Gwen Garnier-Duguy, Ce qui se murmure par-delà l’indicible

Les œuvres dignes de ce nom ne se réduisent guère à quelque interprétation unique. Il en est ainsi du « Livre d’Or » de Gwen Garnier-Duguy, recueil poétique qui nécessite, de la part de celui qui souhaite s’exprimer sur sa profondeur, d’opter pour un faisceau d’interprétations à la fois fidèle et subjectif.

Cette œuvre ouvre au lecteur, parmi nombre de perspectives, celle si juste et vécue par tous les poètes de faire signe vers ce qui échappe au dire. L’indicible fascine artistes, poètes et romanciers en raison du mystère – et de faille inaccessible – qui atteint la parole même. C’est dès lors le moment où il semble indispensable, « imitant l’ineffable », de se mettre à l’écoute de ce « murmure dans le lointain / Un chuchotement, vous entendez. » Aussi ces poèmes mènent-ils à la conscience du lecteur attentif et sensible les ressentis auxquels nous tous, en tant qu’humains, sommes immanquablement sujets.

Parmi ces sensations sublimes éclatent notamment, comme toujours chez Gwen Garnier-Duguy, des accents dignes du Rimbaud de « Soleil et Chair » ou du Giono du « Chant du monde ». Une vigueur du chant païen tout autant que chrétien transparaît dans les actes, le Verbe, le vent, la couleur, les oiseaux, la joie, la beauté. Des vers tels « Qu’il est bon, ce soleil dorant l’ombre de ma peau. / Je l’adore puisqu’il contient la terre entière » ou encore « En point de mire un feu aimante le trajet. / L’éclat rubescent se projette dans nos yeux. Nos regards ouvrent la navigation rouge » expriment une spiritualité qui embrasse, accueille le réel dans toute sa substance. Il n’est d’ailleurs autre que l’ici-bas dans notre rapport au monde, tactile, visible, auditif, tel un embrassement de l’univers total.

Gwen Garnier-Duguy, Livre d’Or, Illustration de couverture Roberto Mangú, L’Atelier du Grand Tétras, 96 pages, 15 euros.

Le lien y est indestructible avec l’unité universelle, ce que Goethe appelait l’âme du monde, présence qui se ressent seulement sans s’expliquer autrement que par l’amour qu’on lui porte. Cette vibrante affirmation de notre présence à la vie oppose l’insipide que constitue une signification de la vie imposée, extérieure, grégaire et paresseuse à la spiritualité d’une force intérieure unie à la totalité du monde.

Ce recueil est ainsi, par lui-même, un acte de résistance contre la déliquescence du sens – mais ne versant jamais dans la plainte, choisissant l’accueil amoureux du monde et le chant de notre présence ici-bas.

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Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres

Voici réédité, en format poche, un livre de Philippe Jaccottet publié en 1957 par l’éditeur suisse Mermod. Le poète a alors 32 ans et c’est son premier livre en prose, un véritable traité de l’expérience poétique ou, comme l’exprime l’éditeur actuel (Le Bruit du temps), « un petit livre des commencements »

La promenade sous les arbres est le titre d’un des sept textes publiés par Jaccottet dans un livre où il entreprend d’illustrer sa propre démarche poétique. Dans les six autres textes, il nous parle de Grignan (cette ville de la Drôme où il vient de s’installer), des montagnes environnantes, des la « rivière échappée » ou des nuits éclairées par la lune. Ce sont, dit-il, des « exemples » de ce qu’il entend exprimer dans l’écriture. « Ces textes ne sont pas des poèmes, mais des tâtonnements, ou parfois de simples promenades, ou même des bonds et des envolées, dans le domaine fiévreux où la poésie, parfois, plus forte que toute réflexion ou hésitation, fleurit vraiment à la manière d’un fleur ».

Tout commence, selon lui, par les émotions que peut susciter le monde extérieur. A commencer par la nature et, notamment, les « lieux les plus pauvres ». Pour le poète, il s’agit de « comprendre ces émotions » et d’analyser « les rapports qui les lie à la poésie ». Mission accomplie dans les sept exemples qu’il propose. Ce qui fait dire à Jean-Marc Sourdillon, dans la préface de cette réédition, qu’on « y perçoit presque à tout moment la présence d’une discrète jubilation, l’eurêka modeste du poète qui découvre la cohérence de sa propre manière ».

Cette cohérence doit se nourrir, selon Jaccottet, de « simplicité », « d’impressions fugaces », « d’intensité de l’expérience ». Il le dit en faisant notamment référence à ce qu’il admire dans la poésie de l’Irlandais George William Russel (1867-1935). Il y a aussi, parallèlement, chez Jaccottet, « le pressentiment que l’Age d’or est encore au monde ».Référence à la fameuse phrase de Novalis : « Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars ».

 

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres, Le Bruit du temps, 120 pages, 9,50 euros.

Pour réunir ces « traits épars », Jaccottet affiche son désir de « dépassement des images » (…) ce moment où la poésie, sans avoir l’air puisqu’elle s’est dépouillée de tout brillant, atteint à mon sens le point le plus haut ». C’est ce qu’il admire chez Leopardi, Hölderlin ou Verlaine. D’où, aussi,  l’intérêt qu’il accorde déjà, à l’époque, au haïku japonais après la lecture de l’ouvrage de R.H. Blyth consacré à ce genre littéraire. Philippe Jaccottet parle à propos du haïku de « transparence » et « d’effacement absolu du poète ». C’est cette « transparence » qui dominera dans la majorité de ses écrits à venir, notamment dans ses proses poétiques.

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Benjamin Torterat, L’Etendue passionnelle

Il est probablement intéressant de savoir que Benjamin Torterat est doctorant en philosophie et que son sujet de thèse est : « Le mythe entre émancipation et domination ». La lecture de sa première publication en poésie s'en trouvera peut-être éclairée.

Son livre, l'étendue passionnelle, est construit en trois parties, les deux premières avec une adresse directe « Toi » vers une aimée, présente / absente, évoquant le rapprochement charnel, celui au travers duquel on espère communier, mais celui aussi qui nous dit l'irrémédiable séparation ontologique, la troisième partie regroupant, quant à elle, trois pavés de texte dans un épanchement moins contenu.

On pourra brièvement songer à André Du Bouchet, que ce soit sur la disposition formelle du poème, la présence pointillée des mots sur le blanc de la page voire sur le fond quand celui-ci affirmait : « Seul celui qui a peu de moyens a quelque chose à dire. »

   infini-Toi

          l'essentiel

 peut-être

 

              Toi

 

s'affaler 

dans l'absence

Benjamin Torterat, L'Etendue passionnelle, Editions de la Crypte, 2023, 12 €.

Chaque mot, ainsi sacralisé en quelque sorte, veut une importance extrême, de même que le blanc, part intégrante du poème réclame sa part de sens. Faut-il le chercher dans cette absence, douleur du manque, dans une aspiration plus haute, « recherche / irréductible // d'une unité », quitte à en passer bien sûr par le corps, « dans l'aube / les peaux // luisantes / tout contre / par à coups » - car c'est le corps qui est essentiellement affiché au long de ces poèmes : « jouir / des nudités » – faut-il, dans ce qui est énoncé et dans ce qui ne l'est pas,  questionner la langue, particulièrement celle, poétique, qui va caviarder, omettre, suggérer, inventer « se sombrer » ?

poursuivre

 la quête

    l'ouverture

elle est désordre

La partie II du livre semble plus directement lisible, j'entends par là, tout d'abord moins de dispersion des vers sur la page, ensuite, malgré la retenue du propos, l'aveu de l'échec passionnel.

Toi tendresse

    pas tout à fait défigurée 
   tremblante

 sur la bouche  

    plus tout à fait la hâte de
   se rapprocher

La troisième partie nous donne trois pages qui semblent d'écriture quasi automatique d'un jeune auteur qui condense comme il le dit lui-même « ébullition d'une plaie à vif enlacer s'amouracher reculer fléchir », « implacablement dans la caboche dans la veillée dans l'espoir ».

 Cet espoir lui vaut évidemment notre sympathie.

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Amir Parsa, Littéramûndi

Né en Iran en 1968, Amir Parsa, appartient à cette génération d’auteurs particulièrement rares, pour lesquels un monde meilleur est encore possible et que l’on aime arpenter, en dehors de tout préjugé ou de chapelle convenue. Il réside actuellement à New-York où il est professeur et directeur des études interdisciplinaires au Pratt Institute.

D’expression américaine, française, persane et espagnole, ainsi que des combinaisons hybrides ; il mène une œuvre patiente et méthodique qui met en perspective toute forme d’appartenance nationale, culturelle et poétique. Ensemble polyphonique et polysémique, son entreprise littéraire et poétique façonne de nouvelles formes structurantes, en portant la trace de nouveaux itinéraires d’écriture. Il a publié tout récemment deux ouvrages pour le moins novateurs et audacieux, intitulés Lïtteramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale)

Qu’est-ce que la littérature mondiale ?

On doit la fameuse expression à Goethe, sous l’appellation usitée, de Weltliteratur, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans son journal intime daté de 1827. Depuis l’eau à couler sous les ponts, et il faut reconnaître que ladite expression si elle demeure emblématique d’un certain idéal n’en demeure pas moins quelque peu confuse, voire inaudible pour un grand nombre de lecteurs et de locuteurs avertis. Pour les chercheurs Christophe Pradeau et Typhane Samoyault, « la notion de littérature mondiale, aussi, n’est pas la détermination interne, où l’adjectif viendrait dire l’attachement variable de l’œuvre au monde ou les usages du monde en littérature », mais encore : « L’idée d’une littérature mondiale serait-elle venue d’une culpabilité à l’endroit de la pluralité et du divers, comme une rétroversion du mythe de Babel ? » Bonne question en effet !

Amir Parsa, Littéramûndi (prolégomènes à une Nouvelle Littérature Mondiale) Volumes I et II. Editions Caractères.

Babel quand tu nous tiens ?

Comme en témoignent les œuvres immenses et magistrales de Dostoïevski,

Tolstoï, Virginia Wolf, Robert Musil, Franz Kafka, Thomas Mann, Jorges Luis Borges, mais aussi James Joyce avec son Finnegans Wake, et plus proche de nous, Louis Calaferte, avec Ourobouros, dont les œuvres coïncident parfois avec l’accès presque désespéré d’un imaginaire de nature universelle, capable de marquer et d’engendrer de nouveaux territoires et logiquement de transgresser les frontières littéraires.

Pour Amir Parsa, là réponse est assez claire bien que quelque peu simplifiée :

« La vérité est autre, et pourtant tout est simple : tu écris en français, parce que tu dois respirer, comme tu viens de le dire. Pareil en anglais. Une question de souffle, mais aussi d’intérêt, de besoin de reformuler à travers ces langues qui font partie de ton être – qui t’ont conditionné et te constituent. Comme tout écrivain, tu écris aussi pour comprendre pourquoi tu écris, pour créer une réalité, pour percevoir, pour construire. »  (P.17) L’entreprise est périlleuse avouons-le car elle induit ou oblige plusieurs portes d’entrée, qui n’ont pas forcément la même serrure et signification, dont la lecture « linéaire » de l’œuvre quelle qu’elle soit est naturellement exclue. Dans ce cas précis l’exclusion vaut pour « forclusion », suggérant « le retrait du monde » ou à l’inverse le recours à la mise en scène en quelque sorte qui coïncide avec le martèlement des genres, mais toujours susceptible d’entrevoir « une réalité ». Une parmi tant d’autres, cela va de soi, comme un miroir à multiples facettes ou un kaléidoscope, jonglant adroitement avec ses masques. Mais l’auteur affirme également que la vérité est autre. Or restons terre à terre, quelle vérité hypothétique à conquérir, et qui plus est sous le régime de la transgression, peut (pourrait) s’accoutumer d’un sort incertain, y compris sur le plan sémantique et linguistique. Là encore une réponse est donnée : « L’écrivain polyglotte à son tour n’est pas moins sensible, ni moins maitre d’une langue, mais hyper-conscient des paramètres stylistiques, structurels et formels qui permettent les opérations. » (P.29). Ainsi l’écrivain, le poète, peuvent-ils être selon les circonstances, des « manipulateurs », parfaitement conscients d’une destinée toute autre où l’imaginaire foisonnant pose ses « marques » ici et là, comme une bête sauvage. Mais laquelle ? – « tout en restant chez soi ». (Page 29). A ce stade, on peut toujours imaginer que la littérature agit comme un « caméléon » parfaitement méthodique qui est capable de changer fréquemment de « masques » et de couleurs, pour s’adapter à toutes les circonstances. « Une rupture avec les rythmes de la vie, une rupture avec ses habitudes, une rupture avec les conventions », (P.30). Mais pas sûr justement ! En vertu d’une liberté dépassant les cadres et se mesurant au quotidien avec la force de l’intention et de la novation.

Un pari audacieux : Le dé-travestissement des langues-territoire !

On songe dans un même ordre d’idée au fameux Bodner Lab, initié par Jérôme David, professeur à l’université de Genève qui vise à offrir à plusieurs types de publics, une bibliothèque numérique de la littérature mondiale à partir de la Bibliotheca Bodmerania, et qui constitue une numérisation intelligente opérée via un flux opérationnel rigoureux en regroupant en « constellations », proposées, comme autant de portes d’entrées induisant l’imaginaire littéraire. « Des écrits d’auteurs dont les œuvres constituent maintenant (pour le meilleur et pour le pire), les classiques dans une certaine langue et un certain contexte, des histoires d’enfants, aux contes et aux grandes épopées nationales, tout un fil intertextuel traverse les écrits. A travers le perpétuel passage d’une littérature à l’autre… » (P.112), « L’authentique création de nouveaux mondes à travers les osmoses de mondes existants ». (P.112). Ainsi l’œuvre littéraire peut franchir la limite, toutes les limites de son propre imaginaire (décloisonné) en exploitant autant de paysages géographiques, que de paysages symboliques dont la régulation interne s’effectue par le seul mouvement dynamique de l’œuvre. « Esthétique et éthique du masque qui nous amène, poète des marges et des disparitions, à une liberté absolue ». (P.117). Et cette liberté si souvent contredite par les itinéraires empruntés, que vaut-elle au regard d’une liberté plus grande qui ne soit pas que « un support » écrit, et reproductible à l’infini, combinant toutes sortes de hasards ? On comprend alors, que la littérature ne prend sa liberté qu’au travers des manifestes et des théories qu’elle produit elle-même pour justifier d’un manquement normatif. Et si l’on ne peut parler ici d’anarchie, on peut toujours valider l’ide de déraison. « Tenter d’imaginer, ou même d’étudier, ce que l’auteur aurait fait dans la langue cible – tout en reconnaissant qu’il n’y a vraiment aucune manière de le savoir ou le vérifier. (P.124) »La traduction comme écriture imaginaire et projétante »  (P. 124). La traduction devient alors, une échappatoire sans risque, du-moins en apparence ou l’œuvre exerce son pouvoir d’attraction avec la langue de l’autre et en signifiant un public divers ouvert à toutes les propositions sémantiques, sans jamais être en mesure de filtrer les écueils pourtant inévitables de ce type d’entreprise au point de s’enivrer malicieusement d’une phraséologie immortelle, mais sans aucun dessein providentiel. Peut-on dire pour autant que la littérature mondiale est une parade insouciante du désir universel, sans autre objectif que d’activer certaines transmissions (ou simulations). La réponse semble moins évidente qu’elle n’y parait : « La littérature doit demeurer aussi ouverte que la sensation que génère le lac au milieu du désert ». (P. 182). En ce sens Amir Parsa, a su habilement démêler le vertige de l’impossible en bâtissant une œuvre complexe, que n’est pas qu’un simple exutoire mais une volonté puisant sa source au sein des grands Humanismes, sans jamais déconsidérer la force de l’abîme.

                                Le rythme m’emporte et le feu m’atteint
                                              Et je brûle dans les cendres
                                   le sang le sort de
                                               de la longue marche sans traces
                                  du poète glissant sur les parois
                                                invisibles… (page.184)

A lire absolument…….

Présentation de l’auteur




Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste

« Ne dites plus jamais / c’est triste / pour dire c’est moche / c’est raté / c’est quoi cette merde / genre tu ferais mieux de faire autre chose / que du triste quoi » : dès la première strophe, le « la » est donné, et c’est à partir de cette note tenue de bout en bout, au fil des vers libres au rythme saccadé, entre rires et larmes, que se déploie la musique d’un silence, tout juste une plainte hésitant entre sourire et sanglot, une émotion à peine contenue en appel à la sensibilité du lecteur, en ostinato poussé ad libitum

Dominique Sampiero semble, dans ce dernier ouvrage, faire une confidence, en aveu de réussite, qui mettrait, une bonne fois pour toutes, la fatalité du sort, échec et mat, dont la note biographique à la fin du recueil résume sa pensée sur la vanité comme sur le bienfondé de telle démarche : « car finalement la vie se joue entre la fureur des larmes et du rire, non ? À quoi bon tirer des plans sur la comète, un jour ou l’autre, toutes les étoiles s’éteindront »

Dès lors le poète ne saurait faire ni l’économie du malheur ni le diktat du bonheur, éprouvant peut-être ce « mal de vivre », pour reprendre la formule de Barbara, qui ne saurait le convier à nier la tristesse ; essuyer les larmes, certes, mais non congédier la tragédie de la vie dont quelques mots mal avisés seraient le présage, quelques maux d’une maladie transmissible, quand on saigne du sens ? « Ne dites plus jamais / c’est triste un poème / parce que vous ne comprenez pas / et qu’il y a le mot / mort douleur blessure / dedans / ces mots qui vous font peur / que vous avez bannis / de vos yeux de vos larmes / des fois on ne sait jamais / c’est contagieux la mort la douleur / ou la blessure / ça s’attrape non ? » 

À chacun de recourir par conséquent aux pouvoirs de l’imagination, à explorer encore les contrées merveilleuses d’un ré-enchantement possible de la vie rendue plus vaste par les yeux qui décillent à la rencontre de l’inattendu ou de l’insoupçonné qui vous foudroie sur place, vous laisse abasourdi, désarmé, à nu, et dont le pitoyable qualificatif de « triste » n’est que le cache-misère d’une réalité plus grande qui vous contient tout entier dans la pitié comme dans la joie !

Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste, La Boucherie Littéraire, 2020, 12 €.

« Finissez-en justement / avec le c’est triste / qui tombe à plat / ou qui fait mal / dites plutôt c’est grave / c’est profond / c’est tellement vrai / c’est tout moi ça / c’est de la balle / c’est vrai de vrai / c’est magnifique et troublant / envoûtant / délicat / c’est insupportable de beauté ».

Et quand le mot juste, pile, adéquat, est rendu à la démesure des sentiments, c’est jusqu’à l’adjectif trop usité qui se défait du manteau gris, grisâtre, grisaille, pour revêtir les fastes oripeaux de toutes les nuances émotives, rouge passion, bleu espoir ou jaune brûlant, et donner à entrevoir, écho en écho, la résonnance de cette si profonde, si désarmante tristesse, dans un mot-à-mot voisin : « triste d’amour / triste comme Yseult / triste ciel / triste acier / triste éternel / triste sommet / triste étoile / triste infligé / triste défait / Tristan même temps / triste Voie lactée / triste sauvage »

Et de ces variations de tonalités s’échappe comme un message secret, une lettre dans la lettre, l’ouverture du deuxième poème de ce recueil intitulée Manifeste à l’envers, dévoilant les coulisses, l’envers du décor, la généalogie du théâtre intime à ce plaidoyer pour la noblesse des sentiments qui nous relient, nous dépassent, poète et lecteur, possible fraternité humaine, sans fard, sans hypocrisie, révélant de l’enfance à la maturité le vœu farouche de porter haut et la joie, et la peine de ses semblables : « Soyez beau, soyez propre, efficace et joyeux ! Non. Vous avez droit à la tristesse, à la dépression, au deuil, confiez-moi vos peurs vos doutes et tout ce qui vous isole des autres. Mes mots, mes bras sont là pour vous. J’écrirai vos chagrins. »

Présentation de l’auteur




Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial

Prairial est le premier et seul recueil de poésies de Michel Fardoulis-Lagrange et qui mérite autant d’attention que pour ses romans. Nous savions que poésie ou roman, entre les deux, il y a peu de différences chez cet auteur.

Sa prose qu’on ne doit pas hésiter à qualifier de poétique (nommons là « roman-poésie » pour reprendre la formule de Michel Leiris dans sa préface à l’ouvrage de MFL « Volonté d’impuissance » paru en 1943, éditions Fontaine ; et inversement « poésie-roman »), fait donc écho aux poèmes dans cet ouvrage. On y trouve les mêmes images chez l’un et l’autre, les mêmes contraintes, les mêmes regards, les mêmes affirmations dans le sens de l’espérance, parfois le même hermétisme, et toujours cet univers cosmique. MFL vient d’un monde à part avec des révélations à nous faire, comme Jésus l’a fait en son temps.

Le religieux et le sacré proposent un espace littéraire, et probablement pas autre chose, qui garantit les rêves et les quêtes de Michel (tout comme ils ont garantie ceux de Rimbaud pour les mêmes raisons), lequel nous emporte vers des mondes d’ombres et de lumières croisées où l’on rencontre des personnages qui n’ont généralement pas leur place, en tout cas pas ainsi, dans la littérature dite classique. Peut-être est-ce aussi une des raisons qui trouble le lecteur et rend difficile sa lecture. Pour lire MFL, on doit certainement entrer en lui et devenir lui à travers ses yeux. Ce qui n'est pas aussi difficile à réaliser qu’on le prétend. Il faut juste se laisser bercer par la musique des mots et des phrases de Michel Fardoulis-Lagrange comme on se laisse bercer par les vagues les yeux fermés.

Michel Fardoulis-Lagrange, Prairial, Éditions Dumerchez, 1992, 23 € 71.

L’œuvre de Michel Fardoulis est donc unique, presque indescriptible, presque « inanalysable ». Ce qui rend pourtant formidablement intéressante son œuvre, c’est le langage qu’il détourne au profit de l’intérieur de l’histoire, ou du poème, pour les protéger, pour rendre leurs vérités plus que pour l’accompagner. Formules inhabituelles et personnalités (personnages) explorées comme si pour la première fois la langue s’exprimait. Langue du roman ou du poème, ou bien plutôt les deux à la fois, ce mélange a tendance à effrayer comme à fasciner. Michel ne donnant pas le choix au lecteur, celui-ci est obligé de faire avec ce que l’auteur propose mais aussi avec ce qu’il ne propose pas. Et c’est peut-être ici que le lecteur peut essayer de s’engouffrer.

Dans « Prairial », les mouvements des personnages construisent les images de ce monde inventé par Michel et donnent un socle solide pour rendre viable celui-ci. Il est rare qu’un écrivain s’enferme totalement dans son propre univers jusqu’à ne plus voir le monde tel qu’il est réellement sans toucher à la folie. Tel est le cas de Michel. Son univers sans sourire, car occupé à une tâche qui donne tout au regard depuis des siècles ; son univers sans monde destiné à contempler le plus précieusement possible cet autre nécessaire pour vivre, tout cela fait de Michel Fardoulis-Lagrange un écrivain très singulier.

Enfin, on ne peut que penser au poète de Charleville-Mézière, dont l’univers poétique de Michel Fourdalis est proche. Car il y a indubitablement du Rimbaud en lui. Leurs croyances à tout deux n’ont pas d’ambition autre que littéraire. L’un et l’autre étaient solitaires et vivaient dans le silence. Sans tomber dans le drame, le génie offre ici ses figures les plus marquées.

Il faudrait redéfinir cette nouvelle forme d’écriture et l’inscrire à côté des autres et non pas au milieu d’elles. La langue de Michel Fardoulis-Lagrange parle dans et de sa propre liberté, elle n’exprime pas autre chose.

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Extraits

 

L’OBSERVANCE DU MEME

La nostalgie et les échos
prennent part comme jadis à la foulée.
Sur les rivages,
les gymnopédies.
Le regard réclame des oiseaux en bancs,
des méduses uraniennes.
Pourquoi ne pas aller toujours plus près
sans accoster,
saluer les compagnons d'égal à égal ?
Ce seront encore
les recommencements, les siestes légendaires.
D'égal à égal, les transferts,
les bruits métaboliques des corps,
il n'y a plus que cela,
la prébende des veines,
les navigations intestines,
les voluptés tribales,
les boulimies.

RAPPEL

Quel foisonnement d'ombres
jumelées aux buffles
vers le crépuscule !
O Moira,
s'exclament les filles
au même moment
devant le naufrage
de leurs robes.
Sérénité pourtant,
ici et là
des profils d'argile,
ceux des dormants
impénitents.
Les destinées ailleurs
sont des pétales de fleurs
que ramasse le vent
pour un mémorial
des senteurs.
Tadis et naguère
ne paraissent jamais certains,
ces irisations
d'une souvenance
léthale.
Et dans l'antre
se consume le dinosaure
avec ses lymphes immaculées

Présentation de l’auteur




Gwen Garnier-Duguy, Livre d’or

Doublement remarquable est ce Livre d'or. Tout d'abord parce que l'Atelier du Grand Tétras crée des opus remarquables, tant pour ce qui concerne la qualité du papier, un vélin ivoire Arena 90 grammes, accompagné d'une couverture Tintoretto 250 grammes, le tout façonné en cahiers cousus, que pour la grâce des caractères apposés au milieu de marges généreuses  ; ensuite parce que la hauteur de cette poésie enracinée dans une modernité tamisée de lumière grâce à la parole du Poète nous assure que l'existence fait socle, celle d'un comme du nombre, lorsqu'on passe dedans, qu'on voyage avec celui qui en absorbe les contours et les restitue dans le poème, pour dessiner l'espace sans frontières du territoire de notre liberté, à travers le langage.

Gwen Garnier-Duguy dit ceci. Mais il ne dit rien. c'est là la magie du poème. Sa puissance. Dans ce Livre d'or, qui sonne un peu comme un bilan de ce qui fut, et une porte vers ce qui sera, se mêle la parole simple et discrète du poète et des références séculaires. Circularité et enfermement dans la répétition de tableaux existentiels, d'un présent vécu par le Je qui énonce et place son expérience au cœur de millénaires d'autres, pour témoigner du monde contemporain et interroger une modernité qui n'en finit pas d'aboutir à nulle part.

VERS LIBRES

Ils ont installé des caméras dans les couloirs 
                                sur les trottoirs pour voir
Si chacun pousse, rentabilise chaque seconde où il est
                                                                      employé à faire
De sa vie l'or d'un autre, message sur le réseau intra
La plus grande erreur que vous puissiez faire, dans la 
          vie, c'est d'avoir peur de faire des erreurs, voici
John Fitzgerald Kennedy
Appliqué à la production. On a vu
Où ça l'a conduit
Aussi
Sortez vos idées, surtout n'ayez
Pas peur, entrez dans la langue falsifiée de la chambre
                                  noire est entrée dans votre œil surtout
Sentez-vous libre, osez, proposez, la hiérarchie
Ne vous tiendra rigueur d'aucune de vos audaces,
                                                                                       Innovez !
Vous êtes filmés.
Société panoptique autocensurée.

 

Gwen Garnier-Duguy, Livre d'or, couverture
Roberto Mangú, L'Atelier du Grand Tétras,
2023, 96 pages, 15 €.

D'un temps, d'un monde, aux temps, aux monde, du Portrait de Sisyphe en Midas à Argo, D'Adam à Diphda puis à l'Alpha du centaure, autant de cosmogonies tutélaires qui ponctuent les poèmes, et jouxtent d'autres titres, plongeant le lecteur dans le chant d'une luxuriance référentielle séculaire, celle également de la nature, de la nature dans le poème, présence tant immuable que nourricière. Autant de références à une littérature qui elle aussi fait socle, trame et lieu de résistance. 

Et ici le poète interpèle, interroge le parcours, tant le sien, qui apparaît au détour des vers dans un quotidien énoncé sans détour dans une langue familière et actuelle, celle du lecteur, de vous, nous, appelés là dans le creux du poème qui est plus que jamais notre refuge dans ce Livre d'or, que grâce à un Recours au langage dé-mesuré inventé par Gwen Garnie-Duguy, qui sait plus que tout autre combien les espaces de silence offerts par le poème recèlent de liberté.

 

Silence
J'ouvre la portière je sors
la lassitude de ma journée 
dégouline de tous mes pores
une flaque à mes pieds
bue par le goudron du parking
je m'avance lentement
vers la porte de ma maison
J'entends une mésange
sur le toit du voisin
lancer ses trilles à qui£
veut bien les écouter
Un philosophe dirait
que si personne n'était là
pour jouir de ce moment singulier
le chant de la mésange n'existerait pas

Il y a plus simple, son ramage,
qu'elle module avec tellement de soins,
n'est peut-être pas destiné à mon cœur
bien que mon cœur s'en trouve
instamment allégé.
Son ramage, n'a-t-elle un besoin viscéral
de le sortir de son corps
s'appliquant à faire des notes
inouïes avec sa langue de mésange
et des oiseaux sur des branches proches
chacun leur tour lui répondent

Il se joue à ces heures du soir
une conversation capitale
au-dessus de nos têtes
qui n'y comprennent rien
car les hommes d'aujourd'hui
ne savent plus la langue des oiseaux
elle qui était coutumière 
aux hommes des forêts
mais les oiseaux continuent quoi qu'il advienne
ce qui est devenu maintenant
leur vie parallèle, semant
leur joie dans des cœurs anciens
dont les battements sont l'écho
du rayonnement fossile de l'univers.

Avons-nous oublié ? Oublié de regarder, d'écouter, oublié que le vent nous traverse plutôt qu'il ne nous heurte, oublié que le bruit des vagues et le battement de nos cœurs résonnent dans un même espace, celui du poème, où le bruissement de l'univers s'immisce à travers les mots.

Le Livre d'or est placé sous les auspices de Xavier Bordes, qui offre à Gwen Garnier-Duguy l'épigraphe du recueil :

Je parle avec la voix d'un dieu quotidien
que nous reconstruisons ensemble

Xavier Bordes

Voix du poète, voix de poètes auxquels sont dédiés plusieurs textes, également, ce recueil rassemble et invite à ouvrir les brèches de nos langues communes, de nos existences prisonnières des mots, de nos regards enfermés dans le nom de toute chose, et surtout de nos cœurs. 

Un Livre d'or  qui se clôt sur L'Avenir du poème, témoin ce de qui hors de lui-même, au-delà de sa forme, et au-delà du temps, nous rassemble, ce présent dans l'éternité de nos cœurs. 

J'ai composé un poème
Splendide
Une pépite
Quelque chose de totalement 
Neuf
Dans la forme et dans le rythme
Et dans le fondu enchainé
des images
C'est un chef-d'œuvre sans
Equivalent
Il est semblable à tous les grands poèmes
Qui ont marqué le temps
En même temps il se distingue
Nettement des autres chants
Il renouvelle
Les symboles de notre
Culture
Il est porteur d'un sens
Qui est une inspiration
Pour l'avenir
J'ai reçu ce poème
Comme un présent
Je ne peux le faire lire
Ni le montrer à qui que ce soit
Il serait aussitôt
Accaparé par le spectacle
Et ses images se fondraient
Dans le publicitaire
Je l'ai appris par cœur
J'ai brûlé les brouillons
Dans mon dernier souffle
Peut-être
Je l'emporterai avec moi
Une pluie tombera sur ma tombe
Et depuis ma dernière terre
Peut-être
Un arbre poussera
Il indiquera
Une étoile
Qui indiquera
Une grotte
Et quelque mage
Saura lire ce poème
Transmué
En pèlerinage.




Lu Ji, Wen Fu, Essai sur la littérature

Alexis Bernaut, traducteur de la version anglaise du Wen Fu de Lu Ji par Sam Hamill, poète américain proche de la Beat génération, revient dans l’avant-propos de sa version française sur des moments d’amitié qui l’ont lié à son aîné, disparu en 2018, et sur le sens initial et initiatique de l’expression chinoise « Wen Fu », inscrivant ainsi la double traduction par Sam Hamil, puis par lui-même, dans cette tradition fertile en renouveau : « Wen est l’un des plus anciens mots chinois, datant des temps chamaniques et des os oraculaires, il y a plus de trois mille ans. Il veut dire, à cette époque déjà, « art ».

Le fu, selon l’Encyclopaedia Universalis, est « un genre littéraire original dans la littérature chinoise, dont il est difficile de dire s’il se rattache, selon nos catégories occidentales, à la poésie ou à la prose ».

L’interprète français et réinventeur du texte ancien à la lumière des formules de son homologue américain revient donc aux origines de cet ars poetica asiatique comme à la source d’une tradition séculaire dont la transmission fait de chaque auteur intermédiaire un véritable écrivain, une référence dont l’autorité ou auctoritas, selon le terme latin, est ainsi recueillie dans « la transmission de l’esprit » de génération en génération, ce à quoi il ajoute : « Et l’une des fonctions de l’inscription du Mao Gong Ding est la passation – ou la translation – du souvenir d’un individu et de son lien avec l’empereur. Ainsi la traduction des textes. Et la traduction de ces traductions, une manière voire une tradition laquelle, elle non plus, ne date pas d’hier ».

Hommage en filigrane au poète américain affilié à la Beat génération en lien au poète chinois fondateur de ce petit traité sur la littérature dont la variété des conseils stylistiques se goûte à travers les âges comme des variations fragmentaires d’un même éloge à travers lequel l’ancienneté et la modernité à la fois lui confèrent une valeur intemporelle, celle-là même de l’éternité entraperçue de l’essence poétique. Emblématique de ce renouvellement perpétuel, c’est l’image de la hache taillée pour renaître sous les formes d’autres haches qui relie les trois hommes, Lu Ji, Sam Hamill et Alexis Bernaut…

Comme en témoigne sa réflexion de traducteur, ainsi se passe de témoin en témoin ce symbole d’un faire commun : « Cette métaphore est peut-être, dans l’histoire des lettres, la plus parlante quant à la manière dont la tradition informe le renouveau. Sam Hamill lui-même, qui n’oubliait jamais qu’auteur et autorité ont la même étymologie, la faisait sienne dans son long poème Triada paru en 1978, bien avant qu’il entreprenne de traduire le Wen Fu : « Et le vieux Ott avait une hachette, « Ça fait vingt ans que j’l’ai, qu’il disait, elle a eu une demi-douzaine de manches et j’ai dû changer trois fois la tête. » »

Lu Ji, Wen Fu, Essai sur la littérature, version de Sam Hamil, traduite de l’anglais (États-Unis) par Alexis Bernaut, Manifeste ! Éditions, Collection L’Envers du Temps, 56 pages, 7 euros.

Fulgurance sans cesse affûtée de la poésie au fil de l’histoire littéraire que narre Lu Ji dans son essai dont la trame des divers traités pourrait être reprise à son compte dans les rubriques d’un critique contemporain : Le premier geste, Le choix des mots, De l’harmonie, De la révision, De  l’originalité, Cinq critères, Le chef d’œuvre, etc. L’une des formules de conclusion exprime paradoxalement cette vitalité toujours renaissante de la créativité antique : « L’art des lettres vient comme la pluie des nuages ; il ranime l’esprit vital. »




Loïc Demey, Jour Huitième

Le huitième jour est symbole de recommencement, renaissance, premier jour après la semaine qui a précédé, premier jour après l'apocalypse. Et d'une forme d'apocalypse, il est question dans le livre de Loïc Demey. Il s'agit d'un récit poétique, qui se développe autour d'une catastrophe écologique. Il débute par un poème (retours à la ligne) jour premier ; s'ensuivent trois textes en prose, puis sur le même modèle, la même fréquence, jour deuxième,  trois textes en prose, etc. jusqu'au jour huitième qui clôt le livre.

 Loïc Demey débute à la manière biblique :

Au commencement le ciel
au commencement la terre
le haut le bas les ténèbres du ciel l'abîme sur terre
le rien l'absence le vide partout le noir parfait le chaos
l'endroit sonne creux personne juste terre juste ciel
terre de nuit noire liquide profonde recouvrante
de l'eau rien que de l'eau le noir sous un ciel ténébreux
la lumière soit jaune bonne blanche la lumière fut
la lumière pour séparer la nuit du jour
dénouer le jour et la nuit
lumière jour nuit noire obscure personne le vide rien
sur terre
au soir le matin
jour premier

Loïc Demey, Jour Huitième, Images de Rochegaussen, Cheyne Éditeur, 2022, 80 pages, 19 €.

Puis le monde tel que nous le connaissons apparaît : L'enfant pleure sa perruche envolée. / Par la porte de la cage à demi ouverte, vers la fenêtre entrebâillée sur la rue et la pluie qui tombe, tombe, depuis des jours que le ciel se comporte comme ça.

Le décor est planté, l'argument dévoilé : Elles ne ressemblent pas aux pluies que nous connaissons.[...] La montée des flots accule les bêtes contre la clôture. L'eau leur monte aux narines, les épuise puis les engloutit.

Car c'est l'inondation énorme, incoercible, comme en ont connue réellement plusieurs pays ces derniers mois. On songe aussi de manière inévitable au mythe du Déluge, dont la mention la plus ancienne se retrouve dans des textes sumériens, de nombreux siècles avant Jésus-Christ. Il a toutefois toujours valeur de punition : «  Cet homme fit le récit à Gilgamesh de la colère des grands dieux, qui avaient voulu dépeupler la Terre parce que les hommes, de plus en plus nombreux, faisaient un vacarme qui perturbait le repos des dieux. » De même, les catastrophes climatiques engendrées par l'homme lui sont châtiment :

Le torrent de boue cascade la ville, déracine les bancs et les panneaux publicitaires. Il emporte les abribus, retourne les voitures sont devenues des bateaux fous.

On notera l'emploi de mots rares, renforçant le sentiment d'étrangeté : une main qui pendille, Ils niflent puis reniflent (nifler signifie agacer, irriter, mais ici on supposera le jeu avec les mots), les rats d'égout se clapissent au grenier...

L'enfant qui apparaît dès le premier texte en prose sera le symbole d'innocence et de recommencement possible après la catastrophe. Personnage sans nom, archétype d'enfant. Où est passé l'enfant qui jouait juste à côté ? Nous appelons l'enfant ! l'enfant ! l'enfant ! se trouvait là, pourtant, à la tombée du sommeil.

Un autre personnage est sans nom lui aussi : l'autre. Il est par essence celui qu'on ignore voire qu'on déteste sans raison, figure du SDF (et plus tard, du sage), présent dès les premières pages, Reparu à crue de rivière […] Le bien parti qui eut la bonne idée de débarrasser le trottoir, le perron de l'église et les quelques marches devant la mairie, De s'effacer de nos yeux qui l'examinaient de travers […] L'autre, ainsi nous préférions l'appeler, afin de ne pas risquer entendre, au contour d'une phrase, son prénom.

Des protagonistes supplémentaires complètent le paysage dantesque : les animaux sauvages, s'imposant dans les lieux d'où on les avait chassés : Ils avancent à découvert et hument l'air, ressentent la présence puis hérissent les poils, Les animaux exhibent les crocs, les gencives, ils bavent, font des ruades.

Et plus loin :

Papillons.
Hannetons, blaireaux, crapauds.
Lièvres, cerfs et serpents se succèdent.
Du matin au matin prochain, une espèce après l'autre, sans se
mélanger. Sous notre nez au vent, ils ont investi nos rues, nos parcs et
nos ronds-points.
Un loup gris aussi, l'un de nous a crié. Sans en être sûr.
La nature au bonheur du vide, les animaux ont pris notre place.

Description du cataclysme et du comportements des hommes :

Il se tiennent en déséquilibre sur la crête de leur maison, s’agrippent à la cheminée, tanguent et quémandent du secours. », « Fougueux, nous déracinons des câbles et des tuyaux, Au moyen de nos mains, de nos ongles fendus, les doigts fléchis, râpés, ensanglantés, le sol nous fouillons. 

Mais également, sans se départir du propos, des moments de pure poésie :

Ainsi le ciel ainsi la terre
achevés finis définis
le contenu le contenant
révolus la conception le déploiement
l'accomplissement de la création
la satisfaction du travail bien fait
au repos mérité une relâche un répit
une accalmie avant la hausse des eaux
des fléaux des températures
l’œuvre défaite par la conquête effrénée
le très le trop exagérément
puiser extraire augmenter agrandir
à outrance tirer sur la corde tendue
qui flanche plie fléchit
menace de se fendre
nous redoutions le manque
c'est l'excès qui nous accable
au soir le matin
jour septième

Comme une évidence, l'enfant et l'autre s'allient, sont le modèle.

L'enfant cueille du petit bois, récolte des brindilles balayées par le vent sous la charmille et à l'encoignure des murets.
L'autre écorce une branche, taille de menus copeaux au fil de son couteau.Il défeuille un journal, déchire le papier.
Prépare un foyer.

L'autre est celui qui sait, qui a une parole prophétique.

La nature se trouvait grande et nous l'avons rendue immense, il dit en passant et repassant devant nous.
Tenez, l'autre propose.
Voici le feu que l'enfant nous tend à bout de torche. Recevez-le et donnez-lui un nid d'herbes sèches, un enclos rond cerclé de roches.
[…] Avec patience nourrissez-le. Permettez-lui de pousser, lentement de grandir.
[…] Prenez le feu, l'autre annonce. Et n'oubliez pas qu'il est vivant.

L'inconséquence des hommes est pointée, depuis le cataclysme dont ils sont à l'origine jusqu'à leur aveuglement.

Le brouillard a couvert le feu s'est éteint.
Je savais, dit l'enfant, que vous n'en prendriez pas soin, que toujours vous agissez de cette façon. De faire, de prétendre, de penser que tout pourra sans cesse s'arranger.

Si l'ensemble a une tonalité sombre à l'instar des désastres qui frappent déjà notre planète, la fin du livre propose une lueur, certes nuancée.

L'inondation reflue, se replie.
[…] En nous, le sauvage a repoussé.
A réfuté le mythe premier, fondateur et déjà destructeur.
[…] Les chaleurs extrêmes, les submersions et débordements, l'automne en été, les hivers printaniers.
[…] Au milieu de la chaussée, l'enfant est penché sur une fissure. Dans cette entaille, une graine a roulé. Une plante a grandi.
Le long de sa tige grimpe une coccinelle.
Surgit une mésange qui capture l'insecte dans son bec. L'enfant s'exclame, heureux. Court et saute dans les bras de l'autre.
L'enfant rit.
Les oiseaux sont revenus.

Le livre est habilement construit, l'écriture inventive sans dérouter. De la Genèse à l'anéantissement, avec une possible résurrection, cet ouvrage constitue une déclinaison poétique des maux qui affligent notre monde et une forme de réflexion en filigrane qui méritent qu'on les découvre ainsi que les belles interventions plastiques qui le jalonnent.

Présentation de l’auteur




Giuseppe Penone, Respirer l’ombre

Respirer l'ombre se lit par cercles concentriques, une strate en meut une autre et c'est l'ensemble du texte qui respire à mesure. À l'image du règne végétal auquel son travail de sculpteur prend source et appui depuis plus de cinquante ans, les écrits de Giuseppe Penone constituent un corps souple, labile et cohérent mais jamais achevé, toujours en cours, en croissance.

Respirer l'ombre est donc un processus bien plus qu'un projet d'écriture, est en fait une part du processus global à l'œuvre dans le travail de Giuseppe Penone. Et de même que la  totalité de ses réalisations respirent ensemble, à l'instar des cellules d'un unique organisme, les travaux les plus récents venant à la fois déployer et réactualiser les premiers gestes de l'artiste, le recueil de ses textes présente une sorte de circulation interne multiple et continue. Et ce dont le lecteur devient le témoin semble, moins que le développement ou l'accompagnement d'une trajectoire de création, l'opération même des flux et des porosités sans cesse interrogés par Giuseppe Penone.

Ainsi peut-on entrer en n'importe quel endroit du livre et d'emblée toucher le travail en cours, parce qu'à aucun moment le geste de dire ne perd la sensation, parce qu'à aucun moment la parole ne perd son caractère parlant et qu'ainsi la langue opère dans son entièreté, à la fois poétique et réflexive, évoquant, convoquant et organisant la matière qui lui donne vie et sens. Les textes sont au présent. Les dates sont mélangées. Le processus continue.

Respirer l'ombre, c'est comme toucher un corps qui a la même température que la nôtre écrit Penone en 1998, et en effet lire ce recueil induit sans l'expliquer la sensation de l'univers plastique de l'artiste, en même temps que la connaissance de cet univers n'a rien d'une condition d'entrée dans le texte tant sa puissance d'évocation est immédiatement fonctionnelle. 

Giuseppe Penone, Respirer l'ombre, traduction Mireille Coste, Camille Gendrault, les éditions Beaux-arts de Paris, 2008, 30 €.

Le poète André du Bouchet interpelait ainsi ses outils de travail : Si vous êtes des mots, parlez! Les mots de Penone parlent, ils donnent forme autant qu'ils sont impactés, comme la peau qui à la fois reçoit et transmet, informe et transforme. Ils conservent l'empreinte d'une main de sculpteur, donnant à sentir ce qui sent, ce qu'est le sentir, dans la familiarité des forces de gravité et de résistance.

Depuis plus de cinquante ans, Penone palpe une zone infime et infinie, l'intuition d'un corps au contact d'un autre corps, le geste fondateur et maintes fois revisité de maintes façons, celui de tout son corps de très jeune homme embrassant le tronc d'un arbre et pariant sur le temps pour éprouver, donner à voir, prolonger les épaisseurs impliquées et implicites de ce contact premier. L'oeuvre est intitulée : L'arbre se souviendra du contact. Le sculpteur a 22 ans et écrit :

la main s'enfonce dans le tronc de l'arbre qui,
par la vitesse de sa croissance et la plasticité de sa matière,
est l'élément fluide idéal pour être modelé.

On peut qualifier le travail de Penone, on peut en retracer le cours, rappeler l'Arte povera comme contexte d'émergence et de déploiement, et suivre la maturation d'un artiste profondément engagé dans et par son questionnement des sens (voir l'invisible, la surface interne des paupières par exemple ; donner forme à l'intangible, comme le souffle) et des processus vitaux (croissance et circulation, notamment végétales). Rien n'est séparé chez Penone, et c'est à cette matrice que se forme l'écriture. Il le dit dès 1969 : Le sens de mes écrits est incomplet si on ne les lit par en pensant à mes œuvres. Mais aucune porte ne ferme les autres, et il est certainement légitime de se laisser entrer dans les textes de Penone sans rien connaître (encore) de l'oeuvre en devenir.

Un bon sentier, c'est celui qui se perd dans le marquis
qui se referme d'un coup avec ses arbustes
sur le dos du promeneur sans nous dire
si c'est lui qui le trace
le premier ou le dernier
de ceux qui l'ont parcouru.
Le sentier disparu est celui qu'il faut prendre,
le but est de perdre le sentier pour le retrouver et le reparcourir.
C'est pourquoi il faut préserver la forêt vierge, les arbustes,
le sous-bois, le brouillard.
La précision du sentier bien tracé est stérile.
Trouver le sentier, le parcourir, le sonder en écartant les ronces,
c'est la sculpture.

 

Présentation de l’auteur