Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire

Marc Alyn rêvait jeune « d’une poésie verticale, toujours en marche ». Son vœu est exaucé. Qui mieux que les forêts peut rendre compte des « ressources infinies du Temps » ? Surtout lorsque, « domaniales », leur titre de propriété appartient à tout le monde ?

Comme le suggèrent le titre du livre et ses trois mouvements : « Forêts voyageuses », « Avant-postes de la mémoire » et « Marcheur des aubes violettes », il s’agit pour le poète de vivre le temps sous toutes ses dimensions, dont celle de l’espace, la mémoire étant perçue conjointement comme une marche dans le Temps et comme une vastitude à explorer, verticales et horizontales d’un même arbre.

Les forêts nous ressemblent, aussi voyageuses que nous. Les arbres « marchent » « en route vers les confins ». Ce compagnonnage dynamique a valeur d’interrogation sur ce que nous faisons au temps et sur ce qu’il fait de nous. Le traverse-t-on comme une forêt ou se laisse-t-on traverser par lui ? Que nous laisse-t-il et que lui laissons-nous ?

L’arbre, décrit comme un « inlassable pérégrin » porteur de « l’écriture initiale », est l’intercesseur qui conduit le « rêveur des sous-bois » à « la porte du temps ». Grâce à lui, le poète partage l’expérience physique et métaphysique de la « Durée » tout en vivant la forêt comme une géographie mentale, une « demeure onirique ». Les forêts, l’arbre, « orphique labyrinthe », assurent le passage vers d’autres espaces, ceux de « l’Image », de la pleine vision qui ramène à la vie, tel un phénix « monarque des braises ». Cette métaphore revient à plusieurs reprises dans le recueil, symbole du désir ardent. L’oiseau de feu, pour peu que sa flamme soit pure et non incendiaire à l’instar du vaniteux Érostrate destructeur du temple d’Artémis, offre une « seconde enfance », dans une sorte de résurrection permanente où se retrouvent paysages et êtres familiers.

Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire, La rumeur libre, mai 2023, 136 pages, 17 euros.

Le poète, au contact des forêts, redevient l’enfant qu’il était, avide de mystère, émerveillé par le « cœur fertile de la rose ».  « Je suis arbre », écrit-il. C’est donc un retour aux origines, les siennes, mais aussi à celles, immémoriales, du monde qu’il nous donne à vivre. Les « siècles effarés » se mêlent aux paysages aimés, vignes et oliviers, ceux des Crémats, non loin d’Uzès où vécut longtemps Marc Alyn. (Le lecteur averti de sa vie et de son œuvre reconnaîtra aisément les lieux et événements évoqués.) Et c’est au tour du poète de s’interroger sur son propre temps sous l’écorce.

Le poète est un être toujours « entre deux éveils ». « Entaille irrécusable », il est biface sur son « entre-seuil », tel le dieu Janus, appartenant à deux temps, deux lieux, cet « outre-ciel » commun à tous. Canopées entrelacées, le présent peut se conjuguer au passé et la mémoire aux « battements ressuscités du cœur cosmique ». Car, au fil de la marche, le temps, présent, passé, nomadise au cœur des « branches inextricables des réminiscences » : âges, pays, paysages, expériences fondatrices, mirages, incandescences, illuminations, quête d’absolu, alphabets, signes, écriture… associés dans une sorte d’« incipit de l’éternité ». Le futur est convoqué lui aussi, comme interrogé à rebours par le « passeur des songes à venir », car tout s’inverse sur les chemins de la Mémoire, dans une remontée à la source. Le temps et l’espace se tricotent dans tous les sens : avant/après, haut/bas, dessus/dessous, ici/ailleurs, visible/invisible, la conscience poétique voyage à sa guise « par la fenêtre du rapide ».

On retrouve dans ces 96 poèmes ce qui fait la singularité de l’écriture de Marc Alyn. Déjà on dénombre dans les trois sections 30, 36 et 30 poèmes. Le lecteur pourra s’amuser à interpréter ces nombres selon la symbolique qui lui convient, la lecture étant magie elle aussi. La pensée ésotérique, chère à l’auteur, « bête et ange à la fois », est très présente car le « soleil alchimiste » garde ses entrées dans la « Chambre verte des voyances ». Le mot « prophéties », si on y songe, ne contient-il pas le mot « poésie » ?

Si les poèmes s’offrent sur la page de façon verticale et aérée, chacun, à l’image d’un arbre, brille avec densité et éclat. L’écriture, précieuse et diamantée, est sculptée avec précision. « Affranchi(e) du carcan des lexiques », elle possède ses luxuriances et ses ruptures de ton, ses écarts d’humour : « les morts bruts/de décoffrage/ne savaient sur quel pied danser ». Elle s’amuse à détourner les mots : « pèlerin aux pieds nus/s’acheminant vers le temple d’Encore», à associer le dissemblable : « Le Temps casseur d’assiettes / et de tours de Babel ». La liberté est grande entre la flamboyance des « vocables irradiés » à même la forge et les espiègleries de l’autodérision. L’enfantine fantaisie miroite, soleilleuse, entre les feuilles.

Le poète, qui est un érudit, allie dans ses vers les mythologies égyptienne, celtique, gréco-romaine, judaïque, chrétienne jusqu’au tarot divinatoire, tant tout fait sens dans la « chambre de l’imaginaire », du signe cabalistique dûment codifié au bec de l’oiseau frappant au carreau. Renaissant chaque fois à lui-même, ce « Veilleur / du Temps circulaire » voyage dans toutes les cosmogonies, depuis la Terre jusqu’aux lointaines galaxies, accordé à la grande roue de l’Univers. On s’avance avec lui dans la forêt des symboles, des légendes, des époques, le regard à hauteur de ramures, d’horizons et d’astres. Nombreux sont ses « mots de passe ». Nombreux ses entrelacs de sens, tours et détours, qui se donnent ou se dérobent au fur et à mesure qu’on pérégrine avec lui.

« À pas de racines et d’aubiers », c’est toute l’histoire humaine qui se met en marche en cercles concentriques sous les semelles du poète, le cœur des arbres rejoignant à des années-lumière, comme dans une sorte de dendrochronologie cosmique, les « vents stellaires », et les « collisions astrales ».

La poésie de Marc Alyn est une poésie de haut lignage à souffle d’épopée (on remarquera l’emploi fréquent de majuscules). Elle s’efforce depuis ses débuts « de soigner le temps par l’espace » afin de « se rencontrer ailleurs sous d’autres traits, faute de réussir à se perdre » (Revue Phœnix n° 1, janvier 2011).

Et c’est assez, pour le poète, d’entrer dans la Mémoire des forêts.

∗∗∗

Extrait 

Ai-je vraiment vécu
ou fus-je une fumée
entre les doigts du scribe,
cendre et semence
dans le vent ?

Sans cesse
obstinément
j’ai fait choix du non-être
pour m’approprier
le chant d’un merle de passage
ou d’un rai de soleil.

Aussi préférais-je me tenir immobile
dans la Mansarde natale de la Mémoire
où un poste à galène
m’informait du changement d’adresse
de Dieu.

(Page 84, in Avant-postes de la mémoire)

Présentation de l’auteur




Colette Wittorski, Ephéméride

Elle vit aujourd’hui en Ephad dans le Centre-Bretagne et publie un recueil sous le titre Ephéméride. Colette Wittorski (96 ans) parle de son grand âge, de tout ce qui l’anime ou l’agite, en une série de poèmes courts écrits au cours des trois dernières années.

Dans un précédent livre, L’immensité des liens (L’Harmattan, 2020) Colette Wittorski parlait déjà du « couteau des heures » qui « accomplit son office ». Mais, en dépit de tout, elle persistait à habiter la vie intensément (« Si bref est l’instant, hâte-toi ») et pouvait même affirmer que « décliner n’est pas mourir ».  Trois ans après, on retrouve cette tonalité dans les mots d’une « vieille femme qui ne veut pas mourir » et se dit, pourtant, « réduite à l’inventaire de l’instant ». Lucide de bout en bout, elle fait aussi ce terrible aveu : « Je suis une plante en pot/restreinte/j’ai besoin d’être arrosée ». Mais avec un brin de malice, elle ajoute : « Je choisis mes jardiniers ». On saluera cette lucidité et cette capacité de prise de distance avec l’état de vieillesse qui est le sien.

Colette Wittorski n’est pas dupe. Il y a « la grande paix des bruits » qu’elle n’entend plus et cette solitude qui fait d’elle une « guetteuse de riens ». Evoquant son « âme encapuchonnée » et « le bois vermoulu » de sa mémoire, elle nous offre, dans le grand âge, des petites pépites poétiques arrachées à la chair de sa vie, tout en continuant à entretenir une profonde complicité avec la nature. Elle salue le vieil arbre qui lui offre ses pommes et la voilà « penchée pour les ramasser ».D’autres arbres, entrevus sur le talus, elle en parle ailleurs comme des « danseurs bien accordés » qui « se tiennent par les branches ».

Au cœur de ce « bord à bord mouvant », dans cette  vieillesse qu’elle assume, demeure, indestructible, le sentiment fugitif d’exister encore, malgré tout, pleinement. « Du silence et de la solitude/parfois surgit la joie// une source entre deux pierres/dont soudain j’entends la voix ». Sa capacité d’émerveillement demeure intacte. « Splendeur !/ la lande est tachée par le sang des bruyères/criant leur déchirure ».

Colette Wittorski,  Ephéméride, L’Harmattan, 78 pages, 12 euros.

Quand à l’au-delà, elle pose la question du droit d’accès. « Serons-nous dans l’autre monde/des émigrés de la terre/dont les anges et les déjà morts se méfient/comme nous le faisons avec ceux d’ici ». Et, la lisant, l’on pense aux mots de de Léo Ferré : « Poète, vos papiers ! ».

Présentation de l’auteur




Mérédith Le Dez, Alouette

Combien d’alouettes faut-il pour alléger ses fantômes et renouer avec la vie ? Le sang d’une seule peut-il suffire « dans la gorge du matin » ? C’est à un long chemin contre la perte, contre la peur, auquel nous assistons dans ce recueil d’inspiration autobiographique, organisé en 24 chants précédés d’un préambule, une longue traversée des saisons sur un vol d’alouette, hautement chahutée par la vie, jusqu’à en mourir.

 J’ai marché si longtemps / J’ai marché dans mon oubli.

 

Ainsi s’ouvre le recueil sur une sentence prophétique attribuée à un vagabond de passage « aux yeux sarrazins » en route pour un lointain « finistère » (la Bretagne est partout présente dans le recueil jusque dans l’homonymie avec la fleur de blé noir). Et c’est la même errance sans réponse que connaît la narratrice sur « la nuit sans clé ». La poésie elle-même perd toute figure entre « miz du » et « miz kerzu », les mois noirs de la langue bretonne.

Miraculeuse alouette. Il suffit un jour de redire le mantra pour que les choses s’accomplissent, que la saison redonne une clé de « joie neuve », « je pouvais marcher /et je marchais encore / je marchais / dans mon oubli ». La poète n’est plus seule sur la route : avec elle chemine un être aimé des abeilles et des pieds d’alouette. Mais bientôt la fameuse phrase sert d’obole à celui qui s’en va « en barque sur le fleuve ».

Mérédith Le Dez, Alouette, Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, février 2023. Bourse Gina Chenouard de création de poésie de la SGDL 2022.

S’ensuit au fil des années une série d’épreuves alternant destruction et résurrection. Le paysage a beau changer, ce sont les mêmes soubresauts, les mêmes ressacs. Pauvre alouette à qui rien n’est épargné mais qui revient, toujours, légère et tenace. Car, si fragile soit-elle, elle sait se faire phénix « sur la page blanche / d’un poème retrouvé ». Et la vie recommence, la mer rebrasse les mondes dans « la joie jubilante / de l’oiseau merveille ». Jusqu’à ce que. Alors résonne à nouveau la fameuse phrase : il faut continuer de marcher dans son oubli, « dévoré d’ombre et de clarté » et, qui sait, renaître au chant revenu.

La langue tenue et sensible de Mérédith Le Dez, sculptée, architecturée, avec ses subtils reliefs lexicaux et grammaticaux, ses échos entre les mots, ses discrètes références littéraires, ses reprises, ses images fortes entre terre et mer, sait tresser la longue corde des saisons et des âges : souvenirs, douleurs, joies, désirs, perte, déréliction, résurrection. L’alouette, chaque fois, accompagne la route, son chant devenu force de vie, envers et contre tout. On remarquera dès le début du poème la récurrence de termes liés au cheval comme si la vie était toujours en retard d’un galop sur le vol de l’oiseau.

On referme le livre, bousculé par les heurts, les drames, les obstacles, avec la volonté dans les jambes d’aller nous aussi « à travers le monde », une alouette au cœur, à jamais irrésolue.

Chante, belle alouette, autant que tu peux. À toi seule tu rééquilibres le monde.

Extraits :

 

XVII

L'air était de sel
le temps était de sable
le ciel était chemise
battant pavillon blanc

Alouette
une voix montait
algue nouée
d'entre les coquillages
frayant inexorable
sa pure traversée

Une voix
comme un arbre
constellé de lichen
rayonne dans l'ombre
après la mort

Et racine prenait
inscrite par les veines
dans le corps agrandi
l'allure des lianes
obscures

des brunes lianes
rêvant toujours sous la mer
aux forêts pétrifiées.

XXIV (dernier fragment)

Il faut aller

alouette cornaquée

par l’invisible.

Présentation de l’auteur




Catherine Pont-Humbert, Noir printemps

Rester présent aux pulsations du monde, vivre un corps à corps fébrile avec chaque instant, l’accueillir dans la subtilité de toutes ses nuances… Car chacun de nous appartient à cette vie, avec sa place, si éphémère soit-elle. Et donc il ne faut rien perdre, pas une seule des notes qu’elle nous donne à entendre. Dans Les lits du monde et Légère est la vie parfois, Catherine Pont-Humbert emportait déjà ses lecteurs dans une exploration de l’intime, avec les frôlements et les ravissements que procure tout ce qui se tisse d’heure en heure, où que nous soyons, pour peu que nous y prêtions attention.

La poète poursuit avec Noir printemps une quête menée sur un fil tout en acuité, où elle cherche à saisir l’en-deçà de nos pas.  Château de signes /Assiégé de fissures / Le monde est vieux, écrit-elle, dans un regard qui embrasse ce qui nous a précédés. S’ouvrir à ce qui vient n’est pas simple abandon, mais plutôt un chemin recommencé dans la conscience de ce qui se franchit d’un être à un autre, d’une mémoire à une autre. Bras noués / Dos percé de mille flèches / Front barré / Pieds minés de crevasses

Si le monde est entassement de quêtes, d’espoirs et de blessures, il est d’abord le lieu que nous habitons ici et maintenant, en tant qu’êtres humains. Et c’est à l’intérieur de cet espace que la poète rejoint l’émotion de ce qui vit et palpite en chacun de nous. Sans épuiser cette fragilité qui nous fait / Nous avançons sur le fil commun de nos échanges Alléger le poids du monde et demeurer conscient de notre vulnérabilité préserve un émerveillement, dont l’expérience première remonte à l’enfance. Nous en gardons la mémoire, en même temps que l’aptitude à l’éprouver de nouveau, même si nous tendons souvent à l’oublier. La poète nous rappelle que nous sommes les danseurs du ballet d’un royaume millénaire.  Notre refus d’en quitter la scène est aussi notre force, celle de tous ces désirs qui persistent en nous, êtres minuscules / Avides, têtus, violents / Installés dans leur souffrance Choisir de désirer, de garder intacte la capacité d’attendre et de recommencer sans faiblir est constitutif de notre humanité. 

Catherine Pont-Humbert, Noir printemps, La rumeur libre, collection Plupart du temps, 2023, 64 pages, 14 €.

C’est dans ces profondeurs que nous puisons l’énergie de continuer, autant que d’éprouver aussi de la joie. Guetter les émois, les tremblements / Invincibles et lointains / Goûter les mots un à un / Les mâcher en silence, écrasés sous la langue / Matin et soir / Soir et matin Bien que nous soyons de minuscules humains, notre entêtement à vivre, la confiance placée dans un sablier du temps qui est dilué d’or peuvent nous sauver.

La poète nous rappelle à tous ces petits riens, grains de sable où mirer l’immensité, où balayer la somme des échecs et des déceptions pour apercevoir plus loin devant la beauté et tenter un bref instant de déchiffrer l’opacité qui enveloppe notre présence.

Un très beau recueil qui nous touche en plein cœur.

Présentation de l’auteur




Max Alhau, Entretenir le feu

Le titre du dernier recueil de Max Alhau résume à lui seul toute la démarche de ce poète au long cours et qui n’a jamais cessé, de livre en livre, d’entretenir effectivement son feu intérieur. Il nous le partage encore ici même, dans un élan de générosité qui ne se dément pas et demeure reconnaissable entre tous. Et c’est bien la marque d’un grand poète que de délivrer une musique qui, aussi discrète soit-elle, n’en est pas moins le meilleur guide pour réenchanter un lecteur trop souvent contraint aux fadeurs de l’horizon éditorial du moment.

On l’aura compris, l’époque manque de souffle, de fond. Pas l’auteur du présent livre, à l’écart du tumulte mais étonnamment présent au monde :

À l’intérieur de soi
on demeure à l’affut
d’images froissées,
de saisons en marge
ou même oubliées.

On est ainsi spectateur
de l’invisible, attentif
à ces riens que l’on frôle
sans le savoir.

Max Alhau, Entretenir le feu, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 104 p, 17€.

Cette attention portée, ce goût de l’intériorité sont les chemins les plus courts vers la poésie sans retour de Max Alhau. Les précédents recueils nous ont rendus familiers de cette quête permanente du silence et de la mémoire. Il semble qu’on écrive toujours le même livre. Certes. Surtout lorsqu’on est allé droit à l’essentiel et que plus rien n’est nécessaire à part s’approcher toujours et encore de ce centre, de cet axe du monde, à travers le paysage, le quotidien et l’absence. Cette dernière reste d’ailleurs comme à l’accoutumée la ligne de force du recueil. Elle sous-tend l’ossature des poèmes en vers ou en prose comme en filigrane. La poésie, c’est vivre en marge du silence, pour reprendre le titre de la seconde section du livre. Thème et variations, donc. Max Alhau prend le parti de faire évoluer son verbe dans une sorte d’atonalité pleine de détours, au rythme d’une marche toujours plus intérieure et sans illusions :

Sur une terre abandonnée on trouvera un jour asile. Les saisons, les jours n’auront
plus cours.
On dira que les mots ont été déportés vers un ailleurs imprévisible.
Ce sera sous couvert de l’imaginaire que l’on se mettra en route pour un destin sans
conséquence.

 

Le présent et rien d’autre. Moissonner les instants. Ni pour le meilleur ni pour le pire, mais pour l’éphémère, qui est sans doute la seule éternité qui vaille :

Nous attendons à l’écart, à proximité de l’infini ou de l’éternité dont nous doutons parfaitement.

Pas davantage d’espoir en une quelconque issue à notre condition humaine :

Tu explores chaque jour ce labyrinthe dont nulle Ariane ne viendra te délivrer.

Mais néanmoins une sorte d’espérance diffuse, chevillée au cœur et à l’âme du poète comme en tout homme :

La lumière que tu attends n’est pas encore apparue.

La lumière du verbe, elle, si. Elle nous laisse à l’envi de quoi entretenir le feu, dans un instant sans limites et qui n’est autre que la vie elle-même.

Présentation de l’auteur




Yves Boudier, En vie/intra-foras

Sur une page, trois poèmes en quinconce se parlent. Trois poèmes ou bien est-ce le même ? Un poème sur chaque page ou bien le même, tout au long du recueil ? La question à la fois se pose et ne se pose pas. Tout dépend du besoin qu'on a du signifiant. Tout dépend de sa propre respiration. En poussant le découpage — ou le découpement  — plus loin encore, le lecteur peut s'arrêter aux strophes de deux, trois ou cinq lignes.

Dolente sanguine
le ruban
délie

                                           un filament
                                           qu'une main
                                           jumèle

                                          à l'avalée
                                         du cœur

soupir
se ferme hors la bouche
qui enclôt
le vagir

blason de nuit
Cypris
perle

Yves Boudier, En vie/intra-foras, illustrations de Léa Guernchounow, Les Éditions du Paquebot, 2023.

Quel que soit le mode de lecture, "on y trouve son compte" : l'expression n'est pas déplacée puisque si, personnellement je ne sais pas ce qu'est la poésie, je sais ce que signifie le mot "poème". Le poème, c'est le rythme, le souffle. Dans la composition, pauses, déplacements et retenues sont essentiels. En vie (intra-foras) célèbre l'amour, la force de création, la mort et, donc, la poésie elle-même. Yve Boudier, avec son sens de la musique, évoque le silence, l'absence et la vibration. Entre plaisirs de la chair, rituels intimes, voyages, visions ou éclats de lumière, il approfondit ces minuscules instants à gober avant qu'il ne soit trop tard. Les illustrations presque minérales, la magnifique mise en page et le grain du papier jouent en contrepoint à cette sensualité latente, amplifiant l'impression du lecteur de se trouver en suspens. Par la pudeur de l'écriture et l'art de la mise en scène, ce recueil peut-être considéré comme une sorte de manifeste de la poésie contemporaine.

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, En bleu adorable

Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant notamment avec insistance Hölderlin, Chateaubriand, Rimbaud, Lautréamont, Breton, Claudel, Heidegger, Pleynet, Minière, Sollers, Debord ?

C'est recentrer pour l'auteur et le lecteur la question sur la traversée singulière de ces écritures. Dans le trait et le retrait d'une vie qui est venue trouver refuge en Bretagne. Qui permet au poète de passer au crible l'actualité avec la bonne distance et qui mesure l’étendue de la perte. De la perte de sens, de la pensée, de la littérature. À revers du ressentiment, Pascal Boulanger choisit le présent. La poésie est cette activité qui permet de penser ensemble les enjeux du présent. Pascal Boulanger y chemine de sentier en chemin de traverse. Et s’il fustige certains poètes, s’est pour mieux préciser ce qu’il entend défendre : sa propre traversée. Car c'est à travers elle que se dessine pour Pascal Boulanger un horizon dans l’ouvert de l’aujourd’hui. Être d’accord avec soi-même signifie être d’accord avec ses influences et en assumer les contradictions nécessaires. C'est aussi s’en amuser, car la littérature permet le jeu, la raillerie, l’ironie. C'est revenir sans cesse sur des expériences de vies et de lectures. Pascal Boulanger est depuis toujours un lecteur de Paradis de Sollers qu'il place non pas en marge d'une écriture d'avant-garde, mais au centre d'une écriture poétique. À l'instar de Joyce et de Sollers, Pascal Boulanger s'accorde à parler d'épiphanie. D'épiphanie dans la vie et l'écriture. Dans la poésie et l'existence. Car la poésie n'est pas dénuée d'existence et l'existence de poésie. Pour le poète Pascal Boulanger : « La poésie comme épiphanie et comme abîme se donne immédiatement. » Comme il aime à le rappeler : « L’épiphanie surgit, sans pourquoi, sans commerce, s’engouffre dans l’horloge des fleurs, avant que le chaos des émotions et des émeutes ne retourne à l’ordre, avant que des empreintes ne soient figées dans l’ambre de l’histoire. » C'est bien la pensée du poétique qui fonde l’écriture. Un poète sans penser cette dépense n’écrit pas. Il se répète. Il répète la littérature. Un poncif. Au contraire de la traversée, de la pensée et de l'écrire.

Pascal Boulanger, En bleu adorable, Carnets 2019-2022, Editions Tinbad, 85 p., 15 €.

 

 

D'en faire l’écho un présent. Le titre de ses Carnets porte le titre d'un poème exhumé de l'histoire et traduit par André du Bouchet : En bleu adorable. « Habiter poétiquement le monde (et non pas économiquement) écrit Boulanger, consiste à guetter n’importe quel motif qui surgit en bleu adorable. La folle sagesse d’Hölderlin a été de tenir à distance le monde afin de l’approcher au plus près. » On y reconnait bien ce qui fait la spécificité de l'écriture de Boulanger : « Être là, dans l’échec et la question, dans la beauté qui ne fait pas question, marcheur qui pense en marchant et parle dans un saisissement qui le dessaisit. » Ce qui donne à la phrase de Pascal Boulanger sa tension et sa densité. Jamais loin de Hölderlin, jamais loin de Rimbaud. De toute la littérature en mouvement dans l'écriture : « Vivre comme un dieu, ignorant l’heure qui sonne, voyant tout dans un éclair. Je savoure moi aussi des joies profondes à errer à travers champs, j’ai assez de ce qui m’entoure pour assouvir mon appétit de merveilleux et je m’approche, sans crainte, des villes splendides. J’avance oublieux dans la lumière des ruines et c’est au bas des falaises taillées à pic, le désert soudain déployé à perte de vue. » Puisse ce saisissement dans ce dessaisissement continuer.


Présentation de l’auteur




Cécile Guivarch, Sa mémoire m’aime

Le livre, de totale empathie, eût pu s’intituler « Le livre de ma mère » car ici respire l’hommage d’une fille à sa mère, dont l’attachement précieux a subi, en fin de parcours, le travail sournois d’Alzheimer.




En petites proses toutes gonflées d’une émotion retenue, non feinte, le livre s’écoule des rives de l’enfance aux bords de la vieillesse de la mère, partie en 2021.

Avec la mère, c’est l’Espagne quittée – la Galice, ce sont les fleurs que la mère aimait tant (elle avait le jardin le plus fleuri du village). Ce sont les ancêtres car une fois de plus Cécile parle des siens, avant c’était son « abuelo », sa grand-mère, ses parents émigrés. Ce tissage familial donne aux textes leur pesant d’authentique ferveur.

On plonge dans toutes ces années où fille et mère se sont tenu la main – geste depuis l’enfance. Et dire, redire cet attachement de toujours avec les mots de la dérive, des fins de parcours terribles, et Cécile d’évoquer le temps où les syllabes se mélangeront, où les prénoms seront oubliés.

« J’écris ma mère » : elle écrit sa mémoire vive, sa mémoire déclinante, son jardin, ses fleurs, sa langue (elle a appris le français), son travail (« toute sa vie les mains dans l’eau »). Que de vive émotion à lire ces textes, qui s’adressent à toutes les mères.

Guivarch, une fois de plus, nous donne une leçon de vie, dans une prose poétique, avec ses mouvements courts, ses phrases haletantes, le souffle d’une vie liée aux autres – à l’aune de ce que fut sa mère pour les autres.








Cécile GUIVARCH, Sa mémoire m’aime, Les Carnets du Dessert de Lune, 2023, 92 p. ; 15 euros. Illustrations de Pascale Marbot.

Présentation de l’auteur




Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant

La première fois que j’ai vu et entendu Claude Favre dire sa poésie, c’était pendant le festival des Voix Vives à Lodève, dans les locaux de l’association 22 montée des poètes, là où se déroulait ce qui faisait figure de festival off, et ce, plusieurs années de suite. À chaque fois j’avais l’impression d’un tremblement de terre sous mes pieds, d’un uppercut dans la poitrine. Quelque chose dans la marge du paysage poétique institutionnel débordait, et réclamait une juste place.

Rappelons quelques titres de la bibliographie de Claude Favre, titres frappants qui disent bien l’endroit d’où elle parle, qui expriment la force et la fragilité (regardées comme dérisoires sans doute par certain-e-s) de l’entreprise commencée par Claude Favre il y a déjà des années :

  • Nos langues pour des prunes, Éditions 22 (montée) des poètes, 2006
  • L'Atelier du pneu, éditions 22 (montée des poètes), 2007
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013
  • Vrac conversationsÉditions de l'Attente, 2013
  • R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014
  • Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, septembre 2016,Les Presses du réel, Al Dante, collection Pli, 2018
  • Sur l'échelle danser, Série discrète, 2021

Considérée comme la Janis Joplin de la poésie francophone (Sabine Huynh, diacritik), Claude Favre s’ouvre un chemin de poésie radical, sans compromis. La ponctuation est le plus souvent rare, l’écriture essayant de suivre le rythme, parfois endiablé, de l’indignation, d’où la disparition de certains éléments de la phrase. D’où la répétition de mots sur lesquels sa pensée bute pour les pulvériser, sur lesquels notre imagination se déchire. Une langue qui reflète les violences commises par les humains et qu’endure l’ensemble du vivant sur notre planète.

Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terres - les étranges aventures quérant</em>, éditions Lanskine 2022, 86 pages, 14 euros.

Le livre s’ouvre sur quelques précisions concernant ce que Chrétien de Troyes nomment ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des chevaliers aux nobles principes. Puis vient une citation de Malcom Lowry tiré de Au-dessous du volcan : « Je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre ». La quête se fera donc dans une certaine obscurité, ou bien invisibilité, souterraine, dans les marges, quête voulue, cherchée ou imposée, et nous découvrirons au cours de la lecture quelles en sont les modalités : colonialisme, impérialisme, politiques libérales capitalistes (considérant les pauvres comme défaillants, non méritants), ou encore dictatures, charia islamique et conflits religieux,  ….

Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous perdions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopolitique, larvée, armée, nucléaire, chirurgicale etc. …À force de violence, de racisme, de sexisme, de génocides, de déportations, de cruauté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, démuni, ne sachant plus comment raconter, témoigner, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« histoire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du profit, s’emballent. Cet emballement broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son passage : « sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou.»

« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour conserver un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne conscience », mieux vaut se faire aveugle, sourd et muet, mieux vaut ignorer ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion mainstream. Mais en suggérant de ne pas imaginer tout en inventoriant les misères endurées par les plus faibles, les plus pauvres, les plus démunis partis en quête de liberté, elle nous force justement à imaginer ! Et une fois faites les élucubrations, notre mission serait de dire, parler, dénoncer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressemblent à « Loin de c’est loin »), aux différents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laisser pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qualificatif qui sous-tend des qualités de bonté, d’empathie, de compréhension.

« Te souviens-tu » continue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et populaire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siècles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ainsi qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence féminisé on entend la dignité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syriaque, arménien, berbère, égyptien, géorgien, et toutes apportent leur beauté, leur richesse car véhiculant une autre compréhension du monde.

Dans ce recueil Claude Favre se montre parfois aphoristique, elle édicte des théorèmes, rédige des maximes :

« Donner un nom calme les craintes. »

« Qui possède une langue ne se perd pas. »

« Qui possède une langue n’a pas besoin de frontières. »

« Les histoires vraies sont les scories des mythes. »

« À l’envers, signifie aussi à l’égard de. »

« Javert, né au fond d’une prison haïssait la bohême. »

« Donner un nom est un champ de fouille. »

Parfois elle donne des définitions : 

  • Frontières : «  ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
  • Héros : « l’homme qui donne la mort.»
  • Le chagrin à 15 ans : « un litre de mauvais whisky »

Au détour des errances on rencontre Ossip et Nadejda Mandelstam dans les plaines de Voronèj, mais aussi les silhouettes de François Villon, de Charlie Parker, de Chaplin, de Chris Marker, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous comprenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spontanéité heureuse de qui aime vivre, désinhibé, libre. 

Bien souvent les chapitres commencent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La succession de ces verbes donne une suite d’injonctions incohérentes, contradictoires, et cela rend bien l’état d’insecte désorienté dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sensation d’être enfermés derrière une vitre, cherchant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassemble ces verbes, puis tire comme une première conclusion : 

Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.
Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger. 

ET : « Que deviennent les mots jamais pensés. Jamais entendus » Dans ces deux interrogations résident les questions essentielles. Celles qui peuvent mener à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéologie s’adressent tout simplement à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à comprendre que sur cette planète terre, tout le vivant est interdépendant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désormais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensemble.  Que cette réinvention risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siècle, et qui sait au cours des suivants : « On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa la géographie, par d’étranges rêves de traversées [..] Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. »

Comme Claude Favre, au bout de cette lecture vous conviendrez que : « Les questions glissent des cadavres ». Et c’est la raison pour laquelle il faut continuer d’en poser, pour ne pas oublier, pour rendre hommage aux morts. Pour rendre leur humanité aux errants, aux dépossédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à prendre notre courage à deux mains, à prendre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.

Présentation de l’auteur




Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante

Deux univers cohabitent dans ce livre, celui des dessins de Mélissa Fries, et celui des poèmes de Patricia Cottron-Daubigné. La poète écrit à partir des oeuvres de l’artiste, pour dire l’enfermement, les gangues qui se défont.

Ce sont des dessins-collages qui “délivrent le savoir des nuits pierreuses”. Ainsi ces femmes à tête de chouette ou de hibou, aux grands yeux jaunes, enveloppées dans des vêtements amples, sombres et épais, semblent enfermées dans un carcan. Leur nature primitive, sauvage, veille, pourtant, et ne demande qu’à être révélée. Elles sont, au fond d’elles-mêmes, de “buissonnantes sorcières”, au fond d’elles-mêmes, des processus mystérieux se trament, dans un amalgame de noeuds et d’entrailles enchevêtrées. Tout cela macère, fermente.

La femme dont il est question dans ce recueil doit trouver “l’audace de défaire les gangues”, révéler sa vraie nature féminine, l’exposer à la clarté de la lune. Nous sommes en présence de la femme empêchée, entravée par le poids du passé, celui des traditions, du vécu personnel, du rôle que lui assigne la société. Cette femme empêchée réprime ses instincts vitaux. Pourtant, elle est une cathédrale qui s’ignore, et qui ne demande qu’à être révélée. Osera-t-elle dévoiler ses joyaux, ses vitraux de lumière ?

Patricia Cottron-Daubigné, Mélissa Fries, Femme broussaille, la très vivante, Les Lieux Dits éditions, 2020

Les poèmes de Patricia Cottron-Daubigné éclairent les oeuvres de Mélissa Fries.

Je viens du temps des retables

du temps des gargouilles grimaçantes

des broussailles et des griffes goulues

qui caressent jusqu’au sang

je parle à la lune de

nos ventres gourmands

nous

mères et filles

génitrices d’oiseaux

aux grands yeux

d’autre nom sorcières

femmes.

 

Le monde décrit par Patricia Cottron-Daubigné est un amalgame de bêtes, de chair, de sang. La femme au cri silencieux réprime le trop-plein en elle et dit : “les cieux ont coupé / ma tête”. Ce qui est entravé, empêché, c’est l’accès au plaisir. Alors, pour se réveiller à sa véritable nature, elle danse des danses nocturnes “avec des grenouilles dans les mains / avec des lézards dans la bouche / et parfois un sexe d’homme découpé”.

Il s’agit pour elle de retrouver une certaine légèreté, “l’écume des rires”, de “jouer dans le matin des écureuils / femmes plus vastes gorgées de ciel”, malgré les clous, les flèches, le poids d’une société patriarcale. Il s’agit de retrouver la douceur, la beauté du jour, les sourires, la sensualité, le plaisir, les caresses.

Je pose sur nos fesses

sur nos ventres d’amour

des entrelacs d’offrandes

perles et fruits sucrés

fauvettes diamantines

et baies sauvages

je prépare la cérémonie

la venue de la parole

celle des reines que nous advenons

l’une et l’autres toutes

Cette redécouverte du plaisir sensuel passe par d’autres femmes. Des textes plus courts dévoilent l’exploration du désir, les dentelles noires, le froufrou, l’ivresse des amours saphiques.

Pourtant, le chemin de l’éveil est long : “il faut défaire les clôtures / laisser les conquêtes / connaître les nuits / et s’avancer”. Il faut enlever les couches épaisses et accumulées, une à une. Pour, enfin, accéder à “l’enfance du monde / un nom de lumière / femme / sous sa robe / d’horizon”.