Radu Bata, Le Blues Roumain, Anthologie implausible de poésies

Radu Bata, poète et passeur de poésie, inventeur et traducteur, nous livre cette année un nouveau volume, le tome 3, de la belle Anthologie de poésie roumaine, Le Blues roumain, parue aux éditions Unicité. 

Le poète, et traducteur, présentait le second opus de cette trilogie ainsi :

Anthologie désirée de poésies

« Le blues roumain » ne finit jamais : sa source ne peut tarir qu’avec la fin du monde. Car la poésie est chez elle en Roumanie : la personnalité la plus admirée du pays est un poète, Mihai Eminescu, il y a des rhapsodes à chaque coin de rue, du Cimetière Joyeux de Săpânţa dont les drôles d’épitaphes ne manquent pas de poésie jusqu’à la statue d’Ovide, le chantre des amours exilé au bord de la Mer Noire. La densité des rêveurs au mètre carré n’a pas d’équivalent sur le globe : au fin fond des Carpates, on fait des plans avec des comètes.

Radu BATA, Le blues roumain Vol.3 Anthologie implausible de poésies, préface de Cali, illustrations de Iulia Şchiopu, 210 p., 15 €.

La première anthologie était « imprévue », un enfant arrivé par hasard. Ce deuxième volume est « désiré » : auteur.e.s et traducteur se sont plu et l’ont conçu en s’accordant les mots et les méridiens, en s’aimant entre les lignes.

Une anthologie désirée ne peut être représentative ni rigoureuse : en amour, on transgresse les règles, on est régi par la passion et le plaisir.
Puissiez-vous les ressentir comme je les ai perçus en les transposant, parfois librement, en français !

 

Soyons bien attentifs à ceci : il est question d'amour, il est question d'entente au-delà même des mots, des langues et des frontières. Cette anthologie illustre de par son existence même, avant toute considération sémantique, la thématique de ce Printemps des poètes, car elle absorbe toute frontière, gomme toute velléité d'appartenance spécifique à un territoire autre que celui, fraternel, de la poésie. Ne pas croire qu'il n'existe pas d'identités culturelles, Radu Bata est homme avisé et d'une belle intelligence. Mais il montre, démontre, que ces particularités ne s'excluent pas, ne valent pas plus les unes que les autres. Au contraire  de par leur complémentarités elles composent cette sphère scintillante qu'est le monde, tant il est vrai que chaque étincelle de chaleur offerte par chaque poète à ses semblables constitue le feu auquel l'humain se chauffe, et la lumière qui lui montre le chemin d'une possible existence dans la paix que son cœur n'oublie pas.

Ces trois volumes sont tout ceci, le partage, les rencontres avec des voix poétiques connues ou à découvrir, et l'assertion si puissante que la fraternité existe, et que Nous sommes quel que soit notre langage tous d'une même poussière densifiée, et envolée au vent des langages croisés, ouverts à ces offrandes  de mots, de parlures, découverts grâce à ces traductions de Radu Bata. 

Et quelle autre poésie que la poésie roumaine peut signifier ceci ? Ainsi que l'écrit Muriel Augry, qui a participé à l'écriture du paratexte qui accompagne ce volume avec Cali, auteur de la préface, et Charles Gonzalès, la Roumanie est "Un pays diablement étrange aux héritages multiples… un creuset d'influences. Un pays qui échappe à la systématisation, qui inquiète, déroute, séduit. Un pays où les fantômes se promènent toujours... et les poètes se relaient au comptoir de la dérision pour balayer la mauvaise idée, créer l'audace et rire même de ce dont on n'ose pas rire sous d'autres latitudes."

Les soixante-treize poètes réunis (pour une somme de cent-vingt-deux textes) dans ce troisième volume ne démentent pas cette assertion. Réunis et agencés par Radu Bata, chef d'orchestre de cette composition musicale, ils se suivent au gré des mélodies, des notes formées par la texture particulière de chaque langue poétique.   Ils forment ce Blues, chant puissant et fédérateur de voix des opprimés, éminemment codifié, afin de permettre la circulation de ces plaintes d'un peuple tenu prisonnier. Et qu'est d'autre la poésie, si ce n'est ce lieu de création perpétuelle d'une langue commune, libérée des asservissements médiatiques, et des mots fabriqués dans l'unique but de manipuler et de programmer nos inconscient, pour éviter l'avènement d'une humanité réconciliée avec elle-même, donc capable de créer des sociétés gérées par cette seule volonté qu'est le bien de chacun.  

Bien conscient que le poème est ce lieu de création d'une fraternité que chaque poète a la responsabilité d'incarner, dans la tolérance et le respect, et dans la création de cette ré-union de chacun avec tous, Radu Bata poursuit donc sans relâche l'édification de ce lieu qu'est la poésie, centre de toute sphère, point de convergence des pluralités de paroles, de couleurs, de pays. Un peu de ce miracle prend consistance ici, s'additionne sans jamais rien retrancher aux autres tentatives, pour montrer que c'est possible, ensemble, de communier dans ce silence habité du poème. 

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots

Ce livre est dédicacé au petit-fils de l’auteur, Achille.
« Lire / n’est rien // que le travail d’une naissance »

Ce Livre nous renvoie aux multiples visages du monde, dont celui de l’enfant nouveau-né, ouvert à tous les possibles  ̶  un livre qui interroge aussi notre emploi des mots, notre rapport au langage et notre aliénation, par le malin pouvoir des méthodes de « manipulation des masses » et de désinformation.

A la suite des Hautes Huttes (2021), recueil divisé en mille quatrains, on entre dans Le Livre, cette fois déployé en cinq temps, chacun divisé en cent tercets, et c’est une coulée chiffrée qui vient poser ses mots comme des maximes qui se cherchent, poèmes légers et méditations ouvrant des questions qui restent en suspens au fil d’une rythmique à la fois réfléchie et intuitive. On notera le rappel verdoyant de la couverture du recueil précédent, ici un détail du tableau de Klimt : Étang du château à Kammer am Attersee.

 « Ce n’est pas du livre / qu’il faut parler // mais de l’expérience » nous dit d’emblée Gérard Pfister. L’expérience est-elle toujours première sur l’écriture ? De quelle expérience nous parle l’auteur ?

Gérard Pfister, Le Livre, suivi de L’expérience des mots, Editions Arfuyen, (parution le 9 mars 2023), 228 pages, 17 €.

Toute la durée musicale de la première partie de ce grand Livre nous délivre ses modulations infinies. L’écriture fait l’expérience directe des mots – le Livre est une partition musicale, un chemin de pensées qui roulent les unes sur les autres, s’enroulent, se déroulent, se tressent, sur un fond apaisé, ouvert, généreux, qui a recours au vide pour trouver sa respiration – fait entrer de l’air entre les lignes des tercets pour rendre audible la vibration de la langue, « comme un chant très lointain ».

Ce sont les mots qui vivent leur expérience en tant que mots dans l’écriture, cela plus que l’auteur ; ce sont les mots qui fondent et sondent notre expérience vécue du monde. Ce sont les mots qui nous vivent mais si nous ne vivons que par eux, le risque est grand de nous perdre. Gérard Pfister se met à leur diapason et les écoute. Les mots sont leurs propres acteurs du sens qui se donne ; ils sont vivants dans un « jeu perpétuel » lorsqu’ils sont libres, ont la « grâce » dans toutes leurs résonances.

Avoir de l’expérience est un savoir-faire, un savoir user de ses acquis ; mais pour l’écriture poétique, cette expérience n’est pas un avoir, ni un métier, ni une recherche au sens d’expérimentation. L’expérience des mots, « c’est autre chose » ; elle nous anime, nous enveloppe, nous délivre du carcan de nos habitudes de penser, mais peut aussi nous séparer du monde, bien que cherchant son contact, pour éviter de se noyer dans cette « sorte d’aliénation mentale qu’on appelle le langage ».

Les mots ont deux faces nous rappelle Gérard Pfister : ils peuvent nous protéger « par la magie du Verbe », ils peuvent aussi être destructeurs : « les mots ont sur le réel un effet prédateur ». Cette intrusion qu’ils font dans notre vie, au risque de se substituer à la réalité, constitue un réel danger. De leur capacité de description à celle de déformation ou celle d’inventer une autre réalité, nous nous retrouvons « victimes » ou « étrangers au monde ». La désinformation numérique, le fanatisme religieux, la catastrophe écologique, sont engendrés par les mots et « nous en sommes complices ». Mais bien sûr « C’est de notre crédulité qu’il faut nous méfier bien plus que des mots eux-mêmes ».

Pourtant nous dit Gérard Pfister cette matière des mots peut être « noble », « précieuse de possibilités affectives, sensorielles, spirituelles ». Les mots peuvent nous procurer un « ravissement ». Il entre en eux une matière musicale qui constitue la matière verbale. Et d’évoquer le théâtre dans la Grèce antique accompagnant de musique la parole poétique, ou Monteverdi liant ses sonorités au rythme des poèmes chantés. Musique et poésie sont inséparables dans un déroulement temporel toujours transitoire et « infiniment renouvelable » - dans ce continuum se jouent de « merveilleuses expériences », toujours jaillissantes et précaires.

Avec la diversité des mots et des sons, Le Livre se compose en sections de temps pour garder la fraîcheur de son élan poétique et le suspens de son déroulement, par variation d’intensités, comme sur la palette d’un peintre.

Lire est aussi faire l’expérience du Livre, participer au trajet de son écriture, être son témoin actif et son « auditeur ». On entre dans les mots et les mots nous traversent ; l’échange est continu, et la pensée suit (une pensée qui, comme l’expérience, « n’est peut-être // qu’un rêve). Elle naît à ce point de rencontre où ce qui parle rejoint le silence même de « l’expérience des mots ». La pensée ne précède pas la gestation ni le travail de mise au monde du Livre, elle vient juste après, comme son fruit. « L’expérience des mots » est une décantation, « le moindre mot suffit ». Mais toujours surviennent le vertige, la rencontre, par l’effort des yeux qui « tentent de lire » sur l’horizon, à la vitesse de nos questions, au rythme de nos pulsations.

Transmettre la transparence des mots, avec ce qu’ils reflètent du monde, au plus près de la réalité et non en usant du mot pour le mot. Préserver la fluidité et l’ouverture de la fenêtre qu’ils sont chacun et ensemble pour permettre le passage du sens, du sensible et nous délivrer avec eux des définitions convenues, des significations fixées, pour retrouver une liberté souveraine, celle d’une conscience libre de ressentir et d’exprimer. « Le livre / n’est là // que pour nous délivrer », « Le livre / n’est là // que pour nous accorder ».

Marie Alloy

Beaugency, 8 mars 2023

(Livre reçu en avant-première)

Présentation de l’auteur




Paul Verlaine, Nos Ardennes

Voici un Verlaine inédit dans la peau d’un « excursionniste », comme il le dit lui-même, et qui ressemble fort, pour l’occasion, à un guide de tourisme. Le poète nous dit son amour des Ardennes qui, à ses yeux, « présentent à l’observateur ou même au simple touriste toutes les qualités et toutes les richesses de la terre et de l’âme françaises ». Il l’affirme dans une série de six articles publiés en 1882 et 1883 dans Le Courrier des Ardennes et aujourd’hui réédités.

 

On sait ce qui lie le Lorrain Paul Verlaine (né à Metz en 1844) au massif des Ardennes. Il y a, avant tout, son aventure orageuse avec l’Ardennais Rimbaud originaire de Charleville. Mais on sait moins que son père était originaire des Ardennes belges. C’est là que le jeune Verlaine passa souvent, chez une tante, des vacances d’été. Puis il y eut son emploi de répétiteur dans un collège de Rethel où il se prit d’affection pour un élève originaire de Juniville. C’est dans cette commune qu’il résida de 1880 à 1882 et entreprit la rédaction d’articles pour Le Courrier des Ardennes.

Verlaine nous entraîne dans les pays de Rethel et de Vouziers. Et, bien sûr, il nous parle longuement de Juniville « avec sa rivière bien nommée (La Retourne) qui l’enveloppe de ses mille replis et son bois de peupliers pleins de ruisselets, d’air pur et de doux ramages ». Il le reconnaît : « Je me suis étendu un peu sans doute sur Juniville mais j’y ai longtemps vécu, y laissant les bribes de ma destinée, et j’éprouve un mélancolique plaisir à en parler trop ».

Le poète excursionniste nous raconte ses Ardennes par monts et par vaux. Des localités qui fleurent bon le terroir s’illuminent sous sa plume : Tagnon, Neuflize, Alincourt, Bignicourt, le Mesnil-Annelle, Perthes, Sorbon… Il a un mot pour chacune. Ici une « église de craie », là un « village de pure culture », Ailleurs « des toits rouges et noirs », plus loin « un clocher illustre et des cheminées pittoresques »…

Paul Verlaine, Nos Ardennes, La Part Commune, 50 pages, 6,50 euros.

Parfois (rarement),  il se désole en parcourant, dans le Vouzinois, une campagne « bien plate, bien laide, disons-le, quoi ? Pas un arbre ». Verlaine est à l’affût. Il peut se désoler mais il contemple avant tout. Les sens en éveil. La vue, mais aussi l’ouïe. Ainsi est-il particulièrement sensible aux parlers locaux. « Au Châtelet et à Juniville, par exemple, le français, suffisamment correct, traîne à la normande (…) Et dès Coulommes commencent les patois, légers encore, pour se renforcer de lieue en lieue vers le Nord et l’Ouest ».Rejoignant Attigny, il note « la joliesse de parler paysan de ce coin des Ardennes ».

Ainsi va Verlaine, devenu apprenti linguiste ou ethnologue, nous racontant le pèlerinage de saint Méen dans la même commune d’Attigny ou encore « le petit chemin de fer de Vouziers ». Les stigmates de la guerre de 1870 – il le note - sont encore présents sur place. Le voici à Voncq, un « village pillé par les Prussiens », puis à Chestres « brûlé, lui, terriblement (…) par ces féroces Bavarois ». Plus loin, il parle même de ces « laides têtes carrées où n’entraient ni le respect des vaincus, ni celui d’eux-mêmes ». Honte, donc, à ceux qui ont voulu défigurer ses Ardennes, « microcosme français », « heureux résumé de la patrie ». C’est ce pays que chantera aussi plus tard, dans son livre Lointaines Ardennes (éditions Arthaud), l’écrivain et poète André Dhôtel, né dans cette commune d’Attigny où s’était attardé Paul Verlaine.

Présentation de l’auteur




Olivier Larizza, La Condition solitaire

Olivier Larizza : texte et paratexte

Suis sorti (j’avais rendez-vous avec un
poème) inscrire l’air du temps

Revenu des Antilles qui lui ont inspiré une trilogie poétique réunie sous le titre « La vie paradoxale »1, Larizza nous conte ses aventures sur la Côte d’Azur, puisque c’est désormais aux étudiants toulonnais qu’il s’efforce de communiquer le goût de la littérature anglaise. Il cultive avec bonheur dans ce nouveau recueil la même verve primesautière, parfois doucement mélancolique que dans les précédents. Il y conforte une tendance déjà visible auparavant à vouloir s’expliquer au-delà de la lettre des poèmes, le paratexte ayant désormais considérablement enflé puisque « du même auteur », préface, notes de la préface, note de l’éditeur, exergue, « notes bonus », « l’auteur » et la table occupent en tout quarante-huit pages, soit presque autant que les cinquante-et-une pages de poèmes (le reste correspondant aux pages de tête et de titre, à quelques pages blanches et à une liste d’ouvrages publiés par Andersen).

Loin des brèves annotations que l’on trouve parfois au bas de la page chez certains poètes, le paratexte est donc élevé ici à peu près au même rang que la poésie pure et gageons qu’aucun lecteur ne voudra se priver du plaisir d’y découvrir, au-delà des poèmes volontairement allusifs, le Larizza le plus intime. Certes, la pratique de la poésie conduit presqu’inévitablement à s’épancher, mais Larizza exprime bien davantage que ses états d’âme face au spectacle de la nature ou de la femme aimée ou convoitée. Il se livre, il nous livre sans modestie excessive mais avec ce qu’il faut d’autodérision une exploration de lui-même, son moi et son ça, à l’exclusion du sur-moi qui ne pourrait que brider ces confessions sans concession.

Les poèmes se prolongent et s’amplifient à la fin de l’ouvrage dans vingt-deux pages en petits caractères intitulées « notes bonus ». Instructives et souvent amusantes, elles sont parfois assez éloignées du contenu du poème concerné, au risque pour ce dernier de paraître alors un simple prétexte à raconter toujours plus (le texte prétexte du paratexte !). Pour ne prendre que deux exemples, tandis que le poème intitulé « FNRS III » évoque simplement en passant la coque rouillée d’un sous-marin jaune et cramoisi, il n’était certes pas inutile de préciser en note que le titre du poème n’est autre que le nom de ce sous-marin, un batyscaphe siglé FNRS comme Fond National de la Recherche Scientifique (belge en l’occurrence). Mais n’est-ce pas par pur plaisir que Larizza nous narre la destinée de cet engin et conclut par une boutade : Qui dira que les Amerloques étaient superficiels (puisqu’ils se sont lancés à leur tour dans la course aux profondeurs) ?

Le poème précédent, « Le meilleur du monde » débute ainsi :    

Je ne file rendez-vous à personne / sur mon Elops Davidson

Olivier Larizza, La Condition solitaire, Paris, Andersen, 2023, 120 p., 9,99 €.

Pastiche d’une chanson célèbre. Si l’on est gré au poète de préciser que « Elops » est la marque de son vélocipède, il ne faudra pas s’étonner de trouver dans le même bonus la ferme profession de foi en faveur du raisonnement intuitif versus le raisonnement analogique, appuyée sur une citation d’Einstein, cet obscur employé des brevets suisses. On le voit, les notes de fin ne sont pas là seulement pour nous distraire !

Les poèmes écrits dans une langue qui paraît familière font néanmoins surgir quelques préciosités (esperluette, bigaradier, s’amuïr, polymathe, osbornite) et une brassée de néologismes (intranquilliser, éternellité, automner, verrerer, écrevisser, chlordéconer, dandyner, multicolorier, arnacœur). L’orthographe peut se trouver malmenée pour renforcer la dérision (l’élite politiko-médiatik), de même que la syntaxe (les voyelles ont des couleurs qu’on ne connaisse pas). Tout cela n’empêche pas le lyrisme : la soierie du silence me drapait.

Larizza écrit sous la pression de l’instant et s’accorde toutes les licences (poétiques) possibles, y compris quelques rimes. S’il s’imagine, par exemple, avec une majorette sur les genoux, cela s’énoncera ainsi :

Elle me bécoterait sur les bancs impudiks / et je me rajeunirais en public J’aurais l’avantage / d’être un auteur mineur (un tel écrivain fait beaucoup moins que son âge…)

Dans la même veine, en plus cru :

… (c’était une Mauricienne de Mulhouse / sensuelle & peu jalouse) / Un jour un étudiant lui montra / sa mauricette…

La poésie de Larizza abonde en images insolites. Exemples : L’oasis qui lagunait en mon cœur ; Le temps d’ici se limace jusqu’à l’infini ; Le T-Rex de Russie.

Le poète cultive aussi les contrastes comme, dans « Mistral perdant », celui qu’il établit entre les clients-terrasse vautrés sur leurs délices / voraces limaces engloutissant leurs radis & / paradis […] et Moi [qui] batifole parmi les / vierges folles & le varech de la déréliction.

Cabrioles et gaudrioles. Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre, celui qui se définit comme l’éternel teenager le mercuriel arnacœur ne se dupe pas lui-même quand il s’attribue l’étiquette « SDF » : sans destinée fixe.

… Balzac / de bazar Melmoth irréconcilié docteur Larizza & / mister Olivier je n’étais – dear pretty flower – / que l’anachorète sur sa péninsule qui cachait sa / PROFONDEUR.

Note

[1] L’exil (2016), L’Entre-Deux (2017), La Mutation (2021), les trois chez Andersen.




Estelle Fenzy, Boîtes noires

Les lecteurs d’Estelle Fenzy, qui ont l’habitude d’être surpris, le sont dès les premiers mots du recueil et plus qu’avant : « Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures » !

S’agit-il d’un véritable vol ou d’une métaphore vivante. Cet embarquement » et ce « siège à côté » ne sont-ils pas ceux du frère lecteur et n’est-ce pas par la poésie, qui va ici nous être livrée, que nous « risquons d’être secoués » ? Ainsi vont vite tomber les masques dessinés, d’emblée, par Gwen Guégan pour que se fasse mieux la respiration et pour que soit bien accueilli le plus beau des verbes :

Mon amour hier tu as dit
Je voudrais mourir
le même jour que toi 

Estelle Fenzy, Boîtes noires, éditions le chat polaire, 2023, 12 €.

Quelle force donc dans le départ du texte ! Car il y a « état d’urgence » pour faire défiler « le film » personnel sans même le bruit de l’enfance et faire trouver celle qui est en fait la boîte noire de (mon) crâne ». Depuis les sandalettes de la petite fille à la mort de la mère « un filet d’énergie (est) à sauver » dans ce corps « coquille cuirasse / sous lequel bat la vie ».

Viennent spontanément ensuite, par le bais de la pensée de la finitude, les thèmes de l’amour conjugal et maternel alliés à la souffrance qu’expriment, par exemple, ces vers dont la conjugaison rappelle celle de Ghérasim Luca.

Je bruine
je brume
j’averse
je pluie

de cendres
et de sang

Je pars en fumée

Ainsi les mots apparaissent-ils déjà comme les meilleurs adjuvants qui soient quand ils sont portés par les éléments, comme l’air et le feu, et quand le chemin, la matière donc, reçoit à la fois la voix et la marche.

C’est qu’en effet, grâce à la foi, se met en place une belle espérance : « Coire en Dieu / soudain / Chacun le sien ».

Des poèmes plus longs alternent avec d’autres plus courts car il faut bien que le narrateur et le lecteur, dans cette émotion offerte par la poésie et qui les fait vivre intensément, reprennent leur souffle.

 En effet l’anamnèse malmène la respiration de sorte que reviennent les souvenirs d’enfance avec leurs sensations et la découverte de la vie, s’entrechoquant avec un présent prosaïque : « Je planifie   négocie   soumets ». L’écriture, alors, offre une part de mystère que chaque lecteur peut décrypter à sa manière : «  Cet  œil immense  à mon épaule… » et la narratrice, que les regrets inspirent, regrette de ne pas avoir bien vécu :

Il n’ y avait pas assez de chair dans mon âme 

Il faut, pour finir, revenir aux images du début puisqu’il ne reste plus que le ciel comme « demeure » et que, comme pour un accident d’avion, l’agonie est qualifiée de « crash ». Voilà comment on peut dire que le traitement des thèmes est ici d’une grande originalité.

Les derniers textes réservent-ils une surprise plus optimiste ? C’est ce que découvrira le lecteur obligé par la beauté du texte à en lire la toute fin.




L’approche du silence

Les éditions Littérales semblent avoir eu pour ambition de se faire l’écho, en cette année 2022, du désir rimbaldien d’écrire « des silences », laissant la beauté envahir le lecteur par-delà les mots.

Les deux poètes publiés, Georges Rose avec Revenir de l’été, et Laurence Chaudouët, avec Porte ouverte sur le ciel, ont en effet réussi, chacun dans son génie et sa sensibilité propres, à énoncer avec une rare délicatesse et beaucoup de subtilité des émotions simples, universelles, précieuses et pleines de lumière. Tous deux parviennent à une cristallisation mystérieuse et féconde, de la parole et du silence.

Avec Georges Rose, nous sommes sans cesse DÉJÀ dans l’universel, on n’en échappe pas. Soudainement et immédiatement, à partir du moment le plus simple et le plus banal, émergent l’éternel et la beauté. Là où nous sommes, « l’immensité ne peut s’approcher davantage » (p. 7). Embrasser le monde devient dès lors plus qu’une métaphore. C’est la réalité, dans sa quotidienneté : « Le soleil remonte la rue / au bras d’une ombre / qui ne le quitte plus » (p. 9). Aussi voit-on dans le Verbe de Georges Rose une méfiance vis-à-vis de la rationalité bornée, celle qui assèche le réel sans jamais en saisir la pulpe, qui fait des vivants des toujours déjà-morts : « La connaissance ne sait pas / elle invente / change les fleurs d’un vase » (p. 28). Ce qui s’offre, depuis le monde, c’est un lien nouveau, une beauté, une nouveauté éternellement renouvelée, comme l’illustrent les vers suivants : « Loin le jour se rassemble / avant de nous surprendre / vaste dans l’étroit des yeux / À l’intérieur du monde / la maison sévère / restée dans le vent (p. 14) ; « La nuit n’est pas le lieu / pas plus que le corps / l’espoir est sauf / L’infini n’est qu’un murmure / sans origine / sans destination » (p. 31) ou encore les derniers vers : « La lisière passe par notre corps / nous ne sommes pas les habitants / mais les autres choses » (p. 57) dans lesquels s’exprime magnifiquement de quelle façon nous sommes sans cesse traversés par l’éternel.

Georges Rose, Revenir de l’été, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 62 pages, 10 euros.

Ainsi, nous y sentons la magie du Haïku, avec la saisie du plus fugitif – à savoir l’instant – transcendée par la recréation intérieure, subjective, de la beauté du réel.

 Dans un registre différent, où se dévoile la profondeur tragique de l’absence de l’être aimé, et, par conséquent, l’écart inhérent à la perte, Laurence Chaudouët exprime avec force l’impossibilité de se taire malgré l’échec de toute parole. Aussi se demande-t-elle : « N’est-ce pas pur désespoir / Que de continuer à dire les mots / qui ont avorté dans ta bouche » (p. 9) ; « Quelle futilité pourtant que les mots / Les pauvres mots esquissant les vertiges » (p. 23).

Dès lors, on devine bien vite que c’est un recueil adressé à l’absent définitif, dont la présence obsédante fait de ses poèmes une narration tout à la fois ancrée dans un vécu personnel et tendant à l’universel. Ce « tu » n’a paradoxalement pas de limites, c’est l’être aimé, parti, quel qu’il soit : « Tes paroles avaient la force d’un cours d’eau enfoui dans les ronces / Le grignotement obstiné de la mousse sur les rochers / Le sol sentait la pourriture et les feuilles valsaient dans le bleu pur » (p. 8) ; « O sais-tu comment rejoindre cette porte ouverte sur le ciel / Comment poser le souvenir avec la plus grande délicatesse / comme une plume fragile entre deux pensées oscillantes » (p. 10).

Ainsi, comme tout poème qui nous parle du plus profond de nous-mêmes, la lancinante beauté des vers – qu’ils évoquent la nature traversée avec le défunt ou le dialogue presque sans mots avec le médecin – est comme cette célèbre madeleine de Proust : elle ravive un moment d’éternité dans ce qu’il y a, en chacun de nous, de plus lumineux ou de plus douloureux. Il en est ainsi de ces trois vers, pris à différents poèmes, et tous aussi éloquents par leur passion mystique, où l’ici semble dialoguer avec l’ailleurs : « Et le piano est si pur et si merveilleusement inaccessible (…) et la douloureuse mélancolie de la feuille / Palpitante, si bien qu’on ne sait plus si c’est elle / Ou son âme, qui en cet instant flottant vient à la vie (p. 11) ; « J’aimerais dire la fleur ouverte / Que tu as sentie / Ce moment où tu respiras son âme / Il est partout et jamais je ne le trouve » (p. 22) ; « Et dans un temps suspendu le silence bleuté des rideaux / Ouvrant sur un domaine plus vaste que la mer » (p. 35).

Laurence Chaudouët, Porte ouverte sur le ciel, Éditions Littérales, 4e trimestre 2022, 54 pages, 10 euros.

Enfin, le poème intitulé « Dernière visite » (p. 44) livre une expérience pathétique sur l’instant d’adieu, cette minute tragiquement inoubliable pour celui qui aime : « Le docteur / A dit d’une voix atone : « Oui, je vois ! » / Et nous sommes repartis / Plus rien ne s’échappait de ta bouche / C’était un silence qui ne pouvait pas avoir sa place dans le réel / Mais nous avons marché / Le brancard poussé / Ce jour-là – je ne le savais pas – la lumière était un corps / Nu et froid – un corps inerte – absent pour tout regard » (p. 44)

Ces deux recueils, incontestablement, pour qui est sensible à la vraie poésie, offrent au lecteur le « oui » nietzschéen, l’affirmation de la vie, dans ses moments les plus fugaces comme les plus terribles.




Ángelos Sikelianós, Le Visionnaire

Lorsqu'on referme le livre de  Sikelianós, le premier mot qui vient à l'esprit est ferveur, celle dont il fait preuve à mettre en vers son pays comme l'entière Humanité ; un désir de communion qui embrasse aussi bien l'humain que le divin, une célébration à hauteur de ces enjeux : incommensurable. Il ne faut pas s'étonner, dès lors, que les poèmes soient longs, parfois très longs (une trentaine de poèmes seulement sur plus de cent pages pour ce choix qu'a opéré le traducteur Michel Volkovitch). Il n'est pas rare non plus qu'une phrase ait besoin de plus d'une dizaine de vers pour se déployer ; elle est ample comme la mer, habitée comme elle de remous, déferle.

Tel un homme laissant l'étreinte de sa femme,
car était juste sa soif de mourir,
car il était un champ dont les épis frémissent
profondément, courbés par la rafale
cette invisible faux qui passe au-dessus d'eux,
un homme désirant le faucheur qui viendrait
couper les épis mûrs et les coquelicots
- il désirait aussi l'étreinte de sa femme,
léger son sang, fraîche sa veine, une torpeur
silencieuse, on eût dit éternelle, l'a pris,
imprégné jusqu'au fond par l'esprit de la terre ;
de la lune la lueur traversait sa paupière
tels des nuages printaniers, et les étoiles
allégeaient son esprit, pareilles à des larmes,
il avait les paisibles monts au loin pour gardes ;
l'esprit de l'homme et son corps se touchaient
il n'avait plus sur lui l'ombre du moissonneur,
étendu sur le dos il ne voyait nul signe,
mais dans un lent coup d’œil, des fonds sans fin ;
et moi aussi, dans ma veille éternelle,
debout, mes yeux ouverts se tournant vers le ciel,
j'éclaire au fond de moi et reflète les monts...

Ángelos Sikelianós, Le visionnaire, éditions Le miel des anges, 2022, 109 pages, 12 €.

Ce long extrait du poème Tumulus (une seule phrase de vingt-deux vers) témoigne de cette communion multiple (chair et esprit, homme et nature, vie et mort), allie de manière lumineuse choses concrètes et évocation spirituelle, symbolisme et esthétisme.

Jeune homme, Ángelos Sikelianós(1884-1951), bien qu'inscrit à la Faculté de Droit d'Athènes, dont il ne suit pas les cours, est inexorablement attiré par les arts, d'abord le théâtre puis la poésie. Il voyage à travers la Grèce, mais aussi à Rome, à Paris... À partir de 1923, germe en lui l'idée de fraternité universelle, bien plus large que celle qui serait réservée aux seuls êtres humains. Ainsi, dans le poème Voie sacrée, contant la rencontre d'un bohémien qui fait danser assez cruellement une ourse et son petit, il a cette réflexion :

Et en marchant, mon cœur gémissait :
« Viendra-t-elle un jour, ou jamais, l'heure
où les âmes de l'ourse et du Tsigane
et la mienne, que je crois Initiée,
se feront fête ? »

En 1906, chez la danseuse Isadora Duncan, il rencontra une communautés d'expatriés américains qui avaient décidé de vivre comme les Grecs de l'Antiquité, dans une ambiance mystique qui séduira le jeune Ángelos. Cette empreinte se retrouvera fréquemment dans ses poèmes et jusque dans sa vie, avec son « projet delphique » : persuadé que Delphes, où il réside, peut redevenir, comme dans l'Antiquité, un centre spirituel qui dépasserait les différences entre les peuples, il conçoit tout un programme (comprenant la création d'une Université) auquel sont conviées nombres de personnalités. Des Fêtes delphiques, largement subventionnées par son épouse, sont organisées. Il y accueille le compositeur Richard Strauss en mai 1927. Le poète Georges Séféris y viendra en 1929. Des représentations de théâtre antique sont données. Mais ce projet, pour intéressant qu'il fût, ruina le couple. Ces données biographiques sont importantes pour comprendre l'engagement, jusque dans son écriture poétique, de  Sikelianós. Quelques titres de poèmes parlent d'eux-mêmes quant à la référence au monde antique et à ses mythologies : Les chevaux d'Achille, Anadyomène (une note nous apprend que ce terme signifie « Qui a jailli des eaux » et fait allusion à la naissance de Vénus, Je voyage avec Dionysos, Dédale, etc.

[…] Ta voix,
la voix d'un dieu émergeant du sommeil,
voix de la « grande ivresse », appellera soudain
les morts vers le soleil et sa chaleur,
tandis que se penchera sur Ton berceau
l'ombre de Ta vigne unique toute-puissante,
mon doux enfant, mon Dionysos, mon Christ !

Sikelianós n'hésite pas, dans sa vocation enthousiaste à tout rassembler, à relier Jésus et le fils de Zeus. Cette sorte de syncrétisme correspond à l'universalisme de l'auteur qui embrasse tous les domaines.

Oui, c'est là,
sur un cap de Leucade,
où les galets sont nets,
polis comme des œufs de pigeon par la vague,
que je T'ai connue, Athéna,
au corps d'adolescente, à la pensée légère !

Comme deux galets qu'on lance
sur la mer immobile,
le cercle de l'un 
entrant dans l'autre
sans qu'ils se brisent,
Tu es entrée dans mon âme
comme l'âme d'une sœur dans son frère !

Rappelons que Sikelianós est né à Leucade. Il associe son histoire personnelle ici avec celle de la déesse, en une osmose comme celle des ronds dans l'eau, générés par des cailloux qu'on y jette.

Le traducteur a parfois tenté, avec succès, le pari de la rime dans le texte français,

Ce qui reste léger en ce monde, il suffit
du four des sensations pour le changer en nid,

quand le soleil ne peut allumer mon désir
à lui seul, ni le feu les ossements rôtir...

C'est la petite fleur face au portail fermé,
c'est l'eau du puits par quoi l'hiver est tempéré.

Si la poésie messianique d'Ángelos Sikelianós est entièrement colorée d'emphase, il faut, pour avoir une chance de l'apprécier, se laisser porter par ce flot généreux.

Le terme grec Ο αλαφροΐσκιωτος (titre de son premier grand poème lyrique, écrit lors d'un voyage en Égypte, traduit par Le visionnaire, titre repris dans ce choix de textes opéré par Michel Volkovitch), concentre en lui plusieurs notions, celles de pur, naïf, marqué par le destin, mélange d'élection surnaturelle et d'inadaptation à la vie. Nous verrons, quant à nous, chez ce visionnaire, un poète à l'écriture certes en décalage avec la modernité d'un Séféris par exemple, un homme dont le souffle a voulu s'accorder à celui du divin.

Présentation de l’auteur




Emmanuel Échivard, Avec l’ombre

Avec l’ombre est résolument le journal d’un voyage dont la direction est annoncée dans la citation de René Char qu’Emmanuel Échivard appose en exergue de son œuvre :

Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous.

 Le point de départ de ce voyage « au bord des larmes et dans l’orbite des famines » est un lieu précis (une maison et son jardin) où subsiste une relation fantasmatique entre une figure féminine aux multiples visages (jardin, figure maternelle, femme aimée, enfance, ville, etc.) qui n’est définie que par le pronom « elle », et un « tu » tantôt féminin, tantôt masculin, à tel point indéfini qu’il devient universel. Cette relation occupe entièrement la première partie du recueil, À travers l’ombre. C’est ici que le poète rend compte de la véritable lutte que le « tu » engage avec « elle », une lutte qui comporte notamment de lourdes défaites : « Tu es / enterré vivant. // Elle, elle se tient au cœur. […] Elle te retient au sol. » (p. 26) Ce voyage à travers l’ombre d’une mémoire peuplée de « ronces » (p. 25 et 78) peut avoir également la douceur trompeuse de la nostalgie (« Loin de ton / jardin, tu te perds », p. 22) et de sa parole (« Déposés sur la table de la cuisine, il y a autour de / toi des mots de tous les jours, des mots simples, / sans adjectif, mais qui te font tenir debout. // Ne quitte pas ton lieu, disent-ils », p. 72), qui ne peut que tuer dans l’œuf toute velléité de fuite. Pour avancer, le « tu » doit accepter de perdre quelque chose : « Il faudrait accueillir la disparition des couleurs, / rester fixé au gris du mur, y lire les fissures, s’y / reconnaître, y faire naître sa joie. » (p. 31)

Délesté de la « gravité du monde » qu’« elle » incarne, le « tu », nouvel Ulysse, peut se « laisse[r] enfin porter » vers un « nouvel équilibre » (p. 60), qui consiste à aller à la rencontre de l’autre. 

Emmanuel Edchivard, Avec l'ombre, Cheyne, 2019, 96 pages, 17 €.

C’est en présence « des compagnes de disette » (p. 52) que le « tu » peut se rendre compte du fait que sa quête n’est pas solitaire (« qui cherchez-vous ? », ibid.). Fort de ce constat, le « tu » aperçoit enfin son salut : « Au bout de l’impasse, une étroite venelle part à / l’aventure. » (p. 56) Fort de ce constat, il peut « habiter [s]a solitude » (p. 29), en paix avec l’ombre qui le hantait, car elle a enfin un nom (à chacun le sien), elle a fructifié : « Elle se donne. // Dis son nom ! / Ou plutôt // appelle-la. // On goûte une mûre / au milieu des ronces. » (p. 78)

C’est d’ici – nous sommes dans la deuxième partie, au titre ouvertement proustien, À l’ombre des jours fastes – que l’on peut quitter la « basilique » (p. 84) de la mémoire avec ses plaies et ses blessures, que l’on peut habiter « une maison de brique » (ibid.) avec l’autre (« ton amie » est le nouveau personnage de cette deuxième partie). C’est à cette condition-là que l’on peut accueillir le « nouveau rythme » (p. 92) qu’incarne l’autre, tout en étant prêt à composer avec la nouvelle ombre, la nouvelle « faille [qui] s’est ouverte » (p. 89).

Être relationnel par définition, l’être humain se doit de composer avec l’ombre pour atteindre ce « hors du commun » dont parlait Char dans la citation initiale. C’est toute la leçon de cette dramaturgie de la présence au monde que nous livre Emmanuel Échivard.  

 

Présentation de l’auteur




Ida Jaroschek, À mains nues

Au confluent des sens et de l’énigme, l’écriture au corps à corps que trace Ida Jaroschek dans son recueil, elle l’envisage selon ces formules : « Ces poèmes à mains nues, à voix nue découvrent des mondes, des ciels, des sentiments. C’est bien la nudité qui est ici portée aux nues, la peau qui rejoint l’étendue, les robes qui soulèvent l’azur et le corps qui pèse à même la nuit. » Dans ces derniers, « les grands fauves entrent dans la mer », « les roses prennent aux femmes leur visage », les cargos rouillent dans le port d’Athènes ou croisent au large du port de Ouistreham, et les baisers, les étreintes se mêlent de tout ; l’amour embrase une perspective où la vie plonge vers un inconnu sauvage que le verbe n’a de cesse d’arpenter, à la poursuite de sa piste secrète, à la capture des songes, visions, et énigmes : «  Il déploie alors une poésie empreinte de sensualité et de mystère, une poésie qui cherche sa ligne claire en côtoyant les ombres. »

Cet horizon, cette ligne de crête, cette « ligne claire en côtoyant les ombres », c’est celle qui impulse la main à tracer ces poèmes en distiques comme autant de bords de dessins qui portent l’empreinte humaine, la tension érotique même du corps féminin ouvert tant au ciel qu’à la terre, aux principes célestes qu’à la matière première, sensualité, sensibilité, sensitivité mêlées, pour dire ce rapport charnel à soi-même, aux autres, au monde, au grain de la peau. Gilles Cherbut revient, dans son Avant-propos au recueil, à cet aspect essentiel de sa quête d’écrivaine : « Dans À mains nues, Ida Jaroschek délivre un poème sauvage dont le verbe, néanmoins jardiné, exprime sa connivence avec l’amour, avec la mort, avec l’irréductible énigme qui nous contient, nous englobe et nous féconde. En cela, la poésie d’Ida Jaroschek est « un ondoiement, l’ombre d’une flamme, un grain de terre »… Elle est aussi un grain d’or qui, semé dans l’esprit du lecteur, n’en finit pas de dispenser son étincelante incantation, son insondable sortilège. »

Amor, amour, à mort, finalité du désir dans la finitude de toute existence, la poète n’aura de cesse de chanter sur tous les tons, cette rencontre peau contre peau qui fait le sel de la vie tant dans la simplicité des paroles crues que dans la profondeur d’un verbe hermétique dont les paysages traversés ne s’avèrent que les décors inépuisés de ces corps-à-corps que la poésie met en scène, théâtre d’ombres et de lumières où part maudite et part bénite se tutoient dans l’étreinte amoureuse, possibilité d’accord du « je » à un « tu » se hissant au sommet du « nous deux » dont elle demeure la vigie ardente : « Je veille, / je garde là ton cœur serti de nuit / Mes pensées et mes fauves / tapis assoupis inassouvis / fertilisent des territoires / steppes hallucinées traversées de vents, / de mémoire / où ton geste féconde l’air / rejoint le corps des failles » !

Ida Jaroschek, À mains nues, Éditions Alcyone, Collection Surya, 94 pages, 20 euros.

Lignes de « failles » à devenir autant de lignes de forces de ces courbes féminines où la chair se fait la matière-réceptacle de la matérialité même des contrées foulées qui rythment d’emblée le départ dès les premières pages en invitation au voyage sensoriel : « dense terre noire / au lever des brumes / imprime de cendres la lumière / tout entier dans tes mains / nouées ensemble / tu pars / tu pars navire d’ombre / mon sang » ; psalmodie sanguine jusqu’à l’incantation qui met en route sur les chemins abrupts de cette nature première, in domestiquée, déroutante, avec laquelle la voyageuse ne fait qu’une : « Je suis la séparée, la traversante / corps illimité au prolongement des paysages / au long des crêtes, des failles / nos brèches, des horizons »

Temps et espaces que zèbre le passage des « grands fauves » déclinant, à la rencontre desquels Ida Jaroschek se dirige, intrépide, prête à rejoindre cette possibilité du tutoiement à l’adresse des traces : « Je vois dans les herbes mortes et rases / au sortir de l’hiver des fauves éteints / des oiseaux fantomatiques / hérons blancs alignés dans la brume / Toute à l’oubli du givre / genou brumeux je vais / je vais comme je marche / immobile comme je marche / je vais immobile / et je te rejoindrai sur le chemin des respirants » ; mouvement presque immobile, souffle ténu de l’émotion qui meut, émeut, et que l’écrit destine, selon la dédicace inaugurale : à l’horizon azur indépassable du poème…




Michel Dugué, Veille

Etre en état de veille. N’est-ce pas, fondamentalement, le rôle d’un poète ? Michel Dugué regarde la nature qui l’habite, revisite des pans de son enfance, nous dit ce qu’il y a « ici » et maintenant quand il scrute le monde. Le territoire qu’il nous dévoile est aussi, d’une certaine manière, celui de beaucoup d’entre nous. Comment ne pourrait-il pas nous toucher profondément avec son nouveau recueil ?

On connaît les attaches de Michel Dugué (il vit dans la région rennaise) avec les lieux qui lui sont familiers en Bretagne. Il en a notamment fait état dans un livre en prose poétique (Mais il y a la mer, Le Réalgar, 2018) où il évoquait son Trégor-Goëlo intime du côté de Plougrescant. On retrouve ici des couleurs et des intonations qui nous ramènent à cette terre d’élection : le cordon de galets, l’estran, les oiseaux criards, les « mouvements musculeux des vagues », les « éclats d’eau brillante / que se disputent les pies », les « entailles de bleu », « la mer – sa présence le soir / flaque brève aperçue / par le carreau de la chambre ». Michel Dugué ne joue jamais « couleur locale ». Surtout pas ! Ce qu’il veut, à travers toutes ces notations fugitives, c’est élargir la focale, creuser le mystère de ces grèves ou de ces sentiers qu’il arpente sans répit. « Chaque chose travaille à son éternité », écrit-il, lui « installé ici / à demeure, dirait-on ».

Toutes les manifestations de la nature que son œil recueille sont, le plus souvent, pétries de questionnements. « Croire à la rumeur de l’eau / mais non ! Ce serait plutôt / le bruit lointain d’une machine ». On croit entendre Philippe Jaccottet s’interrogeant sur la signification d’un son lointain de cloche (La clarté Notre-Dame, Gallimard, 2020) ou, à la lumière de septembre, se posant la question : « Dans ce nid brumeux de lumière / qu’est-ce qui est couvé, / quel œuf ? » (La seconde semaison, Gallimard, 2004). Loin de la Drôme chère à Jaccottet voyant le brouillard gagner les flancs du Ventoux, Michel Dugué, pérégrinant sur les rivages costarmoricains, peut écrire : « Il y a dans l’air / des écharpes de brume. / On dirait des fumées / après le feu éteint ».

    Michel Dugué, Veille, Folle avoine, 62 pages, 12 euros.

Il y a un autre feu qui couve dans les pages de ce livre, c’est celui de l’enfance. Michel Dugué en rameute des « parcelles ». Visions fugitives, d’abord, comme sorties d’un rêve : « une mare d’eau », « le lavoir », « un vieil outil laissé dans l’herbe », une vieille femme « de noir vêtue avec une coiffe blanche » … Le poète ne cultive pas pour autant une quelconque nostalgie. « Monde d’hier / ce n’était pas un royaume ». Mais dans ce monde d’hier triomphait malgré tout une forme d’innocence. « Est-il possible que cela fut / d’être aussi légers ? », note-t-il. « Nous mêlions tout/éclats de rires et de larmes ». Michel Dugué (il est né en 1946) voit la vie qui défile. « C’était il y a longtemps / sans les mots pour dire / l’étonnement d’être là ».

Présentation de l’auteur