souffle
Ils parlent de sang ils parlent de mort

 

La langue des Balkans a été rachetée
La langue des Balkans est devenue noire
Les Gardiens de la Gråce mettent le feu aux bûchers funéraires
Les murs aux langues de feu se sont dressés

 

Nous sommes parqués à la Jungle de Calais
Pour vivre parmi les monceaux d'ordures et de crânes
Les scarabées courent ici et là
La Péninsule Bleue est devenue noire

 

On entend pourtant toujours son appel
L'appel de la Péninsule Bleue
La démolition du mur
Nous rêvons encore des pétales flottantes qui en descendent

 

 

 

Song of the Refugee

 

 

 

Toward the Blue Peninsula
Harvesting the darkness
Rejoice, ye ransomed tongues
Their portals are thrown down

 

But no the call is blunted
Lions roam the mist above the Black Sea
Their mouths are black they inhale our breath
They speak of blood they speak of death

 

The tongue of the Balkans has been ransomed
The tongue of the Balkans has turned black
The Gatekeepers of Mercy are striking pyres
Walls have risen with tongues of fire

 

We are shunted to the Jungle of Calais
To live in heaps of garbage and skulls
Beetles scuttle here and there
The Blue Peninsula has turned black

 

But we still hear the call
The call of the Blue Peninsula
The tearing down of the wall
We still dream of petals floating down

 

 

January 17, 2017

 

*

 

 

Quand

 

 

Quand tombe la nuit
Quand s'ouvrent les bouches
Figées au paroxysme d'un cri
Quand regardent fixement les yeux creux
Quand les enfants de pierre ossements destinés au fourgon
Sans ordre particulier tombent lourdement à terre

 

Quand des blocs d'ossements aux angles inconnus
Déchargés dans une fosse les membres déchiquetés
Quand les bras (ou ce qui fut des bras)
Quand les jambes (ou ce qui fut des jambes)
Et les côtes et les hanches et les chevilles
Une montagne écorchée jusqu'aux étoiles muettes

 

Quand les cheveux sont arrangés soigneusement en sacs
Quand les râteliers les dents placés en rangs
Quand les poupées et les trains miniatures et les alliances
Sont placés en rangs pour le prochain
Et le prochain pour nul ne sait

 

C'est quand nous

 

C'est quand

 

C'est

 

Ce

 

yisgadal veyiskadah shmey raba. . .

 

 

 

 

When

 

 

When night falls
When mouths open
In taut pitch frozen
When eyes stare hollow
When children of stone bone for the boxcar
In no special order slump to the floor

When slabs of bone in angles unknown
Dumped into a pit limbs akimbo
When arms (or what once were arms)
And legs (or what once were legs)
And ribs and hips and ankles
A raw mountain to the mute stars

When hair is carefully arranged in sacks
When dentures teeth placed in rows
When dolls and small trains and toy soldiers
And spectacles and bracelets and rings
Are placed in rows for the next
And the next for no one knows

 

This is when we

 

this is when

 

this is

 

this

 

 

yisgadal veyiskadah shmey raba. . .

 

February 11, 2015

 

 

*

 

 

Où s'asseoir

 

 

 

Je suis assis sur un bloc de glace

à gauche et à droite les années

tourbillon de confettis

 

Je touche quelques livres qui s'éloignent

flottant de plus en plus minces

Armadas miniatures se dissolvant

 

Je suis assis dans une caverne

Les ombres prennent vie;

Elle est derrière moi, chuchotant

Est-ce que je me retourne?

 

Je suis assis dans ma propre conscience

Jusqu'à ce que je disparaisse

 

Je suis assis sur une colonne de bois

Marquant d'un signe le bateau pour retrouver l'épée engloutie

Revenant encore une fois à la glace

Le courant bouillonnant au-dessous

 

 

 

 

Where to sit

 

 

I sit on a block of ice

left and right the years

whirling confetti

 

I touch a few books floating

thinner as they go

Tiny armadas dissolving

 

I sit inside a cave

Shadows quickening;

She is behind me, whispering,

Do I turn?

 

I sit in my own mind

Until I disappear

 

I sit on a wooden pillar

Marking the boat to find the sunken sword

Return again to the ice

Roiling current beneath

 

 

*

 

L'Île des morts

 

 

le petit bateau avec sa charge silencieuse

le port ceinturé de rochers se dresse au loin

les eaux clapotent sans bruit

 

un seul passager endeuillé, peut-être, ou un prêtre

partage l'esquif avec le passeur

et le cercueil

il glisse vers la brume grise

les eaux se referment tranquillement

ne laissant aucune trace de

son arrivée ni de son départ

 

 

 

Isle of the Dead

 

 

the little boat with its silent cargo

the rock-girt harbor looms in the distance

waters lapping noiselessly

 

a solitary mourner, perhaps, or priest

 

shares the skiff with the ferryman

and the coffin

 

It glides by to the grey mist

the waters close quietly

leaving no trace of its

coming or going

 

 

January 20, 2016

 

 

 

*

 

 

yugen, un mot japonais

 

 

regarder le soleil se coucher

derrière une colline en robe de fleurs

 

errer de plus en plus loin dans une sombre forêt

sans pensée de retour

 

s'arrêter sur une rive et du regard suivre un bateau

disparaissant au-delà d' îles lointaines

 

contempler le vol d'oies sauvages

aperçues puis perdues parmi les nuages

 

 

 

 

yugen a Japanese word

 

 

 

to watch the sun sink

behind a flower-clad hill

 

 

wander on and on in a dark forest

without thought of return

 

 

stand upon the shore and gaze after a boat

disappearing beyond distant islands

 

 

contemplate the flight of wild geese

seen and lost among the clouds

 

 

January 21, 2016

 

 

French Translation, by Elizabeth Brunazzi

avec l'aide de Marilyne Bertoncini

 

 

 

 

 

 

 

 




Bernard Block, choix de poèmes traduits par Elizabeth Brunazzi




Poème à propos de mes droits

traduction Cécile Oumhani

 

 

Même ce soir j’ai besoin d’aller me promener et me remettre

les idées en place sur ce poème sur pourquoi je ne peux pas

sortir sans changer mes vêtements mes chaussures

la position de mon corps mon identité sexuelle mon âge

mon statut de femme seule le soir/

seule dans les rues / seule n’étant pas la question /

la question étant que je ne peux pas faire ce que je veux

avec mon corps parce que je suis du mauvais

sexe du mauvais âge de la mauvaise couleur de peau et

supposons que ce n’est pas ici en ville mais là-bas à la plage /

ou au fond des bois que je voudrais aller

seule à penser à Dieu / ou à penser

à des enfants ou à penser au monde / tout cela

révélé par les étoiles et le silence :

je ne pourrais pas aller et je ne pourrais pas penser et je ne pourrais pas

rester là-bas

seule

comme j’en ai besoin

seule parce que je ne peux pas faire ce que je veux avec mon

corps et

qui diable a fait que les choses

sont ainsi

et en France ils disent que si le type pénètre

sans éjaculer alors il ne m’a pas violée

et si après l’avoir poignardé si après il hurle si

après avoir supplié le salaud et si même après lui avoir écrasé

un marteau sur la tête si même après ça lui

et ses copains me baisent

c’est que j’ai consenti et il ny a

pas eu viol parce que finalement vous comprenez finalement

ils m’ont violée parce que j’avais tort j’avais

encore tort d’être moi où j’étais / tort

d’être qui je suis

ce qui est exactement comme l’Afrique du Sud

pénétrant la Namibie pénétrant

l’Angola et cela veut-il dire que je veux dire comment savez-vous si

Pretoria éjacule à quoi ressembleront les preuves comme

la preuve de l’éjaculation monstre de la soldatesque sur la Terre Noire

et si après la Namibie et si après l’Angola et si après le Zimbabwe

et si après

tous mes parents et mes parentes résistent à même à

l’auto-immolation des villages et si après ça

nous perdons néanmoins que diront les grands garçons prétendront-ils

avoir mon consentement :

Est-ce que vous me suivez : Nous sommes les mauvaises personnes de

la mauvaise couleur de peau sur le mauvais continent et de quoi

diable tout le monde est-il responsable

et selon le Times de cette semaine

en 1966 la C.I.A a décidé qu’ils avaient ce problème

et que le problème c’était un homme appelé Nkrumah alors ils

l’ont tué et avant c’était Patrice Lumumba

et avant c’était mon père sur le campus

de mon école Ivy League et mon père avait peur

d’entrer dans la cafétéria parce qu’il a dit qu’il

avait le mauvais âge la mauvaise couleur de peau la mauvaise

identité sexuelle et il payait mes droits d’inscription et

avant ça

c’était mon père qui me disait que j’avais tort de dire que

j’aurais dû être un garçon parce qu’il en voulait un / un

garçon et que j’aurais dû avoir une peau plus claire et

que j’aurais dû avoir les cheveux plus raides et que

je ne devrais pas être aussi obsédée par les garçons mais qu’au lieu de

ça je devrais

juste en être un / un garçon et avant ça

c’était ma mère plaidant pour une chirurgie esthétique pour

mon nez et mon appareil pour mes dents en train de me dire

de laisser mes livres de les laisser en d’autres

termes

je suis très au courant des problèmes de la C.I.A

et des problèmes de m’Afrique du Sud et des problèmes

de la société Exxon et des problèmes des professeurs

et des prédicateurs et du F.B.I et des assistants

sociaux et de ma Maman et de mon Papa en particulier / je suis très

au courant des problèmes parce que les problèmes

savèrent être

moi

je suis l’histoire du viol

je suis l’histoire du rejet de ce que je suis

je suis l’histoire de l’incarcération terrorisée de

moi-même

je suis l’histoire de coups et blessures et d’armées

sans fin lancées contre ce que je veux faire avec ma pensée

et mon corps et mon âme et

qu’il s’agisse de sortir seule la nuit

ou quil s’agisse de l’amour que j’éprouve ou

qu’il s’agisse du caractère sacré de mon vagin ou

du caractère sacré de mes frontières nationales

ou du caractère sacré de mes leaders ou du caractère sacré

de chacun de mes désirs

je sais du fond de mon cœur à moi qui m’est propre

indiscutablement seul et singulier

que j’ai été violée

par-

ce que j’ai eu tort d’être du mauvais sexe du mauvais âge

de la mauvaise couleur de peau avec le mauvais nez les mauvais

cheveux le

mauvais besoin le mauvais rêve le mauvais moi géographique

et vestimentaire

jai été le sens du viol

jai été le problème que tous cherchent à

éliminer par une pénétration forcée avec ou sans la preuve de

mucosités et /

mais qu’on ne s’y trompe pas ce poème

n’est pas un consentement je ne consens pas

à ma mère ou à mon père aux professeurs au

F.B.I à l’Afrique du Sud à Bedford-Stuy

à Park Avenue aux American Airlines aux fainéants

en érection aux sales types sournois dans

les voitures

je n’ai pas tort : Tort n’est pas mon nom

Mon nom est à moi à moi à moi

et je ne peux pas vous dire qui diable a fait que les choses sont ainsi

mais je peux vous dire qu’à partir de maintenant ma résistance

ma seule détermination de jour et de nuit

peut très bien vous coûter la vie

 

 




Poèmes choisis par l’auteure

traduction Marie-Christine Masset

 

 

Conduite difficile

 

 

Samedi les ours en peluche

longeant le garde-fou

étaient encore au-dessus

de la voie express Major Deegan

danse en plastique sous un ciel

moitié brumeux, moitié bleu

et il y avait des nuages blancs

soufflant de l’ouest

 

ce qui aurait été suffisant

pour quelqu’un habitué

au plaisir à petites doses

 

à vrai dire plus tard, au coucher du soleil,

en conduisant vers le nord

en suivant la rivière Saw Mill

sous un vent violent, avec des nuages énormes

dérivant au-dessus de la route comme des animaux

fiers de leur bas-ventre,

dans un instant d’intense clarté

j’ai vu une Maison d’Edward Hopper,

à la fois si extrêmement lumineuse et noire

que j’ai pleuré, tout le long de la route 22

ces larmes incontrôlables

« comme si c’était toutes les larmes du corps »

 

et de si jeunes femmes

voici le dilemme

 

il est la solution

 

j’ai toujours été à la fois

assez femme pour être changée en larmes

et assez homme

pour conduire ma voiture n’importe où

 

 

*

 

Janvier, Lune des Temps Difficiles

 

Sous cette lune quand tous les Lakotas

l’avaient dur, nous qui avons

pris leur place quand on l’avait dur

avons à la place des on a

et des on n’a pas

 

Lune de peu de nourriture, temps

féroce, hivers profonds

tu aurais dû avoir du cœur

les ont eu pour les n’ont pas eu

pour qu’on tienne tous le coup

à tenir éloigné le temps difficile

 

Brille, lune des temps difficiles

Regarde-nous à travers celui-là

 

 

Vivre d’air

 

Comme un chant est un air, un poème est

 

une chasse inespérée

à la vie

coupant le souffle

 

Et il y a une nouvelle preuve – nos sentiments nous guident !

Quelle élégance de la part de la science

de laisser ceux d’entre nous avec des sentiments

s’en tirer

 

aussi regarde - de l’autre côté de la rue

une fenêtre étroite vient juste

de s’emplir d’une lumière bleu-vert

 

- Une mer du sud !

 

dans une nuit durement conquise de New-York

 

 

*

 

Lapins Lapins Lapins

 

 

+ Pour être sûr d’avoir de la chance n’importe quel mois à venir, immédiatement

après vous être réveillé le premier jour dites ces mots.

 

3/1/87

 

Julio, notre lapin

noir avec une poitrine blanche

courut libre comme les autres

 

mangea le sol du couloir

et la parure du lit

 

il se traîna

vers la litière du chat

 

cala sa tête sous ma main

pour être caressé, et attendit

 

un doux, latent, rapide

cœur du silence

 

Et si Julio - qu’il soit en paix -

 

 

alors tout devint poils et plumes

et écailles, même la nana brutale

ne fut que feuilles

et épines

 

*

 

« Ça commence ici, qu’est-ce que tu veux te rappeler ? »*

 

 

Bon, il y ce dont on veut se rappeler

et ce que l’on veut oublier et ce qu’on

a déjà oublié

 

Je veux me rappeler les nuits

que j’ai oubliées, et les lumières

sur la place,

 

la vitesse du trafic, étouffée

par les fenêtres fermées de l’hiver,

où le reflet de ma chambre vit

de façon désinvolte et ridicule

 

Je veux me rappeler la

voix aiguë et la plainte rauque

d’une jeune femme riant ou pleurant,

non, elle accuse

 

Je veux me rappeler que je suis

ici en train de l’écouter tandis que le trafic incessant

répète et répète et que je peux distinguer

un bus d’un camion quand elle reste

de marbre

 

En écoutant, on peut gîter à tribord

ou à bâbord. Moi sur cette chaise je peux

pourrais faire les deux. Quelle journée.

J’écoute. Je veux me rappeler que

j’ai écouté.

 

 

*

 

 

Mon amie Hélène me manque. On était là, toutes les deux des femmes rejetées, et c’est elle qui a trouvé que c’est Charlotte Mew qui avait écrit cette phrase. On en a eu marre l’une de l’autre. On a écouté.

 

 

*

 

« Ça commence ici, qu’est-ce que tu veux

te rappeler ? »

 

 

Wim Stafford

 

 

Je veux me rappeler le bruit

des nuits que j’ai oubliées

comme cette plainte aiguë

d’une jeune femme, s’écoulant

 

je veux me rappeler que je

l’ai entendue

 

En écoutant, nous pouvons nous pencher à tribord

ou à bâbord. Moi sur cette chaise je peux

 

faire les deux. Quelles journées.

J’ai écouté.

 

Je veux me rappeler que

j’ai écouté.

 

Hettie Jones 2006

 

***

 

Hard Drive

 

 

Saturday the stuffed bears were up again

over the Major Deegan

dancing in plastic along the bridge rail

under a sky half misty, half blue

and there were white clouds

blowing in from the west

 

which would have been enough

for one used to pleasure

in small doses

 

but then later, at sunset,

driving north along the Saw Mill

in a high wind, with clouds big and drifting

above the road like animals

proud of their pink underbellies,

in a moment of intense light

I saw an Edward Hopper House,

at once so exquisitely light and dark

that I cried, all the way up Route 22

those uncontrollable tears

“as though the body were crying”

 

and so young women

here’s the dilemma

 

itself the solution

 

I have always been at the same time

woman enough to be moved to tears

and man enough

to drive my car in any direction

 

*

 

January, Moon of Hard Times

 

Under this moon when all Lakota

had hard times, we who have

taken their place in our hard times

have instead haves

and have-nots

 

 

Moon of little food, fierce

weather, heartland winters

you had to have heart

the had for the hadn’t

for all to hold on

hold off the hard time

 

 

Shine, moon of hard times

See us through this one

 

*

 

 

Living on Air

 

 

As a song is an air, a poem is

 

an unexpected catching

of breathtaking

life

 

And there’s new proof – our feelings guide us!

How gracious of science

to let those of us with feelings

off the hook

 

so look — across the street

a narrow window has just now

filled with aqua light

— a southern sea!

 

in a hard won New York night

 

*

 

Rabbits Rabbits Rabbits+

 

 

+ To ensure good luck for any coming month, say these words

immediately upon awakening on the first day.

 

3/1/87

 

Julio, our rabbit

black with a white chest

ran free like the rest

 

ate the hall floor

and the bedclothes

 

trained himself

to the catbox

 

stuck his head under my hand

to be petted, and waited

 

a soft, expectant, rapid

heart of silence

 

And if Julio— may he rest—

then everything furred and feathered

and scaled, even the rough broad leafed

and thorned

 

 

*

 

Starting here, what do you want to remember?” *

 

 

Well, there is what we want to remember

and what we want to forget and what

we’ve already forgotten

 

I want to remember the nights

I’ve forgotten, and the lights

across the square,

 

the rush of traffic, muted by winter’s

closed windows, where the reflection

of my room lives airily and insubstantially

 

I want to remember the

high pitched voice and the raucous plaint

of a young woman laughing or crying,

no she’s accusing

 

I want to remember that I am

here listening to her as the ongoing traffic

repeats and repeats and I can tell

a bus from a truck while she’s still

at it

 

 

Listening, we can list to starboard

or port. Me in this chair I can

could go either way. What a day.

I’m listening, I want to remember

I listened.

 

 

*

 

 

I miss my friend Helene. There we were, both discarded wives, and it was she who found

Charlotte Mew, who’d written that phrase. We fed each other. We listened.

 

 

*

 

Starting here, what do you want

to remember?”

Wm Stafford

 

I want to remember the noise

of the nights I’ve forgotten

 

like this high pitched plaint

from a young woman, passing

 

I want to remember I

heard her

 

 

Listening, we can lean to starboard

or port. Me in this chair I can

 

go either way. What days

I’ve heard.

 

I want to remember

I listened.

 

Hettie Jones 2006




Tombée du ciel

 

Tombée du ciel

 

 

 

Non que nous manquions d'expérience
Nous n'avions simplement aucun talent pour le meurtre
Et puis ce fut novembre à nouveau.

 

L'air vif et froid, les lumières qui cliquetaient
doucement dans une lueur de cuivre
Un monde et son propre système de désirs absurde.

 

Et cependant plus fragile,
Dans un lieu totalement éloigné
de sa syntaxe, en fait ―loin devant elle.

 

Et qui aurait pu ne pas être frappé par l'idée ?
Une Grande Roue, gris et or,
tombée du ciel, s'enflammait.

Prenant la forme de l'instant.
Disparaissant
dans une crevasse dans l'azur.

 

 

Poème extrait du recueil Sous nos yeux (Trad. C. Pierre-Bon, Editions Pétra, 2015)

 

 

*




Nègre sable

Traduction Catherine Pierre-Bon

 

Nègre sable

 

Dans la maison de Detroit
dans une pièce emplie de fantômes
quand grand-mère lit son journal arabe
j’ai du mal à la suivre
mot à mot de droite à gauche
et je ne comprends pas
pourquoi elle rit à propos des Juifs
qui ne feront pas d’affaires à Beyrouth
« parce que les Libanais
sont plus Juifs que Juifs »,
du mal à la croire aussi,
à savoir que si je prie
devant l’image sainte de Notre-Dame du Liban
je partagerai le miracle.
Le Liban est partout
dans la maison : dans la cuisine,
marmites fumantes, gigot d’agneau
au four, assiettes de koussa,
haswhé en feuilles de chou,
raviers d’olives, tomates et oignons,
poulet rôti, douceurs ;
sur la table de jeux, dans le jardin d’hiver
où grand-père m’apprend
à tirer le chiffre que je veux au lancer de dés
sur le plateau du backgammon ;
Liban de montagnes et de mers,
de pins et d’amandiers,
de cèdres au service
de Salomon, Liban
des Babyloniens, des Phéniciens, des Arabes, des Turcs
et des Byzantins, du borgne
saint Maron, le moine
dans le rite de qui je suis baptisé,
Liban de ma mère
faisant signe à mon père
de ne pas laisser les enfants entendre,
de mon frère qui entend
et du silence dont je sais qu’il y a
quelque chose que je ne saurai jamais ; Liban
de grand-père me donnant ma première pièce
en secret, en secret
il tient mon visage dans ses mains,
m’embrasse et me promet
le monde.
Les cordes vocales de mon père saignent ;
à trop crier
sur son frère, son associé,
dans l’épicerie en faillite.
Je cache l’argent dans mon tiroir, j’ai
l’art de me faire entendre.
On me pousse à apprendre,
à ne jamais me salir les mains
dans la sciure et la viande.
Au dîner, un cousin
décrit la tête de sa nièce
blessée par balles à Beyrouth,
pendant la guerre civile. « Œil pour œil,
ce n’est pas assez », il exige plus,
s’effondre et pleure.
Mon oncle me dit que je dois savoir
où est mon devoir, et me servir de ma tête
pour marchander, pour réussir.
Il fait tourner l’anneau de diamants
qu’il porte à son doigt, me demande si
je sais ce qu’est l’amiante,
« les poumons deviennent comme ça »
dit-il, montrant son poing ;
il est fier de mettre en pratique
la loi qui « attribue l’argent
pour indemniser le prix du sang » 
en dehors de la maison, mon principe
est de ne pas répondre aux remarques
sur mon nez ou la couleur de ma peau.
« Nègre sable », c’est comme ça qu’on m’appelle
et le mot est juste : Je suis
le nègre à la peau claire
aux yeux noirs et au regard
difficile à cerner – un regard
d’indifférence, un regard qui tue –
un nègre levantin
dans la ville sur le détroit
entre les lacs Érié et Saint-Clair
une ville à la réputation de violence, un nègre sable
cultivant avec enthousiasme son mauvais caractère
qui salue de la main, assez bien
pour passer inaperçu, assez Libanais
pour être contre son frère,
du côté de son frère contre son cousin,
du côté de son cousin et de son frère
contre l’étranger.

 

Poème extrait du recueil Curriculum Vitae (1988). Traduction inédite - Droits réservés

 

*

 

 




Sous influence

 

 

Sous influence

 

Aujourd'hui le Gouverneur de la Federal Reserve Bank
ne sait pas combien de plus il peut prendre
alors que mes pensées vagabondent autour de moi et sont
           impossibles à saisir―
Je suis sous influence. Alors que les prisonniers
dans le couloir de la mort dont les cellules du cerveau atteindront
le point d'ébullition pendant l'électrocution
reçoivent des messages de bénédiction sur la télévision câblée
et que les Présidents et les Commissaires projettent
de grands ménages internationaux
que l'histoire ne reconnaîtra pas avant des années,
la préséance du langage et de l'image me préoccupe moi aussi
qui suis sous l'influence d'un charme.
Sous influence tu dois te rappeler
ce lundi matin, le jour de l'insurrection de Détroit,
le corps dans les ruines du Stanley’s
Patent Medicine Store  sur John R
un bloc après Joseph's Market,
lorsque nous affirmions que le temps, l'espace et la mémoire
               sont la même chose,
que nous travaillions au Rouge ou à l'Axle,
que nous lisions les essais d'un moine activiste sur la non-violence
inconscients de la pression que nous imposions à nos âmes,
ciels perpétuellement étouffés par des nuages gris,
avançant à différentes vitesses, scories entassées
roses et noires au fond des rues.
Sous influence le paradis s'ouvre à nouveau,
un labyrinthe. Les perspectives au bas des rues adjacentes
sont des blocs de soleil. L'époque troublée
où nous pleurions dans les bras l'un de l'autre.
Revenant au bout de la souffrance
à moi-même qui n'aime personne. Revenant
des années après à ce clair de lune cendré, si facile à trouver,
l'odeur de la mer et des embruns montant de l'Hudson
nous enveloppant par surprise, tes yeux
d'un bleu surprenant. Toi seule  ―avec qui je ne peux faire
               semblant―
vois tout me traverses. Rien n'est dit
quand tu te retournes et me pénètres du regard.   

 

 

               Poème extrait du recueil Sous nos yeux (Trad. C. Pierre-Bon, Editions Pétra, 2015)

 

 

 

*

 

 

 




Sous nos yeux

 

 

Sous nos yeux

 

Le ciel presque transparent, bleu
manganèse saturé. Venteux et froid.
Une ligne jaune côtoie une ligne noire,
la cheminée sur le toit une ligne jaune
derrière le sorbier sur Horatio.
Quartiers équarris de chair rose pendant
dans la boutique.  Poissons, aplatis, cuivre,
têtes tranchées. L'idée c'est de porter
les profondeurs à la surface, d'élever
l'expérience sensuelle en discours
et en contrat social. Des rubans de fumée
figurent le quai, une flotte de voiliers
battus par l'onde verte du fleuve.
Par écrit, je veux dire fait, par fait je veux dire senti ;
choses cachées, sommeil suave des couleurs.
Ainsi tu seras, peut-être à juste titre,
renvoyée pour ça, une moralité du voir,  
par dessus le marché.  Qui parmi les idéalistes
refusera de s'asseoir dans le cercle privé,
de troquer sa culture contre des affaires juteuses ?
En voici un souffrant d'hypertension aigüe
prêt à faire exploser la pompe du tensiomètre,
il y a le genre dont l'involution
hallucinatoire de l'histoire des tribus
est personnalisée. Mon grand-père ?
Il n'a jamais discuté quant à savoir où a commence
l'histoire du Liban, si l'enfant prince avait été confié
clandestinement par sa mère à une famille catholique
dans la Montagne où il passa son enfance
dans la religion de son père, un Druse,
la secte la plus secrète de l'Islam.
Je recevais les nouvelles de Jérusalem―
l'événement radio de Beyrouth Est, le danseur
ondulant aux sons des explosions
à l'extérieur du studio. L'avenir n'est pas l'Afrique
mon pote, et l'Europe est une péninsule de l'Asie
et ton Amérique une invention de l'Europe,
il se marrait, le journaliste, le doigt
levé. Pour autant, l'intelligence de la rue
n'a-t-elle plus d’importance ? Salles d'attente, centres commerciaux,
après tout, humeurs et émotions vacantes.
Et aucun démenti ne m'a effleuré l’esprit.
J'étais, je l'admets, plus tendu que
je ne le pensais à l'époque. Bien plus déterminé.
Des fragments rouges et argent dans l'air,
des cascades de fonte brute sublimée.
Le langage plus discursif, une expression plus
séquentielle, et je la confirmais.
L'ancien agonisant. Le nouveau pas encore né ? L'ancien,
le nouveau, tu parles, aphorisme d'Henry Ford
en 22. Commencez par fabriquer les voitures. Les routes
suivront. Modes de production créés
d'eux-mêmes. Le procédé marche
de lui-même. Des images et des sons
diaphanes et actuels, appréhendés, mais la poésie
je sais de quoi je parle. L'acte de former
un langage imaginé résistant à l'humiliation.
Marrons et rouges pâlissant, une lueur bordeaux,
la tristesse et l'éclat, glorifiés.
Les voix sont des digues carbonisées, odeur
de brasier et de graisse. Le pur métamorphique
afflux des sens, exactement comme tu l'avais
prédit. Le crépuscule doux et subtil
que seul sent  celui qui le porte en lui, éclaté en angles,
qu'il vaut mieux tenir pour soi. Pour le moment
tenons-nous en à ce que nous avons sous nos yeux.

 

 

Poème extrait du recueil Sous nos yeux (Trad. C. Pierre-Bon, Editions Pétra, 2015)

 

*

 

 




Irrémédiablement présent

 

 

IRREMEDIABLEMENT PRESENT

 

Au bord du trottoir à côté du cordon de police
une mare de sang, les réservoirs d’essence des voitures

dans le garage sur West Street
qui explosent, air comprimé, l’alarme du gonfleur

à bout de souffle, saute, et roule sur le sol.
Cette femme les yeux fixés dans le vide, la robe

en feu. Ce qui survient l’espace
d’une seconde. Sur un sol intact,

une mappemonde éclate
comme un ballon. Un panneau de sortie de secours

du plafond se liquéfie. Les équivalences faciles
sont à éviter. L’enfer l’horreur

dans le quotidien. Identifiables
le verre et le métal, pas les atomes

des cendres humaines. Je jette mes pensées,
séquences d’images, d’émotions, dissoutes

dans une masse, encodées dans le cerveau.
La profondeur ou la largeur de la haine mesurées ?

De si haut, le temps qu’il faut
à ceux qui tombent. Serait-ce que la réalité, décousue

ne puisse se discerner ou que la conscience,
décousue, ne puisse la discerner ?

Le message que je transmets
Ce rayon d’énergie focalisée, non, ai-je dit,

non, je ne vais pas laisser quoi que ce soit
t’arriver. Je mobilise

dans mon cerveau un lieu où mes pensées trouveront
les tiennes – non, rien ne va t’arriver.

Un problème de langage, maintenant,
n’est-ce pas ? Il y a ces cercles vicieux

des causes accumulées.
Irréel c’est le mot. Je ne connais aucune

défense contre ceux qui sont accros à la mort. Dieu.
Mon Dieu. Je croyais que c’était fini, il le fallait

absolument. Qu’est-ce que je suis censé ressentir ?
Des images qui, après cela, tournent dans la tête.

Surgissant devant moi, dans la fumée, cet homme
Devant la grille n’arrive pas à respirer.

J’ai du mal à respirer, dit-il.
Vous avez vu ? J’ai vu. J’ai peur.

De quels … de quels états d’esprit s’agit-il ? Grise et
marron, une boue épaisse de débris,

poudre. Une bande de contreplaqué de la fenêtre
qui pend – de quel genre d’arbre  ?

Ce qui n’est pas séparé, ce qui n’est pas
griffonné, ce qui ne sera pas métamorphosé,

réduit, se déclarant, l’on dira que ce sera
irrémédiablement figé, irrémédiablement présent … 

 

 

Poème extrait du recueil Into It (Farrar, Straus and Giroux, 2005). Traduction inédite Catherine Pierre-Bon – Droits réservés.

 

*