Orianne Papin, Poste restante, Marie-Laure Le Berre, Ligne

Poste restante, Orianne Papin

Ayant découvert les poèmes d’Orianne Papin dans la revue en ligne Gustave, j’étais curieuse de lire son premier recueil. Une belle lecture. Trente poèmes autour du premier amour, celui que l’on découvre souvent à l’adolescence, lors des grandes vacances en bord de mer. Garder le lien par l’échange de lettres via la Poste restante, « gage de confiance / probatoire ». Délicatesse et sensualité du poème. Frôlement des premiers gestes. L’enfance qui s’éloigne : « Un corps étranger / dans le miroir / une mue devenue perceptible » Puis le premier faux pas. « Les gens / qui pleurent souvent / ont les cheveux / qui sentent la mer. »

« Tomber / dans l’amour » nous dit Orianne Papin, c’est « S’en sortir étourdi / et puis plonger / encore ».  

Orianne Papin, Poste restante, Polder 185, Gros Textes, 2020, couverture de Sophie Belle, préface de Sylvestre Clancier, 6€.

Ligne, Marie-Laure Le Berre

Il s’agit d’une longue marche à travers la lande bretonne, mais comme l’écrit Jean-Michel Maulpoix dans sa préface, c’est avant tout une réponse « à son appel, en suivant la marche des rocs, menhirs ou murets de pierres sèches. » On pense forcément à Guillevic et c’est dans sa lignée que Marie-Laure Le Berre note « quand on va à Carnac / il y a des questions qui se posent / la pierre connaît la réponse / mais elle ne dit rien / elle méduse ». Les menhirs interrogent et aspirent des légendes « fille de l’écume » jaillie de la mer « pour un chant », « Bacchantes de Lydie » qui « ondulent leurs grands corps / sous les rais de la lune / qui joue ». La poète s’insurge de voir ceux qui courent entre les pierres « Le feriez-vous dans vos cimetières ? » Ces pierres ne parlent pas mais ont une histoire, une peau dure que l’on caresse, un cœur fait de chant que la poète tente de percer. Ligne est aussi une marche / Odyssée à travers la mémoire. Combats du passé. Combat du poète face aux mots : Tu ne dors pas / Les menhirs chantent / Tu écoutes ».

Marie-Laure Le Berre, Ligne, Polder 182, Gros Textes, 2019, couverture Georges Le Fur, préface de Jean-Michel Maulpoix, 6€.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy

Courir avec Lucy, de Florence Saint-Roch est l’un des premiers recueils de la toute récente collection de poésie des éditions Invenit, nommé Déplacement. Une collection originale, sous forme de livres-carnets qui conjugue les mouvements du corps avec la poésie des mots, plus précisément qui explore comment l’écriture poétique se fait l’écho des perceptions, des sensations, des visons et émotions que provoque le déplacement des corps dans l’espace.

Florence Saint Roch nous emmène dans une course méditative et poétique sur les bords de l’étang de Saint-Omer. Son texte, magnifique, est une longue respiration, ininterrompue autant que fluide, que chaque lecteur peut rythmer à sa guise, selon son propre souffle de ponctuation. Le parcours est sublimé par les encres de chines et les pastels d’Élise Kasztelan.

Mais il y a un détail d’importance dans ce recueil. L’auteure ne court pas seule. Lucy, la plus célèbre des australopithèques qui vivait en Afrique il y a 3,18 millions d’années, s’est invitée dans la course : « je ne suis pas restée seule très longtemps Lucy oui Lucy vous avez bien lu est venue courir à mes côtés ne vous en déplaise et tant pis si je passe pour une cinglée ...c’est avec elle que je cours désormais » (8). Une rencontre à vrai dire inattendue, moment de grâce, d’humour et d’une vraie complicité qui laisse monter d’intimes messages à la surface des eaux de l’Aa et de l’awash. « Elle n’est pas un bon génie que je fais apparaître à volonté je ne la suscite pas c’est elle qui vient à moi comme si deux versants du monde allaient se rejoignant » précise l’auteure (45).

Pourquoi et comment est-elle arrivée là Lucy, sur les bords de l’étang de Saint-Omer ?

Premier indice incontestable et essentiel : son appartenance à une même famille, celle des homininés (16) « quand on court on est debout, c’est inscrit depuis la nuit des temps, et on n’y pense pas à chaque fois explique l’auteure émerveillée par le miracle d’une verticalité fondatrice, d’un « corps redressé » (32), qui avance par le surmontement de la chute et opère ce troublant face à face avec le vide.

Florence Saint-Roch, Courir avec Lucy, éditions Invenit, Collection Déplacement, 60 pages, 13 euros.

Mais il y a, nous explique l’auteure, une fascination d’enfant qui fait retour, « Lucy avait illuminé les heures de mon enfance ...puis sans crier gare une vision d’antan surgit et là rien à faire, vous êtes rattrapés » (9).

Lucy, vient de loin, du passé, des temps premiers, des entres-monde. Elle courait sur les berges de la rivière Awash, et aujourd’hui, intrépide radieuse, souveraine, elle poursuit sa course le long du fleuve Aa, en son éternelle jeunesse, immortalisée par le fait qu’elle a déjà traversé la mort (18). Elle s’impose au temps. Dans la cadence persévérante de ses foulées, l’une devant l’autre, elle conjure l’équilibre, se prolongeant toujours un peu plus en avant d’elle-même. Toujours en avant.

Une ancêtre inspirante, une marathonienne modèle, « douée d’un génie particulier ». Il est vrai que les femmes ont mis du temps à s’imposer dans le monde de la course à pied. Avec elle, écrit la poète « éternelle mouvante au creux de la vie » (25), je courrais jusqu’au bout du monde, je ferai reculer la nuit » (24).

Les deux femmes s'accordent l'une à l'autre, l’une pour l’autre, dans un partage de l’effort, par l’épreuve d’une solidarité́ silencieuse, recueillie, on pourrait dire méditative : « Lucy ne dit mot et pourtant les méandres de nos pensées se croisent, sa présence à mes côtés me réconforte comme si en son silence elle répondait de moi ». Coude à coude, elles recommencent le même circuit, rive gauche, rive droite, elles longent successivement les deux bras du fleuve a la sortie d’Arques, une même boucle de 15km jamais close, bien au contraire, qui ne cesse de s’ouvrir sur une multitude de nouveaux chemins, d’activer « des circuits encore inemployés » (46). « Je ne tourne pas en rond », écrit la poète, « courir m’ouvre en permanence le paysage déplace les lignes redistribue les contours on croit connaître par cœur pourtant l’oeil sans cesse se laisse surprendre lacis de reflets mouvements des feuillages fantaisie d’oiseaux jeudi après-midi se constitue un immense répertoire de sensations déclinaisons subtiles ou flagrantes recompositions vraies je ne me lasse jamais Lucy c’est sûr donne à mes foulées une valeur ajoutée. (41).  Les sentiers foisonnent de ressentis inédits et d’images nouvelles. « D’une séance de course à pied je ne reviens jamais bredouille ». Sur les rives de l’Aa, la pêche est particulièrement fructueuse en « pensées frétillantes et petits poissons d’argent » (38).

Au-delà de ses légendaires bienfaits physio-psychologiques de « bien-être », d’évacuation des tensions et sans doute au travers d’eux, la course est ici métaphore d’un cheminement existentiel. Au sens d'un voyage, d’une traversée de l’espace, sans aucun doute d’un voyage initiatique en direction de l’infini, en ouverture vers les mondes qui nous débordent.  L’auteure décrit ces moments d’éblouissement (46), qui, si on les réfère à l’expérience de la transe, représentent un passage vers un état autre : « quand je cours avec Lucy je m’inscris à la naissance du vibratoire, au commencement de l’énergie » (37). Être en transe, c’est être traversé » écrit la danseuse Mathilde Monnier et par là même, c’est traverser un réel encore inconnu de nous-même, et ainsi prendre la mesure d’une part invisible en soi, en même temps que d’un invisible dans le monde1. Aux côtés de Lucy, l’auteure est traversée d’émotions tellement inattendues qu’elle les croirait venues d’autres vies que la sienne (46), « elle m’emmène au-delà de moi-même » écrit-elle, «me fait voir du pays » (63). Et si personne ne la voit c’est parce qu’elle évolue « dans une autre dimension, une réalité contiguë un espace parallèle invisible et incontestable » (57). C’est bien cette dimension que traduit et célèbre cette course-transe avec Lucy, dans la répétition rythmée des foulées qui en frappant le sol produisent un répertoire de percussions envoûtant et incantatoire. Cette mystérieuse musique, si vivante, favorise un état de réceptivité, une aptitude à créer, à accueillir cet autre/ailleurs, qui échappe et s’échappe. Fragilité d’une présence qui en se mêlant à la brillance argentée de l’eau, pose sur le paysage parcouru une mystérieuse lumière, un mouvement de renouveau que traduit magnifiquement l’écriture de ce texte. Une écriture qui fait vibrer le corps des mots à l’unisson des corps physiques, qui prend le temps, s’allonge et qui, paradoxalement bondit à grandes enjambées, non pas dans la précipitation, mais dans une progression vers la clarté.N’est-ce pas la force du désir et de l’écriture poétique ?

Esprit d’ancêtre, double littéraire, ou peut-être sublimité innommable, peu importe le terme, Lucy diffuse, irradie, de toute sa puissance universelle, représentant cet « invincible élan qui porte haut les femmes depuis la nuit des temps » (22). Pour Florence Saint Roch « courir avec Lucy » est un rendez-vous nécessaire, un lien premier, exceptionnel, une sorte d’alliance créatrice profonde avec cet autre, ce double féminin. L’étendue symbolique, temporelle et poétique que tracent leurs déplacements révèle une expérience existentielle des plus essentielles : s’approprier son monde, s’enraciner en lui, en choisir les directions et fondamentalement habiter sensoriellement son propre espace intime : « Plus je cours, plus j’apprends quelle femme je suis » confie l’auteure. « Grâce à Lucy je me dessine plus nettement le chemin possible m’apparaît je prends confiance et courage » (41).

Une telle expérience de liberté est en soi un partage : « Lucy je la partage avec toutes les femmes que j’aime » (64). Déjà l’auteure organise autour de son texte des manifestations qui couplent la course et la lecture, sous formes de performances de revendication de la dignité des femmes, de dénonciation de ce qui l’entrave, l’empêche et la maltraite, plus radicalement des féminicides. Ainsi le rassemblement « courir sa chance » qui a eu lieu récemment à Saint-Omer en mai 2022. D’autres sont en préparation.

Courir et écrire depuis les rives de l’Aa pour écouter et entendre l’autre, l’autre côté des choses, traverser les versants méconnus du monde, pour faire la clarté sur les obscurités et « reverticaliser » ce qui en l’être ne peut plus (ou pas encore) se tenir droit.

Note

1. Mathilde Monnier, Jean-Luc Nancy, avec la participation de Denis Claire, Allitérations, Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005. Cf Christine Durif-Bruckert, Transes traditionnelles, Transes profanes,  In Christine Durif-Bruckert, Transes, Ouvrage collectif, Paris, Classiques Garnier, 2021.

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Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique

Ariane Dreyfus cite les vers de Denise Levertov à la fin de son recueil : « Me comprenez-vous bien ? / C’est de vivre que je parle, / de se mouvoir d’un instant / dans un autre instant, et dans celui / qui le suivra, de respirer, / la mort dans l’air du printemps ». Cette citation semble résumer le sens du recueil intitulé Sophie ou La Vie élastique, composé d’une série de petits tableaux de vie.

Ces poèmes se lisent comme des instantanés, narrant des épisodes de l’enfance de Sophie, héroïne empruntée au fameux roman de la Comtesse de Ségur. Ce recueil s’inspire librement des aventures et des mésaventures du personnage éponyme des Malheurs de Sophie. Le caractère de l’héroïne est préservé dans la mesure où le recueil est scandé par ses bêtises et les punitions qui lui sont infligées. 

Une vie élastique, c’est une vie dans laquelle le temps s’étire, par la présence joyeuse à l’instant.  « Je sais ce que j’ai vécu / et que je vivrai encore » : tels sont les deux derniers vers du recueil, mettant en lumière la nécessité de cultiver un esprit enfantin. La fraîcheur du regard de l’enfant amène en effet le lecteur à percevoir le monde d’une façon spontanée, à travers la lorgnette d’un œil ébloui par les trésors de la vie, comme dans le poème intitulé La Peur vient après : « Sophie aime prendre / Brillants, dorés, elle les détache du velours rouge / De tout l’intérieur de la boîte à ouvrage / Personne d’autre n’est là / Pour l’instant c’est pour elle / Les ciseaux, les bobines, la verte, / La blanche écartée de la noire, le dé / Les très jolies choses admirables / Qu’elle pose lentement sur le lit ». 

 

Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique, Le Castor Astral, juillet 2020, 107 pages, 12€.

Ces instants de vie sont également entrecoupés de plusieurs poèmes évoquant la mort, sans pour autant basculer dans le mélodrame. L’ultime vers du poème Cerises avant de partir suggère la mort de la mère de Sophie d’une façon très douce, grâce à la métaphore et au jeu d’homophones : « La mère s’est perdue dans la mer ». De même, la poupée de la petite fille apparaît comme un véritable leitmotiv, symbolique d’une vie malmenant les êtres humains. Cette poupée offerte à Sophie dès le deuxième poème du recueil est décrite comme « une presque personne », avec « de vrais cheveux ». Elle se voit ensuite enterrée par Sophie et ses cousins Paul et Camille au milieu du recueil, dans le poème La Belle décision. Même le récit de l’enterrement de la poupée est représenté avec tout l’enjouement de l’enfance, faisant l’objet d’un jeu émerveillé : « Sans pieds et sans cheveux / Elle est morte, la poupée ! / Sophie la soulève et sourit la première, / Oui, morte ! / Vite / Tous les quatre hurlent leur joie / De décider tout ! / Courir en file indienne / Jusque dans les herbes et jusqu’à là-bas / Et danser / Le bel enterrement qu’ils lui feront ».

Présentation de l’auteur




Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait fait écho à un portrait de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, cette autre « songeuse de l’invisible ».

Ce parallèle se fait vibrant, quand on sait que, elle aussi a eu une vie fulgurante et très brève. Toutes les deux mortes à 24 ans de la même maladie, la tuberculose, Thérèse en 1897 deux ans après Madeleine ! Elles ont toutes les deux rendez-vous avec la Beauté, et sont portées par une soif d’absolu. Elles vivent à une époque où la quête de l’invisible, de la lumière traverse la société et habite ainsi la création artistique.

Dès les premières pages, Marie-Hélène Prouteau décrit le tableau d’Emile Bernard, Madeleine au bois d’amour : « Sous la trame ajourée des arbres, la rivière est là. Madeleine plongée dans sa rêverie, semble accueillir sa clarté. Elle offre son beau visage à ses extases de lumière ». Et plus loin, cette phrase qui ouvre la porte à cette biographie, qualifiant Madeleine de « muse moderne tout en étant dans la jouissance claire des mystiques. ». Elle sera bien muse, au sens étymologique du terme, comme l’une de ces muses qui dotent de sa qualité de poète Hésiode et le chargent d’une mission sacrée. Pour Marie-Hélène Prouteau, Madeleine est une muse qui accompagne son frère le peintre dans sa mission créatrice. Elle est la messagère et est à la genèse de cette œuvre. Qui, de Marie-Hélène Prouteau ou de Madeleine, nous fait entrer dans cette expérience intime de la rencontre avec une œuvre d’art ? Marie-Hélène Prouteau sait que l’artiste, parfois est « un voyant qui devine et révèle des choses à l’insu du modèle comme du peintre. »

Madeleine Bernard La songeuse de l’invisible ed Hermann

Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans cette belle lignée des écrivains critiques d’art. Elle est le regard de Madeleine qui voit naître une œuvre et fait de ses descriptions une critique subjective, comme celle de Diderot regardant les toiles de Jean Siméon Chardin ou de Marcel Proust rendant hommage aux nymphéas de Claude Monet.

L’œuvre est le miroir de l’être profond et mystérieux du peintre et le tableau éternise ce qu’il donne à voir. L’auteure nous entraîne avec Emile et Madeleine à découvrir ce que disait Alfred de Musset :« L’exécution d’une œuvre d’art est une lutte contre la réalité ; c’est le chemin par où l’artiste conduit les hommes jusqu’au sanctuaire de la pensée. Plus le chemin est vaste, simple, ouverte, plus il est beau … La nature en cela comme en tout, doit servir de modèle aux arts ; ses ouvrages les plus parfaits sont les plus clairs et les plus compréhensibles et nul n’y est profane. C’est pourquoi ils font aimer Dieu. » La contemplation des tableaux de Emile Bernard, donne accès à une dimension d’ordre intellectuel, esthétique, mais aussi spirituel.

L’art est aussi une école de liberté, et il le sera pour Emile comme pour Madeleine.

Les tableaux d’Emile sont, au-delà du modèle ou du paysage, une appropriation de cette parcelle de vie qui les anime ; « l’âme, comme le dit René Huyghe, c’est ce qui fait l’œuvre d’art. »

Madeleine sait avant les autres, peut-être même avant les amis peintres de l’école de Pont-Aven, capter cette part d’invisible qui les habite. Sans doute parce qu’elle est pour Emile comme il le dit « seconde âme, pour ne pas dire la moitié de la mienne ». Elle sait avant les autres ce qui se joue à Pont-Aven et dans les rencontres de son frère avec Van Gogh, Gauguin et les autres… Avec eux, sous le regard de Madeleine, nous voyons naître le synthétisme, cet art de l’invisible. Emile Bernard illustre la dimension spirituelle dont l’absence de réalisme renforce la dimension mystérieuse. Une dimension mystérieuse nourrie, pour Madeleine et Emile dès leur plus jeune âge, de musique et de poésie. Leur mère très pieuse admire et fait connaître à ses enfants les poèmes de Alphonse de Lamartine.

La poésie, on le découvre avec cette biographie, nourrit la vie d’Emile et forcément sa peinture ; dans son atelier, on trouve des recueils de Mallarmé, Villon, Villiers de L’Isle Adam, Verlaine, ainsi que de Baudelaire qui le premier a parlé d’art « synthétiste ». Emile sera ami avec Eugène Boch lui-même peintre et poète.

Emile écrira aussi des poèmes, en lisant ses quatre vers qu’il écrit en 1890, comment ne pas penser à son tableau : Madeleine au bois d’amour.

Comme au temps de tes promenades
Dans les grands bois de Pont-Aven
Où les nids font des sérénades
A ceux qui sont dans la déveine. 

 

La vie de Madeleine et d’Emile sera de tendre, l’un et l’autre à leur façon,  vers cette lumière que l’on peut voir au cœur des ténèbres. Cette lumière dont parle Marceline Desbordes-Valmore, poète lue, relue par Madeleine :

 

Quand ma lampe est éteinte et que pas une étoile
Ne scintille en hiver aux vitres des maisons
Quand plus rien ne s’allume aux sombres horizons
Et que la lune marche à travers un long voile,
Ô vierge, ô ma lumière ! … 

 

On ne peut que penser à la nuit de Gethsémani : « La nuit de Gethsémani. La nuit d’Arles. Etonnantes correspondances. Il y a des êtres qui trouvent la lumière dans la nuit se dit-elle. Le mal ne désarme pas. La grâce serait-elle au bout du combat intérieur ? »

Madeleine et Emile qui s’éloigneront sans jamais se quitter, libres l’un et l’autre ; elle en Suisse, lui en Egypte, mais guidés par cette grâce pour continuer chacun à leur façon le combat intérieur, Emile parlera de sa quête mystique dans un article du Mercure de France.

Le rendez-vous avec la lumière commencé par Emile à PontAven se prolongera au Caire et dans les peintures qu’il réalisera dans l’église franciscaine El Mouski ; pour Emile, c’est le rendez-vous artistique  , pour Madeleine qui ira le retrouver au Caire, ce rendez-vous est tout autre, , elle reste cette aventurière spirituelle et une croyante qui a su parfois faire place à d’autres traditions spirituelles : «  Madeleine est une croyante qui, dans sa vie méditative, fait son miel de tout, elle aime faire place à d’autres traditions, à d’autres exercices spirituels. La vie, à ses yeux, est une aventure spirituelle. »  Une aventure qui s’achève le 20 novembre 1895 : « En extase, elle salue la lumière qui danse par myriades à la surface de la rivière, celle qui lave l’âme comme au premier tressaillement de la vie. Alors, elle s’abandonne. Elle prie… Madeleine dort. Paisible souriant de son clair sourire. »

J’évoquais en début de cette note, Thérèse de Lisieux et, les mots de Marie-Hélène Prouteau pour décrire Madeleine morte, me ramènent encore vers Thérèse et à cette photographie d’elle, décédée 2 ans plus tard le 30 septembre 1897, une photographie prise dans le chœur du Carmel où elle était exposée, 3 jours après sa mort, cette photographie est accompagnée de ses mots : « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie. ». Pour l’une et l’autre comme le suggère l’auteure, il n’y a pas ici le visage de la mort, mais un visage en dormition…

L’échange entre Madeleine et Emile ne s’arrêtera pas ce 20 novembre 1895, Emile prolongera sa quête mystique, son art sera marqué par des questions philosophiques et religieuses, teinté par ce profond mysticisme vécu fortement en Egypte, si l’on en croit cette confidence : « Ma vraie patrie était cette terre mystique de l’Egypte… C’est en Orient que le Christ est venu et que les saveurs symboliques et pieuses répandent encore leurs douceurs fraternelles. »

En écrivant ces derniers mots «   douceurs fraternelles » peut-être a-t-il aussi eu une pensée pour Madeleine et son don d’amour fraternel. Madeleine, la sœur, le modèle, la muse protectrice, Madeleine qui savait s’oublier, être son ange gardien. Il le savait depuis ce jour de l’Assomption où il écrivit en parlant d’elle : « Apparition de l’ange Madeleine », l’ange à qui il doit, comme il le dira, le plus pur de sa nature.

Des portraits humains et artistiques majeurs du XIX ème siècle, ainsi qu’une relation fraternelle hors norme font la richesse de cette biographie qui met dans la lumière une femme qui a contribué à la genèse d’une œuvre, une femme qui a su fasciner des peintres comme Gauguin, une femme qui a su s’émanciper. Des eaux flamandes aux rives de l’Orient, en tous ces lieux vibre l’invisible. C’est aussi toute une époque et une période majeure de l’histoire de l’art que nous offre Marie- Hélène Prouteau. Par la force d’une écriture  poétique, elle  nous donne à voir que « la poésie anime la peinture autant que le verbe »selon la belle expression de Joël Dupas. La poésie pour dire que par- delà l’ombre, la lumière arrive. En toute vie, comme en peinture, la lumière est là pour offrir un hymne à la beauté, à la joie de vivre et parfois de mourir « en paix ». Marie-Hélène Prouteau semble bien être, elle aussi, la « regardeuse de l’invisible » ; elle nous invite à « cette fête intérieure où l’on se tient paumes jointes pour la prière », mais aussi, pour la création et pour la vie, toute vie gagnée par la grâce, si elle est tournée vers la lumière…

 

                                                                             

Présentation de l’auteur




Alda Merini, La Terra Santa, préface de Flaviano Pisaneli, traduction Patricia Dao

En 1993, Alda Merini a reçu le prix Librex Montale pour La Terra Santa. Le titre plonge d’emblée le lecteur dans un « espace » précis à la fois mythique et mystique qui renvoie à la promesse d’une demeure sacrée dans lequel l’homme peut se régénérer écrit Flaviano Pisaneli (lui-même poète) dans sa préface. Cet espace est celui de la poésie, corps-matière où flamboie une énergie devenue parole de tous les possibles.

La Terra Santa est un chant halluciné où l’enfermement et le silence sont dévorés. Merini fait exploser la souffrance où son corps se disloque et butent ses mots. Mais elle est mordue par une abeille venimeuse, seule capable de marquer sa chair malade du sceau de la poésie, de lui donner densité et mouvement : Peut-être faut-il être mordus/par une abeille venimeuse/pour envoyer des messages/et prier les pierres/de t’envoyer la lumière//. Oui, Alda Merini a perdu les sens, l’enfer de l’hôpital psychiatrique (violemment dénoncé) anéantit tout pouvoir de sublimation. Il est matière pestilentielle, lieu où les hantises sont au paroxysme et la perte de soi irrémissible : Affori, pays lointain/ immergé dans les immondices// à nous personne ne parlait/ sinon à coups de pieds et de poings//Affori où les cris étaient étouffés par de sanguinaires coussins.// Il est lieu clôt par excellence : les corps n’ont d’autres assises que le vide, les bouches s’absentent, les électrochocs sont les réponses apportées aux corps qui se rapprochent : ce précipice secret qui est le mien//tu connais l’égarement qui est le mien quand je vois un arbre solide//enserrés derrière les barreaux comme des hirondelles nues// j’ai gardé le silence enfermé dans ma gorge/comme un piège à sacrifices/. Mais La Terra Santa n’est pas seulement le recueil d’une femme qui a été internée pendant presque vingt ans, ni celui d’une femme que sa folie pousserait à faire acte de catharsis par l’écriture, elle n’exorcise pas ses souffrances mais les sacralise pour mieux les transcender et les effacer.

Alda Merini s’empare du venin de son abeille, du poison de la folie (pouvoir caché du poein?) il lui donne la liberté de s’affranchir de tous les interdits, ceux qui régissent les lois de l’hôpital psychiatrique et ceux qui polissent le langage  alors langue blasphématrice. Sa terre, infiltrée par le flux salutaire, se fait « Illuminations » et « silences traversés des mondes et des anges » : /naissances ultraterrestres// mon éternité sans limites//. Les images ont jailli d’un territoire où les métaphores sont « déréglées », leur beauté est première. S’entend la voix bouleversante d’une femme qui a donné corps et parole à une terre sacrée. S’il est un être qui a franchi l’innommable et connaît le secret de la poésie c’est Alda Merini :

et pourtant alors que je transmigre

naît profonde la lumière

Alda Merini, La Terra Santa, Oxybia éditions, 2013, 136 pages, 15 €.




Jeanine Baude : Soudain

De Jeanine Baude, les éditions la rumeur libre publient un des derniers recueils, Soudain, (l’autre, Aveux simples, étant publié par Voix d’encre) et le tome I des Œuvres poétiques, préfacée par José Manuel de Vasconcelos : « Une femme qui cherche son devenir », dit-il à juste titre, et qui le cherche à travers le devenir de sa poésie. De fait, la distance semble bien grande entre les premiers recueils repris en volume, Ouessanes (1989), C’était un paysage (1992), Incarnat désir (1998) et Soudain. Quel saut de la brièveté des premiers textes, de la syntaxe minimaliste et souvent nominale, dans les limites d’un vers libre de quelques syllabes :

La sève
la chambre
la quête

(Ouessanes)

Incarnat désir
glaïeul à mes lèvres

(Incarnat désir)

à ces « Neuvains » et « Onzains », dont le vers tourne autour de dix syllabes, et s’étire dans les « versets » de clôture ! Entre temps, évidemment, il y aura eu Le Chant de Manhattan et Juste une pierre noire.

Les premiers lieux du poète sont l’île, mais aussi la campagne, le temps de la ville viendra plus tard, et malheureusement aussi l’expérience de la douleur. C’est l’émerveillement qui domine devant le « pollen d’été » ou la douceur de la nuit, et devant la « gerbe d’étincelles » de l’écriture. Les « pierres dressées » à la fin d’Incarnat désir n’ont pas encore pris la couleur noire de la maladie.

C’était pourtant déjà une exultation traversée d’éclairs de crainte qui se lisait : le sacré n’est-il pas ambivalent, fascination et terreur ? À « la cime du roc », « l’usure », et la « perte » de l’homme est « inexorable ». Cependant l’horizon était vaste, et l’espoir sans nuages :

L’île silencieuse
marche

vers le destin
que j’ai choisi

Jeanine Baude, Soudain, La Rumeur Libre, 2015, 141 pages, 18 €.

clamait autrefois la poète. La vie s’est chargée d’emporter les illusions : à coup sûr, le seul destin qui ait été choisi est celui de poète. Car comment « la dame au cigarillo » pourrait-elle avoir décidé de sa vie dans un monde de guerres, de violence, de « chambre à gaz fumante », de maladie et de « faille dans les os »  ? « Soudain tu plantes ta détresse en hommage à la mer » : le monde est toujours là, dans sa splendeur et son indifférence, et la « jouissance » est toujours chantée, mais le chant n’est plus aussi allègre.

Restent évidemment des constantes, la musique, Xenakis, autrefois et maintenant, Venise, le désir, « les accords du plaisir », d’autant plus précieux qu’ils sont plus fragiles, et l’écriture. Depuis les débuts en poésie, la réflexion sur le langage et la poésie est toujours présente : la main transcrit le feu des sables, dit Ouessanes, à quoi fait écho le limpide « Soudain écrire encore ». La méditation est plus explicite dans « Soudain », et il n’est guère de poème dont elle soit absente car elle « interfère » avec les choses du monde :

Soudain l’interférence de l’amour
Soudain la réalité d’une œuvre

Soudain les variations et le temps du poème
Soudain une pomme rouge

Le principe même de ces textes dont tous les vers commencent par un « Soudain », renforcé dans les onzains en « Soudain ô solitude » à l’orée de chacun, est en soi la marque du retour de la poésie sur elle-même au travers de la forme. Dans Le Fleuve Alphée, Caillois, dont Jeanine Baude est une grande admiratrice, évoquait le mouvement de ce fleuve qui remonte vers sa source. Le mouvement poétique depuis les débuts est un peu à l’image de ce fleuve : si les premiers textes appartiennent bien à une modernité soucieuse d’éviter les règles, avec les derniers, la contrainte, strophe, vers, est au contraire revendiquée et elle s’ajoute à la répétition architectonique qui structure les poèmes et le recueil. C’est retrouver la mesure, le nombre, dont Mallarmé et Claudel, pour ne citer qu’eux, disaient l’importance dans la lutte contre le hasard. Ici, le hasard serait plutôt le chaos, qu’évoquent ces énumérations disparates, « chaotiques », selon l’expression qu’employait le grand philologue Leo Spitzer à propos de la poésie moderne :

Soudain les sonorités pures
Soudain un jet de pierres

Soudain une date
Soudain un atlas des voies fluviales

Le vers, ainsi agencé, impose son ordre au désordre :

Soudain l’ordre et le poème (7 syllabes)

Soudain le vers et la prose (7 syllabes)

et l’écriture discipline la colère, l’indignation, qui, depuis toujours, font de Jeanine Baude un poète engagée au service de l’humain. Le mot « éthique » figure d’ailleurs dans un vers du recueil.

Ce désordre apprivoisé, c’est aussi celui d’une vie où la lecture a tenu une place essentielle. Dante, Baudelaire, Aristote, Homère, surgissent au détour d’un vers, comme la musique, Varèse ou Jean-Sébastien Bach. C’est celui d’une vie tissée de jouissances et de drames, rassemblée sous le signe du cerceau de l’enfance et du cercle d’encre, et victorieuse de la solitude dans « la flamme perpétuelle » de la poésie.

Le fleuve Alphée a coulé vers sa source et le poème vers le mètre et une forme de régularité. C’était pour repartir aussitôt vers d’autres formes, comme celle du verset, cette unité intermédiaire entre le vers, qu’il soit mesuré ou libre, et la prose. La phrase resserrée dans les limites du vers des neuvains puis des onzains s’étale – groupes nominaux, participes, propositions simples – sur trois, quatre lignes qui disent la toute puissance de la vie :

Soudain si le corps est un temps le destin restant éveillé tu rugis sous le mot son écorce d’aubier sa coque de granit tu suis de ta lente mémoire la route de sang la nef des orbes pures tes doigts sur les cosses émiettant la robe et la chaleur du fruit

Ainsi, ce qui aurait pu se révéler une psalmodie fastidieuse, une recherche formelle monotone, (« invocations sans suite et palabres taiseux ») est à la source d’un vertige, d’un tourbillon où le lecteur est pris, comme devant la diversité du monde, sa beauté et son horreur, et où la seule branche à laquelle il puisse se raccrocher est l’écriture.

De ses premiers poèmes à ses derniers recueils, les variations de Jeanine Baude ne cessent de chanter la poésie, et le poème est comme « un arbre […] planté au plein cœur de la page ». Son devenir de femme est bien celui d’une œuvre généreuse en mouvement :

Soudain le tout ensemble et le lien : le poème




Valéry Meynadier, Le Dit d’Eurydice

Certainement un oiseau te suit, tu marches sur un tapis vert, entourée de voiles pourpres, que tu déchires à chaque pas. Ou bien, c'est toi qui suit l'oiseau Birdy, assurée d'avancer bien au-dessus des précipices. C'est cet équilibre, le vol au-dessus du vide, et la puissance de ta marche, qui édifie ton écriture. Eurydice ne dit plus l'impuissance, ne se tait que pour mieux affirmer qu'elle appartient à son histoire, la tienne, la mienne, la nôtre, et plus loin celle d'une humanité où les femmes sont devenues aussi des hommes par capillarité à force d'écriture qui recoud les déchirures de nos histoires.

Et si la figure d'Eurydice travaille toujours les inconscients, si son histoire parchemin archétypal l'enferme, la tord, l'expulse du champ des possibles, tu lui offres la vie. 

Mots qui jouxtent le fracas presque abouti, mais jamais arrivé, le poème secoue le silence, le met en demeure de cesser de dire l'avortement des possibles existences de celle qu'on tait.

 

Valéry Meynadier et Dominique Bertrand, Le Dit d'Eurydice, lecture et musique, début, Librairie Zeugma, Montreuil, le samedi 17 juin 2023.

tu me contais comment les fleurs poussent à travers les murs
& comment les murs saxifrages se fanent avec les murs

avec ta lyre à neuf cordes
& tes yeux sauvageons
tu jouais avec les éléments
terre eau air feu
à hauteur de ton enfance

moi, ton ombre sculptée
en proue

j’apparaissais disparaissais
amour

en bas de page
appui à tous tes hymnes

Eurydice remonte seule de tout enfer, de toute vie, de toute lignée, interpellée, femme, fille, mère, girons séculaires enfermés dans des girons séculaires éventrés grâce à ta poésie, ouverts, libres et fertiles, fragmentés dans ces croisements de paroles possibles, et portés par la musique de celui qui accompagne l'ouverture de cette langue apocalyptique, Dominique Bertrand. Pas Orphée, ni Eurydice,  ni ombres indues du mythe, mais incarnation d'un lien subtile entre le verbe et la musique, c'est à dire le son, et la sonorité.

entre les lignes, passe le couteau
cela fut-il dit ?
avec le sang des lettres
j'ose ma liberté

Valéry Meynadier, Le Dit d'Eurydice, Musimot, 2023, 98 pages, 18 €.

Dit de toute assertion, qui secoue le langage pour lui extirper un nom, enfin audible, parce que sorti du silence englouti dans les ténèbres, un nom sans visage, sans histoire, et sans trace, ce nom de femme sans lignée, source de sa source, origine et conséquence de toutes les autres. 

Présentation de l’auteur




Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

Arnaud Le Vac, les lieux théoriques du poème, lecture de Tenir le pas gagné

Après On ne part pas (2017) et Reprenons les chemins d’ici (2019) Tenir le pas gagné : en allées et venues entre arrêt et reprise, Arnaud Le Vac reprend à la formule de Rimbaud un sens de l’inconnu et du mouvement intérieur, un questionnement de la liberté – « C’est tout mon corps qui rit et / qui danse » (p. 18).

S’il est placé sous signe du pas gagné, le livre commence par « j’aime cette vie assis / dans ce café et prenant des notes dans / un carnet quand d’autres parlent et se / taisent » (p. 7) Mais ce livre tourne autour de l’évidence essayant, par des tentatives continuées, recommençant, d’attraper et de faire sentir cet « air du temps » : « C’est dans l’air du temps comme / une évidence » (id.).

Cette évidence tiendrait, je le dis provisoirement, à deux choses liées : tendre au réel, tendre à sa propre voix dans l’écriture par la formulation de lieux théoriques qui seraient les lieux communs du monde, de la réalité et du poème. C’est encore aller vers l’intime, ou saisir ce qui cherche à se dire quand on parle et écrit, d’où la synthèse de parler et se taire. D’emblée, nous pourrions avoir affaire à une ambiguïté eu égard au poème : en irait-il d’une poésie qui restituerait un regard sur la vie ou une expérience du monde, ou encore une pensée théorique ? Il s’agirait plutôt d’une quête d’un présent de la voix, d’une présence à soi de la voix, et de regarder avec et par le poème : « Ce que l’on ne dit pas de ce que / l’on dit : le sens du sujet libre. […] D’un vivre langage qui n’a pas peur / du temps. » (p. 8) Autrement dit, l’écriture de ce livre correspond à un cheminement (des chemins d’ici, à reprendre, au pas gagné) pour approcher cet intime de la voix qui, comme le suggèrent les titres, est à regagner.

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, éditions du Cygne, 2023, 57 p., 10 euros.

On cherche ce que l’on sait et l’évidence est ce que l’on ne sait pas que l’on sait. Le rapport à l’inconnu est de cet ordre. Disons que l’inconnu et l’évidence forment le nœud gordien de ce livre. Autour duquel les formules théoriques tournent et se nouent à leur tour pour « laisser place / à la rencontre, à l’inattendu. Aux / changements permanents d’humeurs / et jeux de l’intellect » (id.). Le temps prend une valeur singulière dans cette tenue du pas gagné. Arnaud Le Vac réinvente l’expression « l’air du temps » en air des pensées, en traversée, cheminement d’une parole cherchant ses lieux théoriques. La réflexion sur la poésie, sur le langage est omniprésente et insistante, au point d’habiter totalement la vision du réel. Son livre croise le poème et l’essai, et figure le poème comme essai, au sens initial du verbe essayer et au sens d’une pensée à la recherche de sa liberté. « Air du temps » est « réalité vécue » (p. 9), « soulèvement de la / vie dans le langage » (p. 10) ou encore ceci : « Faire de ne pas faire : la poésie / s’écrit au présent. » (p. 11) Le carnet de notes rejoint l’idée de « tenir le pas gagné / à travers ces quais et ces ponts, / ces fleuves et ces berges, ces rues / et ces ruelles » – et d’égrener les noms de villes européennes (id.). On pourrait y entendre aussi l’idée d’un franchissement pour parcourir l’ici – un peu la quête du lieu et de la formule – et les lieux théoriques du poème.

En conclurait-on à une métapoésie ? Il s’agirait plutôt de la découverte de sa pensée, d’une pensée qui s’organise avec de nombreuses lectures, des poètes, des philosophes, des critiques. L’écriture est l’activité de tension vers l’écoute. D’où le pas gagné encore. Et tout se joue entre le monde et une singularité : « Quelqu’un / de singulier pour le dire. » Le singulier, entre la solitude et l’unique, fait « notre histoire / commune » (p. 12). L’enjeu est celui du poème engagé ; On l’entend par ces coupes des phrases – et souvent, cette découpe de la formule théorique –, une diction qui engage à écouter ses propres suspens, mais aussi à chercher à dire pour soi et pour autrui, à travailler le dit par le dire.

Le poème engagé l’est à plusieurs titres. S’il s’engage dans la réalité pour l’élargir, il engage également la réalité, les lecteurs dans son dire. Les poètes dont il est question dans ce livre sont repris à ce titre, pour la transformation d’une « poésie-moyen d’expression en / poésie-connaissance » (p. 13) Le carnet de lectures d’Arnaud Le Vac s’ouvre au fil du livre et du cheminement, des chemins d’ici (p. 13-18 en particulier). Et l’on sent poindre une inquiétude – une intranquillité : une rupture des assises – une tension entre une intention de réinvention de la réalité et une prise avec elle, qui ne soit ni une prise sur ni une prise dans. Les échappées dans la littérature et les arts y renvoient, comme avec Rimbaud et ce moment où surgit la rime : « La main / qui écrit, la main qui pense. / C’est tout mon corps qui rit et / qui danse. » (p. 18) Le détachement de « qui danse » peut alors se lire comme une interrogation, une question lancée à ce qui se vit comme sujet du poème. Il est vrai qu’on cherche à dire, à formuler, tous les retournements qui s’opèrent, une sorte de synesthésie intérieure à la voix : « C’est dire / ce que voit la voix, entend le / corps dans le langage et le / langage dans le corps. » (p. 20) 

Mais le livre questionne la relation au monde – question valant pour la littérature, la poésie : « la poésie, c’est le réel » (p. 21), une identification qui va jusqu’à achopper sur l’adjectif « poétique », le poétique comme qualificatif des choses du monde, par le subjectif : « Rien de plus poétique, pour moi, en / pensant à toi, que ces noms de bateaux / à quai et parmi ceux qui arrivent, / ceux qui sont en partance. » (p. 22) Le nom forme l’identification. Puis on s’en délivre par la voix, le lieu du poème, là où résonnent dans et par : « C’est autant dans / cette voix, par cette voix les ruelles / et les canaux de Venise, ces places, / ces ponts et ces quais, autrement dit, / cette lagune qui se remplit et se vide / de la mer comme ce fleuve qui coule / et déborde notre histoire et notre / culture. » (p. 24) Le mouvement de la voix conduit « arriver » et « partance », « se remplit et se vide ». L’évocation des choses appartient à la force d’une voix, qui émeut, au sens qu’elle met en mouvement.

C’est que la voix est tendue vers une déambulation, dans les lectures et les lieux de passage – le café : ce lieu où l’on s’assoit et où l’on est de passage – par quoi se dit et se vit une liberté. Le livre revient ainsi sur les rues, les canaux, les cafés, « Je suis battu par les / flots, mais ne sombre pas » (p. 36). Puis « chaque / passage est un événement en soi. » (p. 40) Plus loin encore c’est entre marcher et s’asseoir que tout se joue : « C’est Alain Jouffroy assis / à son bureau de travail, […] le / corps libre prenant la pause / attendue, prêt à accueillir / dans un cahier la danse virevoltante de la pensée » (p. 46). Arnaud Le Vac multiplie les temps d’une action de l’écriture entre s’arrêter-repartir, jusqu’au goût pour l’impasse, « ces impasses où la vie / passe et repasse, où la vie / jamais lasse s’en lasse » (p. 54) : des reprises de vie et de voix. Le parcours conduit ainsi sa propre émotion, de « regards exaltés » (p. 56) en « ta / voix et ma voix qui transforment / tous les champs du possible » (p. 57). Alors, Tenir le pas gagné se dit dans Dylan Thomas : que « tout bon poème / est une contribution à la réalité. » (p. 51)

Présentation de l’auteur




Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte de rêve où la réalité s’étire vers ce qui la déborde, / et qui l’appelle.

Un flot de poèmes ». Ce flot, on le sent au fil de la lecture naître à la source du bleu, là où le bleu est nuit, nuit révolue, peut-être celle de l’enfance, dont l’artiste vient peindre nos yeux, nous dit le poème qui clôt le recueil, artiste devenue arpenteuse des mers subtiles de notre désir de vie et d’amour :  « vous voguez maintenant loin de nos gouffres vous voguez / sur cette mer étonnante et rassurante sur cette marée d’images / et d’eaux lisses qui apprivoisent qui apaisent / et qui donnent à la mort comme à l’amour / ce goût d’espace et de miel inachevé / car vous le savez vous voguez là où le bleu prend sa source ». Lire Regarde est une longue traversée des espaces du bleu originel, celui de ces quatre larges panneaux (« terre et pigments sur toile de lin ») occupant une double-page, intitulés Ombre (cobalt), ou Ombre (bleu paon), ponctuant le recueil des horizons mêlés de la mer et de la nuit évoquant la présence lointaine d’une lisière, quelque léger bord de lumière où se laisser glisser dans le bercement des mots : « vous retournez le bleu / dans le sens du mystère la caresse est profonde / vous ne pouvez la perdre et / lentement remonte cette langue oubliée disparue dans / nos lèvres et qui toujours recommence vos songes ». Ce flot de poèmes, c’est du cœur qu’il remonte, on le comprend, de ce que nos lèvres retiennent peut-être de notre premier cri d’enfant, dont toute notre vie l’écho résonne dans nos rêves. Cet Écho des lumières reproduit sur la page de couverture, avec ses blancheurs d’écume ou de nuage, ses zébrures on ne sait si de pluie ou de lumière, n’est-il pas écho d’une lumière d’avant le souvenir, ultime écho peut-être de la lumière dont est né le monde, et avec lui chacun d’entre nous pensant le monde ?

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde, L’herbe qui tremble, 2022, 88 pages, 20 €.

Tableaux où partout du bleu s’ouvre dans du bleu, de la forme se déploie dans la couleur, fœtus, papillon, tortue, poissons phosphorescents, micro-organismes aux complexions multiples, brume sur des marécages, danse virevoltante à la Matisse de figures sveltes, ombres agenouillées, méduses en flocons, naissance peut-être du monde dans les transparences de l’océan primitif, immémoriale main de la création :

clapotis de nuages fil tendu du rêve appuyé sur l’épaule
vous avez dit regarde et dans vos grands yeux d’eau la pluie
muette fait de vagues cercles bleus que votre main remue
depuis très longtemps
personne ne connaît la nuit aussi bien que vous
cette nuit si secrète qu’elle ressemble à la clarté

La poète, à partir des tableaux, compose ses poèmes de mots bleus, « couleur de l’âme », on se dit peut-être en état de semi-conscience, quand ce sont les doigts qui parlent avant la pensée, quand la voix est d’avant les mots : « bleu tout ce bleu … / … / et qui vient de si loin / de cette contrée très oubliée à l’intérieur de la parole / là où un jour a commencé la mer ». Car Regarde est avant tout une plongée en soi-même, une quête de la première nuit, du premier rêve de la première nuit, à l’écoute de cette voix première, tôt oubliée et qu’il nous faut nous réapproprier : « j’irai dormir au fond de votre rêve / j’irai dormir au fond de votre corps disait la voix / qu’elle ne connaissait pas / mais qu’elle reconnaissait toujours ». Le bleu se fait dans ces poèmes celui de la matrice, du bruissement originel de l’arbre, de cet arbre que l’enfant au tréfonds de sa naissance caresse de ses mains : « il y a des arbres tout au fond de vos yeux il y a de grands / arbres bleus que retrouvent vos mains dans leur nid de caresses ». Le retour à l’origine est ici recommencement, comme si à travers l’œuvre plastique contemplée et s’épanouissant en mots, c’est le rêve de l’artiste que la poète venait partager, si les mots se faisaient couleur au bout des doigts de la peintre, la couleur lumière, la lumière regard : « quelque chose de nous est repris dans vos songes / quelque chose de nous tout au bout de vos mains / rattrape la lumière / recommence nos yeux ». C’est un ciel que la démiurge du bleu tend à la poète, son cœur qu’elle lui ouvre : « oui ce ciel bout à bout revenu / d’entre vos mains et d’entre les couleurs pour nous / verser son étrange musique pour nous donner son cœur ». Et ce ciel de l’amour recommencé, n’est-il pas tout simplement condition d’un futur, d’un monde où existerait un futur plus grand que nous : « vous vous enroulez au sommeil des oiseaux / et vous redevenez une aile / alors c’est vrai vous ouvrez le futur / vers ce qui le contient » ? De cette ouverture aux lointains de l’espace et du temps, c’est, par un mouvement de reflux, un sentiment d’apaisement et de bonheur qui nous revient : « tu vois là-bas tout penche vers / ce bleu dans son nid d’étincelles / tout redevient sourire sur nos / lèvres d’eau douce une à une posée sur nos cris / alors d’un coup le grand désir au large fait retour en nos mains ». Dans l’instant du soir, celui de l’infini comme de la proximité des choses, la nuit éclate et le bleu se fait chair, s’installent de nouvelles constellations de signes :

alors quand triomphe le soir vous venez ouvrir le bleu
avec vos mains ouvrir cet inépuisable du bleu
cet infatigable du bleu
et quelque chose vient heurter la nuit la déplier la défaire
la fracasser toute une chair s’enroule à nos détresses
et vient d’un coup recommencer tous les signes

Laissons pour terminer la parole à la poète : « Est-ce la brûlure elle-même qui s’est mise à rêver ? / Plus tard j’ai su par Anne que ce bleu-là avait surgi juste après la mort de son père. / Alors j’ai pensé à cette phrase de Paul Celan : / “La poésie, cette parole qui recueille l’infini, là où n’arrivent que du mortel et du pour rien”. »

Présentation de l’auteur




Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense

Le ciel immense ne peut être que celui de l’enfance. C’’est ce que nous raconte le poète nantais Jean-Claude Coiffard (90 ans) dans un livre à la fois pétri de nostalgie et de gratitude pour ce temps vécu dans un pays au « visage d’aurore ». Et toujours dans la fidélité à René Guy Cadou.

Sous le ciel immense de Jean-Claude Coiffard, un ciel qui « brasille sous le soleil de mai », il y a un fleuve (la Loire), des roseaux, des oiseaux et, dans le jardin du poète, « l’odeur des lilas », un puits, un figuier, des abeilles et des roses à foison. C’est à ce pays-là qu’il s’adosse, univers parcouru de « nuages au long cours » et toujours, la nuit venue, illuminé d’étoiles.

C’est la voix de René Guy Cadou qui résonne, de bout en bout, dans ce livre. Jean-Claude Coiffard nous dit qu’il peut aujourd’hui écrire « son nom en lettres d’or/dans le granit du temps ». Car le monde, dit-il, « s’ordonnait sous les pas »de l’instituteur-poète de Louisfert dont le chemin de l’école était « pavé d’hortensias ». Hommage à Cadou, donc, mais aussi, au fil des pages, à Apollinaire, Nerval ou Marie-Noël, qui furent ses compagnons de route.

Mais le poète, l’âge venu, n’en finit pas malgré tout de s’interroger. « Le mot que je cherche/qui me le donnera ? ». Car comment témoigner au plus près de cette vie donnée en abondance ? « J’ai tant et tant/remonté d’eau/de mon vieux puits/j’ai tant et tant/puisé de lettres/que maintenant/je vois le fond ».

Saisi d’une forme de vertige, le poète évoque ce « vieux puits/rempli d’ombres »« délaissant le ciel/le soleil s’est noyé ».

Jean-Claude Coiffard, Le ciel était immense, Des sources et des livres, 139 pages, 17 euros.

Pourtant il se ressaisit bien vite. Sans doute faut-il se résoudre à partir, « mais les roses toujours », se rassure-t-il, « parleront aux abeilles ». Et loin de pouvoir prétendre tout dire de ce ciel immense avec les mots du quotidien, il affirme arriver « à l’heure/où le silence/pourra tout dire ». Et, plein de confiance, quand « la porte s’ouvrira », accéder au « pays mystérieux ».

Présentation de l’auteur