Gustave Roud, Œuvres complètes

Un coffret de 4 volumes, 5120 pages, 88 photos couleurs et de très nombreuses illustrations en noir et blanc (car Gustave Roud était aussi photographe). Les œuvres complètes du grand poète suisse, décédé en 1976, sont publiées sous la direction de Claire Jacquier et Daniel Magetti par les éditions Zoé.

Une heureuse initiative permettant de regrouper ses œuvres poétiques (dix recueils de poésie entre 1927 et 1972), ses traductions (notamment de Novalis, Holderlin, Rilke, Trakl…), son journal (1916-1976) ainsi que les articles ou études critiques que Roud a consacrés, tout au long de sa vie, à des poètes, écrivains ou peintres et qui ont été publiés par des journaux ou revues suisses.

« Gustave Roud regarde la nature à l’œil nu et la nature ne le distrait pas », disait de lui Jean Paulhan en 1957. Ce marcheur impénitent, parcourant sans relâche les champs et les collines du Haut-Jorat (au nord-est de Lausanne, dans le canton de Vaud), est l’auteur d’une prose lyrique envoûtante qui témoignera, de bout en bout, de sa relation intime avec le vivant et l’élémentaire : les fleurs, les arbres, les oiseaux, les étangs, les rivières… au cœur d’un monde rural que la modernité n’a pas épargné : « Des vergers aux forêts, tout un cloisonnement de haies, jadis, donnait refuge aux oiseaux. Où trouvent-ils retraite, maintenant qu’un immense espace nu rayé de jeune blé, taché d’orge laineuse, unit les villages épars ? », écrivait-il le 18 décembre 1941 dans la revue L’illustré.

Le poète allie deux perceptions de la vie et du monde. D’une part un sentiment aigu de la précarité de nos existences, de la mort, de la disparition (à l’image de cette civilisation paysanne qui brille de ses derniers feux). D’autre part, le sentiment de la beauté du monde et de la présence, autour de nous, de miettes de paradis. Gustave Roud  avait, en effet, repris à son compte la fameuse injonction de Novalis : « Le paradis est dispersé sur toute la terre et nous ne le reconnaissons plus, il faut en réunir les traits épars ». 

Gustave Roud,  Œuvres complètes, éditions Zoe, 5120 pages, 85 euros, 90 CHF.             

Au cœur de son entreprise poétique, il y a, fondamentalement, cette quête de signes et de messages qui lui donnent la certitude d’un accès au paradis. « A la fois chant du monde et méditation sur la fin de la ruralité traditionnelle, la poésie de Roud apparaît aujourd’hui comme précurseur des écritures contemporaines qui tentent de renouer le lien défait entre l’humain, son habitat terrestre et les vies qui le peuplent », n’hésitent pas affirmer les instigateurs de la publication de ses œuvres complètes.

Ce regard « familier » sur les disparus, mais aussi cet appétit pour le « dehors », pour la nature dans ses expressions les plus diverses, on le trouve en permanence chez Roud. « Merveille de pureté cette matinée où j’avance à travers les prairies multicolores, les ombres fraîches, les feuillages (…) les fleurs se tendent vers moi comme des corps affamés de tendresse », note-t-il dans Essai pour un paradis (1932). Dans son livre Requiem (1967) où il évoque la mort de sa mère et le deuil, le poète écrit : « Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes qu’un seul frémissement de feuilles effarouche. J’apprivoise les plus furtives présences ».

S’il a vécu solitaire, Gustave Roud a su multiplier les rencontres en allant à la découverte des œuvres des autres. Qu’il s’agisse d’auteurs dont il cultivait l’amitié (Jaccottet, Chessex…) ou d’artistes dont il a parlé avec  bonheur. « En cherchant à cerner le rapport particulier que les artistes abordés entretiennent avec le monde, l’auteur questionne sa propre position et, à travers ces cas spécifiques, il médite sur le processus créatif en général. Rendre compte d’expériences esthétiques nourrit la démarche du poète et l’exercice de la poésie infléchit en retour son regard sur les œuvres d’autrui », note Bruno Pellegrino dans la présentation des hommages, articles et études critiques que Roud a consacrés à des poètes, à des écrivains et des peintres.

Plus de 45 ans après la mort du poète, ce coffret des œuvres complètes (dans une édition critique) est là pour nous rappeler la place majeure tenue par Gustave Roud dans la vie culturelle de son époque. Elle justice à un œuvre lyrique majeure dans la poésie francophone du XXe siècle.

 

 

Présentation de l’auteur




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair

L’exigence de la chair ou l’ardent poétique

14 septembre 2022. La Chouette Librairie, Lille. Nathalie Swan se tient fébrile sur sa chaise, les joues rosées, son recueil entre les mains comme un jeune oiseau au cœur palpitant. Son sourire désarmé est accueil.




Les rangées de lecteurs venus assister à sa première fois se forment encore. J’ouvre au hasard le recueil que j’ai acheté la veille sans avoir pu le lire :

entre mes cuisses tu te déverrouilles et cognes ma transparence

l’été m’atteint

entre l’étoilé de mes lèvres tu te vides (p. 37)

J’ouvre une autre page comme on soulèverait un pli de chair, pudiquement :

gros de nuages tes bras soulèvent mon ciel

mes feuilles s’endorment sur ton arbre

lui murmurent l’irrespirable de la vie (p. 59)




Nathalie Swan, L’Exigence de la chair, Editions de Corlevour, 2022. 




Frappée. Je suis frappée par l’abandon total autant que par l’innocence audacieuse avec lesquels Nathalie Swan nous ouvre son intime, nous offre la violence de son désir et l’ardeur amoureuse qui fait battre son sang. Le recueil blanc est peau qui ressent et s’excite au jardin de l’amour. Dans un Eden d’avant la Chute, d’avant la nudité honteuse et flagellée, tout à l’écoute de son silence intérieur, la poétesse nous jette au visage des éclosions de fleurs qui ne connaissent pas l’indécence, sa joie à sa peine mêlée, la beauté en éclats de deux chairs traversées par le monde et devenant corps infini, accouplé sous un ciel qui est aussi solitude. Le sexe de géants aux yeux de bleuets, au cœur froissé de coquelicots. Elle nous ravit enfin par l’invention d’une langue dans la saison de sève, langue ardente qui pourrait résoudre in fine l’aporie de l’érotisation de la chair, dont la finitude intrinsèque se heurte toujours au serment des amants1.

A l’austérité presque janséniste du titre répond une urgence de vivre et une volonté de « faire frissonner l’amour », là « où tant d’amour a manqué » (p. 25). Car c’est une intense déclaration d’amour que ce recueil, une ode à l’amant, et à nous tous qui nous sommes séparés de la chair. C’est un don libre de soi que nous fait Nathalie Swan quand, dit-elle ce soir-là à La Chouette Librairie, « elle met en mouvement le vide qu’est le désir » contre le « Désert » (p. 22) de l’absence. Enivrez-moi, dit la chair désirante dans sa révolte.

Besogner les mots avec la langue

A une écriture qui assècherait le vers, la poétesse oppose la chair tiède et salée des mots, fouille les plis d’une écriture désirante et toute séminale, lancine le verbe, encore et encore :

mon axe creusé d’encore

culmine sur le chemin bleu de ta lumière

tes paumes m’acoquinent

ta langue m’ensevelit au-dedans de toi

le tréfonds de mes déchirures se ravit

des spasmes de vagues

         s’éventrent (p. 36)

Il y a quelque chose d’un laborieux qui se cherche dans ses vers, n’élimine rien de sa patience aimante, accueille la surprise et cherche son plaisir, tend de toute sa bouche vers le jaillissement de l’image inouïe qui saisit toujours par sa grâce simple et nouvelle :

l’élan de ton ruisseau se dresse

         abrite ton corps dans ma parole (p. 81)

Autour de la métaphore qui se détache singulière et où git l’instinct de la beauté : « Tu saccades mon point d’aube » (p. 47), s’expriment aussi l’instinct grégaire des mots de la chair, leur excroissance luxuriante qui répond à l’appel de la vie. Les mots se reprennent, ne se mâchent pas, sont retournés, changent de posture dans le vers et donnent à voir des copulations monstrueuses, toutes rabelaisiennes : « ta comète bombarde ma planète de succulences / le rouge de mes pommes d’amour ravagées fonce // les traversées en sourdine de ton nœud / m’arrachent des éboulis imprononçables / me forent d’euphorie / strient mon azur » (p. 62). Complément du nom du nom du nom jusqu’au fer rouge du plaisir : « l’odeur des fraisiers de tes mots respire le pas de loup / du velours / sur le fuseau horaire du battement de ton cœur… » (p. 43). Froissement, friction des mots, péché de chair, gourmandise et dévoration, tendresse de la prostituée qui se donne sans gain, plus sainte que chasteté triomphante. On est touché(e) par cette nécessité de la besogne qui est amour infini, langue libre et assoiffée : « et le sans-vie circule loin de nous » (p. 14) ; « que le sel de la vie s’en aille / qu’on m’enlève les ailes / mais jamais être descellée de ton amour » (p. 64).

Le répertoire amoureux est riche et entre tout entier dans l’enceinte du recueil comme un cheval de Troie : à l’hypocoristique des amants et bluettes d’un cœur d’enfant : « braconne mon lilas / donne à mon arc-en-ciel la couleur de tes rêves » (p. 19) ; « d’une seule bougie illuminer l’immensité de l’amour » (p. 21) ; « je pense à toi / mon lieu de vie » (p. 100) se mêle le verbe plus cru des alcôves du désir qui est comme Création du monde sortant du Chaos : « tes mains sont le levain de mon désir » (p. 49 ) ; « ton épée cambre ma colonne ruisselante et déchirée » (p. 66) ; « la droiture de ton arbre (…) / burine la béance à sa source » (p. 16) ; « mon effervescence chaude s’écartèle / ma flamme suffoque » (p. 31) ; « mon ciel se penche / tu laboures ma terre / (…) dans mon devenir frôlé / ton plein se vide » (p. 35) ; « que le lit tâche d’écumer ta main sur le tronc qui m’arrache / sous mes yeux notre noyade avale ton regard tout entier » (p. 58). Dans le lèvre à lèvre et la vitalité du verbe, la chair qui dit – trobar – trouve et invente aussi, bousculant les catégories grammaticales de l’amour « honnête » dans un nouveau fin ‘Amor où l’étreinte charnelle n’est ni retardée ni mise à distance et « réchauffe l’indicible » : « ton regard me falaise » (p. 79) ; « ma chair s’oasit à ton franchissement » (p. 30) ; «  mes vaisseaux s’extrasystolent sous tes mains » (p. 20) ; « mes lèvres respirent le longuement de ta peau » (p. 38) ; « le touche-touche au plein du cœur » (p. 15) ; «tu me rages de vivre » (p. 49) ; «le printemps grimpe ma colonne d’air et ses trous noirs » (p. 115) ; « le décousu de mes mots pique au cœur le pas perdu de la joie » (p. 111) ; « Je suis le lieu où tu déposes ton désir liquidé » (p. 38). La part sauvage, asociale du désir, que les civilités de l’art d’aimer n’ont su apprivoiser, se livre dans les assauts d’un épique amoureux et les folâtries qui touchent toutefois de sincérité enfantine : « de mon ventre tu arraches un bouquet de violettes » (p. 12) ; « rends-les plus beaux qu’un incendie de roses » (p. 33). 

La langue poétique de Nathalie Swan est animée d’une ardente pulsion de vie et sujette à toutes les métamorphoses d’une vigueur printanière : « du fond de mon interstice à mains nues / je ponce tes ronces » (p. 13). On ne peut s’empêcher d’y lire l’abrasif « Ronce ard ».

Une vie à bras le corps

Dans un vertigineux blason où le corps célébré devient monde dans le monde, les poèmes de Nathalie Swan épuisent toutes les prépositions du couple, écartelées entre le « sans toi » et « l’auprès de toi, face à toi, sous toi, à toi, en toi » : le « moi » et le « toi » dans toutes les variations de l’intime s’accostent  jusqu’à « s’oublier pour se perdre l’un dans l’autre » (p. 103). Qui est qui ? Qui donne à l’autre ? Qui reçoit quand s’ouvrent deux chairs ? « pour mendier tes explosions je t’affame » (p. 30) ; « tes yeux s’ouvrent dans le fermé des miens » (p. 13) ; « tes bras me rassemblent où vacille la vie » (p. 14) ; « ta peau fait comprendre de près / vivre » (p. 114) ; « ton visage et ta voix sont dans mon tu » (p. 34) : car le « tu » de l’amant vit dans le silence de la chair, auquel la poétesse donne voix. Dans les angles morts des corps accouplés où la vie prend en embuscade, l’oubli qui ramène et l’absorption qui redonne sont généreux entre l’amant-ruche et l’amante-fleur : « ton absence affairée de pollen / bourdonne aux oreilles du silence » (p. 15) ; « la rosée monte l’échelle du souffle » (p. 93) ; « tes mains empruntent à ma peau / la marque de tes paumes / (…) / tu recueilles mon aube pour donner forme à tes dislocations » (p. 41). Le régime des corps est l’effraction qui ne craint pas de perdre son intact. Vie est violence consentie : « égratigner tes brèches / attaquer tes parois / donner l’espace à la lumière » (p. 71) pour lutter contre l’émiettement, l’éparpillement et l’hostilité de la solitude : « Intensément tu contiens / ton amour dans ma chair / il prend corps. » (p. 70) ; « tes doigts touchent l’éparpillement des grains de ma peau / pour agonir en déchirures toute la démence bleue du ciel / se coulissent en dévoration. » (p. 31).

L’espace se fait chair qui se creuse et s’emplit ; le corps devient paysage : « au carrefour de ma surface / se cogne le où-tu-n’es-pas du paysage » (p. 26) ; « sous les mousses de ton corps / nos volontés se sourient / nos sourires se veulent » (p. 82). Et les corps accouplés dans les postures fantasques qu’autorise la chair se renouent au monde et à l’expansion de la matière, deviennent île qui étonne le monde lui-même, en régit les lois et le réenchante : « j’éboule les saisons » (p. 81) ;  « le plus fragile de nos creux susurre le silence / à l’oreille des pierres » (p. 99) ; « la nudité dégrafée du cœur / rend à l’absence le palpable des ronces » (p. 101) ; « de la bordure de la nuit je soustrais la béance » (p. 113) ;  « tu mouilles la lumière » (p. 116) ; « ton centre pur assassine le plein du jour / (…) / le ciel sur ton épaule ouvre la nuit » (p. 83) ; « ton arbre sèche les larmes du vent » (p. 16). Dans la chambre enclose, le monde s’agrandit dans la surprise et la plénitude : «le goût profond du matin hésite » (p. 29) ; « ta sève pousse le printemps à s’étonner de la lumière » (p. 24) jusqu’à l’extase qui dépossède et initie à l’être : « mon visage devient alors plus lointain que moi » (p. 38) ; « où es-tu ailleurs quand tout entier tu étais avec moi » (p. 40) ; « ma plaine neigeuse se fonde de silence » (p. 73) ; « l’horizon regarde nos visages superposés » (p. 20). Chaque caresse ouvre l’immensité ; toute lumière est désir, telle est l’exigence de la chair. 

Poème infini en sa tournure de chair-mots, Nathalie Swan reprend inlassablement l’étreinte charnelle en chacune de ses pages, redit en chacune le grand amour en la chair, remonte à la source de la joie pour vaincre la finitude de toute érotisation : « ton oubli se réfugie dans le ventre de ma mémoire » (p. 108). Elle atteint à la transcendance d’une transsubstantiation poétique : « Ceci est mon corps » sans notion de durée, toujours commencement par le Verbe : « te rencontrer c’est la peine d’exister » (p. 88).      

La Cathédrale du désir

La passion amoureuse déplace le sacré dans l’orbite de la chair. La chair exige en silence de « vivre sur le champ » (p. 39) dans un recueillement et un don de soi, une éternité du maintenant qui est « grâce de l’instant ». Citant Jacques Dupin et déplorant l’effacement du corps dans la philosophie occidentale, Nathalie Swan martelait ce soir-là à la Chouette Librairie : « on ne peut être dans l’impiété à la vie » 

effractionne la chapelle pointée dans notre ciel

le chat de tes vitraux caresse ma lumière

et m’aiguille de couleurs  (p. 19)

Ou plus loin : 

les brisures crissent jusqu’au ciel

les cris des vitraux des cathédrales

 

aux abords de mon silence

se rassemble ta nécessité pour éprouver

là où je t’accoste

où tant d’amour a manqué  (p. 25)

La joie vaut morale qui sanctifie la chair et donne accès au mystère de l’autre : « ta ferveur rudoie mon visage / gravit l’instant » (p. 84) ; « sur les veines de ta peau s’ouvre mon horizon / s’y déchire l’énigme de ton azur » (p. 109) ; « la lumière des moments à tes côtés touche la grâce de l’instant » (p. 24) ; « au centre de notre histoire une fièvre faite d’enfance / l’intranquillité du printemps y flamboie / l’avenir serein s’excite sous tes mains / la nuit se fait calme et fragile » (p. 55). 

Le premier recueil de Nathalie Swan, plein de ferveur amoureuse, se fait cathédrale, où le silence autour de la lumière des mots a la densité et le mystère de la chair, chair blanche des crucifiés et des martyrs heureux peints sur les vitraux : 

sur ta croix s’ouvrent mes bras

le fond de ton cri monte en colonnes de lumière

tes crachats incrustés d’éclats

la clairière de mon intime reçoit ta rage (p. 107)







 




Présentation de l’auteur




Sonia Elvireanu, Ensoleillement au cœur du silence

je marche sur tes traces / sur le sentier de tes mots

Le confinement a été pour beaucoup une occasion rare de se tourner vers l’essentiel, de se retrouver, de s’écrire parfois. Le nouveau recueil de Sonia Elvireanu, en édition bilingue avec les traductions en italien par Giuliano Ladolfi, porte ainsi la trace des journées de solitude obligée.

Derrière les fenêtres, on regarde un mur, / on discute avec le béton d’en face pour tout paysage / dans la vapeur du café du matin

Cette période fut aussi celle des longues marches dans la campagne pour tous ceux qui le pouvaient.

Je marche avec piété dans / le vert silence de la solitude

La solitude, le silence, le recueillement : tout est dit dans ces deux vers. Ce recueil est comme irrigué par la foi en un Autre qui n’est jamais nommé mais dont on sent la présence quand il n’est pas directement convoqué.

La voix du poète s’élève comme une offrande, / l’autre descend d’un Sommet invisible

Sonia Elvireanu, Ensoleillements au cœur du silence – Scintillii nel cuore del silenzio, bilingue français-italien, traductions Giuliano Ladolfi, Borgomanero, Giuliano Ladolfi editore, 2022, 264 p., 18 €.

Deux voix qui « confondent leurs murmures en prière » : on ne saurait être plus explicite.

Les poèmes sont le plus souvent brefs, parfois très courts comme des haïkus.

Chevaux blancs / dans la prairie / fleurie // l’éclat / de l’argile / céleste

Parfois plus longs comme celui intitulé « La feuille comme une mare blanche » qui commence par le court extrait d’une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, le 30 avril 1867, où la marquise parle du confinement (déjà !) auquel elle a dû se soumettre en raison d’une épidémie de « flagèle ». Le poème se poursuit, le 30 avril 2020, par la lettre que la marquise aurait pu écrire sur le même thème (« nous t’enverrons un masque blanc, c’est en vogue à la Cour », etc.).

Le thème dominant du recueil demeure néanmoins la nature, thème de prédilection de Sonia Elvireanu, poétesse lyrique par excellence. Ses textes décrivent les sensations qui la traversent au cours de ses promenades. Elle écrit sous leur influence, sous le coup de l’émotion, au gré de ses rencontres dans la nature – pommiers, figuiers ou simples papillons blancs – qui reviennent à de nombreuses reprises dans le recueil. A lire ses poèmes, on est d’abord frappé par leur spontanéité. C’est une âme qui s’émerveille et qui s’épanche.

La nature est aussi un truchement pour se connecter à « l’Autre » jamais réellement présent mais qui n’est pas loin et qui écoute.

Je me suis retirée dans ma solitude / pour être près de toi, / te chercher et te parler

La poésie de S. Elvireanu est fraîche et spontanée. Qu’elle nous parle de pommes, de chevaux ou de « la myrrhe de l’amour », c’est toujours elle qui se laisse découvrir. Sans la moindre impudeur puisque c’est seulement des secrets de son âme dont elle nous livre la clé. 

Présentation de l’auteur




Pierre d’attente (élément d’un discord)

Le terme de « discord » qui apparaît dans le sous-titre du livre semble important pour l’auteur, puisqu’on le retrouve dans le titre d’un premier volume paru ailleurs : « Le Grand Discord ».

Le dictionnaire de l’Académie française nous donne de ce mot la définition suivante : « réfection de l’ancien français descort, « brouille », déverbal de descorder ». En musique, qui sonne faux, discordant. Commentaire : le mot est « vieilli ou litt. »

Littéraire, en effet, dans le mauvais sens du terme. Esthétisant. Pourquoi cette vieillerie alors que la langue de Didier Gambert est résolument moderne, en rien poétisante ? Je prends cette esthétisation pour la mise à distance d’une violence radicale qui parcourt la première partie du livre ; d’autant plus pressante qu’elle se trouve refoulée, comprimée sous ce bel atour.

« Pierre d’attente » : on pourrait prêter à ce titre une jolie brume poétique… alors que c’est un terme technique. En architecture, c’est une pierre faisant saillie à l’extrémité d’un mur, pour faire liaison avec une autre construction à venir.

Ainsi tout est posé dès le titre : il y a discord, et l’attente d’un accord.

On ne pouvait mieux attendre d’un érudit éditeur d’auteurs oubliés du siècle des Lumières, tel l’impertinent Henri-Joseph Dulaurens.

La première moitié du livre commence par une partie titrée « Poème cruel », suivie de « Discorde », « Brisure » … que résume cet extrait du premier poème bâti suivant la métaphore de l’aimant, dont les pôles se repoussent dès qu’ils sont tous les deux également  nord, ou sud :

Didier Gambert, Pierre d’attente (élément d’un discord), Éditions Sans escale, 2022, 120 pages, 13 €.

 

Mais si d’un choc d’une fracture d’une blessure
la haine entre eux s’installe
d’un horizon à l’autre
on les verra se fuir
se rejeter
d’un pôle à l’autre
se défier s’éviter
sans que jamais
la victoire 

Entre eux se décide

La suite est une déclinaison de ces deux mots posés : fracture, haine. L’une et l’autre se trouvent fracturés, défigurés, « c’est d’abord ça » :

visage de lit défait
draps mal tirés fin de partie
visage qui n’a pas d’yeux
ou cousus d’un épais fil de fer qui le fait saigner
et plus loin
silence en lame de couteau
qui tient lieu de visage

Il ne s’agit pas d’une perte seulement affective, c’est le corps lui-même qui est attaqué, défait de sa peau, « écorché sublime » dit le poète qui n’est pas plus épargné :

alors tu te rappelles œil encore gonflé
de toutes les visions des paradis perdus
que tu es bien cet être
mauvais
qu’on écrase comme une mouche sur une vitre
sans plus y penser

Donc pas d’appel désespéré (plein d’espoir puisqu’on appelle encore), pas de plainte destinée à émouvoir l’objet de l’amour, pas de douce nostalgie, le désaccord a fait exploser un monde entier. Nous voici au cœur de l’irréparable qui survient quand l’une ignore l’autre, radicalement. Alors ne subsistent, si l’on peut dire, que la destruction de l’une dans la colère et la disparition de soi dans l’affliction. On parle rarement de ce drame avec cette intensité.

Il faut donc tout reconstruire. C’est l’objet de la seconde moitié du livre, qui s’ouvre sur des « Méditations sur les espaces », et commence ainsi :

bénie soit
l’ombre unique
de l’arbre
dans le paysage dévasté
par cette guerre  

Voici que l’arbre acquiert une vertu tutélaire. Tous les arbres, les tilleuls, les sureaux  les frênes, leurs cimes mouvantes telles des houles laissent entrevoir un monde dénué de drame…

Dans une suite de courtes scènes sensuellement décrites, comme autant d’épiphanies, le monde est progressivement rendu au poète. La mer en Bretagne tout d’abord, « la rencontre du sel de l’eau de la terre et du vent ». Puis « Là-haut » :

Se purifier dans l’effort
franchir le col
là où le vent joue de la lyre
dans les câbles du télésiège

Après avoir retrouvé une stature avec l’arbre debout, s’être baigné dans l’eau régénératrice, avoir conquis les terres les plus hautes, le poète est prêt à redescendre dans les plaines. Ce qu’il nomme l’« Ailleurs » : il lui faut passer par des villes qui lui sont étrangères, Nantes, Passau, Karlsruhe, Valence,  Barcelone, Gand, pour fréquenter à nouveau l’humanité, et écrire :

Passé la frontière 

tout s’éclaircit
le froid purifie l’air
et l’on crierait

Merci
                     Merci

Je suppose que le parcours que j’ai ici  reconstruit n’était pas intentionnel, il ne serait dû qu’à mon interprétation. Il n’empêche : je fais confiance à l’inconscient du poète pour avoir dessiné cette résurgence suite au naufrage.

On aura saisi dans mes citations les qualités d’écriture de Didier Gambert : chacun des poèmes est dicté par une sensation, le sens émane d’un réel qui nous est rendu dans une langue à la fois simple, évidemment concrète, et pourtant chargée de discrètes réminiscences littéraires. L’auteur n’a-t-il pas avoué qu’il avait en ligne de mire un poème de Maurice Scève (1505-1569) quand il écrivit son « Poème cruel » ? On le sait, la Délie fut dédiée à une femme aimée d'un amour impossible.

Présentation de l’auteur




Gilles Lades, Ouvrière durée

Gilles Lades est un poète aussi discret que les paysages qu’il affectionne et qui ont façonné son verbe depuis longtemps. L’intimité du terroir et celle de sa poésie se confondent en un même mouvement, qui est aussi celui de l’intime.

Page à page, au fil des mots inclinés vers le soir, nous entrons dans un autre temps, celui de la patience et de la lumière intérieure. Nous sommes d’emblée invités à une longue confrontation avec ce qui nous dépasse. Avec ce qui prolonge l’instant et le pas solitaire dans la montagne ou sur la lande. Gilles Lades est un veilleur aux sens affûtés. Chaque mot est pesé avec soin avant d’être déposé sur la page. Il s’agit de défricher un peu d’espace et de temps, pour saisir l’esprit du lieu et se rendre intensément présent aux choses. Certes, s’il est des ombres irréductibles dans l’esprit du poète comme en toute âme humaine, un irrépressible besoin d’être au monde traverse l’ouvrage, comme une lumière promise depuis toujours, depuis le premier mot. Guetteur solitaire, Gilles Lades libère les forces latentes du poème, jusque dans l’emprise du soir, jusqu’au face à face avec lui-même, jusqu’à l’heure indivise de la résonance avec l’infini. Ce sont les voix de la vie à l’œuvre que révèle cette poésie précise et belle. Sincère, authentique. Essentielle. Comme ce qui passe et demeure à la fois, tant l’obstiné frisson de l’herbe que la marche inquiète dans un instant vierge de mots, aux prises avec l’ouvrage insatiable des heures. Poésie sans mesure, offerte jusqu’à faire don de l’impossible, tout au bout de l’attente. Celle de Gilles Lades, qui est comme une grâce. Une trouée dans les ténèbres du monde.

Gilles Lades, Ouvrière durée, Le Silence qui roule, 2021, 104 p, 15 €.

Présentation de l’auteur




Danielle Bassez, Contre-chant

« Il y a des livres qui fabriquent leur propre forme. Proses poétiques, fragments, récits auto-fictifs, explorations imaginaires ou essais non académiques : la collection Grands fonds récolte ces textes uniques en leur genre, qui ont en commun la puissance de la langue, la liberté de leur voix. »

(Quatrième de couverture)

 J’ai posé la main sur toi 
(...)
Je lis en toi à livre ouvert 

Tu t’appelles Elvire, ton nom (un prénom de théâtre) n’est prononcé qu’une fois, dans une réplique de A., ton amant, à celui qui fut ton mari, le père de tes enfants : « J’ai couché avec Elvire ». Sinon, tu es « tu ».

Ta vie ? Inachevée, sans œuvre, et pourtant accomplie. Et voici que A., Alex, l’Amant, le fidèle et le dévoué, l’enfant grâce à qui tu as osé « trahir » ta famille (et pourtant, l’ersatz, le succédané, l’Infidèle - c’est qu’il a 22 ans de moins que toi, « J’ai vingt-six ans, tu en as quarante-huit. » (P.21)), lit tes carnets après ta mort. Il croyait te connaître et te découvre autre, se découvre tout autre dans ton regard. Et voici qu’il fait de cette souffrance une œuvre, un récit qui chante, - mieux que toi-même ?... contre-chante plutôt, celle que tu fus, lumière et ombre.

Danielle Bassez, Contre-chant, Cheyne éditeur, 2022, 192 pages, 23 €.

Car tu es un personnage tragique, comme Phèdre, t’étant mariée par dépit avec un homme que tu n’aimais pas, après avoir vécu une passion impossible, être tombée enceinte de cet homme de l’Est que le rideau de fer t’empêcha de rejoindre. Tu te laisses enfermer dans cette vie familiale : « Dans cette affaire, tu es l’acolyte. Indispensable. Secondaire. Encensée. Accessoire. A côté (…) Tu regardes devant, très loin, quelque chose en toi. » Tu cherches ailleurs. Enfermée dans ta solitude, tes souffrances, tes passions, tes amours impossibles, la mort de tes enfants. Ces douleurs, tu ne peux les partager avec personne. Même pas avec A. Surtout pas avec A. Avec toi-même, seule, dans tes carnets. Pourtant, A. c’est ton Hippolyte « Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après [soi] » (P.27) Tu l’aimes ainsi, d’abord, avant de déchanter.

« Et toi-même (comme) tu t’es perçue, équivoque, contradictoire, comme cette Pasajera, qui a envie de tous les hommes, de toutes les femmes qui croisent son chemin. Femme-delta. Mais après tout, as-tu conclu, les gens qui m’aiment, c’est cela qu’ils aiment. » (P.113)

Tu es bien une « Femme delta », une femme du Sud, tu viens d’Algérie, tu es cette étrangère qui portes « sur toutes les questions débattues un regard inhabituel. » (P.21) Pour A, tu es la mer et, aussi, la mère.

Récit à la fois simple, sobre, rempli de révélations et plein d’ellipses, où se côtoient prosaïsme et mystère. La si simple complexité d’une vie, les ambivalences si naturelles d’une âme. Le récit de détails et d’anecdotes qui complexifient. Comment la vie se mêle à la mort. Vous vivez avec A. une relation amoureuse non sans trahisons ni ambivalences, non sans mauvaise conscience ni intermittences du cœur.

Je t’aime, cela me suffit, te dis-je.
Je t’aime, cela ne me suffit pas, répliques-tu. 

Ce déséquilibre presque métaphysique entre « tu » et « je », leurs deux façons de vivre leur relation, nourrit l’ensemble du récit. Vérité et mensonges de la tendresse, cruauté, intensité de la passion, des rencontres, infidélités, absolues mais éphémères, poésie des souvenirs, parfois délicieux, parfois terribles. Et A., ce témoin avide de tout comprendre de l’Incompréhensible qui se déroule sous son regard. Cet amoureux sans condition qui t’aura accompagnée jusqu’à la fin. Qui t’aura observée, entendue plus qu’aucun(e) autre. Pourtant, chacun dans vos solitudes. T’a-t-il comprise, t’a-t-il trahie ? Pourquoi cherche-t-il tant à te comprendre ? À te cerner ? Phrases sèches et incisives, comme des lames de rasoir.

Tes amants sont des amants de rêve, de nuages, et dans les faits, ils sont peu nombreux. Dès qu’ils prennent chair et os, ils te déçoivent. En quelque sorte, tu mènes une double vie, dont les niveaux se superposent : celui de l’imaginaire, où poussent les fleurs de l’amour idéal, et l’autre que tu nommeras, sachant de quoi tu parles, la réalité rugueuse. (P.27)

Un récit naît de la douleur, un poème d’évidence et de mystère celui d’une vie qui n’est pas arrivée à se dire, ni à s’écrire. Qui finit par se dire et s’écrire, pourtant, grâce à un(e) autre. Un poème comme une tragédie est un poème. Toi, tu resteras pour toujours silencieuse, désormais. Tragique de ce qui se dit, de ce qui ne peut se dire, de comment on le dit ou ne le dit pas.

Tu élabores des plans, cherche (sic) un ordre. Classes des brouillons qui s’empilent. Y reviens, les transformes. Tu n’arrives pas à coudre ensemble toutes les pièces de ce roman. Tu te fatigues. Tu traînes derrière toi cette œuvre inaccomplie, comme un remords. (P. 136-137)

Il faut attendre ta mort

Tes carnets, il m’était interdit de les lire (…). Tu te méfiais de moi, à juste titre. J’étais curieux de ta vie, je voulais tout savoir (…), je les lis.

J’encaisse les coups. J’apprends d’abord que tu écris la nuit (…) Ainsi, je dors, et je n’ai rien senti. Je n’ai pas senti que tu ne dormais pas, que tu te levais, que tu t’installais à la table de la cuisine, à trois heures du matin, pour t’y délivrer de choses que tu ne pouvais dire en plein jour. (P.13-14)

Mais A. accomplit-il cette œuvre que ta vie porta sans pouvoir la réaliser, ou la trahit-il avec Contre-chant ? Qu’il ait lu ces carnets intimes et qu’il en ait révélé le contenu, qu’il en ait « compris » la portée, est-ce un accomplissement ? Il écrit moins pour toi que pour lui. Post mortem, il a dû se déshabiller de celui qu’il avait cru être, accepter cette douleur que tu lui avais cachée : qu’il ait pu te décevoir, que tu aies pu regretter d’avoir tout aban-donné de ta vie pour lui. « Je lis. Il me faut des jours pour m’en remettre. J’écris pour donner forme au torrent qui m’étouffe » (P.14)

Néanmoins, A. fait ton éloge, conte dans ses nombreux méandres ton histoire, qui est aussi celle, tragique, de l’Europe, une histoire pleine de bruit et de fureur, de rideau de fer et de liberté. Tu as vécu la guerre et la Résistance au Nazisme, les débuts des purges tchèques du communisme naissant, ton premier fils vient de là. Et tu deviens, avec ce Contre-chant, grâce à l’amour de A., un personnage, un symbole, un emblème, un mythe moderne ?

Un récit brûlant, haletant, puissant et sans complaisance, d’amour adulte.

Présentation de l’auteur




Coralie Poch, Tailler sa flèche

La force de l’image-titre…

Et dès les premiers textes, l'émotion de reconnaître ce moment où la poésie agit.

 Je suis entrée par là
par le silence du cheval
par le verre à moitié vide
et j’ai reconnu le poisson
sur ton dos
 son œil ouvert
sur ma plus grande nuit. 
(…)
j’ai soulevé – c’était facile- la montagne
sa présence de mère
et j’ai pleuré. 

Coralie Poch, Tailler sa flèche, éditions La tête à l’envers, 2022.

Le lecteur est invité dans un univers qui semble chiffré, peuplé de signes récurrents - le poisson, le cheval, le sel, la montagne, la robe-. L’initiation à ce monde se fait par les images, alliances du concret et de l’abstrait, de l’onirique et du réel, du trivial et de l’étrange, marquées par  la tradition poétique qui a nourri l’écriture.

 J’irai dans l’écriture
entre deux oiseaux nus
tombant à pic
toujours sauve 
(…)

Ces rapprochements fulgurants ne relèvent pas du  procédé, mais caractérisent cette écriture qui nous fait accéder à son propre agencement du monde et à son ressenti charnel, dans la justesse d’une vision.

Tu mélangeras
les pluies et les mots sans savoir
on plantera notre infini ici
sur cette herbe sèche qui appelle tous les vents
(…)

Grâce au choix d’écarter la poésie narrative, ce n’est pas la perte d’un être essentiel, ce n’est pas le temps interminable d’un amour qui se défait, d’êtres qui se disjoignent, qui sont évoqués dans un discours, mais la souffrance crue, le tourment, qui sont donnés à éprouver par les flèches des mots. Vivre, c’est être un corps, qui endure, exulte, s’apaise, se fondant  dans les éléments du monde où il évolue jusqu’à se confondre avec eux. 

Mon corps s’est replié
coquille
tu ne sais plus me défaire
je fais l’équilibre sur les mains ne cherche plus
à te plaire mais je regarde quand même si
en bas de l’escalier
je m’entends dire :
la lumière qui reste
emporte-la. 

« Tailler sa flèche », n’est-ce pas le travail même du poète ? Affûter les mots, pour toucher le lecteur au plus juste, donner à éprouver son propre ressenti, plutôt que de raconter ou de discourir ?

L’arrondi du matin m’attendait
c’était le visage de ma mère
je me suis couchée dedans
toute nue 
(…)

-------------

Tailler sa flèche
au bord du lit
et n’avoir plus rien
à défendre
au bord du lit
jeter le mur par la fenêtre
(…)
tout ce qui vient de l’élan
nous suffira

Les phrases sont comme émises dans un souffle, portées par les vers courts, qui les déroulent jusqu’au bout de la strophe, dans le rythme d’une parole spontanée. Ce qu’il y a de vivant dans l’écriture - la voix, l’oralité-  est perceptible sur la page.

J ’écoute
ce qui en moi n’écoute pas les autres
et réclame
l’inverse d’une maison

un espace où passe le ciel

un cercle qui parle avec les vents. 

Les encres de Jean-Marc Barrier scandent les phases du recueil ; taches, traits et points inscrivent sur la page le jaillissement, et accompagnent  les trajectoires. En exergue, une citation de René Char, extraite des « Feuillets d’Hypnos », journal intime du temps de résistance, gardé longtemps secret, où sont tirées au jour le jour les leçons du vécu. « Dans nos ténèbres il n’y a pas une place pour la beauté. / Toute la place est pour la beauté. » Lui aussi porteur d’une « Leçon de ténèbres », le recueil  se place sous l’égide de cette formule. « Les mots sont des flèches qui nous aident à traverser le vivant, à être vivant » dit Coralie Poch. C’est dans cette violence, avec rapidité et précision, que sa poésie nous atteint. En plein cœur.

Présentation de l’auteur




Liza Kerivel, Nos

Nos vies pressées

Trois lettres pour un titre de livre de poésie. Ce « Nos » un peu énigmatique nous renvoie au quotidien de nos existences. Liza Kerivel a pris le parti de la « jouer collectif ». En parlant d’elle, elle parle de nous tous (mais sans doute un peu plus des femmes), truffant son texte d’expressions bien connues de la conversation courante. On y entre, en tout cas,  de plain-pied.

Si l’on convient que « la forme dit le fond », alors on peut l’affirmer sans conteste pour ce livre. Les 65 poèmes présentés ici sont comme des blocs compacts, composés chacun de 8 lignes et demi très précisément. Pas de ponctuation, pas de blanc pour retrouver sa respiration. Manière sans doute pour Liza Kerivel (elle vit dans la région nantaise) de souligner la façon dont la vie nous happe et de pointer du doigt « le vertige de nos existences » comme le dit si justement Albane Gellé dans la préface de ce livre. Voici donc « nos semaines par-dessus la tête plus vite plus vite » ou « nos instants volés nos actes manqués ». Dans les mini-tableaux poétiques de Liza Kerivel (« précipités de réel », note encore Albane Gellé)  il y a toujours une forme d’urgence et cette conscience aiguë du parcours chaotique de nos vies : « Nos dédales de tournants décisifs pas encore décidés nos situations de plus en plus complexes à force de bifurquer nos labyrinthes de mini-torts… »

Ce qui fait profondément l’originalité de ce livre, c’est le recours par l’autrice à des formules bien connues de nos bavardages quotidiens. Indiquées en italique au cœur du poème, elles en sont en quelque sorte le pivot. Leur surgissement dans le texte donne finalement cette respiration et ce recul qui permettent de prendre une forme de distance (parfois matinée d’humour) avec nos existences pressées. 

Liza Kerivel, Nos, éditions Diabase, 80 pages, 12 euros.

« Nos entorses à la règle nos lésions faute de mieux nos corps meurtris mais peut mieux faire nos services de grands brûlés elle prend tout au premier degré de toutes façons nos vexations nos fractures ouvertes ». Ou encore ceci, filant la métaphore apicole : « Nos tailles de guêpes nos bourdonnements d’oreilles  elle a été piquée au vif nos reines d’un soir nos ouvrières en trois-huit… »

On pourrait ainsi faire un « inventaire à la Prévert » de  toutes ces phrases qui ponctuent nos vies et qui en disent long : « C’était une simple visite de routine », « vous cherchez un modèle en particulier », « mais ils se prennent pour qui ? », « j’ai coupé court à la conversation », « C’est moi ou il fait froid », « le pauvre avait totalement perdu le nord », « enchanté de faire votre connaissance », « tu vas me parler autrement »… Avec parfois, en toile de fond, une critique acerbe de nos « sociétés de l’indécence » et de nos « réseaux antisociaux ».

Cet inventaire des bruits de fond de la vie (après un Inventaire des silences publié en 2010 aux éditions MLD) n’est pas sans rappeler certaines intonations des poèmes de François de Cornière, ponctuant lui aussi d’expressions courantes certains poèmes de son recueil ça tient à quoi (Le Castor astral,2019). « Cette nuit tu as parlé en dormant », « J’ai pas été trop longue », « Il y a combien d’années déjà ? »… Mais la tonalité n’est pas la même chez les deux poètes. Il y a chez Liza Kerivel une forme de désenchantement. Beaucoup de « bagages trop lourds » de « trop pleins » de « fortes tensions ». Mais elle nous dit aussi, au passage, « Y a pas de quoi en faire tout un foin ».

                                                                      

Présentation de l’auteur




Florence Saint-Roch, Au bout du fil, encres de Maud Thiria

Pour présenter le sens de cette démarche d’une création à quatre mains tentant de conjurer l’oubli, la maladie et la mort, rien à ajouter à la précision délicate de la quatrième de couverture de cet ouvrage condensé à l’essentiel, resserré, sur un fil, ce fil d’humanité si fragile : « Ce livre est une composition à deux voix, une écriture au cœur de la maladie d’Alzheimer.

Au bout du fil, la mémoire d’une mère s’effiloche jour après jour. Pourtant, malgré l’éloignement des corps, le lien est encore là – vivant – cheminant peu à peu vers l’inutilité des mots. » La première, Florence Saint-Roch nous invite donc au plus intime de cette relation, puis, la seconde, Maud Thiria en explore tous les aspects avec profondeur, la poésie touchant ainsi à « l’expression nue de notre rapport à l’inéluctable oubli ».

Cette écriture en dialogue voit le passage d’une voix à l’autre, dont l’effacement de la première devient l’écho de la seconde, des textes de Florence Saint-Roch des pages 11 à 21 aux textes de Maud Thiara des pages 25 à 35, dont le poème liminaire de la page 11 donne l’enjeu crucial : « au bout du fil, une heure par jour et plus encore, ma tête occupée par l’oubli qui évide la tienne, je ne sais pas exactement à qui je parle quand je t’appelle, tu t’effiloches, t’embrouilles, confonds tout, vite, je redéfinis les paramètres, pour toi je refais le monde avant qu’il ne s’effondre pour de bon », ainsi le rendez-vous quotidien de l’appel téléphonique sonne comme un double appel, appel à la lutte contre la mémoire défaillante et appel au secours dans un monde qui vacille…

Florence Saint-Roch, Au bout du fil, encres de Maud Thiara, collection Poésie, Éditions Musimot, 38 pages, 12 euros.

Les textes suivants se tissent, se mêlent les uns les autres dans ce combat au jour le jour dont le contexte du confinement exacerbe le tragique : « confinement et maladie t’assignent à résidence, te ferment les portes à double tour, tu marches à pas comptés dans ton deux pièces, un rien te désoriente, t’enlève tes repères, pour te sortir de ton errance, en ce moment, je n’ai qu’une seule solution, composer ton numéro tous les jours ». La bienveillance de l’attention dans cet exercice de la lenteur fait de la toile de fond des habitudes, la trame où se rejoignent l’infime et l’intime pour mieux dire l’éphémère de l’existence : « depuis des lustres, grâce à toi, j’ai appris l’attente et la patience, pendant si longtemps je t’ai regardée de loin, jumelles ferventes ou lunettes d’approche, quand désormais tu me racontes ta vie en ses détails infimes, bouts de vaisselle, menues lessives, là, changement de focale, je t’observe au microscope »…

Du macroscopique au microscopique, ce « changement de focale » indique combien la vie est ténue, ne tient qu’à un fil, celui minuscule, à l’unisson de ces deux voix dont l’une cherche l’autre, dont l’une a pour mission de faire tendre l’autre à l’éveil, de venir la réveiller, de maintenir dans la conscience lucide, les noms et les choses, le savoir du mot juste qui fait que chacun, chacune se trouve à sa place adéquate, en vain, à peine avant que les termes perdent leur sens et que le silence de connivence s’impose : « sept jours sur sept, opiniâtre, fidèle au rendez-vous, je t’épelle, implacablement je te force à toi-même, je te redonne les noms et les choses, sachant que bientôt, il n’en sera plus question, tout sera oublié, nous serons dans la relation à l’état pur, nous n’aurons plus besoin de mots »…

Enfin, c’est sous la plume de Maud Thiara, l’image du cordon ombilical, symbole du lien de mère en fille comme de fille en mère dont l’écrivaine file la métaphore du rapport à la matrice au bout du fil téléphonique, en passant par les chemins, le labyrinthe ou le cordon littoral, vases communicants où la fille qui reposait jadis contre l’épaule de la mère, voit cette dernière reposer désormais contre son épaule, tant que dure la relation, et même au-delà des limites spatio-temporelles, dans ce lien indéfectible jusqu’à l’ultime murmure : « tu tiens la corde lourde / du temps et de l’espace / où les murs et les heures / infinis se rejoignent / sur vos cadrans lignés / méridiens de vos pôles / tu es / piste terre géomètre / aimant au cœur rougi / animant animal éperdu en sa course / d’un bout à l’autre du fil / votre cordon de chair / route de veines en tendons / vos vibrations de voix / échos désaccordés / jusqu’à ce qu’il n’y ait / plus mots / que / soupirs sources souffles / nus crus absolus »

Présentation de l’auteur




Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques

Il n'est pas si aisé de rendre compte d'un ouvrage singulier, car assurément le livre de Matthieu Lorin l'est. C'est à dire étonnant, remarquable. Le titre en est un premier témoignage.

Je salue donc tout d'abord la concision et la grande justesse de la préface de Claude Vercey : « Matthieu Lorin [...] a mesuré combien l'entravaient les œuvres anciennes, comme autant de grillages [...] devenus barbelés dans le poèmes final, et qu'il faut couper avec une pince, et écarter pour se faufiler. ».

Pour ce qui est de la forme, ce sont des poèmes en prose et en effet, ils font la part belle à des souvenirs de lecture, des auteurs évoqués dans le titre, dont on suppose qu'ils ont fait impression sur l'auteur (Thierry Metz, Jean Giono, William Burroughs, Malcolm Lowry...). Je dirais qu'il y a plus clin d’œil ou image rémanente que réel hommage ou influence. Ainsi, dans le texte se référant à Hervé Bazin (nous avons tous en souvenir le terrible Vipère au poing) :

L'enfance fait voler en éclats fenêtres, bouches humides et collection de timbres-poste. Seules les déceptions ne peuvent se briser. Bien qu'en forçant un peu, en tapant dessus avec un marteau, il doive tout de même être possible de les réintégrer dans leur logement.

Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques, éditions Sous le Sceau du Tabellion, 2022, 106 pages 18 €

Une teneur, sinon sombre, du moins très désabusée, jalonne le recueil :

Autrefois, je rayais des journées entières de la carte du temps. Je frottais mes paumes l'une contre l'autre et tombaient au sol des miettes de ma jeunesse.
Tout se fane, même la fleur de l'âge.

  […]

Tout s'écroule, même l'espoir.

On ne saurait laisser de côté le goût certain pour les mots, avec, en premier lieu la présence de mots rares : syrphe, psoque, ou encore pyrrhocores, qui ne nuisent cependant en rien à la lecture. Ensuite, comment ne pas situer des pans entiers aux frontières du surréalisme, attention, je dis bien aux frontières :

Assis à regarder les enfants se jeter dans le vide, je m'accoude paresseusement à ma folie. J'aspire les rires comme autant d'élastiques rappelant à ma raison qu'elle est tenue en laisse.

Cela est surtout vrai pour la deuxième partie du recueil : Aujourd'hui, il pleut des segments et des diagonales venteuses, non sans humour : Il pleut des cordes et je n'ai pas d'arc, seulement deux mains incapables de me hisser, deux pentagones flasques proposés sur un étal d'algèbre.

Cette deuxième partie (son titre annonce la couleur) jouera de la chose mathématique : Malgré la pluie, tracez à la craie un cercle dont le rayon reprendra la distance qui vous sépare de vous-même.

Avec toujours cet humour désespéré :

Le polygone n'avait pas prévu que la faiblesse viendrait de ses droites. Il s'est effondré et ses angles se sont abattus. Devenu aussi écrasé par l'existence qu'un étendoir qui se casse la gueule, il a néanmoins fini par se relever.
(Image du fantassin après une salve ennemie)

On retrouve dans cette deuxième partie des souvenirs de lecture (encore Bazin et Brautigan, mais aussi Deleuze) :

Sous l'éclatant soleil, je me suis aperçu que j'avais dans ma mémoire – que l'on peut comparer à un atelier d'origami en désordre – des plis vertigineux comme des falaises, ainsi qu'une mappemonde usée, perdue dans un silo désaffecté.

Matthieu Lorin semble beaucoup douter de la qualité de ses poèmes (il a tort) et de leur capacité à trouver un éditeur (doublement tort) :`

Me restent aujourd'hui deux recueils sans éditeur, un crayon à l'encre au trois-quarts consommé // et ce poème. (page 20) Sans même savoir si cela fera un bon poème... (page 32) Et, au bout de cette année, mes poèmes ne sont toujours pas publiés... (page37) Je me croyais capable de déposer un obus entre chaque mot. Mais j'ai mal géré la mise à feu et tout à explosé à la relecture. (page55)

C'est le seul petit reproche que je lui ferai : cette dévaluation inutile, encore que dans le dernier exemple que je relève, l'humour et la formulation poétique absolvent l'auteur.

Tu ne veux pas comprendre que tu fais partie de ceux qui vivent à l'ombre des murs des grands domaines. J'habite, moi, un jardin étriqué où je coupe les fleurs du lilas et mes rêves paisibles. Je les prends à la main, les arrache à leur origine.
Je bousille tout en un sens.

Mais non, mais non, rassurez-vous, Matthieu Lorin, vous avez trouvé au moins un lecteur qui trouve que vous avez, étrangement certes, mais bellement construit.

Présentation de l’auteur