Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations

« 1924. Je vous écris Jacques Rivière. Un homme se possède par éclaircies et même quand il se possède vraiment il ne s’atteint pas tout à fait. Je me creuse dans le poème. Je suis ailleurs. Qui me dira comment me penser dans l’autre, dans le regard de l’autre, dans le corps de l’autre ?

À travers le feu qui me brûle, la mort est sourde à mes appels. Je n’ai pas assez de mots. Je suis encore vivant, mais je ne suis rien. » : c’est ce cri dans l’écriture que trace Antonin Artaud dès cette correspondance fondatrice, reprise dans la réécriture redéployée par le poète et lecteur Jean-Pierre Védrines, qui permet de sertir une définition-joyau du grand Artaud : « arbre désastre », « Homme enflammé », « pierre noire », « obscur diamant », dès les premières lignes s’ouvrant sur l’identification, la confusion possible, l’abolition permise à travers le « je » de l’écriture, réunissant dans un même devenir-squelette Antonin Artaud et Jean-Pierre Védrines : « Mais que suis-je devenu ? Une tache d’eau ? Un corps décharné qui retentit de sa peau tendue ? En ce moment je rédige, peut-être pour moi seul, le texte de mes paysages désolés, de mes rivages oubliés. Entre mon corps et ma langue, je remarque que le néant envahit peu à peu mon écriture, encrasse mes pores, mes vertèbres, mon squelette. »

Le poète portant le langage à incandescence, dont une des formules-clés reste également une proposition définitoire de la vie-incendie : « La vie est de brûler des questions. », se voit donc placé sous le signe du feu en échappatoire, dans le portrait dressé par filiation : « Je suis dans ma propre prison un errant aux cheveux de feu » ; « La question est, je vous l’annonce, « où commence l’enfermement, où s’arrête la vie », car comment, oui comment, relier le corps au texte, comment aller vers l’infini, emmuré vivant.

Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations, Éditions des Deux Rues, 2022, 60 pages, 13 €.

Je vous écoute, lecteurs, parler de mon écriture illisible, du retour éruptif de la poésie dans mes cahiers, de mon chant désespéré. Chaque jour, ma chair brûle, ma chair alimente le feu captif, le feu qui danse. » Le portrait du supplicié se fait autoportrait en miroir à travers ce dédoublement de personnalité entre le lecteur ou l’auteur : « Est-ce encore moi qui parle, est-ce Antonin Artaud ? Mon corps n’est plus qu’un lourd délire, mon corps blessé, je ne sais trop comment. Membrane dans la nuit utérine, on ne me réparera jamais. Pour toujours je suis une cruche vidée de son vin, oubliée dans son temple, le poète et sa révolte. »

Ce vif ardent, dans sa triple déclinaison « la vie, la mort, l’amour », irradie toute la lecture-réécriture de la poésie d’Artaud à travers la projection de la figure tutélaire dans l’univers pictural des plus grands peintres dont le poète a souvent si bien parlé dans son œuvre : Paolo Uccelo ? « Il fait noir. Je m’approche de Paolo. Dis-moi, Paolo Uccelo, dans les gouffres de quels rêves as-tu connu la mort de l’enfer ? » Lucas Van den Leyden ? « Dans cet enfer, Lucas Van den Leyden, je me cherche toujours. Mon odyssée est double : je suis l’homme noir frappant à la porte et le Père-Roi, l’image vivante. » Vincent Van Gogh ? « Le monde n’est qu’un rêve perdu, mais ces corbeaux, Vincent, au-dessus des blés ont du noir de truffe sur les ailes : ils en appellent à l’ombre du voyage, au silence régénérateur venu te vêtir. »

Ce rapport à la peinture, jusque dans la déclinaison de la palette intérieure de la poésie même d’Antonin Artaud, fait de celui qui à la fois écrit et peint, selon l’étymologie grecque, un zographos, à la rencontre du peintre et de l’écrivain du vivant, de la vie personnifiée à travers le visage multiforme et multiple du poète ainsi que des myriades d’étoiles qui gravitent autour de lui, dont l’activité de dessinateur, de peintre, de guetteur de traces et d’univers se fait éloge de l’acte libérateur de peindre unissant, résolument, Jean-Pierre Védrines à Antonin Artaud dans toutes les nuances de couleurs possibles sur le fil de cet exercice d’hommage et de transfiguration singulière : « Peindre pour moi c’est retrouver mon origine. D’abord la ligne corporelle vibre, solitaire aussi frémissante que la mort. Puis la force prodigieuse de l’océan des couleurs, profonde et douce comme son âme, me saisit. Le tableau, dilapidé au vent de la fournaise, active une circulation en devenir, une autre forme de vie. Je m’innerve de fils tendus et de vibrations intenses. Mon corps pulsé, aux lignes rythmées, s’évade. Mon corps blanc, naissant de ces lignes s’élargit à la dimension de l’univers. Je l’aperçois dans l’éclair de la foudre.

La main, lorsque je peins me transfigure, c’est elle qui va vers la vie, brise le carcan et me libère. Couleur, je suis la couleur vibration de la vie. Rose chair, vert santé, azur foudroyé, soleil folie, gris marais. »

Présentation de l’auteur




Hélène Dorion, Mes forêts

Hélène Dorion est née en 1958 à Québec. Après des études de philosophie, elle commence à écrire des poèmes qui paraîtront d’abord en revues. Elle n’a que 25 ans quand est publié son premier livre de poésie, L’intervalle prolongé, suivi de La chute requise. En 2002, une anthologie personnelle de ses poèmes paraît sous le titre D’argile et de souffle. Les deux décennies suivantes confirmeront son importance dans le paysage littéraire francophone, au point de devenir aujourd’hui une poète mise au programme du Bac 2024 en France avec son recueil Mes forêts.

« Mes forêts/quand je m’y promène/c’est pour prendre le large vers moi-même ». On ne doit pas s’étonner qu’une poète québécoise puisse faire de la forêt – si abondante et si menacée sans son pays – le véritable leitmotiv d’un livre. Les forêts de Hélène Dorion ont une âme. Elles sont « des bêtes qui attendent la nuit/pour lécher le sang de leurs rêves ». Elles sont « des greniers peuplés de fantômes ». Elles sont « un champ silencieux de naissances et de morts ». 

Hélène Dorion n’est pas là pour nous faire un inventaire poétique des forêts qu’elle a sous les yeux. Tout juste évoque-t-elle, subrepticement, l’emblématique érable. Si la poète québécoise nous parle de ses forêts, c’est pour mieux nous parler de notre époque. Car, dit-elle, « il fait un temps de glace et de rêves qui fondent », « il fait un temps de foudre et de lambeaux »/d’arbres abattus ». Prémonitoires, ces vers où elle évoque les incendies (si l’on songe à ceux qui ravagent aujourd’hui son pays). « Le feu/qu’on entend venir/on dirait une bête/prête à tout dévorer ». Hélène Dorion, visionnaire, nous parle de « l’onde du chaos » (et l’on songe au livre Le chaos reste confiant de la poète bretonne Eve Lerner, publié chez Diabase). Car voici, nous dit la poète québécoise, «ce jardin où périt un monde/où l’on voudrait vivre ».

Hélène Dorion,    Mes forêts, éditions Bruno Doucey, 2023, 156 pages, 5,90 euros.

Peut-on alors parler d’un manifeste poétique écologique à propos de ce livre ? Sans doute un peu. On y trouve manifestement, sous la force su symbole ou de la métaphore, un appel à, la vigilance. Les jeunes générations, celles qui se disent sensibilisées aux périls menaçant la planète, y trouveront du grain à moudre.

Mais ces mêmes jeunes trouveront aussi dans les poèmes de Hélène Dorion une critique en règle de certaines formes de consommation contemporaines dont elles sont férues. Car c’est fondamentalement l’appel à un retour au réel qui irrigue son recueil. « Mes forêts sont chemins de chair et marées de l’esprit/un verbe qui se conjugue lentement/loin du facebookinstagramtwitter ». Ailleurs, elle écrit : « Il fait rage virale/sur nos écrans/qui jamais ne dorment ». Elargissant la focale, elle pointe du doigt « pixels et algorithmes » et tous les sigles de notre civilisation branchée : fmi, pib, arn… « L’écran s’est verrouillé/le champ d’étoiles est devenu noir (…) Il fait un temps d’insectes affairés ».

Un monde nouveau, qui n’a pas ses faveurs, émerge donc avec fracas. Mais il ne s’agit pas pour autant, la concernant, de verser dans la nostalgie. Au cœur de ce chambardement en cours, elle nous dit dans un lumineux entretien publié à la fin du recueil que « Ecrire de la poésie, c’est habiter cet espace de la perte, creuser dans l’ombre pour en extraire quelque chose de lumineux ».

Présentation de l’auteur




Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

À la lecture des premières pages du recueil d'Arnaud Le Vac,  je m'interroge. Le texte est versifié mais il a tout d’un essai. S’agit-il d’un essai sur la poésie ? Sur la liberté ? (Mais la poésie n'est-elle pas liberté ?). Un essai sur la réalité, l’apparence des choses ? Je pense à Novalis « Plus il y a de poésie et plus il y a de réalité ». Si, dans un premier temps, l’auteur ne semble pas écrire ce que communément on nomme « poème », ce qu’il décrit correspond en tout point à l’acte poétique.

Passée la surprise du premier contact avec l’écriture singulière d’Arnaud Le Vac, je poursuis ma lecture et accompagne le poète dans un café de Paris. C’est une « journée comme une autre qui ne ressemble à aucune autre ». J’ignore encore que la dualité – voire le paradoxe – est au cœur de Tenir le pas gagné. Je m’assoie à la terrasse d’un long poème qui s’écrit au présent dans un univers de contradictions qui n’en sont pas. L’auteur y est manifestement à l’aise et je lui fais confiance. Il parle de sa vie et à la fois de poésie parce que, dit-il, « la poésie est une manifestation de la vie ».

Quand on ouvre un livre, on devrait abandonner toute idée préconçue afin de « laissez place à la rencontre, à l'inattendu. » J’ai commencé par l’inattendu. Au fil des pages, la rencontre a lieu. Quant à la poésie, il suffit d’attendre un peu, de laisser venir les choses. L’auteur n’écrit-il pas que dans tout ce qu’il fait « les choses viennent d’elles-mêmes » ? Lentement, presque à notre insu, la poésie s’installe, par touches délicates dans le silence continué des regards, dans « ce quelque chose qui n'en finit pas de cette ombre sur le mur et de la lumière qui vient. »

Une lumière qui jaillit de la multiplicité des œuvres dont se nourrit l’auteur, qu’il s’agisse d’art ou de littérature. Les références foisonnent, Arnaud Le Vac invite à notre table Matisse et Picasso, Apollinaire, Breton, Butor, Artaud, Tzara… mais aussi Benveniste, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ou encore Victor Segalen, Ossip Mandelstam, Ezra Pound, Alain Jouffroy, Marcelin Pleynet…

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Des noms du passé qui vivent avec ceux du temps présent, dans notre histoire commune : « C’était il y a un siècle et c’est aujourd’hui même » écrit le poète.

Tenir le pas gagné est un livre qui regorge de vie, un mot qui se répète à l’infini.

Je veux tout éprouver dans la vie :
la vie en toutes situations. Vivre
intensément tout ce qu’il y a à vivre
dans une vie. 

L’auteur, en prise avec le réel, vit chaque instant en poète, donnant sa propre définition de ce que signifie « vivre en poète » :

Vivre en poète : celui
qui est capable de donner aujourd’hui
une dimension métaphysique et
anthropologique à la poésie. 

Il nous envoie un message plus fort que tous les slogans pessimistes dont nous sommes assaillis quotidiennement : contre le désir de mort sa voix s’élève comme une impulsion de vie qui peut-être pourrait bien éveiller la conscience, car « l’avenir n’est pas ce que l’on dit ». Il sait aussi que les contradictions sont inhérentes à la condition humaine mais il sait aussi que là est sa liberté : liberté d’en jouer, liberté d’en jouir.

Arnaud Le Vac a conscience que la poésie est capable de modifier la relation au monde alors il renverse les idées reçues et laisse libre cours à la subjectivité et à la sensibilité, prêt « à tout subir à plein visage ». Les temps s’enroulent dans un temps unique où se déroule une vie née de la poésie et qui elle-même génère la poésie. Le passé ne s’oppose plus au présent, l’innocence à la culpabilité, le dedans au dehors, la partie au tout, la singularité à la pluralité. Comme un ruban de Moebius la poésie (qui en serait la torsion) défie l’évidence pour nous ouvrir les yeux sur une autre réalité. Aussi sommes-nous invités à aller de l’avant, à « tenir le pas gagné » pour aller du connu vers l’inconnu, ou plutôt de l’apparence du connu vers la réalité de l’inconnu.

Présentation de l’auteur




Philippe Mathy, Derrière les maisons

Le dernier recueil de Philippe Mathy est de ceux qui font du bien. Nul effet, pas d’emphase. De la poésie et rien d’autre. Enfin, serais-je tenté d’écrire car cette dernière est trop souvent absente du flot de publications dont maints éditeurs nous abreuvent à jets quasi continus.

Il est question ici d’un printemps, peut-être plus intérieur qu’il n’y paraît de prime abord. Une naissance au présent, serait-on tenté de dire, une recréation permanente au fur et à mesure que l’auteur nous fait part de son sincère étonnement devant le spectacle de la vie. En dépit de l’inutile de nos vies, il s’agit avant tout de goûter à la saveur du chemin et de s’en remettre au hasard de ce qui vient à nous sans autre but que de vivre pleinement l’instant. Philippe Mathy s’étonne et déploie tout au long de ce livre une réelle et sincère capacité d’émerveillement qui entraîne sans peine le lecteur à sa suite.  À la manière des impressionnistes, il prend note sur le motif des menus détails de ce qui s’offre au regard et qui passe avec le temps, les saisons, les arbres, les forêts et les fleuves. La lumière est omniprésente dans ces pages où le poète débusque la beauté qui nous assaille en dépit de la fureur du monde. C’est donc sans naïveté mais au contraire avec une lucidité tout à fait pertinente que Philippe Mathy s’en remet à la vie telle qu’elle est et à la saveur inédite de l’éphémère. L’économie de moyens qu’il s’impose donne toute sa saveur à un recueil placé sous le signe d’une maturité intérieure, à laquelle les œuvres de Ramzi Ghotbaldin donnent un écho des plus harmonieux. Regarder derrière les maisons, certes, mais avant tout pour voir plus loin, bien au-delà d’un quotidien parfois bien sombre.

Philippe Mathy, Derrière les maisons, peintures de Ramzi Ghotbaldin, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 126 p, 16€.

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Carole Carcillo Mesrobian, L’ourlet des murs

Quand les murs s’ourlent, le font-ils d’eux-mêmes ou cela leur est-il imposé ? L’ourlet indique-t-il un raccourcissement ou un rallongement ? Est-il plat ou rond, fonctionnel ou décoratif, régulier ou irrégulier ? Cache-t-il l’endroit pour découvrir l’envers, ou vice-versa ? Et quel est son but ? Affaiblir les charpentes, révéler les secrets, affaiblir la solidité, ou bien donner un grand coup de balai et faire circuler l’espoir et le rêve ?

Faut-il le soupeser, a-t-il un parcours, une histoire, ressemble-t-il à une broderie de fils d’or ou à un ouvre-boite en fer-blanc ? Est-il tout simplement le signe de tâches quotidiennes et graduelles, s‘affairant sur les murs, les mots, les jours, les cœurs ? Est-il mono-tone ou se dé/coud-il peu à peu ? Avant même d’ouvrir le dernier recueil poétique de Carole Mesrobian, nous sommes déconcertés comme devant une montre molle de Salvador Dali, déjà À bout de souffle comme si nous avions juste fini de visionner Les Quatre Cents coups. Serions-nous devenus ourleurs ?

Bien. L’ourlet a assez parlé. Quels signes met-il donc dans cette longue suite de poèmes qui épouse la collection dans laquelle il est publié, et qui nous entraîne dans sa cavalcade verbale éperdue et indomptée ? Les signes reviennent en variations multiples. La bouche / suffocation / cri (12, 17, 33), la respiration / vie du poème (22, 23), la langue / sillon / trait (24, 28), la peau est une membrane fragile à laquelle il faut faire violence pour communiquer (29) : tout, même le silence, tourne autour de la parole. Le Verbe naît dans/de la souffrance corporelle, montrant “l’ours du ciel face au sang de la nuit,” tandis que “le nom du vent” est porté “dans la plaie du poème” par un enfant (“Dans l’esclandre de sable,” 26). Le nom est un important signe d’identité, une résonnance primale ; celui de la poète est “Presque un son de l’acier / mon nom / semé d'ardoise”, 35).

Carole Carcillo Mesrobian. L’ourlet des murs. Poésie. Editions Unicité, 2022. 43 p. Collection Le metteur en signe. ISBN 9782373556865.

Carole Mesrobian emploie trois techniques pour forcer le lecteur à régler sa vision. Une technique utilise l’infiniment concis, utilisant le mot “ça” pour résumer une situation, coupant le poème et le réorientant avec la violence d’un coup de poing. Une deuxième technique met en jeu un glissement infini qui enchaîne des images dissonantes. Ainsi, dans “J’ai tenté de traverser ta peau,” on voit la peau traversée par “une épée de silence” suivie de la “morsure d’un loup,” d’ “une traversée sur un étang de glace”, puis on “ramasse le feu comme le vent des lisières” en ignorant le visage de l’aimé “comme un guillotiné son corps” (29). Ceci donne à certains poèmes une facture surréaliste, notamment “Tu ne fais plus soudure” (31). Une troisième technique joue sur le mot “dans” pour approfondir et dépasser la réalité dans la sobriété. Il y a “le nom dans le nom,” (27) et “la vie dans la vie” (34), et encore (32) :

Certainement ou pas
Comme le bleu dans le bleu
L’arbre dans l’arbre
Dispersés dans le bruit séculaire des aubes
Peut-être d’ailleurs qu’il n’y en a qu’une
et que les jours feignent d’exister

Le temps parfois s’arrête (37) dans cet univers en/déraciné où la poète

verse[s] [t]a parole à l’endroit du silence
là où suinte la trace épaisse
des autrefois
naguère encore
jouxte les mots
qui se fissurent
où perce la lumière (38).

Productrice, revuiste, critique littéraire, performeuse, auteure de vingt-six recueils de poésie, publiée dans vingt-six revues, co-éditrice de revues et de maisons d’édition, Carole Marcillo Mesrobian décline infatigablement l’univers des maisons d’édition et des revues qui, loin des tambours publicitaires, chantent l’avenir de la poésie libre et du verbe imprimé.

Présentation de l’auteur




Jean Claude Bologne, Légendaire

Jean Claude Bologne, auteur d'une quarantaine de titres, explose les frontières des genres. Faisant preuve de finesse et d'érudition, il s'amuse à mêler fictions, poésies, essais ou dictionnaires. Alors, pourquoi ne s'attaquerait-il pas à l'apologue, un genre devenu rare désormais ?

S'attaquer à l'apologue pour le faire renaître. L'apologue n'est ni tout à fait poème, ni tout à fait nouvelle, ni tout à fait conte. Précis sans être précieux, il est tout cela ensemble. Il est à la littérature ce que l'aquarelle est à la peinture, ce que la sonate est à la symphonie. Ça tombe bien, car le lecteur désinvolte, celui qui lit sans en avoir l'air, a un faible pour la légèreté signifiante et l'apparente insouciance. Bien sûr, Jean Claude Bologne prend quelques libertés avec l'apologue tel qu'il a été composé au fil des siècles. Tranquillement, il installe le lecteur dans ses certitudes faites de constructions mentales, de fictions allégoriques ou de lointaines références bibliques. Puis, comme par hasard, il apporte un paradoxe ou une idée impossible. Et ce soudain décalage entraîne le lecteur déstabilisé dans des rêves vertigineux, parfois angoissants.

Il n'est donc pas si grave que ce monde meure ou vive, car de sa mort naîtra un nouveau monde. 

Jean Claude Bologne, Légendaire, Éd. ‎ Le Taillis Pré, 144 pages, 17 €.

Dans Légendaire, les presque contes se répondent les uns aux autres. Ils sont regroupés en trois thèmes désabusés, nostalgiques et malins. Dans une première partie, les "peuples" développent différentes gentilles monstruosités pour survivre :

Il est un peuple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs. (...) Et quand il vous embrasse, il cicatrise les plaies à petits coups de langue.

Dans la deuxième, les "arbres" solitaires témoignent de la stupide intelligence des humains :

Il ne restait que le figuier, planté depuis la création au sommet de la montagne, mais que personne ne voyait plus, car il était maudit pour avoir vécu la nudité de l'homme. Et voilà que le figuier se dressa au milieu des arbres et que les arbres le virent. Et voilà que les arbres prirent peur, car les figues tombaient comme des pierres, et il n'y avait pas de vent. 

Enfin, dans la troisième partie, un "roi", ou un dieu ou bien les deux à la fois, construit son monde invivable avec les briques de stéréotypes ; sans doute croit-il gouverner les arbres, gouverner les humains-primates :

Le singe se haussa, se grandit, s'étira. Sa tête heurta le couvercle de bronze retenant les eaux d'en haut, ses poings frappèrent aux portes du ciel. Le firmament creva et le troisième roi était toujours plus haut. (...) Alors l'animal écartelé aux limites de l'univers se souvint d'autres mains tendues à l'autre bout de l'infini.

Comme un chat lapant une joue à coups de râpe, le peuple cicatrise les plaies qu'il inflige. Le figuier maudit, au sommet d'une montagne, abandonne ses propres fruits. Le singe, prétentieux et dérisoire, tente de dépasser le ciel, comme s'il y avait un bout à l'infini ! Et voilà, et voilà... Jean Claude Bologne joue avec les expressions et leurs télescopages. Frôlant une forme d'abstraction, il emboîte ses fables comme de poupées russes aux facettes réfléchissantes. Légendaires, avec son ambiance élégante faite d'humour grinçant mais bienveillant, fait plus penser à Paul Klee qu'à Braque, plus à Satie qu'à Prokofiev. À lire, en écoutant un prélude, un nocturne ou, mieux encore, en écoutant une gymnopédie.

"Il est un peuple, et c'est le mien, qui contient tous les autres dans sa tête. Ils chantent le jour et dansent la nuit. Ils hantent nos rêves et nos livres."

 

Présentation de l’auteur




Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu

J’ai fait ce songe. Il nous a consumés sans reliques 

St-John Perse Éloges

Une fois n’est pas coutume, commençons par la fin. Dans « Souvenir du feu », dernière section de ce recueil saisissant, nous pénétrons au cœur d’une image angoissante, celle de ce chariot qui semble aller seul, portant en lui un feu insatiable.

L’image est puissante, presque surréaliste, c’est un œil d’enfant qui l’observe, la symbolique en est fulgurante et terrible.

Il brûle par lui-même,
sans rien qui le nourrisse.
C’est le feu avivé
de mon rêve
ressurgissant dans mes nuits. 
(…)

j’ai peur que le même feu
ne consume le rêve 

Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu, éditions propos DEUX, 2023.

C’est que Joël-Claude Meffre, comme rarement auparavant, nous accueille chez lui, dans l’intimité de son imaginaire, mais encore dans sa famille. Son frère, son père, deux figures complexes, tutélaires et énigmatiques, deux fantômes n’ayant laissé nulle trace sauf dans le cœur de celui qui se les rappelle. Comme le dit fort justement Marilyne Bertoncini dans sa belle Préface, « Les quatre parties débordent, les souvenirs abondent -et l’organisation élémentaire se fissure laissant transparaître des éléments épars d’une biographie liée à la ruralité, aux activités mystérieuses et paradoxales, dans le monde du « comme si » de l’enfance, confrontée à la mort infligée par les adultes (…) » Ainsi, dans la section « Grives » est-il question des oiseaux, certes, mais surtout, du Grand Frère, l’oiseleur, tantôt évoqué à la troisième personne et tantôt à la deuxième, comme pour tenter un dialogue. Celui-ci a lieu, bien sûr, mais il demeure éphémère et, bientôt, s’interrompt.

L’homme-oiseau, l’oiseleur, regarde parfois
ce vide-là,
qui a le visage d’une absence (…)

Reste le chant.

Quelque part, ailleurs,
                 les hommes continuent à chanter
                 un langage de chants
                 sans qu’aucun mot ne se forme dans leur bouche (…)

Mais où est le pays de Joël-Claude Meffre ? Sans doute « Aux alentours d’un monde » comprenant le Ventoux, certes, mais, surtout, en ce chant qui « est un fleuve où les paroles communiquent avec leurs sources » selon la très belle citation de Jean Monod, insérée dans l’un des poèmes de « Grives » … D’ailleurs, dans « HOMME-PERE/HOMME DE PLUIE », il est question de « l’aval » et de « l’amont » de la « rivière », l’Ouvèze, jamais nommée. Le pays où nous nous trouvons n’en est ni la source :

dans la montagne
de la Chamouse 

ni l'embouchure

La rivière, à elle-même, elle est son propre chemin qui va
par-delà la plaine,
jusqu’au fleuve qu’elle vient rejoindre. 

Et cet entre-deux convient à l’évocation de ces figures absentes et singulièrement, celle du père :

Je pourrais peut-être retrouver l’image
                        de son visage,
                        celui de l’homme qui fait front à l’aval (…)
Je ne saurais imaginer
                        quel a pu être l’amont de sa vie,
                        l’amont le plus en amont de lui-même (…) 

Il y a, chez Joël-Claude Meffre, comme une frontière infranchissable, un au-delà, lequel pourrait bien être un en-deçà, en même temps suggéré et inaccessible. Mais n’est-ce pas le propre de la condition humaine que de nous retrouver perdus entre un amont et un aval inatteignables ?

Il faudrait beaucoup d’attention
                     pour réveiller en nous quelque mémoire
                      du chuintement de ces sources.

Cela même ne peut se dire
                    ni même sens doute se penser.

Les oiseaux seuls s’en souviennent peut-être. 

Présentation de l’auteur




Claude Minière : L’Année 2.0

Après les comptes / la poésie pour l’histoire héroïque / conquêtes, traversées /
et les histoires domestiques : / beaucoup de chattes, offrandes

Claude Minière, né en 1938, fut d’abord instituteur avant d’exercer diverses missions pour le Ministère de la Culture. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages, roman, essais et surtout poésie.

Son dernier recueil est divisé en quatre parties qu’il présente ainsi : « Durant l’année 2.0 [celle du confinement], j’ai étudié la Mésopotamie, j’ai médité sur le combat du « zéro » et j’ai passé des heures dans le jardin public où les enfants s’étonnent des statues. Puis je suis revenu à la civilisation. J’ai pensé à Orphée ».

Ses brefs poèmes se présentent comme de courtes méditations. Le poète n’est pas né d’hier, il n’écrit pas pour rien dire (Rimbaud), ses aphorismes traduisent autant l’expérience accumulée dans toute une vie (Elles sont sourdes les statues / pas plus que les hommes au front dur) qu’un étonnement toujours là face aux bizarreries de l’existence (le vieil homme sourit sur son banc / il parle avec Jésus). Mais la poésie est d’abord travail et jouissance de la langue et, de ce point de vue, le lecteur est comblé, depuis des envolées à la Perse :

Ce sont des enroulement presque inaudibles / que nous déchiffrons alors que les roues / des chars faisaient grand bruit de chair / et de sang.

Claude Minière, L’Année 2.0 , Paris, Tinbad « Poésie », 2022, 98 p., 15 €.

Jusqu’aux notations les plus énigmatiques :

Les hommes ne s’effraient plus aux solstices, / et pourtant elle tourne / on dit que dans la maladie on ne sent plus rien

Ou la citation humoristique :

Demain à l’aube je partirai / dans une barque comme tu sais

Ses vers sont irréguliers (même si les précédents sont deux ennéasyllabes) mais le poète cultive volontiers la rime :

Le sol a perdu son œil / mauvais si bien / que l’espace est / plus ouvert dés le seuil

Ou plus nettement encore :

le refoulé / le sol à grandes foulées / mais pour l’instant nous sommes ici / en Mésopotamie / à mi-chemin / sans fin / autre version de la résurrection / de l’érection

Il peut tout aussi bien multiplier les allitérations :

Et maintenant j’ouvre la fenêtre, j’aère, / la planète erre c’est l’heure de passer / aux exercices de respiration

Pour tous ceux qui na connaissent pas encore Claude Minière, L’Année 2.0 (dont on appréciera par ailleurs la maquette et la typographies soignées) ne peut que donner envie d’en découvrir davantage, les livres ou, immédiatement accessibles, les petits textes disponibles sur Sitaudis.fr.

Présentation de l’auteur




Valérie Canat De Chizy, La langue des oiseaux

Bel hymne à la vie, à la marche que cette "Langue des oiseaux" que la poète a perdue, devenant à quatre ans sourde.

Tout ce livre, un récit vraiment poétique, tente de circonscrire la douleur que fut cette surdité soudaine. Et le livre est aussi une belle résilience - reconstruction intime au bord des sons disparus, à l'écoute cependant de toutes les beautés du monde.

Dans une langue douce, sereine, mais qui n'isole pas les âpretés, la poète relate, réfléchit, accorde ses mots aux expériences négatives et positives de sa vie. Attribuant à la "marche", un pouvoir de réparation du réel (dans le sens anthropologique que lui offre l'essayiste Pierre Sansot), le livre dispense une vraie joie à se (re)connaître en dépit de la surdité, en dépit des affres, en dépit de tout ce qui fut perdu.

Dans un style qui donne tout son or à la description de la nature, des saisons, la poète consigne un travail de sape : elle rejoint ainsi la petite de quatre ans qui "entendait" tout; elle peut de nouveau lui tendre la main et renouer passé/présent, grâce à l'inouïe beauté des mots et des poèmes.

"Marcher, c'est ouvrir quelque chose à l'intérieur de soi", dit-elle si justement. C'est aussi initier le lecteur à autre chose, comme découvrir un nouveau pays.

Par l'expérience intime, la ferme, son chat Osiris, sa vie dans la nature, Valérie Canat de Chizy porte attention aux "manifestations du renouveau".

Valérie CANAT DE CHIZY, La langue des oiseaux, éd. Henry, coll. La main aux poètes, 2023, 48 p., 10 euros. Vignette de couverture d'Isabelle CLEMENT.

Son livre assure que la littérature est aussi un domaine du partage, celui des émotions essentielles.

Sans pathos, avec cette mise à distance indispensable, le livre nous enjoint à être proche de notre expérience, de notre vie.

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Au démêloir des heures

Infatigable poète, amoureux du Verbe porteur de sens et de vie, Claude Luezior ne cesse de questionner le réel, ses ténèbres, angoisses, captivités, tyrannies, mais aussi les rêves, leurs étranges visions, pour transgresser le réel, aller au-delà de la raison, s’enfouir dans l’imaginaire,  plonger dans des territoires étranges.

Il est en quête de mots et d’images à même de transcrire l’indicible, le magma intérieur, le tourbillon  de sensations qui ouvrent vers un nouveau monde que le poète saisit suivant la voie des surréalistes : « on vogue  au-delà des rêves transitoires » pour « faire grâce à cet autre moi de tous les impossibles », pour découvrir que « ce monde est aussi prodigue en dons » (Alain Breton).

À travers les ténèbres, errances et les folies de la vie, Claude Luezior va vers la lumière et la jubilation de la vie retrouvées après avoir traversé sa nuit, ses cauchemars, aux prises avec la souffrance, en marge de la folie, dans un merveilleux élan de survivre :

Fureur au démêloir du jour : convoquer l’insolence, survivre dans le sillon fertile de l’imaginaire. Ivresse au matin de la lumière.  (Liminaire)

Claude Luezior, Au démêloir des heures, Librairie-Galerie Racine, Paris, 2023, 93 pages, 15 euros.

Il se lance avec ferveur à la quête de l’indicible, dans le réel, l’onirique et l’imaginaire dans un élan  libérateur de toutes contraintes et créateur de visions poétiques, s’interrogeant aussi sur la poésie et la condition du poète :

 

La poésie est-elle oracle ou plain-chant de grands-prêtres, druides ou chamans

Leur parole cryptée, si vulnérable, serait-elle délivrance d’un état second que nous portons tous en nous ? 

 Porteurs d’inachevé, en rupture avec leurs semblables, les poètes sont-ils ces êtres  désignés  qui tentent désespérément  de traduire une langue rescapée du banissement et que nous aurions hérité  d’un inconscient originel ? 

La mouvance du poète est-elle de mettre des mots sur l’indicible, de tailler avec le burin de son verbe le magma en jachère

 

L’esprit raisonneur du poète se mêle à sa sensibilité poétique qui rayonne dans une expression poétique condensée, mais riche de sens et d’images. L’esprit d’harmonie règne dans la structuration du recueil : Liminaire, une réflexion qui éclaire la démarche du poète, ouvre le livre ; les poèmes sont groupés en séquences et précédés d’une réflexion. Ainsi, les images poétiques coulent telle l’eau de la rivière pour rendre compte  de ce que l’on ne peut pas démêler dans l’alliage de la vie et de la mort, de la raison et de la déraison, du visible et de l’invisible des choses.

Le poète semble avoir découvert un autre sens de la vie : aller vers sa lumière, sa beauté, « se gorger d’effervescences. Vivre »,  dans un élan jubilatoire qui transgresse ses noirceurs, ses saccages et ses morsures, se nourrir  de tous les instants de grâce de la vie qui font vibrer le cœur et les imprimer dans le tissu de ses poèmes.

C’est le triomphe de la lumière, sa danse, que le poète célèbre dans ce nouveau recueil, la retrouvaille du goût de la vie dans tout ce qu’elle peut offrir au-delà des déceptions, désillusions, drames et horreurs provoqués par la déraison et la folie des gens. Il faut réapprendre à goûter l’aube et non pas le crépuscule, s’ouvrir  au miracle de la nature et de l’amour, se libérer des « résilles de ladéraison » et faire place « aux rires de l’aube », reconquérir son souffle, sa lumière, sa beauté, son innocence,  laisser vibrer l’âme, remplir les mots du souffle de l’espoir, goûter sa saveur telle une pulpe rare :

 

doutes et conquêtes

ont capitulé

par usure des sabres

et s’écroulent

en ruines

 

espoirs et désirs

et leurs sœurs jumelles

se busculent dans ma rétine

 

c’est un jour de sucre

de pulpe rare et de blés

manne pour fiançailles

où jubilent

des persiennes ouvertes  (Pulpe)

 

Il suffit de « scander le malheur », nous dit le poète, il faut accueillir la lumière de la vie et s’en réjouir :

 

pour voir

au-delà

des somnolences

et de la gangue

…………………..

l’arc-en-ciel

qui se chamaille

avec l’ondée

…………………

la couleur

qui pulvérise

ses espoirs

 

les petits riens

qui butinent

leur amour

 

pour voir

ce qu’ils disent

au-delà

des indifférences

 

que l’on accueille

l’indispensable

 

que l’on aiguise

la lumière .

 

Il faut aimer la vie, malgré tout, redécouvrir l’émerveillement, ranimer en soi :

 

la part tarie

de l’accueil

se concentre

l’ivresse

des retrouvailles.    

 

Claude Luezior nous offre un beau livre, avec une belle image de couverture : un corps féminin, dans son rayonnement mystérieux, symbole de la poésie.

Présentation de l’auteur