Pornographie : le cri de Cédric Demangeot

Drôle de titre à première vue, tout en sachant qu’il va s’agir de poésie et non d’un essai philosophique, encore moins de littérature « porno », même si l’obscène sera présent, y compris au sens le plus directement sexuel. Obscène donc parfois mais jamais pervers (au sens du roman de Gombrowicz, par exemple).

Ce recueil – en réalité la réédition à titre posthume de recueils parus entre 2006 et 2011 – est un manifeste d’une rare violence qui paraîtrait outrée si l’on doutait un instant de la sincérité de son auteur. Mais, comme Jérôme Thélot l’a justement souligné, si Demangeot délivre bien un message – clair ô combien – la politique est ici « interne au poétique, immanente, strictement inhérente à l’élaboration du poème »1, à la différence des postures politiciennes qui peuvent être soutenues explicitement par des auteurs.

Les textes rassemblés ici, remaniés par Demangeot avant sa disparition en 2021 à l’âge de quarante-sept ans, furent écrits dans le contexte de l’affaire Brice Petit, un professeur de lettres et poète, interpellé et inculpé pour s’être opposé à des violences policières. De fait, la police est omniprésente dans l’ouvrage, pas seulement dans le poème « Matraque » où l’auteur s’imagine d’abord plaqué / contre le / pavé [...] la matraque en // foncée dans la bouche je / ne sais plus très bien par où / respirer je / bande – puis méchamment passé à tabac, quelques-unes // de mes dents se brisent / et se dispersent au sol // comme une poignée / de minuscules & blancs // dés à jouer / sa vie pour un rien [...] Ma / traqué – tête // rentée dans le thorax – jam / bes mauves fémur // en miettes, et finit en proie à des visions hallucinées : tout / tourne // autour de / ma tête éblouie / deux rondes deux / cercles concentriques // – le cercle intérieur / composé de danseuses // voilées de bleu qui me font / bander et pleurer du sang // l’autre cercle, autour / du premier, de fantômes // en arrêt – je / fais ma joie de ces visions.

Cédric Demangeot, Pornographie, L'Atelier Contemporain, 2023, 336 pages, 25 €.

Reproduire comme on vient de le faire la poésie de Demangeot (/ pour changer de ligne ; // pour sauter une ligne) ne lui rend pas suffisamment justice. La disposition des vers sur la page est chez lui capitale, plus encore que chez de nombreux pratiquants du vers libre. Parfois, comme dans le poème « Litanies de Caïn » qui ouvre le recueil, divisé en versets de neuf ou dix vers, l’auteur ne se contente pas de sauter une ligne, il coupe carrément la page en deux, avec un premier verset en haut et le suivant en bas de la page. Ainsi, après le meurtre d’Abel, le premier verset qui se termine par On m’a / blanchi. On m’a / dit que j’étais un homme, un / de ces hommes dont le monde / a besoin. Pour s’interrompt brutalement sur la préposition « pour » et la suite n’arrive qu’après un énorme enjambement : fuir, on m’a donné / de faux papiers. Calligraphiés / d’une main sûre. Enluminés / avec élégance. Avec ça en poche je / vais, comme je suis, comme / je me tiens : corps / écrit : j’ignore / au nord / de quoi. On remarque quatre octosyllabes dans ces versets, comme pour donner une cadence, d’ailleurs vite interrompue, outre que de ces vers, un seul (de ces hommes dont le monde) se lit d’une traite2. Simple coïncidence ? Sans doute, car la présentation de deux versets par page séparés au maximum est bien ce qui rend remarquable le poème sur Caïn. Elle oblige le lecteur à reprendre son souffle entre deux versets successifs, le temps d’une pause pour assimiler ce qu’il vient de lire.

Le livre est divisé en deux parties, Pornographie et Ravachol3. La première – sous-titrée Ébauche d’un livre du mal – compte dix-sept poèmes. Si tous dégagent une atmosphère crépusculaire, de fin du monde, d’arbitraire et de violence contre laquelle le poète tente (en vain) de se révolter, l’humour vient souvent au secours pour rendre le tableau plus supportable. On a pu s’en rendre compte par les extraits ci-dessus et la manière qu’à l’auteur de couper les phrases – voire les mots, ici ou là4 – y contribue fortement. Il lui arrive aussi de souligner un mot en le mettant en italiques.

Quelques textes apparaissent plus légers que d’autres en dépit de leur sujet. Ainsi « Concentrationnaire » où le poète dénonce plutôt gentiment les vacanciers enrégimentés. On repère même quelques préciosités : l’intégrisme critique / et l’éclatante condescendance / et le barreau blanc bleu violent de la / voûte hypercielleuse de l’ / été.

Pour Demangeot, le monde est foncièrement obscène, ce qu’il définit en tête du livre comme ce qui offense ostensiblement le sens moral. Ex. : l’obscénité du capitalisme. Encore une fois, son discours n’est pas un discours, mais un cri. Il ne se demande nulle part quel système serait préférable au capitalisme ; il accuse et, reconnaissons-le, il n’est pas nécessaire de chercher bien longtemps pour découvrir les tares de notre système. Rapports de classes, rapports de genres aussi bien.

 

l‘oiseau, l’ / oiseau de la / Nuit mon a / mant m’a / menti maman, on / m’a fait mal on / m’a mal / mariée Ah / mon amie, tu / es là, toujours nue toi, près de / moi, moi vêtue de ce / sale vêtement bl / ancommunmort, (« Une triste histoire »). 

 

Demangeot ne fait pas mouche à tous les coups. On peut penser qu’il stigmatise ici des mœurs rétrogrades, des mœurs que la police qu’il honnit pourtant s’efforce de combattre et qu’il devrait bien choisir entre une police appliquant imparfaitement notre conception des droits de l’homme et le relativisme du « toutes les cultures se valent ». Là n’est pas le propos. Le poète a un droit (un devoir ?) général d’insurrection (même si celle-ci ne saurait mener bien loin, mais c’est un autre sujet soulevé ici de surcroît par un pessimiste par nature). 

Quand Demangeot dénonce l’obscénité et la violence, il y va carrément : Chérie – oh / tu m’écoutes quand je parle j’ai dit / regarde Salope / ou je te dévisse la tête à coups de poing (« Sale temps ») ; la / Mort m’a mise à genoux m’a / forcée – for / cée à sucer / un Propriétaire, le / curé mon mari / bandait de me voir à genoux […] ce fut la grande Kermesse / de la Terreur, le grand défilé / des hommes importants / dans ma bouche & / dans mon cul (« Une triste histoire »).

On notera dans le dernier exemple l’intéressant usage des majuscules pour désigner l’ennemi : le Proprétaire (le capitalisme), la Kermesse (la religion – ou le marché?), la Terreur (le pouvoir). Demangeot anticlérical ? Pas sûr. Dans la citation précédent, « curé » n’a pas droit à la majuscule. Par ailleurs, le poème « La soif » commence par un tercet : Vite bordel / il faut que j’avale / une éponge, où les deux derniers vers sont en italiques sur l’original, comme pour souligner la citation des Évangiles relatant le calvaire du Christ.

Il y a chez Demangeot une certaine « décontraction » (en paroles) à l’égard du sexe féminin qui risque de choquer les bien pensants. Il n’est pas sûr que ces derniers soient prêts à accepter une dénonciation de la misère et de l’injustice sociale exprimée comme dans le poème « Sale temps ».

 

regarde / tout de même ils / auraient pu envoyer un / pauvre, au ramassage de / ces monticules de cadavres laissés pourrissant / sur le trottoir, qu’en penses-tu / Chérie, touche / comme c’est mou, sens / comme ça pue, vois / comme c’est laid, comme / ça vous gâche un paysage parfait – allez, / ma petite pute – je veux de toi / que tu me dises combien / c’est innommable – alors nous / la nommerons ensemble & / sentirons le frisson vrai / refroidir notre double dos –

 

Un couple en train de faire l’amour (le « double dos ») qui s’indigne parce que la misère – qui n’éveille en lui qu’un frisson (fût-il « vrai ») – s’expose au grand jour, un homme qui traite sa « Chérie » de « petite pute » : se moquer de la misère, rabaisser sa femme, tout cela est fort incorrect et dévoile par ailleurs un aspect de Demangeot que l’on ne voit pas nécessairement chez lui. Sincère, oui, scandalisé, oui par l’injustice, les violences policières (en particulier dans ce recueil), mais lorsqu’il dénonce ainsi l’indifférence, dans quelle mesure s’en exclue-t-il ? Suffit-il de crier ? Le fait qu’il emploie ici la première personne du pluriel pourrait inciter à  penser qu’il ne veut pas être dupe de lui-même. Est ainsi posée l’éternelle question de la vérité du poète, y compris  lorsque sa sincérité n’est pas en doute.

 

Et poète est celui
qui s’obstine à fouiller une terre
battue de bottes pour le sens
battu du mot d’homme qui ne s’y trouve pas

Cette définition, tirée du poème « Fenêtre sur le bleu » n’est somme toute pas si différente de celle de Paul Celan dans Le Méridien5. La poésie, Mesdames et Messieurs : cette parole d’infini, parole de la mort vaine et du seul Rien6.

Notes

(1) Jérôme Thélot, « Politique du poétique : le travail de Cédric Demangeot », L’Esprit créateur, vol. 55, n° 1, 2015, p. 69-77.

(2) Compte tenu du changement de ligne entre « dont le monde » et « a besoin », il semblerait judicieux de ne pas faire la liaison et de compter la deuxième syllabe de « monde » comme un pied, ce qui ferait bien de ce vers un octosyllabe.

(3) Cette deuxième partie, plus courte, sous-titrée « petit roman en vers suivi d’un poème », consacrée à une évocation de l’anarchiste Ravachol (1859-1892) commence par la retranscription de son journal et se poursuit par diverses « gloses » (à ce sujet, la postface de Victor Martinez, p. 383-384).

(4) Exemple : Ceci / est ton frère. Le morceau / reçoit le don du nom / bizarre d’A / bel.

(5) Der Meridian, discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner (1960).

(6) Dans l’original : Die Dichtung, meine Damen und Herren – : diese Unendlichsprechung von lauter Sterblichkeit und Unsonst ! Ici dans la traduction de Maurice Blanchot (in Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 146).

Présentation de l’auteur




Elio Paglia­rani, Carla, une jeune fille, Robert Filliou, Poémes, scénarios, chansons, Christine Célarier, Je choisis la lagune, Raymond Farina, Les Grands jaseurs de Bohème suivi de L’Oiseau de paradigme

La poésie comme spéculation douteuse donc crédible -Robert Filiou

 

Robert Filliou , sorte de  gourou de l’hybridation esthétique se retrouve ici  en des textes écrits en anglais ou français rassemble  « chansons grivoises, poèmes-actions, contes pour enfants, pièce bilingue, poèmes à terminer chez soi, poèmes sonores, etc. ». Assigné au mouvement Fluxus – mais selon lui à tort qu’à raison – il démontre sans éviter des démonstrations son écriture de « Lion sous la peau du cochon ».

Récusant de voir l’art comme une carrière mais tout en refusant de faire autre chose il a cultivé ses dérivess parfois très réussi mais parfois attendu et systématique là où le singularité et des remises en causes deviennent une commodité, voire une facilité. Mais l’humour existe même et surtout lorsqu’il n’existe pas – ou autrement en cette « différance » chère à Derrida.
Loin du passé. Pas lointain  mais échu. Quoique toujours ne pas vraiment pensé, Robert Filliou a montré  que le pas pensé, pèse fort son poids d’impensé. Le tout dans les sporadiques efforts. Mais celui-ci tenta de se situer dans une généalogie plausible voire d’articuler à la question globale de la culture contemporaine et de justifier civiquement ce qui ici et là apparaît de moins évidemment possible.
Mais c’est un peu comme si Filliou se demandait comment vivre, sans l’effort de représentation qui spécifie l’humain ? En conséquence il s’est inquiété humainement et esthétiquement de la déréalisation du monde dans la coagulation des représentations.
Comment d’ailleurs pour lui supporter que l’effort de représentation ne soit que répétition vaguement stylisée du déjà représenté ?  Mais Filliou loin formes communément admises a créé expérience individuée : celle de sa liberté. 

Robert Filliou, Poémes, scénarios, chansons, Édition établie par Emma Gazano, Les Petits Matins, collection « Les grands soirs », 2024.

Cela fit de lui un bel oiseau fin de bec et de la plume Le tout jamais sans mauvaise graisse de pathos. Jamais dupes et toujours ironique et  pas moins radical. Nous le découvrons dans le bataillon de ses textes retrouvés, parfois, pour faire pensum théorique mais dans le but de penser creux. Mais à  savoir le pourquoi et le comment d’un relatif dédain de la pensée théorique  pour lui opposer un certain bouddhiste.
Façon d’éveillé il se contenta parfois d’être endormi sans pour autant cultiver du passé. Quant à son questionnement, l’évincement trouve une forme : un élément « positif » nourri toujours le négatif. Bref le Oui est un non oui et le non un oui non. Que demander de plus ? Et n’est-ce pas un moyen d’accéder à l’existence symbolique par un si drôle d’oiseau ?

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Elio Pagliarini vers l'aventure

Elio Paglia­rani Proche du cinéma néo-réaliste ita­lien, , membre du « Gruppo 63 », a trans­formé la poé­sie des­crip­tive mais en se ser­vant de la tech­nique de tels réa­li­sa­teurs comme il a modi­fié l’esprit réci­ta­tif dans la poé­sie influen­cée en lui autant par le futu­risme ita­lien que par William Car­los Williams.
C’est pour­quoi dans Carla, une jeune fille le poète trans­fuse le passé et le lyrisme pour ini­tier son édu­ca­tion des sen­ti­ments selon un loin­tain appel des « Pro­messi sposi » de Man­zoni via et au-delà des idées poé­tiques de Gadda.
Tout un jeu du passé buco­lique chez un tel auteur sent le bitume et le ciment mou lorsque les ouvriers le gâchent. Tout ici trans­forme donc l’idée de la poé­sie non sans souci désor­mais d’une forme d’objectivité d’une société mila­naise « post war » — comme son écri­ture elle-même. Elle se veut plus de la rue que des canons esthétiques.

Elio Paglia­rani, Carla, une jeune fille, tra­duit de l’italien et pré­senté par Ada Tosatti, édi­tion bilingue, Edi­tions Nous, 2024, 112 p. — 14,00 €.

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Venise est ici : Christine Célarier

Christine Célarier, « Je choisis la lagune », préface de Micha Venaille, Œuvres de Patrice Giorda, et traduit par Bruno di Biase, Editions La rumeur libre publié en coproduction avec l’Espace Pandora, Vareilles, 42540 Sainte-Colombe-sur-Gand, 105 p.

Nourrie d’un conclave de poètes Christine Célarier  ne retient pas l’attention des illusions littéraires (entre autre) que Venise et sa lagune inspirent. Dans de tel contexte on se rend compte qu’il y a tant de poètes. Mais surtout la sincérité, qualité suffisante de la poétesse.
 
Elle est sortie de la grosse végétation de la poésie underground pour la pooésie des profondeurs et leurs érections. Nous montons sur la lagune su kieu car c’est un médium qui ouvre les portes à tous et qui n’a pas, de l’intérieur, la force et les instruments nécessaires pour faire une sélection.
Une telle poésie est donc de la renaissance à la fois  populaire mais elle reste un critère de sélection. Elle joue son rôle pour réussi à se construire, à se dégager entre autres de la quantité qui ne croise pas forcément la qualité.
 
Son résultat, dans ces conditions, est remarquable. Christine Célarier construit son style éloigné d’abord la tentation de trop de mot. Elle serre le discours des profondeurs cachées qui quelques fois sont dépassées de leur limite. Et de plus l’auteure dans son sens  de l’architecture garde non seulement l’ossature mais sans éliminer tous les muscles et les tendons des pierres et de l’âme.
 
Une telle auteure va si bien ensemble avec sa poésie… A cause de toutes ces circonstances dans sa poésie il y a une relation avec la poésie de l’intime. Quelques fois elle est très proche d’elle  presque une comme confession mais parfois voisine du conte de fée. La distance est relative et ces relations sont presque un jeu mais comme s’il s’agissait d’une expérimentation très avancée. Dès lors cette expérience  est ancrés dans la poésie  comme existence en soi.
Christine Célarier, Je choisis la lagune, préface de Micha Venaille, Œuvres de Patrice Giorda, et traduit par Bruno di Biase, Editions La rumeur libre publié en coproduction avec l’Espace Pandora, Vareilles, 42540 Sainte-Colombe-sur-Gand, 105 p.
 
Ce livre possède de grandes ouvertures vers un sort d’humanité qui ne tient pas obligatoirement de la poésie (ou de l’art), mais d’une sorte de compréhension universelle… C’est une particularité parce que cette écriture évite des éléments discursifs et ne stimule aucune rhétorique pompeuse. Elle est discrète, dans et sans un mutisme qui veut crier dans la rue. Parfois elle se cache et ensuite apparaît dans des endroits surprenants, exactement là où on ne l’attend pas.
 

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Raymond Farina : oiseaux en barbarie

En deux parties de ce livre surgit le chant des oiseaux mais aussi, par voix du poète, des questions à la sibylle. Mais c'est comme si pour l'une comme pour les oiseaux les plus légers leur clairvoyance dépasse celle du poète lui même, homme parmi les hommes dans "les limites de ce bas-monde". 

Un tel poète se fait à la fois innocent car réceptif  mais il reste un sage. Même si ses doutes subsistent. "Pourrais-tu me dire Sibylle /  s’il fait vraiment chaud en Enfer ? Est-ce l’hiver au Paradis ?. Mais Farina, contrairement au moineau godillot, est un gandin pariant sur le possible car "d'un smoking est-il de rigueur dans les soirées de l’Éternel ?".
Néanmoins en hommage à l’inframince du volatile et sa simplicité, l’auteur (au moineau par exemple) répond à  « son insolence d’aristo » par son  statut de « petit clodo ». Raymond Farina  fait mieux que s’en amuser grâce à son lyrisme musical  de ses scansions et des jeux sonores, à la manière des agréments  de ses partitions qui semble presque d’un clavecin mozartien. Le style poétique est ici créé de battements parfois mordants ou pincés sans rire mais ironie. Farina ne cherche cependant jamais à imiter l’oiseau mais à accentuer et mettre en valeur sa présence avec parfois un détachement non dénué d’humour.
 
Les retours de sonorités sont plutôt des retours de mots en horizontaux pour des thèmes mélodiques verticaux, histoire de rappeler l’envol des oiseaux le tout inséré ici dans une harmonie générale. D'autant que leurs ailes sont d'une bien autre qualité  que celles des anges vus par Michel-Ange et Fra Angelico  pour "enfin propager l’effroi   / chez les Barbares d’ici-bas".  Quant aux oiseaux  nuls agents de l’infamie : ils se prennent pour des seigneurs, aigles et buses comprises

Raymond Farina, Les grands jaseurs de Bohème suivi de l’oiseau de paradigme, Editions N et B, Colomiers, 2024, 116 p., 13 €.




Loïc Reverdy, Là Haut

La revue Littérales vient d’attribuer son prix de poésie 2024 à Loïc Reverdy.

Loïc Reverdy, né en 1973, a fait (presque) tous les métiers, ce qui ne le rend pas indigne de l’appel rimbaldien vers l’âpre liberté. Le poète est aussi un randonneur. Dans une écriture ciselée, sans effet superflu, qui épouse les aspérités du chemin, il nous emmène dans une ascension rugueuse. Vers où ? Là, Haut.

Là-haut, nous n’aurons pas droit à une vision du sublime digne de Caspar Freidrich, nous ne contemplerons pas une mer de nuages. Sa montagne n'a ni « couronne » ni « orgueil ».

Chaque pas rapproche de rien
Sinon
De se sentir égaré

Il se pourrait bien que le point d’arrivée soit aussi le point de départ.

Le poète est un marcheur, avant tout. Son mouvement pourrait être, comme chez Rimbaud, celui de la fuite. Ou bien de la recherche de « l’épuisement du corps » afin de « savourer le vide qu’il laisse derrière lui »

Avant tout, la marche, c’est un souffle, une respiration, pour répondre à cet appel dont parle si bien Jean Siméon dans son Petit éloge de la poésie : « Je crois que la poésie nomme cette autre respiration, qui requiert l’arrêt du temps et la vacuité, grâce à quoi nous reprenons souffle ».

Suivons donc la marche que Loïc Reverdy accomplit vers les hauts espaces. Point d’ésotérisme, ni de mont Analogue qui doit livrer ses secrets. L’âpreté suffit, elle est le sceau de l’authenticité poétique.

C’est là la seule musique que nous fait entendre le vers de Loïc Reverdy. Hegel disait que la poésie était le premier de tous les arts, parce qu’elle se modèle avant tout sur la parole. Loïc Reverdy ose le mot « communion », mais c’est aussitôt pour rappeler que


Haut
Pas de dieu

Loïc Reverdy use peu de la métaphore. Le sublime n’est pas dans la vision, mais dans l’expérience de la marche ascendante. Les abîmes sont là, sur l’arête des mots, « à flanc / à bord de plateau », dans le détail qu’ils opèrent sur le monde. Écoutons plutôt :

Les rochers au bord de l’abîme
Se découpent dans la lumière du soir
Ils montent la garde

Sentinelles de mica
Phares de granit

Le prix de l’ascension n’est que la « maigreur du corps » et la « peau tannée ». Au bout du périple, pas de trophée olympique. À la poursuite de la fatigue ou de l’eau du torrent, en chemin, Loïc Reverdy re-sculpte le corps pensant du poète avec le ciseau de la marche.

Présentation de l’auteur




Daniel Kay, Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes

 Il y a une poétique du fragment et le livre de Daniel Kay l’illustre à merveille, lui qui cultive l’art des miscellanées. Ces mélanges littéraires de portraits, sentences et anecdotes.

Dans ce nouveau livre du poète, l’on peut commencer par la dernière page. Celle où l’on voit Francis Bacon, dans son atelier, s’inspirant de Vélasquez pour peindre Innocent X poussant son cri extravagant et tragique. Au vrai, le peintre, écrit Daniel Kay, n’avait jamais réussi à peindre le sourire, se mit donc à peindre le cri. « Ce qui fit de cet artiste un des plus grands tragiques par défaut ». Ce « par défaut » de l’existence peut s’appliquer à « l’héroïsme minimaliste, cet éternel combat contre le quotidien, corps-à-corps avec ce gouffre dans lequel se débattent femmes et hommes depuis leur naissance », évoqué par Daniel Kay dans le court avant-propos.

Dans ce monde de peu de lumière qui est le nôtre, il ne s’agit pas de masquer le négatif de la vie mais de l’affronter. Le fantôme de Nietzsche est passé par là. Regarder le négatif sans grandiloquence, à la manière des anonymes ou des figures célèbres qui traversent ces pages. Ainsi, le bibliothécaire « qui aimait les livres sans en avoir jamais lu aucun ». Figure à la Bouvard et Pécuchet qui trouvait que la classification de Dewey était le plus beau des poèmes. Ne pas tenter de canaliser la négativité, l’assumer au contraire, c’est peut-être là qu’est le vrai héroïsme humain trop humain. Ainsi au début du livre, deux fragments se font face en un percutant vis-à-vis : d’un côté, Dalida, l’ancienne reine d’Egypte descendant pleine de vie les marches de Montmartre, ignorante pour l’heure des tourments à venir et, en page de droite, Empédocle, sur l’Etna, déposant méticuleusement ses sandales au bord du volcan en feu, pensant une toute dernière fois aux quatre éléments mais décidé à accomplir son geste de suicide. Bel exemple d’association qu’affectionne Daniel Kay entre la culture populaire et l’érudition, jamais pesante pourtant.

Daniel Kay, Vies héroïques. Portraits, sentences et anecdotes, Gallimard, Collection Blanche, 2024, 120 pages, 15€50.

Car tout se déploie chez lui dans la plus subtile ironie. Ainsi, de Balzac : « Il écrivit plus d’une centaine de romans et but des milliers de tasses de café, alliance héroïque de la plume et de la cafetière ». Où se niche malicieusement l’héroïsme au quotidien ? Le jeu, l’écart, la dissonance s’entremêlent pour la grande joie du lecteur. Des fragments de la première partie entrent en résonance avec des variations qui se font écho dans la seconde. Ou avec d’autres livres, tel Le Perroquet de Blaise Pascal. Tout comme ces bribes de la vie mécaniquement réglée d’Alfonso de Almeda à Lisbonne, clin d’œil amusé qui fait penser à un pastiche de Pessoa.

 L’on sent clairement chez Daniel Kay une attention au petit détail signifiant qui rappelle que le poète est un grand contemplatif des choses. C’est le ballon d’or de Diego Maradona ou les pleurs de Nietzsche à Turin devant le cheval malmené par le cocher et sombrant dans la folie. Daniel Kay sait retrouver l’acuité de Proust souvent empreinte de drôlerie, celle des peintres, Baugin et son dessert des gaufrettes, Rembrandt âgé et son énigmatique sourire qui ont inspiré d’autres de ses livres.

Bel éloge du « divers ». Avec la boiterie du père Gaston ou l’œillet emblématique d’un poète portugais opposant à Salazar, le nez de Cléopâtre inspirant Pascal, s’exprime l’audacieuse liberté du fragment chez Daniel Kay. Pascal, Cioran, Valéry, les présocratiques, les maîtres en cet art sont ici convoqués. Tout comme le poète alsacien Jean-Paul de Dadelsen et Bach. En fin de compte Daniel Kay s’adresse à notre fragilité, celle qui, entre l’intranquillité qui anime sa sensibilité et un certain apaisement, lui permet d’offrir, sous les mots, une dialectique généreuse, jubilatoire parfois, pour le bonheur du lecteur.

Présentation de l’auteur




Laurent Pépin, Clapotille

L ’incandescente enfance de l’art

Clapotille est arrivée chez moi comme par enchantement via d’invisibles atomes crochus, mais « Je suis mort encore et encore, cette-nuit-là ». C’est dire si le conte – car c’en est un, le troisième d’un fameux triptyque qui a commencé avec Monstrueuse féérie (2022) et s’est poursuivi avec L’angélus des ogres (2023) – fraie dès son orée avec l’obsession, la répétition de l’effroi et surtout la permanence d’une conscience au sein même de la mort.  

C’est la magie du verbe ou de toute forme ou folie poétique que d’avaler ses monstres, de les loger dans sa poche, ses entrailles, sa mémoire pour les recracher tout humides d’une salive salutaire, éminemment capable de métamorphose. Et celle de Laurent Pépin est particulièrement saisissante, apte à s’emparer d’un drame familial par tous les mécanismes de ses bars à rêves, à jouer tous les rôles, à donner voix, comme un Ulysse au seuil des Enfers, au père, à la mère, à la fille, à Lucy, au petit Antonin… tous créatures entre deux mondes qui ne cessent de se confondre. C’est qu’il faut parvenir, par ce choral, à juguler la puissance dévastatrice de l’ogre paternel et planter sur sa dépouille des fleurs sauvages protectrices.

On songe à ce rare court-métrage d’animation norvégien, tout aussi exceptionnel dans sa poésie anxiofuge, qu’est Sinna Man (L’homme en colère) d’Anita Killi sorti en 2010 et dans lequel le père enfle et traverse des crises de violence monstrueuses ; mais grâce au roi, il sera soigné dans un paradis asilaire. L’enfançon terrorisé, tout autant que la mère, ouvre au sein de ce cauchemar des bulles de rêve d’une délicatesse bouleversante. Et comme la littérature, onirique en l’occurrence, est un carrefour d’univers qui se subliment les uns les autres, on songe aussi au conte Bonhomme de neige Bonhomme de neige de Janet Frame, paru en 1963 dans lequel l’angoisse métaphysique de la disparition ou de l’engloutissement taraude l’écriture.

Laurent PÉPIN, Clapotille, Ed. Fables fertiles, 127 pages., 17,50 €.

De façon plus lointaine, la lumière noire de la folie n’est pas sans nous rappeler Tous les chiens sont bleus du Brésilien Rodrigo de Souza Leão où le chaos de la schizophrénie repense cet autre chaos permanent qu’est le monde. C’est bien cela, la poésie, en tout cas celle de Laurent Pépin, un maelstrom cérébral qui vous attire vers des gouffres d’où seule la langue peut vous sortir.

Dans Clapotille, qui n’a peut-être pas conscience de ces trois références, la folie, le rêve et l’angoisse sont portées par une langue incandescente qui se ressource continuellement auprès d’un imaginaire de survie. Les images affluent pour garder la tête hors de l’eau et juguler toute menace imminente par une sorcellerie blanche. Il s’agit de fabriquer du rêve pour réparer les souvenirs, de s’immerger dans une enfance secouée pour lui faire vomir sa viande mal digérée et en faire des merveilles, de détenir la clef de Barbe Bleue pour une reconnaissance des lieux de torture :

« Et devant le bar-à-rêves clandestin, maquillé en commerce de charme afin de tromper la vigilance des autorités, il y a un gardien des clés, officiellement chargé de surveiller les femmes nues dans les vitrines, lorsqu’elles accueillent leurs voyageurs. Quand vous vous présentez à lui, le gardien des clés vous scrute longuement : il attend de vous que vous recouriez à un signe de reconnaissance, chaque Rêveur, même brisé, ayant le pouvoir de troubler le sens formel des mots et de l’illustrer dans les expressions du visage. […] Je m’efforçais de voyager dans le corps de mes femmes disparues, espérant que leur souvenir dissiperait les créatures qui m’observaient dans l’ombre. » Hanté par des voix toxiques, c’est ici le père qui parle.

Il y a dans l’écriture de notre auteur un singulier mélange de simplicité syntaxique, héritière des contes pour enfants comme du parler enfantin, et de densité d’états psychiques qui passent par des images fortes, assénées avec un naturel désarmant - justement. On songe à Hans Christian Andersen, bien sûr. Il s’agit de remonter la pente du souvenir, un pas après l’autre, une voix après l’autre, un fantôme après l’autre, d’épuiser l’angoisse :

c’était épuisant de guetter tout ce qui s’insinuait de sale et d’inquiétant dans les entrées et les sorties du corps. 

Et quand on parvient à l’épuiser, un tendre éblouissement nous est offert :

« Souvent, je fais le tour de mes rustines et les décolle légèrement pour voir où ça en est. Derrière, il y a toujours un petit embryon d’astre, pas encore assez mûr pour éclore, mais j’ai mon arrosoir avec moi, qu’il suffit de remplir en traversant un nuage inoffensif à toutes berzingues. »

Heureusement qu’il est encore possible, adulte, de pratiquer l’animisme de l’enfance et d’être capable de jouer à qui serait qui ou quoi. On passe ainsi d’une écriture en italiques à celle en caractères droits, d’un état penché aux prises avec les courants violents à un état droit qui maîtrise sa matière.

Voici bien une œuvre surprenante qui renouvelle notre vision du conte, nous plonge non pas dans l’enfance des enfants mais dans celle des adultes, avec cette puissance nerveuse d’une réflexion poétique sur les ruines de l’enfance, la disparition du réel, la schizophrénie ou la psychose. Psychologue clinicien par ailleurs, Laurent Pépin sait de quoi il parle.

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Luigi Carotenuto, Deviens une fleur

« La poésie peut advenir dans la simple écoute du murmure des choses, c’est un exercice d’attention qui s’apparente à la méditation, au-delà du vacarme de l’actualité » dit Luigi Carotenuto lors d’une interview1. Dans ce nouveau livre, le poète s’éloigne du style ironique et désenchanté de ses premières publications.

À travers une poésie suspendue entre ciel et terre, entre obscurité et clarté, où les contraires ne s’opposent plus mais participent de l’Unité, Luigi Carotenuto exprime la spiritualité qui l’habite. Mais la poésie n’est-elle pas elle-même un chemin vers la spiritualité ? Le lecteur entre donc dans une boucle, mais une boucle laissée entrouverte, comme l’enso auquel il est fait allusion dans l’un des textes :

j’ai tracé le contour de tes yeux
et de ton nombril
pour parvenir au centre
de toi
je laisse une ouverture à peine de l’épaisseur d’un cheveu
comme dans l’enso zen

Ainsi, « l’Ouvert devient le nom poético-philosophique de l’Eden, celui de l’écoulement et du fleurissement du temps infini et muet2. »

 

Luigi Carotenuto écrit le silence, un silence parcouru de fulgurances, de visions, où le blanc de la page instaure le temps nécessaire à la méditation. Cette poésie, apaisée, ouvre un chemin de lumière, « Cette lumière de silence qui se tient en chaque chose, le poème tente d’en inventer en quelque sorte une équivalence : son propre silence, creusant la page, peut quelquefois rayonner aussi3. »

Deviens une fleur est un livre qui rayonne : Le soleil est dans chaque flamme, écrit l’auteur. Dans un style dépouillé et solaire, où chaque vers s’ouvre comme autant de pétales le long d’un chemin initiatique, il nous invite à entrevoir l’éternel à partir de l’impermanence des choses, nous rappelant ainsi que tout principe de vie ne trouve un équilibre que dans la complémentarité des contraires. De même que la lumière naît de l’ombre : dans le noir, veiller sur l’ombre/qui sert de berceau au blanc, on assiste à un renversement de la perception de la mort et de la vie :

la mort nous libère tous
dit un proverbe populaire
comme si tout était fini
quand on s’apprête à commencer

 

Luigi Carotenuto, Deviens une fleur, éditions du Cygne, avril 2024, 50 pages, 12€ - Traduction Irène Dubœuf à partir de Farsi fiori, Gattomerlino, juin 2023, 86 pages, 10€.

La plupart des vers de Deviens une fleur s’adressent à un interlocuteur. Il s’agit souvent d’un enfant – peut-être inspiré de ceux que côtoie l’auteur dans son milieu professionnel – et qui devient ici symbole de pureté et d’avenir, peut-être aussi de l’enfant épris de lumière qu’a été le poète4, cet enfant qui se révèle dans l’écriture et qui, sans le savoir, détient la sagesse d’un maître intérieur.

Enfant,
tu n’as pas idée
de tout le bien qui nous attend,
– dans le soleil il n’y a pas d’incertitude
les ruines sont des coquillages
ouverts
des fleurs écloses
des mains offertes
pour recevoir la lumière.

Au fil des pages, on comprend que l’emploi du « tu », qui désigne autant l’autre (y compris le lecteur) que le poète lui-même, est la manifestation de la mise à distance nécessaire à l’épanouissement de l’être intérieur.

se détacher de soi
pour
devenir des fleurs

Dans la sérénité du recueillement et la grâce du détachement, Luigi Carotenuto distille ses vers avec sobriété, simplicité et délicatesse, et si les aphorismes et l’emploi de l’impératif sont évocateurs de préceptes, Deviens une fleursemble davantage une confidence formulée à mi-voix, un « bruissement d’ailes5 » – qui n’est pas sans rappeler l’effet papillon de la théorie du Chaos – la transmission d’une conscientisation qui, exprimée par la poésie, devient une communion d’âme à âme dans laquelle se révèle l’énergie créatrice de la parole.

 Dire éternel est déjà un bruissement d’ailes

Car ce livre est un livre à penser. Ce n’est qu’ensuite qu’on peut le lire, qu’on peut saisir la quintessence de cette poésie intemporelle d’une concision extrême dont les mots soigneusement choisis dans le champ lexical de la fleur suggèrent autant la beauté éphémère que la métamorphose, l’épanouissement et l’éveil (le Sahasrâra, lotus au mille pétales6). D’autres symboles jalonnent le texte : le carré, le cercle, les couleurs… tous pouvant être interprétés de diverses manières car c’est à chacun de trouver son propre cheminement. Si la numérologie n’est pas indispensable à la compréhension des textes, elle n’en éclaire pas moins les trois parties dont le nombre respectif de poèmes symbolise successivement la dualisme, l’unité et l’union. À noter que le chiffre 3, symbole d’accomplissement, peut être perçu comme dépassement de l’illusion par l’amour7, menant à la paix intérieure.

Ce recueil est à l’image de la méditation : un détachement apparent que l’on se gardera d’assimiler à une absence d’émotion : celle-ci, maîtrisée, prend ici le nom d’émerveillement. La douceur lumineuse et la discrète sensualité qui en émanent induisent un calme et une gratitude qui donnent envie d’adresser à l’auteur ces mots d’Arthur Rimbaud : « Le monde a soif d’amour, tu viendras l’apaiser8. »

 

Notes

[1] Extrait de l’Interview de Grazia Calanna parue sur le site de la revue culturelle l’EstroVerso le 5 février 2024.

[2] Entretien avec Pascal Boulanger, par Carole Mesrobian, Recours au poème, janvier 2024.

[3] Gérard Bocholier, Le poème, exercice spirituel, Ad Solem, 2014.

[4] « Depuis que je suis petit/je défie le soleil/en le regardant droit dans les yeux ». Traduction d’un inédit extrait de Ra patti ro suli (Du côté du soleil) de Luigi Carotenuto, recueil écrit en sicilien accompagné d’une traduction italienne de l’auteur.

[5] Titre de la troisième et dernière partie du recueil.

[6] Centre cérébral supérieur au-delà des six chakras dans le tantrisme hindou.

[7] Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier - Alain Gheerbrant, Bouquins éditions/ Jupiter, réédition de 2012.

[8] Arthur Rimbaud, Soleil et Chair, poème écrit en 1870 et publié pour la première fois dans Reliquaire, poésies, L. Genonceaux, 1891.

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, L’amour malgré

J’ai la bible de l’océan/ l’abîme et le gué

Après la publication de l’anthologie Trame, 1991-2018 (Tinbad) le poète Pascal Boulanger pensait, en quittant Paris pour un village de Bretagne, ne plus écrire. Or une habitation de l’espace et du temps, sensiblement différente, l’a aussitôt absorbé dans le retrait et aimanté vers une proximité lumineuse avec Hölderlin. De ce compagnonnage, paraît L’intime dense en 2020 et Si la poésie doit tout dire en 2022 (Ed. du Cygne), ainsi que le troisième volume de ses carnets : En bleu adorable (Tinbad).  

Aujourd'hui encore, l’écriture, loin de se tarir, se propage dans L’amour malgré, semblable à un vaste ressassement, à l’instar de la mer, inépuisable à épuiser les possibles. La langue dans un continuum prosodique devient un théâtre combinatoire condensant une suite de temporalités étrangement concomitantes. Le temps n’est plus chronologique mais métaphysique créant densité et cycle, variations et métamorphoses dans un jeu d’échos sonores et de fréquentes antinomies où amour comme poète tourne en rond dans le clair-obscur du paradoxe. Les paranomases fleurissent : Le ciel est un miel aussi… Tout autour ma voix se noie / dans l’air bleu & bleu. Et les opposés s’épousent : Sans être à toi / tout est à toi… Si la poésie est mode de vie / tout est proche & proche / se fait lointain.

La langue néanmoins ne se perd jamais et mène sans faille l’avancée, inventoriant toutes les possibilités du réel comme pour les sonder.  Elle précède, excède le poète, expérimentant la profondeur du temps et sa spirale à travers questions et doutes. Dans le poème (Kairos) le poète s’interroge : Existe-t-il un cercle du temps ? / & sur le cercle / un point de départ, un centre, un point final ? De ce temps traversé où la tragédie et les ruines du temps se profilent, seule la lumière, connaissance immédiate du sensible, reste force d’affirmation de la beauté entrevue.  Le poète reste un veilleur car Tout s’arrache à la servitude du temps / quand chaque seconde ouvre la porte / aux épiphanies.

Pascal Boulanger : L’amour malgré, avec 13 peintures de Nora Boulanger-Hirsch, Voixd’encre, 19 euros.

 

Qu’importe la désolation d’un progrès doublé par la catastrophe (la troisième partie du recueil, En chiffonnier du sens, s’écrit avec Walter Benjamin), c’est une parole d’eau/ souterraine qui témoigne de la valeur de la poésie comme seule possibilité de la pensée, source de vérité et de lumière questionnantes.

Le titre L’amour malgré et aussi les peintures d’une des filles du poète, peuvent alors prendre tout leur sens et sensations, ils tiennent ensemble choses vivantes et chant de l’affirmation comme l’océan :

                                                   L’océan ne se fixe jamais
                                                  sur la puissance du négatif
                                                   il fait confiance à son enfance
                                                  qui fait retour indéfiniment
                                                  sur le chemin du temps.

                                                   Son énergie ruisselle
                                                  Là où le vide s’insinue
                                                  en bel abîme tout coloré
                                                 du ciel ses couleurs

 

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Grégory Rateau, Le Pays incertain

Grégory Rateau : du doute à la permissivité

A la recherche du fil de des­tin, Gre­gory Rateau reçoit ou cueille tout ce qui lui tombe des­sus. Reste à sa poé­sie de le trans­fi­gu­rer — du moins le regard qu’on porte là-dessus. Dans ce livre, comme tou­jours, un tel auteur est Le révolté. Il demeure celui qui tient dans les cou­loirs (par­fois cras­seux) du monde. Surjoue-t-il ses pos­tures ? Non ! Il nous appelle à la « confré­rie par défaut » de ceux qui logent au sein même de leur détresse.

Mais après tout c’est se refaire une santé ou presque. Même si les pierres nous tombent sur la tête. Mais — et comme le rap­pelle Pré­vel en exergue de ce livre — elles peuvent retom­ber « à mes pieds avec un bruit sans écho. Mais je les garde avec la terre qui leur ser­vir d’empreinte ». Pas de Ouille ! donc. Mais du sang existe entre la pierre et le sel de la terre même si la lapi­da­tion n’est pas un rite absolu. Quoiqu’ ici ou ailleurs “les sans-amis” habi­tuels sont tous là, réunis en arc de cercle, moins comme bour­reaux que victimes.
Cha­cun peut néan­moins libé­rer sa tête, lâcher non sa colère mais celle des plus nom­breux qui s’en prennent à leurs mères voire à « une chaus­sette dépa­reillée alors qu’il n’y a plus rien à accor­der. » ans tous les cas, la jus­tice est (mal) faite. C’est l’Onguent du Tigre des sages et des fous join­toyés plus par leurs vices que leur rai­son instinctive.
Mais Gre­gory Rateau fait ale plus beau des ménages. Avouant qu’il « a œuvré en sous-main, d’où puis-je me dres­ser à pré­sent ? », ce paria de nais­sance, affirme que « mon iso­le­ment serait voulu et non un dû ». Il rap­pelle néan­moins  que la ten­dance des socié­tés est de sou­mettre les outils du sym­bo­lique à la domi­na­tion de la quan­tité et du chiffre qui ne manque jamais de reprendre le dessus.

Grégory Rateau, Le Pays incertain, La rumeur libre, 2024.

De plus, la poé­sie per­dant peu à peu la puis­sance qu’on lui avait momen­ta­né­ment recon­nue, tout auteur s’est tel­le­ment éloi­gné, coupé de la vie ordi­naire. Il a de plus en plus de mal à com­prendre sa vraie fonc­tion. Le poète clas­sique, dans ces condi­tions, ne peut évi­dem­ment pas tra­vailler la matière de la société entière. Il est exclu de son usage poli­tique et peut être uti­lisé à des fins contraires à son rôle véritable.
Mais Rateau fait émer­ger la notion de poé­sie brute, celle des inadap­tés. Il évoque le rôle des cha­mans dans de nom­breuses civi­li­sa­tions dites «pre­mières». Il sait plus sur notre huma­nité, ou du moins peut nous en dire plus. Grâce à lui nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la néces­sité vitale de l’altérité, de la ren­contre, de l’étonnement, voire du bouleversement.
Face à la machine ultra­li­bé­rale, l’auteur retrouve des traces de cette néces­sité por­tée par la poé­sie qui résiste à la déshu­ma­ni­sa­tion géné­rale. Reste donc pour lui moins à mimer ses départs, qu’inventer de nou­veaux repères en sortes de poèmes-prophéties indi­gos. Quitte à ce qu’il s’accroche le souffle par­fois lui manque. Mais il en pos­sède  beau­coup dans cette poé­sie aussi hors-normes que les « Can­tos Pisans » de Pound.  Certes pour les deux auteurs — aujourd’hui comme hier — l’apocalypse veille. Mais de vrais poètes res­tent de retour. Urbains ils connaissent nos cités de la peur. Mais après tout la poé­sie devient la piqûre non de rap­pel mais « du baptême ».
Dans le glauque, le chaos et le cloaque quelque chose mal­gré tout se passe. Gre­gory Rateau sans cher­cher du négo­ciable tranche même jusqu’aux pierres. C’est pour­quoi il y a dans un tel livre du “Momo” –enten­dons Artaud aka « Arto ». Comme lui il assume sa dette de sale gosse et sa force d’enragé. Nous pou­vons aisé­ment lui par­don­ner. D’autant qu’un tel livre devient notre bré­viaire, ivre de tous les saints( de Valen­tin à Glin­glin) et sur­tout  Dieu him­self. Dès lors espé­rons  qu’au “pays incer­tain” jaillisse le pays où tout est per­mis. Rateau l’édifie en ordre divin.

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Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes

Les calembours ne sont pas toujours des calembredaines.

On le savait depuis les Surréalistes, les mots, et singulièrement en poésie, sont souvent employés les uns pour les autres, ce qui se cache derrière ce qui se dit ou se lit, ce qui peut se deviner derrière l’obvie, est bien souvent plus prégnant, plus présent, plus signifiant.

Gherasim Luca, en particulier, fut un adepte de ces mots mis à la place des autres, de ces bégaiements géniaux construisant des sens éphémères, de rencontre, se métamorphosant sans cesse, menacés par le non-sens. Lacan fit du calembour l’un de ses outils d’analyse les plus efficaces. Marine Leconte, comme il est dit en quatrième de couverture, « habite à l’ombre d’un tilleul. / Pas loin d’un mimosa. / Et s’assoit souvent à la lisière. / Depuis ce lieu, elle guette le passage / Celui qui réunit la clarté de la nuit à l’opacité du jour. »

Dès le titre, se superposent les verbes « taire » et enterrer », il s’agit de ne pas taire, ne pas enterrer, de laisser les fantômes errer, sans sépulture, (est-ce un constat ou une injonction ?) ça parle à côté, tout à côté de l’essentiel, ça parle mais ça tait la lourdeur, la douleur, d’être « mots nés », ou « monnaie », ou « mort née » ? S’agit-il de n’être ou de naître ?

Tu as de quoi dans ta poche
Plus d’utérus
Mais de quoi 

(…)

Même les fleurs qui embaument
Ça s’embaume (…)
T’as juste besoin de paraffine
Tu les saisis dans la fleur de l’âge
Figées
Fi j’ai (…) 

Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes, dessins d’Agathe Lievens, L’Ire de l’Ours Éditions, ISBN : 978-2-493322-60-9 prix public 10 €.

Comme l’essentiel se dit à côté, dessous, rien n’est sûr, ce texte néo-surréaliste semble tout de même opposer d’un côté « l’homme géométrique », « l’homme millimétré » et, de l’autre, la femme « aléatoire », « la petite (…) bancale ». Peut-être parle-t-il de la mort ? Celle d’un utérus ? D’une petite fille ? De fleurs coupées puis paraffinées afin que leurs cadavres se conservent ?

Préserver la cornée que bientôt
Les charognards viendront piqueter »
(…) « On ne dévore pas les yeux de la petite
Ça tu n’es pas d’accord. 

La suite de poèmes met en scène plusieurs personnages féminins, un « elle » et un « je » qui dialoguent, d’autres « elle » encore, cela donne une ambiance plurielle et singulière, tendre et parfois tragique à l’ensemble, d’ailleurs dédié « à celles revenues de l’autre côté du texte (…) et à celles qui n’en reviendront jamais » sans qu’on puisse jamais savoir de quels malheurs on nous parle.

Le texte, comme souvent ceux de Gherasim Luca, semble épeler, bégayer, annoner quelque chose de très difficile, voire impossible à dire. Une enfant qui apprend à parler ? Quelque chose que le texte manque, qui manque au texte mais qui lui est sous-jacent ? Les calembours n’ouvrent, la plupart du temps, sur aucun vrai jeu de mot « réussi », permettant de faire « un bon mot », d’ouvrir sur du sens, non. Les homophones parfaits ou approximatifs se succèdent sans que cela ne révèle rien d’autre que cette homophonie « Patiemment pas sciemment pas si aimant ».

Parler fait du bruit, écrire également, comme on fait du bruit pour masquer un vide, un silence, une angoisse. Pour se tenir compagnie ? Il s’agit moins de parler que de bruire. Voilà un recueil qui parle à merveille de notre crise de sens, aujourd’hui. Bruire, dire qu’on est vivant, comme un oiseau chante, comme un animal grogne, rugit, blatère. Ni plus, ni moins … Marine Leconte est vivante, aussi nous donne-t-elle à voir et à entendre ses fantômes que rien « n’en taire ». Comme chante un rossignol, ou un Gherasim Luca. Les dessins d’Agathe Lievens, loin de toute anecdote, servent à merveille ce texte suggestif et incertain, en présentant des ombres, des silhouettes, des nuées d’éclats, des paysages abstraits, des pages entièrement pigmentées ou grêlées.

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Marie Alloy, La ligne d’ombre

L’ouvrage, après une brève introduction qui nous renseigne sur les sens possibles de son titre, se compose de quatre parties. Chacune, introduite par une aquarelle de l’autrice en pleine page, comporte une vingtaine de poèmes : En regard, En silence, En souvenir, En partance. L’usage insistant du gérondif souligne la simultanéité de plusieurs actions et le sens d’une démarche sans cesse en devenir.

Dans son Liminaire aux Reposoirs de la Procession, Saint-Pol-Roux écrit :

Sur la terre gérondive, nous allons enfin réaliser en pleine clarté toutes les images naïves qui, depuis l’origine, se sont fixées sur les infiniment petits murs sombres de cette caverne : le cerveau de l’homme.

Un même regard, une même main, un même élan trace peintures et poèmes. En partage, une mince ligne d’ombre les accorde. Comme à l’horizon le ciel rejoint la terre.

Les poèmes de longueurs variables n’excèdent pas une vingtaine de vers et tiennent sur une page,

à l’exception d’une longue suite de distiques (p 66 à 69) où les vers comme des touches d’ombres parlent de lumière et dessinent sous nos paupières un tableau invisible.

« Écrire avec la voix du regard », écrit justement Marie Alloy. Des regards soufflent sur la braise des couleurs et la main gratte le charbon des mots où sont enclos les souvenirs de l’arbre. L’ombre et la cendre parlent de la lumière et du feu. Synesthésie. L’œil écoute, l’oreille regarde. Scrute le rapport au temps, à la mémoire, à l’enfance et aux souvenirs des aimés disparus. Et cela nous touche, car le sujet dans le poème est un nous impersonnel.

La Ligne d’ombre est aussi ligne de vie et de lumière

Marie Alloy, La ligne d’ombre, Al Manar, 2024, 116 pages, 20 €.

 

∗∗∗

Extraits 

Le regard
prélude au poème
à la toile

Le poème

prélude au fruit qui s’élève
se détache se délivre
tombe

s’ouvre en deux corps
deux solitudes
l’une d’ombre

            l’autre de chair

*

La question est à présent
sur nos lèvres dans nos yeux

  • avons-nous jamais cru au paradis ?

le petit bois des souvenirs s’enflamme
avec les images du vieux chêne
la volière aux perruches les dahlias
les haies noires de cassis
les montagnes de paille après la moisson
et l’odeur du poulailler

  • qui les réveillera d’entre les morts ?

Nos rêves sondent ce qu’ils brûlent
dans l’onde froide des peurs

Où l’ombre s’incline
reste une voix sans personne
avec un peu de chaleur
veloutée

*

Nous avons voué nos mains
au silence de la toile
au bruissement des couleurs
à la lumière natale qui ne saurait se perdre

Nous avons voué notre chant nos mains
nos voix nos paroles à ces moments
où nous étions petite rivière

Parfois le temps s’allège
nous n’y sommes pour rien
s’allège et puis revient
jusqu’au vertige
et prépare sa chute
dans la lumière

*

Tremblantes feuilles roulées au sol
le temps d’une ondée de givre
le temps de ravauder le tissu des signes
nous entrons sous les feuillages glacés
glissons sur la surface du papier

et la grisaille du fusain
retombe sur nos cœurs

Présentation de l’auteur