Jaume Pont, Miroir de nuit profonde

La mort est un « fait qui se produit de façon toujours prématurée », nous dit Jaume Pont, en ouverture de son recueil Miroir de nuit profonde. C’est, ajoute-t-il, de cette « expérience de l’extrême » que sont nés la plupart de ces poèmes, puisés dans la matière d’une douleur indicible.

Si chaque être qui vient au monde est voué à inventer celui-ci, dès l’instant où il ouvre les yeux, il le fait dans l’ignorance de l’ombre qui commence déjà à le cerner, elle qui est porteuse de dévastation et de blessure. Illusion de la rose et du bleu,  La vie / se défait / comme un grumeau de rêves.  Au-delà du miroir, le regard se perd, leurré par la trajectoire qu’il se cherche en vain  loin de l’enclos. Faudra-t-il accepter que jamais ne se referme tout à fait une blessure que n’apaiseront pas les hurlements dans la nuit profonde ? Les  bœufs que nous sommes semblent condamnés à leur triste labeur sous les étoiles. Le poète esquisse pourtant les frontières d’un temps qu’il n’a pas connu et qui est encore à venir. Si l’obscurité l’enveloppe, il est néanmoins contigu de la lumière, tout comme existe ce chat aux yeux fendus par le silence, mitoyen d’un silence aux  yeux de chat musqué. À tâtons, le poète rejoint les confins d’un autre versant, où les hurlements finissent par déchirer les ombres : De l’obscur, cependant, naissent l’autre lumière / et le verbe balbutiant de la beauté. Comme si la traversée devait nécessairement passer par la voix dans toute la nudité de son cri...

Jaume Pont, Miroir de nuit profonde, poèmes, édition bilingue catalan-français, traduction de François-Michel Durazzo, L’Etoile des limites, 104 pages, 17 euros.

À cheminer sur une sente désolée, le poète finit par croiser la mémoire, elle qui sait franchir les miroirs, ne serait-ce qu’un instant d’éclair. C’est à peine s’il entend ces voix / chargées de rubis et d’améthystes, / et le maillet du froid qui aboie à tous les vents, / la petite lueur étincelante /lui brûle le fond brumeux de l’âme/comme un foyer démesuré. Il n’est sans doute pas fortuit que Miroir de nuit profonde s’achève avec le poème intitulé « Les mots ». Si la vie est  un mur de chaux dressé face à nous, si la douleur est d’abord un cri, les mots finissent par advenir. Eux seuls peuvent transcender la perte et l’absence. s’ils ne donnaient pas libre cours aux sources /et jamais ne revenaient aux sources les plus profondes, si le fleuve dans lequel on se baigne /était toujours le même fleuve, luisant, ombreux, inaltérable à la lueur de l’âme, / quel fou, dites, voudrait d’eux ? Jaume Pont salue ainsi la rose du poème, lui qui naît sur une langue pleine de feu. Le poète nous offre ici un recueil d’une incandescente beauté, magnifiquement porté par la traduction de François-Michel Durazzo. Le Prix Mallarmé étranger de traduction 2023 a été décerné à Miroir de nuit profonde.

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spasp, Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur

Maldoror est de retour !

Ce livre titré Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur est un OENI. Je me permets cet acronyme puisque l’auteur les cultive à foison, pas seulement les LCD, GPS et autres DGPS (Differential Global Positioning System), mais aussi le CDFJ, soit la Composition Formelle Des Jours, aussi la cellule AP qui est celle de l’Acquiescement Participatif dans laquelle, après examens divers suivi du feu vert des gouvernants, un couple est enfermé pour convoler pendant une période de deux mois...

Par OENI, j’entends un Objet Écrit Non Identifiable. L’éditeur présente cet ensemble comme un recueil de nouvelles, j’y verrais aussi bien un journal fantastique intime, une science-poésie fiction... Car cet ensemble de courts textes me fait le plus souvent penser à des poèmes en prose – sans doute à cause de leur intensité imaginaire.  

Dans sa Saison en enfer, l’autre qui n’est pas lui raconte plusieurs de ses folies, spasp, qui non plus n’est peut-être pas lui, a aussi les siennes. Il semble bien qu’il connaisse lui aussi un enfer. Dans son prologue il précise que « la peur est là », et dans son épilogue : « L’épaisseur de l’angoisse qui monte / me remplit d’une sueur collante ». Pourtant, spasp est un rigolo ! (Voir ci-contre son autoportrait)

Peut-être que sous sa figure on assiste à la métempsychose de Maldoror (puisque dans ce livre il est question de métempsychose). Le célèbre personnage de Lautréamont quitterait ses monstruosités dix-neuviémistes et plutôt marines pour visiter notre XXIème siècle, histoire de les remplacer par nos nouveautés scientifiques et techniques actuelles et surtout à venir. Un Maldoror, donc, réincarné en un spasp, ou du moins habitant son âme pendant le temps d’une écriture.

Maldoror pourra, avec l’auteur, être aspiré par l’écran de son ordinateur pour entrer dans une autre dimension, il pourra faire l’acquisition à Ha Noi d’une pièce de monnaie qui lui garantira de se déplacer dans une zone d’ombre (qui peut-être l’engloutira ?). 

 

spasp, Aphrodite Lamaï et Verkoff l’enjôleur, éd. Ubik art, 118 pages, 15 euros  – avec des illustrations de l’auteur.

Sous le moindre prétexte il se trouvera doté d’une paire d’ailes diaphanes qui l’enverra virevolter dans les airs, et plus d’une fois il se retrouvera cosmonaute embarqué pour un voyage fort risqué. À moins que, catapulté malgré lui dans la Thaïlande qu’il a connue, une main le pousse dans la cabine d’un salon de massage, thaïlandais donc, où l’attend une forme féminine assise en lotus...

Car, à travers ces diverses tribulations, notre narrateur connait des enthousiasmes amoureux qui malheureusement ne parviennent pas à se résoudre. Ou si c’est le cas, comme dans le salon de massage thaïlandais, il arrête son récit au moment où l’on pourrait lire : ils furent heureux et ils n’eurent aucun enfant. On saura seulement que la belle des belles, l’objet de la quête d’amour qui traverse l’ensemble du livre, pourrait s’appeler Lamaï ; ou Aphrodite.

On l’aura compris, empruntant à la poésie comme à la science-fiction, ce livre est particulièrement déjanté, ce qui fait sa belle singularité. Il n’a rien de gratuit. L’auteur écrit sur son site : « Je parle des mots, plutôt je lance des mots comme des idées qui fusent. Il y en a qui reviennent avec un effet de boomerang et qu’il faut éviter à tout prix. Le danger est partout. »

 On retrouvera dans ces textes l’univers pictural de spasp, du moins celui de ses collages et ses montages numériques. Car avant tout, spasp, appelé aussi Patrick Danion, est un peintre professionnel qui expose à Gent, à Paris, à Singapour. On peut le retrouver sur son site : https://www.tiger-spasp.com/pages/265430/spasp-patrick-danion?isHome=1. Qu’il paraisse dans la collection Libres d’ArTiSte des éditions ubik art basées à Montpellier, rien que de normal.

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Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres

Les arbres du titre sont les fameux "bouleaux" de l'est qui ont abrité tant de mitrailleuses et de morts.

L'est, le souvenir du père et de Natacha aimée traversent nombre de poèmes, qui disent la douleur d'exister quand d'autres sont morts ou perdus.

L'intense blessure de la mémoire, qui persiste et abrège les plaisirs, remue dans ces poèmes d'un poète blessé par le passé.

A quoi bon écrire, sur des tombes, des absences ?

Quel est cet Est d'où vient la mort ?

De brefs poèmes ressassent la douleur, redisant, avec les mêmes mots, la souffrance de l'est, la blessure des pertes, la guerre toujours là, aux aguets, la pauvreté de la poésie pour réparer, effacer les traces.

D'un lyrisme contenu, les textes ont la puissance de l'aveu et la fragilité des ferveurs.

Un beau livre.

Denis Emorine, Comme le vent dans les arbres, édition bilingue français/italien, Ladolfi, 2023, 156 p., 15 euros.

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Au démêloir des heures

Claude Luezior maîtrise l’art de donner à ses livres des titres qui étonnent. En quelle boutique improbable a-t-il bien pu dénicher son peigne temporel ? Dans un bref liminaire en prose il en donne toutefois le mode d’emploi : « convoquer l’insolence, survivre dans le sillon fertile de l’imaginaire » (page 7). De quoi se faire des cheveux.

Le premier texte s’appelle « Rêve ». Est-ce d’ailleurs le premier texte ou l’introduction de la première partie du livre ? Son en-tête est imprimé en roman alors que celui de chaque poème qui suit l’est en italique. On trouve à la page 61 un autre fragment dont l’intitulé est composé en roman : « Suffit ! », auquel succèdent des pièces aux désignations en italique. Je penche pour un ouvrage en deux parties. En deux cycles, devrais-je préciser. Un premier, le plus long, consacré au sommeil et à ses aléas : rêves et cauchemars ; un second dont la désignation apparaît comme une injonction à en finir avec les délires nocturnes.

Pour chacune des deux parties du livre, l’auteur fait alterner des poèmes avec titre, apparaissant en roman, et de courts inserts en vers non titrés et imprimés en italique. Cette composition confère à l’ensemble un rythme particulier : le lecteur croit assister à une série de crises plus ou moins aiguës, entrecoupées de pauses nécessaires pour tenter de faire le point ou de simplement reprendre souffle. Un sommeil agité, en quelque sorte, comme désaccordé par des épisodes d’insomnie voire de somnambulisme.

 Claude Luezior, Au démêloir des heures, avril 2023 Librairie-Galerie Racine, Paris, 96 pages.

La supposée première partie se nomme donc « Rêve ». Le mot employé au singulier désigne la fonction ; il ne s’agit pas d’écrire / de décrire des songes à la manière des surréalistes. Entre endormissement et sommeil lent léger, nos sens nous trahissent et notre raison ne s’avère guère fiable. Le presque dormeur est alors assailli par des sollicitations qui émanent plus de son inconscient que du monde réel. Ce moment vécu hors-sol engendre des interrogations désordonnées : « assoupi / je questionne / des rêves / qui enjambent / la raison » (page 9).

Dans cette zone crépusculaire où il prend une ombre portée pour une chimère, le poète semble pouvoir ou devoir se laisser submerger par des pensées troubles qui ne fraient ni avec la morale : « piller / mon inconscient / de ses rites / barbares » (page 14), ni avec la raison : «au-delà de l’entendement / la folie ténébreuse » (page 30), ni même avec sa façon coutumière d’exister : « à la curée, les songes / saillissent et mutilent / mes rouages casaniers » (page 19).

L’ensommeillé fait jaillir un tourbillon d’émotions troubles où alternent les cauchemars : « en meutes carnassières / des cauchemars inassouvis / sans cesse à la maraude / traquent mes chairs » (page 20), les rêves : « les écailles de l’abondance / étaient nées dans l’eau vive / où scintillait la source / par éclats irisés » (page 37) et l’aveu de désirs inavouables : « courtisane, cariatide / à portée de mes lèvres / la forme pulse » (page 45). Les vers sont courts, jamais d’alexandrins, le rythme échevelé, soutenu par des strophes brèves, l’imagerie baroque entre apparitions de gobelins et interventions de licornes. Claude Luezior délire ou glose  dans une « liberté / paradoxale / structurante / vertige magnétique / aux marches / des énigmes » (pages 13-14) sur la fuite du temps, les avantages et les inconvénients de l’ivresse, les vers de mirliton, la sculpture, l’essence des fleurs, etc.

La seconde partie du livre s’ouvre sur un texte intitulé à l’impératif : « Suffit ! ». Tout un programme : « que basculent / paniques et phobies / que l’on attache / les malédictions / qu’on ligote / nos affres d’arrière-nuit » (page 61) et : « que l’on accueille / l’indispensable / que l’on aiguise / la lumière » (page 62).

L’aube dissout les monstres et fait disparaître les visions de l’au-delà, que se serait évertué à peindre un Jérôme Bosch. Plus de créatures blasphématoires au réveil mais l’animal familier en quête de tendresse : « ma petite chienne / s’est enroulée sur moi-même / apaisée sous ma main / tout près, en un soupir tiède » (page 21).

Le poète sait qu’un bon sommeil est nécessaire pour réparer le cerveau comme le corps, mais devine qu’il peut parfois se présenter comme une petite mort : « Hypnos et Thanatos sont frères jumeaux » (page 71). Aussi doit-il se rasséréner et lutter pour retrouver sa place dans le monde réel : « ne plus être la proie / de cet inconscient / qui me transperce / de toutes mes forces / m’extraire / de cette gangue / à tout prix / réinventer / le soleil » (page 70).

Le poète exorcise ses démons nocturnes en célébrant la lumière, source de vie : « partout, la lumière / pétrit son levain » (page 82). Il faut être poète ou jardinier pour convoquer le lever du jour : « pour dire le miracle / il faut être un simple / au portail d’un jardin » (Aube, page 78). Et triompher en retrouvant le fil des jours d’une vie toujours trop brève, en croyant à l’avenir en des temps de désespérance, tout en se réjouissant de la naissance de « [ce] jour de sucre / de pulpe rare et de blés / manne pour fiançailles / où jubilent / des persiennes ouvertes » (page 88).

Au démêloir des heures pourrait se concevoir, au-delà de la symbolique du jour et de la nuit, du bien et du mal, du rêve et du cauchemar, de la raison et du délire, comme un manifeste qui établirait la mission première du poète : « Porteurs d’inachevé, en rupture avec leurs semblables, les poètes sont-ils ces êtres désignés qui tentent désespérément de traduire une langue rescapée du bannissement et que nous aurions héritée d’un inconscient originel ? » (page 52).

La couverture du  livre bénéficie d’une belle et déroutante photographie d’une installation de Diana Rachmuth : un kimono habité par la lumière.

Présentation de l’auteur




Gérard le Goff, Les chercheurs d’or

Le nouveau livre de Gérard le Goff invite le lecteur à un voyage poétique à travers la littérature des XIXème et XXème siècles. C’est un hommage rendu aux écrivains français ou d’expression française, à ces « chercheurs d’or » qui, par leur exploration de la langue et leur art poétique, ont été au fil du temps les ouvreurs de nouveaux horizons et demeurent les maîtres spirituels de l’auteur.

Le titre trouve son inspiration dans l’épitaphe inscrite sur la tombe d’André Breton : « Je cherche l’or du temps ». L’illustration de couverture représente la rosace minérale qui orne la sépulture : une figuration de la pierre philosophale.

Gérard le Goff propose 58 évocations de poètes « à la manière de », selon une démarche qui nous fait (re)découvrir toute une pléiade de grands écrivains. Chaque texte est précédé par un portrait et par une citation qui annonce un thème à partir duquel l’auteur imagine une variation selon un principe musical. Il s’avère lui-même un maître de la langue et du style.

Les jeunes lecteurs traversent ainsi deux siècles de littérature, d’autres se rappellent leurs lectures et en retrouvent la nostalgie, contents de parcourir à nouveau le fil poétique qui va de Gérard de Nerval à Alfred de Musset, Charles Baudelaire, Lautréamont, Théophile Gautier, de Victor Hugo à Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Guillaume Apollinaire,  de Max Jacob à Robert Desnos, Paul Éluard, Boris Vian, Pierre Reverdy, de Tristan Tzara à André Breton, Raymond Queneau, Henri Michaux, René Char, Jean Tardieu, Eugène Guillevic et Yves Bonnefoy. À côté de grands noms d’écrivains, on en découvre d’autres moins célèbres, qui ont subi les horreurs de l’Histoire : Saint-Paul Roux, René Guy Cadou.

Gérard le Goff, Les chercheurs d’or, Éditions Stellamaris, 2023, 161 p., 20 euros.

C’est un parcours initiatique à travers certains thèmes dévoilés dans les citations de l’œuvre de ces poètes mais aussi dans la création de Gérard le Goff qui les reprend dans ses poèmes et ses proses : la vie, l’amour, l’enfance, le bonheur, le rêve, la mort, la guerre, la haine, le mal, la maladie, la tristesse, l’attente ou des motifs tels : le chat, l’oiseau, le ciel, la lune, les nuages, la mer etc.

L’auteur des Chercheurs d’or construit son livre sur la polyphonie des voix, d’une part, celles des écrivains d’un temps révolu, d’autre part, sa propre voix lyrique ou en prose qui rend hommage à ceux qui sont restés des repères dans l’histoire de la littérature française. Il sait bien adapter son style à ceux des poètes évoqués, nous faire ressentir en quelque sorte l’empreinte de leur création, un certain air de leur temps. Il nous offre aussi des notes explicatives à la fin de ses textes en prose pour nous livrer des aspects moins connus de leur vie et de l’histoire des lieux.

Gérard le Goff est simultanément graphiste, poète, prosateur, parfois historien et biographe. Il connaît à fond leur œuvre, leur vie, leur correspondance, les documents qui les concernent, les journaux qui en parlent, les bavardages, les expositions anniversaires, les supercheries littéraires, autant de sources d’inspiration pour lui. Ses textes prennent la forme d’un poème, d’un récit, d’une lettre imaginaire, d’une entrevue. À titre d’exemple, la lettre d’Antonin Artaud adressée à son psychiatre pour lui reprocher d’être traité de délirant et de malade mental, quand il ne fait que confesser ses états mystiques dans ses manuscrits. L’entrevue imaginaire d’un journaliste avec Louis Aragon devient le prétexte à livrer aux lecteurs sa biographie et de rappeler son soutien à Staline ainsi que certaines de ses dérives existentielles. 

On saisit bien le côté ironique, persiflant de l’auteur, son humour discret, mais aussi son penchant pour le mystère, le fantastique, le mélange de réel et d’onirisme, le portrait et la description des lieux. La réalité quotidienne horrifiante se prolonge dans le cauchemar pour évoquer « le mal qui s’insurge contre le bien » dans la  variation sur le thème de Lautréamont (Vers d’amour et de haine). Il s’amuse à écrire le poème Posada à la manière de Blaise Cendrars, en pratiquant un collage d’extraits de la prose de Gustave le Rouge.

Il faut ajouter aussi la passion pour le dessin de Gérard le Goff. Les 58 portraits réalisés au crayon et à l’encre, au regard si vif qu’ils semblent nous regarder depuis le passé durant notre lecture.

Présentation de l’auteur




Marilyne Bertoncini, Alma Saporito, Scatti di luce / Instantanés de lumière

"Quand les mystères sont très malins, ils se cachent dans la lumière." Avec cette phrase de Jean Giono, Marilyne Bertoncini parvient à résumer le sens du précieux petit livre photo-poétique écrit conjointement par elle et Alma Saporito, inspiré des évocatrices images photographiques en noir et blanc du poète Francesco Gallieri, d'authentiques haïkus visuels.

À la Bibliothèque Guanda de Parme a eu lieu, le mercredi 27 septembre, une présentation d'une grâce rare, où alternaient les voix critiques des poètes Luca Ariano et Giancarlo Baroni parmi le public, les explications techniques de Francesco Gallieri en tant que photographe naturaliste et les lectures de poèmes en italien et en français par les autrices.

Comme sortant des pages blanches du livre et du brouillard des marécages, des mots vibrants surgissent des clichés de Francesco, des « écailles paniques », ainsi que Marilyne  a parfaitement défini le haïku, des calligrammes sonores émergeant du silence. Les vers d’Alma Saporito sont de forme parfaite, plus libres ceux de Marilyne Bertoncini, mais tous capables de cueillir et traduire en son et fragment intérieur, le battement d'ailes ravi par la caméra, l'instant fugace devenu paradigme universel, tige de roseau qui déploie l'infini.

Alma Saporito, Marilyne Bertoncini, Scatti di luce / Instantanés de lumière, éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2023, 85 pages, 12 €.

Les 12 poèmes de Bertoncini sont 12 heures du jour, diversement captées sans souci de chronologie, pour un cercle temporel qui tourne sur lui-même,  aiguilles sans cadran, oasis hors du temps. Nous sommes dans le marais, l’espace oxymorique par excellence, où se confondent la vie et la mort, la lumière en germe dans l’ombre, le mouvement dans la stase. « Sillon de lumière / labourant l’obscur / tu deviens semence » écrit Alma, tandis que Marilyne suggère « Le marécage sent le silence / sous le clapotis de l'eau / une odeur d'algue et d'herbe morte ».

En français, les vers frémissent et résonnent comme des bruissements d'ailes, se propagent plus loin et résonnent longtemps à l'intérieur de nous. Sur les pages blanches s'opère la métamorphose de l'art, de la noire chrysalide d’encre, du signe alchimique et vertical du corps de l'oiseau, d’où surgit le papillon, la vision de  lumière, éphémère peut-être, mais indélébile dans la parenthèse du souvenir, touchant l'âme et dévoilant une beauté qui est la vérité.

Et tout cela, tout est dans Scatti di luce / Instantanés de lumière.




Fulvio Caccia, Ti voglio bene

En préambule de son poème, Fulvio Caccia compare les déclarations de désir (plutôt que d’amour ?) française et italienne. L’expression française « je t’aime » sonne pour lui comme une déclaration de guerre amoureuse, où l’on risquerait le tout…  pour tout gagner. Ou tout perdre. Alors que l’italienne, qui fait son titre, est tout en rondeur : Ti voglio bene déclare l’amant prétendant : je te veux du bien.

Du mot amour on ne connaît guère l’origine. Il pourrait provenir de l’indo-européen commun sem– que l’on retrouve dans le mot « semblable » : dans la rencontre amoureuse on éprouve le sentiment d’une similitude… D’autres auteurs soutiennent que le vocable relève du radical indo-européen commun am–, « maman », ce qui serait particulièrement éclairant : nous passons notre vie à rechercher le premier amour perdu, le seul, le vrai... Selon d’autres auteurs, ce radical am–, toujours lui, signifierait également « prendre », il renverrait donc à la cupidité propre au désir (merci Cupidon !), ce dont le locuteur français ne se cache pas quand il déclare : je t’aime.

Il y a un autre versant de l’amour : c’est sa perte. Fulvio Caccia se situe dans cette tradition élégiaque ; sur son versant noir. C’est que l’amour, le doux amour, est aussi un affrontement entre deux étrangers qui, du bord d’un sexe à l’autre, jamais ne pourront se reconnaître.

Le premier mouvement du poème est titré Métis rhapsodie. C’est dire que d’emblée nous voilà plongés dans le bruit et la fureur : Métis est la mère d’Athéna la guerrière, elle est avalée par Zeus, elle restera dans ses entrailles. Nous voici dans un emboitement du père, de sa  femme, et de leur enfant : une confusion.

Mais l’unité éclate. Métis déclare :

Fulvio Caccia, Ti voglio bene, encres de Richard Killroy, éd. La Feuille de thé, 2023, 120 pages, 20 €.

Je suis celle qui habite de l’autre côté.
Comment savoir si tu mens, répond le poète

Et il ajoute :

Cher petit animal
Tremblant dans ce sentier improbable
Je connais tes ruses, tes faires semblant
Tes astuces, tes pauses

Elle l’a trompé, elle est perdue, il souhaiterait qu’elle ne revienne plus le hanter… alors qu’elle est toute sa vie… Tels sont les termes du combat : non, mais oui… Tel serait le programme du poème :

Des rêves, des rêves à la pelle !
Je me suis réveillé pour te ramener 
t’arracher à la nuit
reprendre la route où tu t’es échappée

Dans le second mouvement titré Actualité, le poète souhaiterait s’étourdir dans les événements, la voix goguenarde lui répond :

Débarrasse-toi de ton rictus d’opérette
dont le masque cache mal
la crainte

Petit à petit une irréalité se propage, au point d’interroger l’existence du poète comme de son aimée. Le poème deviendrait une inanité.

Dans le troisième mouvement éclate la Parodie : tel est son titre.

Comment te croire
maintenant que tu es devenue pure image
Que ton effigie est dans la rue
Tu es même un autel où brûle l’encens

Voici le poète devenu « seul et désœuvré ». De l’aimée il déclare : « tu es et tu n’es pas », voilà que le rêve trouve enfin son assise, jusqu’au dénouement que le lecteur découvrira.

Je qualifiais ce poème d’élégiaque. Dans L’amour du nom, Martine Broda soutient que le lyrisme amoureux n’est pas l’exultation d’un moi, il serait creusé par un manque, celui du désir. Dans le désir, le poète est aspiré par une Chose perdue dont il n’a pas la notion, sinon qu’elle serait le tout du Tout. Il s’agirait d’un objet perdu, tellement perdu qu’il n’aurait pas existé, à jamais barré. Voilà pourquoi les poètes ne peuvent se contenter de l’objet réel, si décevant au regard de la Chose perdue. Ils font de l’aimée un impossible. C’est une morte comme la Sophie de Novalis, l’Hélène de Pierre-Jean Jouve, ou c’est la femme à venir (pas encore là !) comme l’Elsa d’Aragon. Elle finit par devenir un pur fétiche, condensée dans un nom, un mythe comme celui de Métis.

On retrouve ce mouvement dans le poème de Fulvio Caccia. On y retrouve une longue glissade de la femme réelle, incarnée, à la femme perdue, puis à l’évanescence de sa trace dans un nom, jusqu’à sa disparition. Alors peut survenir une joie qui serait une réconciliation avec soi, une folle façon de la retrouver enfin, dans un désir devenu sans objet. N’est-ce pas le mouvement même du deuil, qui consisterait à se retrouver en retirant de l’objet perdu ce qu’on lui avait donné de soi ?  

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Salah Oudahar, Les témoins du temps & Autres traces

Qui sont les témoins du temps et que nous disent leurs traces ? Salah Oudahar se met à l’écoute du silence pour déchiffrer le récit du monde, celui des pierres, d’une maison et d’un pays. À travers eux, il rejoint l’histoire d’un temps fracassé, la sienne et celle de tout un peuple.

Les poèmes et les photographies de Salah Oudahar se répondent ici comme sur une partition à deux voix, dans ce qui est un chant de l’exil. La maison en ruines sur la couverture n’a plus que l’ampleur du ciel pour toit. Plus de porte à la demeure, rien qu’une poutre de bois qui en barre l’entrée, en même temps qu’une partie du ciel. Comme si le livre était placé sous le signe d’une maison et d’un passé raturés, devenus inaccessibles...  Les pierres ne sont pas muettes, écrit le poète, en quête de bribes et de fragments, pour exhumer une dévastation qui commença dès l’enfance. Car c’est elle qu’on lit sur l’ancienne photo dans le regard trop grave de l’enfant resté debout face à l’objectif, alors qu’il est désarmé par le spectacle incompréhensible du feu qui le brûlait. Images de guerre, première expérience de la perte, de ce qui s’ébranle à jamais du toit d’une maison :  Rabah Oudahar,  écrit le poète, nommant ainsi Rabah, son frère mort après avoir pris le maquis et le chemin de la liberté pour son peuple. Car Rabah était avec Ceux qui ont fait le terrible, l’inaccessible choix de mourir. / Pour vivre. / Pour rendre possible le rêve de vivre.  Rabah est le frère perdu, mais il est aujourd’hui aussi le fils, qui porte le nom de son oncle, doublé du prénom de Frantz Fanon. Mémoire transmise, souffle vivant de ce qui perdure d’une soif de vivre et de tout ce qui a été donné aux autres à travers la mort. Si le toit de la maison s’en est allé, le ciel reste, comme la mer, comme l’oiseau ivre d’espace qui s’essore au crépuscule au-dessus du Cap Tédlès. Le ciel et la mer demeurent, au-delà du deuil et de l’exil. Ils restent, comme le  minuscule grain de sable /... / Qui a résisté aux vents / Aux tempêtes / Témoin blessé de la trace / De l’imperceptible trace / De notre présence en ces lieux.  

Salah Oudahar, Les témoins du temps & Autres traces, Les cahiers de poésie, Editions A plus d’un titre, 110 p., 15 euros.

Au-delà de la perte et des désillusions, le poète choisit de garder vivant ce qui fait sens pour lui, cette mémoire vive du sillon qui continue de nous habiter et qui nous garantira peut-être notre part d’humanité future. Salah Oudahar a cherché très loin dans le passé ce qu’il appelle la pierre native, remontant la succession tragique des soubresauts de l’histoire de son pays, celui des hommes libres. Il appartient à chacun de poursuivre, toujours porté par le même élan, tel le grain de sable qui demeure et traverse le temps, si minuscule soit-il. Le noir et le blanc des photographies célèbrent les reflets de l’ombre et de la lumière. Saisissantes, elles captent le muet chatoiement des choses, cette infinie mouvance où tout se fait et se défait. C’est sans doute en leur nom que le poète affirme qu’il faut : Continuer malgré tout à vivre. /.../ À faire l’éloge du jour. De la venue du jour. / L’éloge du multiple / De la multiplicité complexe et lumineuse du vivant. La silhouette debout face à la mer qui accompagne le dernier poème du livre souligne si bien la détermination à ne rien laisser ni de nos rêves ni du vertige que procurent la vie et le vivant. Un très beau livre, profondément émouvant.

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Grimoire des foudres

Devenu chardon, il entra dans la gueule de la chèvre. Il connut là le chant profond de la meule et le craquement de l’os … (P.46)

Les Surréalistes le savaient, Jacques Hérold, Hans Bellmer, Max Ernst, René Magritte, Oscar Dominguez et tous les autres, nous portons - tels un remords, un regret, un espoir, une promesse - des formes inédites, des monstres délectables, des chimères fugaces, fragiles, inéluctables et pourtant inquiètes d’avoir été si peu de chose dans l’évanescence de nos rêves.

Le Grimoire des foudres de Tristan Felix est dans la lignée de ces grands découvreurs d’altérités. Comme tous les vrais chercheurs, celles et ceux qui partent errer hors des sentiers battus, sur des terres que rien, sauf le battement de leur cœur ne balise, le poète en appelle, tout d’abord, à des chiffres :

« 36 contes magiques », « 21 poèmes composés de trois tercets d’ennéasyllabes », et enfin un « grimoire en 21 passes, chacune structurée en trois parties : « un cauchemar », suivi d’une « formule magique en italiques », et enfin d’un « miracle » … Le chiffre trois est essentiel puisque l’ouvrage est composé comme un triptyque, mais le neuf (trois fois trois ou trois plus six) l’est également peut-être parce que tous les chiffres, au fond, sont « neuf(s) », pourvu qu’on leur prête une âme ? Comme le dit le poète, à condition qu’ils aident à « délivrer l’ombre farouche », ils ne sont plus seulement « contraintes obsessionnelles » mais deviennent promesses de formes nouvelles. Bien entendu, comme tout organiste est appelé à le faire avec les basses chiffrées, cette numérologie est là afin d’être elle-même « dé-chiffrée » au sens très précis de ce verbe et, in fine, « réalisée » en pure musique. Et puis, il faut bien qu’il y ait, au départ, de la mesure pour mieux se mesurer, ensuite, au démesuré.

Voilà pourquoi ce « Grimoire », si hanté par la mort, est tout de même habité par un à venir. Il élabore un univers imaginaire qui serait très proche d’un retour à une enfance adulte, assumant de tourner le dos à la réalité maussade par une créativité tous azimuts. 

Tristan Felix, Grimoire des foudres, PhB éditions 10 euros ISBN 979-10-93732-72-5.

Renoncer à sa forme afin d’en essayer bien d’autres ? Les « 36 contes magiques » sont autant d’extraits, sensiblement de même taille, de « fragments sans queue ni tête qui donnaient soif de mort » et dans lesquels prévaut « l’inquiétante étrangeté. »

Foin de la grise raison raisonnante, on célèbre la sensation pure, la sensorialité, la sensualité impérieuse de l’enfance, dans les « 21 nocturnes » suivants :

(…) l’âme s’en revient dévitrifiée
rendue aux dunes mouvantes pâles
lors, qu’on y abandonne ses mains !

et son grain de peau au cœur du quartz
ses grains de folie aux trous de l’orgue
épars et noués en rubans d’algues (…) 

Et qu’il me soit permis d’évoquer le « petit miracle » que fut pour moi la découverte du court-métrage onirique Sortilèges (à retrouver sur le site tristanfelix.fr), lequel reprend certains textes du deuxième volet du Grimoire intitulé « L’orgue de Dominique Preschez » et dans lequel l’on peut entendre la musique improvisée de cet organiste (et je serais bien curieux de connaître le nom de l’instrument qui a été touché). Pour moi, l’orgue fut et reste non seulement un prodigieux instrument de musique, mais encore, une incomparable boîte à rêves. Que mon imaginaire se fane un tant soit peu, il suffit que je pense à un orgue, que j’écoute de l’orgue, que je monte à un orgue, pour que, tout soudain, mon intérieur, de nouveau, bourgeonne. Alors, d’avoir rencontré à la lecture de cet ouvrage « une sœur » en « organité », voilà un cadeau bien inattendu de la vie.

Quoi qu’il en soit, ce « pervers polymorphe » qu’est l’enfant à venir, joue avec toutes les formes possibles. A cet égard, on voit bien que Tristan Felix n’est pas seulement poète avec les mots, mais qu’elle crée en dessinant (l’ouvrage présente quatre gravures de l’auteur), en réalisant des films (comme ce court-métrage dont nous venons de parler), et par bien d’autres biais. Et si j’ai donné les noms, au début de cette recension, de grands plasticiens surréalistes, c’est que les œuvres visuelles de Tristan Felix m’ont fait penser à eux.

de l’haleine retrouvée du chant
s’en viennent de drôles d’oiseaux verts
acides aux ailes épineuses »
(…)
jusques aux trompes de Saint-Eustache 

Les synesthésies se mêlant aux jeux sur les mots, elles bousculent nos sensations et leur font dire du neuf. Et nous en trébuchons de rire. Même si nous sommes toujours dans la problématique surréaliste.

Il est certain qu’un ouvrage si haut perché (et en même temps si proche de nos fragilités), voit au-delà des limites humaines. Il y est donc question de mort, bien entendu, d’os, de squelettes, de « camarde en rade ». Pour que des métamorphoses adviennent, il faut que les formes révolues périssent : « l’ancienne cendre de vies cramées »

Mais

des fissures de touches s’extirpe
un insecte blanc presque invisible
comme un voleur il se sauve intact »

Les mots en fusion ouvrent la voie à ces créatures à venir, peut-être tout simplement à un regard nouveau sur l’étrange beauté de la vie ? Il me semble que tout ce bel univers poétique est à relier à cet INEXPLORÉ dont parle Baptiste Morizot, un regard « neuf » sur le petit peuple des êtres, insectes, herbes, cette humilité grouillante des choses qui permet à nos existences de s’épanouir. Comment apprendre à aimer l’inhabituel, « d’autres grands debout qui n’auraient pas l’habitude de l’habitude » ? L’ouvrage de Tristan Felix a le mérite de suggérer quelques réponses, mais surtout de poser la question.

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Fil de lecture de Pascal Boulanger : Sacha Thomas : Eaux et Carêmes — Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Sacha Thomas : Eaux et Carêmes, Editions du Cygne

Le recueil Eaux et Carêmes, autrement dit effusion et tension, offre une écriture rayonnante, flamboyante qui, sans céder aux métaphores et aux images outrées, ne s’économise jamais. Elle a recours au légendaire, à la mémoire des choses et des mots, elle glisse parfois sur le narratif et surtout elle évite les deux écueils de la poésie contemporaine, celui de la performance pour la performance et celui de la confidence et de la grandiloquence.

Sacha Thomas, grande lectrice et notamment de Rimbaud, de Balzac et de Yourcenar sait que le poète a une responsabilité formelle. Sa parole, nourrie de latin et de grec, d’étrangetés inactuelles, nous déplace dans le temps et dans l’espace. Le chatoiement du vocabulaire et l’emploi de mots inusités, relèvent d’un baroque - proche parfois des plus beaux poèmes surréalistes - dans lequel se glissent draperies et parures antiques, pierreries d’illuminations fluides qui brillaient déjà dans la poésie rimbaldienne.

Cette poésie oblique déchire les signes, les excède par une écriture - pour reprendre une expression de Yourcenar – tendue et ornée. Les visions se succèdent, défilent en accéléré, avec une allégresse et une ivresse où des figures tutélaires ou redoutables et des mythes se croisent, se chevauchent, se perdent et se retrouvent.

Une sorte de noce barbare dresse un décor dans lequel surgissent des nymphes des sources et des bois, des gladiateurs, des femmes qui incantent des marins privés de port, des idoles qui tanguent… Il n’y a plus de frontière entre l’éprouvé et le rêvé. On croise des mariés et des égarés, on jongle avec l’ombre des dieux, on s’évade du monde où l’on piétine, on s’aventure en mer puis on se retrouve à Paris, sur un banc près du Panthéon, on succombe sur des terrains de sable avec des marchands, des tisserands et des nomades, on se retrouve dans des tavernes autour de pintes. Et c’est toujours merveilleusement bien écrit.

Sacha Thomas, Eaux et Carêmes, Editions du Cygne, 2022, 50 pages, 10 €.

A propos de Balzac, Adorno écrivait qu’il ne s’était pas incliné devant les faits concrets mais qu’il les avait regardés en face, en laissant apparaitre le monstrueux. Il y a cette dimension à la fois très sombre et à la fois très lumineuse dans les poèmes de Sacha Thomas comme s’il fallait Ouvrir LE ciel. Y flanquer l’ombre.

Il y a aussi l’appel du dehors, la levée des nouveaux hommes et leur en-marche (Rimbaud cité en exergue), toute une invitation A la raison qui condense la liberté vitale – son souffle – et l’insoumission, avec les courbes de l’amour qui s’incarnent ou se désincarnent.

 

Le thym fondant cinquante alliances d’or et de vermeil pour l’huile bouillonnante : morale !

Je dévore des beignets et me gargarise d’eau de goudron ultramarine le jour du festival de musique de chambre de la province d’Oulu : fable !

Et toi, mon amour, toi qui ne rêvais d’aucune étrangeté, toi qui ne réclamais aucun miracle, te voici devenu héros de mon conte. Tu avais seulement soif de ma vague ;

Simplement besoin d’un corps pour investir le tien.

∗∗∗

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel

Le premier mot du tout premier recueil poétique de Patricia Suescum était le mot « mal » … Sa traversée, sa fatalité, son dépassement ne sont-ils pas au centre de nos destinées, au cœur même du gouffre qui ne cesse de se creuser et que nous essayons – en vain – de dévoiler et de dépasser ? Ce mot fait place, dans cette Ombre du silence et ces Doléances du réel au silence et au retrait, mais à un silence qui interroge et parle. Il y a, en effet, une parole parlée qui déplie ses monotones scénarios, qui s’encombre de bavardages. Il y a, plus rarement, une parole poétique, celle de ces poèmes, qui en creusant l’abîme et le jamais garanti (Rilke), s’engage dans l’évidement, dans la profondeur de la chute. Le poème devient ce gouffre même auquel il retourne dès sa parole accomplie.

Pour ne pas déranger l’intime, écouter les silences assourdissants

  • Que dis-tu dans ton poème ?
  • J’exprime la souffrance.
  • Le poids de ta douleur ?
  • Non, la chair et l’espace des mots.
  • Laisse-moi voir l’étoile collée sur ta bouche.
  • Elle s’est posée sur ton épaule.

Se faire discrète face à la confession, sublimer l’appel des aurores dévêtues.

 

Il s’agit bien d’opposer sa souveraineté – et celle de la chair et de l’espace des mots – au déferlement du négatif. Nos vies sont précaires, tatouées de morsures, est-ce une raison pour se laisser éblouir par les néons de la confession, par le bavardage incessant du ressentiment ?

Patricia Suescum : L’ombre du dialogue suivi de Doléances du réel, 2023, 64 pages, 20 €.

L’art poétique de Suescum refuse d’être pris en otage par des vies en cage et, tout autant, par la fausse vitalité des illusions. Il connait trop l’exil pour se compromettre avec la mort en spectacle. Si la méthode est bien une science du singulier, elle loge alors au lieu même de l’énigme, sachant que l’essence d’un mot est toujours double, à l’image de nos paradoxes. Comme la pensée d’Axelos, qui elle aussi interroge, la poésie dans l’attente de ce qui vient ou est déjà advenu, adopte la forme interrogative. Elle trace un chemin d’errance inclus dans le jeu du monde et les mots du poème s’éclairent en de grandes ombres. Il y a un courage poétique (Hölderlin en est la figure la plus aboutie) qui consiste à être – pour soi-même – la plongée et la grâce. Le courage, ici, est un champ de bataille livré sans vacarme.

Aux dialogues entendus
je préfère le silence
le courage du retrait

A devenir une ombre
je choisis mon reflet.

 

Présentation de l’auteur

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