Angèle PAOLI, Marcher dans l’éphémère

Dans le voisinage de Canari, la poète marche et écrit, dans une double tension : retenir le subit, le bref, le caché, l’instantané, et prolonger dans la mémoire des lieux aimés le souvenir vif du conjoint disparu il y a peu.

Les poèmes, surgis de cette double instance d’écriture, disent le bonheur consenti à remettre les pieds là où le défunt a vu, vécu, marché.

De « l’angoisse de la mort », de celle qui est arrivée trop vite pour qu’on en perçoive la force et le chagrin, le poème dit le juste contraire : qu’il puisse, dans sa brièveté, offrir quelque apaisement à celle qui souffre.

Les poèmes d’un lyrisme contenu offrent des regards, de moments de partage, des découvertes issues de l’éphémère : « tu cherches des points/ d’eau/ dans la lumière » ou « c’est heureux que la terre encore/ persiste   sévère ».

La proximité de la mer, des rumeurs, des papillons « musardant », des « échancrures soudain/ moignons de branches », tout aide à ce que « passe la vie qui nous sépare ».

La description de la nature éloigne un temps les blessures, le chagrin.

Jonas un temps, par son récit, éloigne la poète des longs vers intenses de la fin, quand la mort venue soudain, est trauma puissant.

Angèle PAOLI, Marcher dans l’éphémère, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, 2022, 48p. Loup de Caroline François-Rubino. 7 euros.

L’instant d’avant
il était là les yeux mi-clos
les voilà clos
sur une nuit définitive (p.36)

La beauté de ces poèmes réside tout à la fois dans leur juste appréhension de l’extérieur et dans l’intense écriture de l’intime pudique.

Angèle Paoli réussit à rendre universelle cette poignée de poèmes personnels, où lecteur et poème se rencontrent et « où le rejoindre ».

Présentation de l’auteur




Alain Vircondelet : Des choses qui ne font que passer

   Ces choses qui ne font que passer sont celles qu’Alain Vircondelet aperçoit derrière la vitre d’un train. Le matin comme le soir. En toutes saisons. Visions fugitives qui rassérènent le poète après « les saisons lourdes / de l’épreuve ». La nature est là pour pouvoir continuer à vivre « Sur les crêtes d’abondance / Où survivent les mots ».

En citant en exergue Shei Shonagon, dame de la cour japonaise du 11e siècle et auteure des célèbres Notes de chevet, Alain Vircondelet se place d’une certaine manière sous le signe de l’impermanence, chère aux philosophies extrême-orientales, qui trouve sa traduction dans le passage des saisons. « Le chant perdu des choses qui passent jamais perdues cependant, reprises au vol, juste avant qu’elles ne s’effacent », note Vircondelet.

Après l’hiver, le printemps. Tout meurt, tout revit. L’appréhension du monde depuis un train ajoute ce grain de fugacité. Et aussi d’instantané. Car il importe de saisir au vol, tel un photographe, la chose entrevue. Ici « les coulis d’or des colzas », plus loin « l’éolienne dans sa blancheur de lait cru » ou « le vert velours des champs »… Le poète l’affirme : c’est « chaque petit matin/cette même célébration ».

Alain Vircondelet vit au diapason des saisons. Il y a le « plain-chant des vergers en fleurs » (printemps), « les chants cloutés de meules » (été), « la clarté dorée des heures quotidiennes » (automne), « l’impatiente ardeur des graines »(hiver). Mais cette capacité renouvelée d’émerveillement ne masque pas une forme de désarroi. « Le poème est salut et consolation », affirme-t-il, « dans l’aplomb incertain de nos vies ». Car il s’agit de faire face à « l’immobile silence du mal », à « la lancinante usure » et de « croire/à l’imprévisible courage des mots ».

La nature, entrevue, lui sert de modèle et l’invite même à une forme de résilience  avec ses « herbes têtues » ses « forêts impassibles », ses « haies tenaces et fidèles ». Et quand les vignes ont subi des grêles dévastatrices, « leur silence est plus fort que leurs cris ».

 

Alain Vircondelet, Des choses qui ne font que passer, L’enfance des arbres, 120 pages, 16 euros.

Le dehors dit le dedans. Le cœur chiffonné d’Alain Vircondelet trouve dans la « gloire/du vivant renaissant » et dans « l’allure vive et verte/De l’espérance » de quoi « se prémunir de l’obscure clarté/des puits à venir ».

Présentation de l’auteur




Christine Durif-Bruckert, Elle avale les levers du soleil

Sobre et discret, titre rouge, sans motif, si ce n’est le masque logo de l’éditeur, avec ma manie de ne jamais ordonner les livres dans ma bibliothèque, de les caser à la sauvage sur les planches qui peuvent encore en contenir, parfois au pied des meubles, à même le sol…c’est typiquement le livre, qui mince et blanc aime se dérober au regard qui le cherche, ou pire encore qui se glissera à l’intérieur d’un autre livre.

Alors je prends soin de le ranger en double file, sur la deuxième rangée, et le laisser à portée de main, pour le repérer rapidement et m’habituer progressivement à le voir là précisément… Il faut qu’un livre prenne sa place dans la maison avant de creuser sa brèche entre le cœur et l’esprit.

Pas à côté des autres livres de son autrice, un peu à l’écart, celui-là. J’aime que la déambulation entre les titres et les noms d’auteurs soit totalement imprévisible.

J’avais eu le plaisir de découvrir ce texte par une lecture à haute voix. C’est amusant de constater comme dès la seconde lecture, un texte peut vous sembler familier, comment, on ne sait pourquoi la reconnaissance s’opère par pans entiers de textes déjà fixés au mur de la mémoire.

Un texte aussi puissant que poétique, terriblement dense, qui transforme et porte la charge émotionnelle de chaque rencontre avec les personnes anorexiques interviewées. On se dit d’abord que l’autrice pourrait avoir été, de manière personnelle, touchée par l’anorexie, la sienne ou celle d’un proche, comme si l’on ne pouvait s’intéresser à ce thème qu’en riposte à une expérience intime de cette souffrance – aigüe au point qu’on se demande bien pourquoi on irait y plonger l’âme et le museau, si on n’était soi-même impliqué.

 Christine Durif-Bruckert, Elle avale les levers du soleil, PHB Éditions, 2021, 73 pages, 10 euros.

Puis comprendre que là est le propre de la recherche anthropologique à la source du texte, plonger par la médiation de protocoles et d’entretiens sensibles - mais dégagés de liens personnels - dans la chair et le sens de la maladie.

Alors finalement, oui, l’autrice, de chercheuse, devient « personnellement » concernée par la chose, à travers le passage du texte au philtre poétique, peut-être une forme de philtre d’amour.

Pour ma part, je n’ai jamais côtoyé de personne souffrant d’anorexie, et je voguais sur les quelques informations liées à la maladie, jusqu’à ce texte qui m’a permis de descendre très profondément dans la sensation d'un corps et d’une psyché anorexiques :

                                       

Ivresse douloureuse.
Les choses ont mal tourné.
J’avais si froid.
Le froid remplissait mes cavités
au fur et à mesure de l’apparition de mes creux
un mélange d’air et d’humidité.
Je ne suis déjà plus d’ici. 19

 

Précis, clinique, et sensoriel, rythmé, à la fois monologue incarné et voix universelles cristallisées dans une parole qui ne dévie pas de sa route. On suit par le texte, une descente aux enfers sans apparat, un constat sans faux semblants, sans fard, sans souci de ménagement ou d’édulcoration, à l’image d’une maladie sans pitié pour ceux qu’elle fauche, aux deux sens du terme. On reste médusé de vivre une immersion totale dans la maladie, posé quasiment sur la « langue » du personnage, de constater que l’acte somme toute banal pour la plupart d’entre nous de se nourrir, contient tant d’ombre, tant de méandres et de louvoiements. On a la sensation d’être « mouillé » dans une sale affaire : ces ruminations / mastications de vide, arrangements interminables avec l’aliment, le corps, la faim, le mal-être, le dégoût, d’avancer, soi-même flanqué de la maladie.

 

Ce goût dans ma bouche qui n’ose s’avouer tellement j’ai peur de m’y complaire.  
J’hésite : continuer, arrêter, se gorger, fermer les yeux, laisser couler, sentir cette chose tant attendue.
Remords regrets.
Aller trop loin
Jusqu’au point de ma démesure.
Suave déglutition.
Ça se passe dans la bouche de se faire avoir.
Un bloc de silence renfrogné.
En alerte. 45

 

La poésie retenue du texte, l’exactitude et la simplicité du style dans la description des émotions, des situations, le dédoublement par la présence du chœur, le « je » lancinant, tout cela opère une transformation : la douleur du trouble se mue en une des vibrations possibles de la difficulté à exister.

 

Corps d’os entre terre et lune.
Corps chaud et froid, si froid les soirs de lune pleine.
Je veux avaler les étoiles pour que brillent en mon centre la clarté de ma pureté et de tous mes renoncements.
Grand trou noir.
J’avale les levers du soleil.
Le froid se glisse le long des parois de mon esprit.
Il fait noir dedans.
J’avale le noir.
C’est le silence. 60

 

Malgré la dureté du sujet, ce qui est étonnant dans ce livre de Christine Durif-Bruckert, c’est qu’on ne sort pas du tout abattu par cette friction avec la réalité de l’anorexie. C’est âpre mais c’est également vivifiant.

 

Je veux exister
ne plus être l’ombre de moi-même dans la transparence d’un destin brouillé
sens dessus dessous.
Les arbres déracinés.
Le corps frissonnant
en perte de sa matière première.
Que prévoir sans le corps ? 19

Il est question d’anorexie, certes, mais on y retrouve les affres décrits dans la dépression sévère, ou dans la schizophrénie, dans toute maladie qui enferme et tourmente, fricote avec le fait d’entendre des voix, avec la tentation du vide, avec l’angoisse, la phobie.

La voix, elle est toujours là.
Elle me souffle.
Je la suis.
Du fond des forêts, je l’entends venir
comme un bruit de feuillages.
Ma propre voix en une autre.
...
Elle écrase mon histoire
tous les reliefs de ma vie.
Je la supplie.
Elle me dissout. 33

 

Ou même tout simplement on sent, juste exacerbé par la dimension pathologique, quelque chose qui ressemble fort aux moments malades ou lucides de notre existence dans le face à face avec la « vérité » de la vie.

 

Vide béant de mes pensées.
Le jour tombe bien au-delà du trait de mes ombres.
Ça marche si bien de se perdre. (...) 41
Le vent, encore
et le monde, de l’autre côté.
Quelle est cette voix qui parle si fort au fond de moi
et qui ne m’entend pas ?
De quelle vérité veut-elle me parler ? 73

 

Si pour moi vient l’heure de reposer ce recueil dans ma bibliothèque « foutraque » et hétéroclite, ce sera pour vous, celle de le prendre et de suivre l’itinéraire bouleversant de l’héroïne de Elle avale les levers du soleil.  

Présentation de l’auteur




Bruno Doucey et Robert Lobet, Peindre les mots. Gestes d’artiste, voix de poètes

« Je ne réalise pas, à proprement parler, des livres d’artiste. Je compose en me promenant, entre l’encre et le papier, entre passé et présent, des livres patinés, fatigués avant même que d’être, mais d’autant plus émouvants que les craquements de leurs pages chantent à nos oreilles des bribes de souvenirs enfouis » note Robert Lobet dans ses Carnets d’atelier qui tiennent autant du laboratoire de sa création que du journal de ses voyages dont certains, comme celui initié en Égypte, furent fondateurs de toute sa réflexion au fil de sa quête artistique.

Retour aux gestes artistiques pour mieux explorer les voix des poètes, à travers l’élaboration de l’espace de la page, son atelier se révèle l’embarcation d’un explorateur, dans le portrait qu’en dresse le poète, romancier et éditeur Bruno Doucey : « Son visage pourrait être celui d’un marin ayant écumé les sept mers et les cinq océans. Ses mains, celles d’un cap-hornier rompu à tendre les cordages. Son torse, celui des êtres qui ne craignent pas les embruns. »     

Invitations aux voyages, les papiers de ses mains reposent alors « sur des séchoirs à claies comme les cartes marines des navigateurs », dans la géographie revisitée des contrées qu’il réinvente par la combinaison du trait et de la couleur, à la jonction de la mer et du soleil, rencontre-définition de l’Éternité rimbaldienne, dont des poètes de connivence des quatre points cardinaux prolongent les périples aux semelles de vent avant de revenir à l’endroit où les Ateliers de la Margeride servent de boussole, ceux dont l’écrivain Bruno Doucey rappelle l’apport dans le catalogue des compagnonnages premiers : « l’Égypte d’Andrée Chedid, la Camargue terraquée d’Alain Freixe, les embardées méditerranéennes de Frédéric Jacques Temple, les chemins métissés d’Imasango, la Catalogne portée jusqu’aux portes du Minnesota de Felip Costaglioli, sans omettre l’homme aux mille livres de Lucinges, Michel Butor, l’empathie de la romancière Murielle Szac pour les naufragés de notre temps, ou les archivoltes verbales de Marc-Henri Arfeux. »

 Bruno Doucey et Robert Lobet, Peindre les mots. Gestes d’artiste, voix de poètesÉditions Bruno Doucey, « Passage des arts », 144 pages, 29, 50 euros.

Issue de tous ces paysages fantastiques, c’est à une danse des éléments que donne naissance la rencontre des voix de poètes et des gestes d’artiste dont les Écrits d’Alexandrie, ce premier voyage initiatique, forment le sésame sous la plume de Robert Lobet : « La pierre, le minéral, / Le signe, l’écriture, / L’encre, le papier, / L’espace, l’architecture, / Le temps, la mémoire. / Quel dessein nous gouverne ? / Autant d’éléments qui s’associent, se croisent et participent de ma démarche au fil des jours. » Dès lors pour souligner les titres des quatre chapitres élaborés par Bruno Doucey, ce sont sous le signe, la poétique ou l’imaginaire de ces quatre principes, pour reprendre la terminologie bachelardienne, que se donnent à découvrir les associations des arts et des lettres à l’œuvre dans tout ce parcours créatif : 1. Sur la pierre, 2. Par le feu, 3. Avec l’eau, 4. Dans un souffle. À l’instigation de son dessin architectonique, c’est vers le tremblement de « L’incessante mobilité des choses » dont son tracé se fait le sismographe, que les feuillets croisant vers poétiques et jets artistiques s’offrent aux regards.

Véritable éloge de l’homme à l’œuvre, la présentation de Robert Lobet par Bruno Doucey tire sa louange de l’acte artistique même envisagé dans sa méticulosité et dans sa diversité : « demandez-vous combien d’années lui ont été nécessaires pour apprendre à maîtriser les techniques traditionnelles mises en œuvre dans ses publications : typographie, sérigraphie, taille-douce, pointe sèche, collage, collagraphie, carborundum, insertion d’anciens imprimés ; voyez combien de métiers, parfois oubliés, sont tenus dans le creux de ces mains qui manipulent l’encre et le calame, le pinceau et les pigments, la lourde presse à bras et les cisailles -, et vous aurez une idée assez juste de ce qui se joue lorsqu’un artiste est à l’œuvre dans le monde qui est le nôtre. »

Justesse de l’engagement éthique de l’artisan pour sertir les mots, qui n’est que justice rendue à l’esthétique de sa gestuelle sans cesse redéployée de dessinateur, de graveur, de peintre, pour mieux exprimer la poétique des écrivains invités à ces explorations à deux des territoires du poème, à moins qu’il ne s’agisse d’un authentique dialogue entre deux aventuriers à la découverte d’un monde, à la croisée de leurs regards respectifs, tel celui surgissant comme un continent englouti, lors des « Fouilles » décrites par la grande complice Andrée Chédid : « Fouiller les sols / Jusqu’à saisir leur âme / Se déplacer dans l’espace / De notre terre / Face à l’infini cosmos / Se mouvoir d’un endroit / À l’autre / Faire face à l’énigme / Dans sa complexité / Épouser ses silences / Découvrir ses replis / Plonger dans ses lieux secrets / Pour accéder au mystère. »




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Habitant le qui-vive ou devenir le corps traversant

D’une manière plus radicale encore que dans Et je suis sur la terre1, son premier recueil, Sabine Dewulf avance en sentinelle sur la crête vertigineuse d’un corps qu’elle ne reconnaît pas, qui n’est pas sien, qu’elle perçoit comme factice : « Où s’est perdu mon corps ? », écrit-elle p. 18, « Dans la frayeur sans rives. ».

Dans l’impérieux qui-vive poétique de ce deuxième recueil, elle pose la question même de l’incarnation et nous fait vivre une expérience au cours de laquelle le « saut de pensée hors de la forme » (p. 18) opère une séparation d’avec la membrane close du corps pour la considérer comme étrangère et douloureuse. Enceinte est le nœud à trancher, et porter, la chimère. Habitant le qui-vive procède en réalité d’une décorporation toute poétique, tendant vers un rapport au monde neuf, irrigué par un verbe incisif qui rêve de rondeur.

Corps est étêté. Tête est entêtée, bouleversée, portant son monde où ?   « au-dessus //  en-dessous // de la ligne d’épaules ? (p. 24). Cousant son chef-d’œuvre sur le fil de guet, la poétesse, recroquevillée en un « visage-langue » (p. 18), marchant sur elle-même, interrogeant « en l’ogre du miroir » (p. 23) sa présence suspecte, bataille à la recherche d’une corporalité nouvelle qui se définirait par une spatialité et une temporalité ouvertes, agrandies et plurielles. On ne dirait pas « je ne sais qui je suis », mais « je ne sais où je suis ». Or, pour rejoindre la vraie demeure de l’être au monde, il faudrait d’abord atterrir : « Laisse-toi redescendre » (p. 18). L’être vrai est toujours stabilis terrae chez Sabine Dewulf, sur le mode attributif, non sur le mode transitif indirect.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, recueil paru aux Editions de L’Herbe qui tremble, mai 2022.

Il se dit tel dès l’exergue du recueil par le vers emprunté à La Fable du monde2 de Jules Supervielle, poète cher à la poétesse : « Je suis déjà la plaine au-delà du hasard ». Il se dit tel au terme d’une dramaturgie en trois actes qui doit aussi se lire comme parcours nécessaire hors du labyrinthe, son point central. Au terme de la catastrophe intime, on se réjouit de lire enfin ce vers où le réel est ressaisi : « Je suis fauteuil, assise en moi. » (p. 84).

Comment faire coïncider l’être et le corps ? Le recueil tisse ainsi l’histoire d’une malédiction intime et de sa levée. Il était une fois une enfant médusée dont le corps ne fut plus ce qu’il paraissait, habitant en intruse « une tête qui cogne » (p. 58), enfermée sous un masque : « Hurlante l’enfantine : on m’a volé le corps // dans ce ventre de fer, //contre moi je m’élance ! » (p. 44).  L’enfant interrogeait chaque jour sa face en le miroir : « Fit-elle naître ton visage ? », mais le miroir toujours mentait. Où était contenu le visage ? L’enfant rencontra un jour une fée du nom d’Ise qui lui posa l’énigme de son Porte-monde3 : « Lequel est Je » ? » (p. 39).  L’énigme était tapisserie figurant un visage aux yeux ronds, à la bouche, bref orifice comme perle de sang ; le visage portait le monde bleu ainsi qu’une coiffe,  à moins que le monde ne portât le visage, l’un cousu à l’autre, faisant corps. Le face à face avec le Porte-monde rompit le charme trompeur du miroir et initia l’écriture d’une mue rédemptrice à coups de fil et d’aiguille. Le visage énigmatique du Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise que Sabine Dewulf situe à la naissance du recueil, figurant l’étonnement, l’inquiétude porteuse qui questionne, se révèle à la fois Méduse et son  opposé.

Le corps sac : demeurant emmurée – Le corps n’est au départ du recueil qu’une peau enclose sur une confusion pleine d’angoisse, un contour de chair qui a fait loi sur un malentendu : « l’empire du revers » (p. 26), nourri par l’illusion que l’être devait coïncider avec l’étroitesse de ce que Jules Supervielle nomme « le triste contenant » dans son poème « Le Corps »4. S’impose la métaphore du sac, forme informe où logent les mirages et que la poétesse porte comme un poids, forme régie par la mère à qui l’on demande des comptes : « j’ai affronté les yeux d’une mère défaite, // lui ai livré le sac entier de ma déroute. » (p. 17). Le sac, plus loin, se décline en caisse : « Je soupèse une caisse // tout au fond de la cave. » L’enceinte se démultiplie jusqu’à l’image forte du labyrinthe au centre du recueil, dont l’Ariane poétesse cherche « la porte [qui] baille » (p. 42). L’enceinte dépossède d’autant plus de soi que le corps se révèle une image grossièrement construite que la conscience poussant douloureusement ne demande qu’à excéder et à redéfinir. Comme dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, le « corps difficile » (p. 25) est en proie à d’effrayantes métamorphoses, à la chute et à la décapitation. Dans le miroir ogre, la poétesse a rencontré la Reine de cœur à la tête enflée : « ma face (…) // comme une montgolfière // jouissant de son rêve // dans la glace scellé. » (p. 23). En la tête séparée du corps étranger, qui « vole vers le globe // par la lune frôlé » (p. 25), c’est surtout la mémoire qui est enflée par la rumination : « tu pleus du gris sans larmes. » (p. 27). Avec des accents discrètement nervaliens, la poétesse déshéritée affirme : « Je suis l’attristée sans racine, // suspendue à la terre // : sans raison ni tempête. » (p. 26). L’urgence d’une naissance nouvelle se crie littéralement : « Je veux naître ! // (Cri puissant.) » (p. 16). Sortir de la poche est bel et bien la délivrance, renaître en tendant vers un « dehors plus proche que le sang » (p. 22), mais il faut d’abord faire taire la goule, la « gueule mordante »(p. 20).

Pas de lamentation ni de pose chez Sabine Dewulf, dont le verbe et la voix procèdent d’une humilité qui les définit entièrement. Une gravité toute naturelle qui refuse de se dire trop haut quand elle dit, parole neuve, l’emboîtement paradoxal de l’immensité dans la finitude du corps : « Parfois la gorge se resserre. // Ni boule, ni nœud, // ce sont images étrangères. // Juste un passage plus étroit où l’air // poursuit son va-et-vient. » (p. 70). « J’ai giflé l’air aux joues flottantes,//le sang circule. » : on aimerait les citer tous, ces vers magnifiques de pudeur et d’évidence (au sens cartésien). Chaque vers de Sabine Dewulf est « ce pas de justesse » (p. 57) qui progresse vers l’issue, « l’espace bleu » du monde, « la ronde des forêts » (p. 17). Ce pas de justesse, économe de moyen jusqu’à l’épure de l’os rongé et blanc, est la force créatrice même, poésie pure, qui commande à la fois l’appréhension du paysage intérieur et la vision du dehors.

Une nouvelle genèse : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre »  - Dans ce recueil admirable, Sabine Dewulf écrit sa propre fable du monde. Il ne s’agit pas d’ignorer le corps difficile, le ventre de fer ni de les transpercer de flèches, mais d’en ouvrir les fenêtres, d’y faire passer l’air, de déplacer la ligne surtout qui les circonscrit. C’est l’incertitude de la membrane qui est douloureuse : « Je grave à l’arme d’or // la limite où les fantômes meurent, // où commence le corps. // Ligne close entre l’ombre // et ces doigts qui respirent. » (p. 50). Pourtant, le chaos est inhérent à toute genèse : « la bouche dormante » (p. 20) doit alors énoncer pour tout remettre à sa juste place. L’énonciation se fait très vite performative : « Que le gouffre se comble ! » (p. 19). A l’écoute, à l’affût de la défaillance en elle, la poétesse choisit de nommer pour retrouver la consonance de son être, qui ne se revendique pas, loin de là, personnel : « Aucun nom ne le signe. // Qu’importe, si ces lignes s’enlacent à la chair du monde. » (p. 19). Divers modes de l’énonciation se combinent pour redéfinir les mesures ontologiques et faire advenir le corps rêvé, dont le régime serait ouverture et partage. Le premier poème s’écrit au conditionnel, mode de l’innocence enfantine : « L’air y respirerait, //les eaux enfanteraient douceur, //les mains s’endormiraient // comme feuilles, …» (p. 15). Il dessine la « plaine pleine » et rédemptrice. L’humilité de la terre est appelée, et avec elle l’éloge du bas stable contre la folie des cimes : « m’est apparue la plaine // sous l’abîme cachée, // soudaine inespérée, // si blanche et solide. // Le sol et le lit. » (p. 63). L’impératif s’entend aussi, le plus souvent dans les pieds de poèmes en italiques qui figurent le régime de la « face essentielle » à laquelle aspire la poétesse. C’est l’impératif de la voix spirituelle qui guide le mouvement de libération : « Laisse-toi redescendre » (p. 18), « Laisse l’œil s’agrandir »(p. 19), « Regarde ses doigts de pacotille» (p. 44), « Tiens ton jour allumé » (p. 65). La voix impérative et conciliante du sage qui envisage le vit-sage spacieux. Les pieds de poèmes en italiques, parfois séparés du corps du poème par une ligne matérialisée, veillent constamment à faire redescendre la tête-vessie outrée des fausses croyances. Il n’est pas anodin que ces italiques disparaissent dans la dernière partie du recueil qui est celui de la réconciliation de l’être et du corps. Ces italiques mises seules bout à bout forment d’ailleurs un vrai poème de la joie, une joie à la Matisse, ronde et lumineuse, la simplicité dans ses courbes : « Tout bas l’éclat frissonne. Partout l’espace bleu, la ronde des forêts. Bris de chaînes, // fil des souffles. Cet air nous sommes. » Joie qui ne serait que spatialité et temporalité sereines. Nouvelle corporalité jointe aux éléments terrestres.

Par où l’être peut-il s’échapper pour rejoindre la plaine qui agrandira le corps ? Parfois par un « chas d’aiguille » (p. 68) qui est moins que le jour, car rien n’est jamais acquis. Par les yeux surtout, « seules fêlures de notre peau »5, dit encore Supervielle. Car l’œil sait le passage, l’œil participe de la connaissance, il est « œuf de clarté où circulent // sans trêve les eaux. » (p. 28). L’œil et la main, la main tendue surtout : « Sonne l’heure de l’œil. // Les doigts tâtent dans l’air //flambeaux de feuilles. » (p. 31). Je songe ici particulièrement à ce vers de Paul Eluard, extrait de Poésie ininterrompue (1946) : « Et moi, les mains ouvertes comme des yeux. ». Il semble que l’œil et la main soient de nature à transformer la perception que nous nous faisons de notre corps, à réformer ce que Paul Schilder nomme le schéma corporel dans son ouvrage L’Image du corps, paru en 1935. Le recueil de Sabine Dewulf nous invite à envisager le corps non pas comme un corset du comportement et de la relation, mais comme un mouvement dynamique fait de perceptions-actions, plastique et malléable, réactualisé en permanence. Ce mouvement est celui d’une conscience incarnée : « Laisse l’œil s’agrandir // qui transporte la sphère. » (p. 19). Ou encore : « Mon œil est descendu // en plein corps, navire battant. // La terre me traverse, // l’air me respire. » (p. 91). L’œil prolonge et ouvre le corps en un espace neuf : « L’œil enveloppe mon corps. // Être, une ronde blancheur. » (p. 84).

Le corps traversant : non plus porter, mais transporter – Et si donc le corps n’était pas la triste enceinte enfermant l’être dans le puits que notre conscience seule a formé ? Et si le corps était la membrane poreuse aux vagues du monde ? « Le corps d’ailes » (p 65) ? Loin d’être un simple enregistrement du monde extérieur, la cognition telle que l’envisage Sabine Dewulf au fil de son recueil se construit dans un partage entre l’organisme intérieur et son environnement. La voie de la réconciliation réside bien dans une conception incarnée de la cognition. Se laisser traverser par le monde et les autres dans une perception apaisée : « Doucement dans la peau de la peur. // Un frisson d’épiderme // décolle la pensée. // L’illusion  fait naufrage. // J’habite nos visages. // Sur ma scène une foule // laisse les voix reconnaître // le cours de nos rivières. (p. 86). La réconciliation réside dans la perception agrandie d’un corps traversant aux « Jambes d’air traversées » (p. 84). Au terme du recueil, l’image du corps s’impose fluide et dynamique, sans contour dessiné, sans limite fixée, poreuse et osmotique, désinhibant le dedans, inhibant le dehors sans poids, ou du moins, le poids remis à sa place, « plus basse ». (p. 84) : « Je plonge sans mesure // dans le rythme qui porte, // précisément ici, // devant le miroir blanc où l’image s’oublie, // écoute. // Frémir suffit. » (p. 71). Être engrossée par le monde et qu’importe si l’enfant vient du dedans ou du dehors, « [Des] corps traversés d’ombre » (p. 73) ou de « L’île » (p. 74)6. L’image du corps n’est pas une propriété privée, mais un espace empathique : « Tu es l’espace où le monde s’écoule. » (p. 43). Revenons un instant à l’usage des modes verbaux dans le recueil : ceux qui frappent en priorité sont le participe présent du titre et l’infinitif, notamment dans la dernière partie du recueil : « Boire l’odeur de nuit. » (p. 31), « Clore la cicatrice et rendre l’air à l’air, // étendre le large… » (p. 52), « Enfin me tenir à distance » (p. 64), « rire dans l’âtre du cœur. » (p. 70), « Coïncider avec le souffle de l’eau » (p. 80), « Enraciner pensée aimante » (p. 82), « Lentement regagner la vallée. » (p. 84). Le verbe de la réconciliation emprunte chez Sabine Dewulf le mode impersonnel qui agrandit l’espace et le temps : « Prendre le corps à bras-le-corps // sans son sujet » (p. 79). Dans le Porte-monde d’Ise, la poétesse a retrouvé son visage qui se reflète dans ceux des autres sans distinction. L’impersonnel se conjugue au pluriel : « Si spacieux nos visages ». (p. 15). Spatialité neuve, temporalité qui n’est plus douleur. Ainsi, la poétesse peut conclure par ces derniers vers très forts : « Assise dans le ventre, // mobile des heures, // ici ferai mémoire du vivant. » Non plus rupture, mais élan, éclat du Participe présent(e) ! Un recueil à fréquenter régulièrement tant il est juste.

Notes

[1] Et je suis sur la terre, paru aux Editions de L’Herbe qui tremble (2020)

[2] La Fable du monde, Jules Supervielle, « Le Chaos et la Création » (1938), p. 25, Poésie Gallimard.

[3] Porte-monde, œuvre textile de l’artiste Ise (2018), qui a, ainsi que le précise Sabine Dewulf au seuil de son recueil, « suscité la naissance de ce livre ».

[4] « Le Corps », dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle. Se référer aussi au premier poème de « Nocturne en plein jour » pour mieux saisir le propos de Sabine Dewulf : « Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines // Où l’on périt de soif auprès de fausses fontaines ».

[5] Poème « Le Corps » dans « Nocturne en plein jour », La Fable du monde, Jules Supervielle.

[6] Les deux poèmes des pages 73 et 74 sont dédiés respectivement à Marie et à Daïrine, les deux filles de l’auteure.

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Un art à l’air libre

Un poème furtif ?

Depuis plusieurs années, Caroline François-Rubino et Pierre Dhainaut composent des livres peints et manuscrits. Ce volume en propose un ensemble en quatre parties, écrit entre 2017 et 2021.

Dès le titre, Un art à l’air libre, Pierre Dhainaut nous invite au glissement entre les aquarelles et les vers, il livre le point commun de ces poèmes : chacun cherche l’envol ou l’élan, parfois dans la propulsion de mots répétés et enrichis en tête de poème (« Froid, elle a froid… »), parfois dans l’élargissement grâce à des groupes nominaux dont les expansions suscitent l’ouverture (« Une vitre, un réveil avec corne de brume… »). L’attente peut aussi différer la révélation (« Pour le moment ne pas utiliser la lampe ») et inviter au futur proche de la découverte émerveillée. Le poète alors peut juxtaposer des noms distincts habituellement par le sens, « une syllabe, une bribe, un début » qui marquent un commencement.

Cette poésie et cette peinture « à l’air libre » ont lieu sur le motif. Si l’artiste utilise son chevalet, le poète dispose de sa « table d’écoute », comme il le confiait dans un récent entretien (Terre à Ciel, 2020 – Neuf questions à Pierre Dhainaut par Isabelle Lévesque - Terre à ciel (terreaciel.net)). Le poème naît d’une voix intérieure reliée à celles du vent, des vagues, des arbres et de l’horizon.

Après les livres de la douleur et de l’effroi, les poèmes de Pierre Dhainaut s’ouvrent à nouveau en suivant les horizons de la peintre.

Pierre Dhainaut, Un art à l’air libre, Aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar, 2022 – 64 pages, 17 €.

Le poète a toujours aimé collaborer avec des artistes. Il leur a consacré des essais1, a composé des poèmes pour accompagner leurs peintures, comme dans le tout récent Messager des arbres (L’herbe qui tremble, 2022) pour Ramzi Ghotbaldin. Il a aussi participé à un grand nombre de livres d’artistes qui ont donné lieu à une grande exposition à Lille, ainsi qu’à un très important catalogue2 constitué par Sabine Dewulf.

Ces dernières années, Caroline François-Rubino fait partie, avec Marie Alloy, Anne Slacik et Fabrice Rebeyrolle, des principaux peintres qui accompagnent le poète. À propos de Pour voix et flûte (Æncrages & Co, 2020), où ils étaient tous deux déjà associés, il remarquait : « Pour valoriser les couleurs qu’elle préfère, les plus fluides, celles des passages, elle emploie volontiers le calame, ce fin roseau qui a servi jadis à l’écriture, ainsi nous fait-elle voir les "frais et blêmes éclats" de "l’aube d’été" chère à Rimbaud, mais voir la lumière, ici, c’est l’entendre, interprétée par la flûte de l’Iran, le ney, cet autre roseau. / Avec Caroline François-Rubino, peinture est musique. »

Peinture et musique, flûte et calame, sont de nouveau très présents dans Un art à l’air libre :

"Oui", dit la flûte
ou le calame
taillé dans un roseau. 

Si les flûtes qui paraissent dans les poèmes de Pierre Dhainaut se révèlent souvent orientales, elles peuvent être aussi de bois pour les flûtes à bec chez Jean-Sébastien Bach, ou de métal et traversières. Orientales ou occidentales, ce sont celles de l’âme, elles matérialisent visuellement le souffle du musicien. Le « oui » est inséparable de l’« ouïe » du poète.

Dans L’Air et les Songes (Corti, 1943), Gaston Bachelard affirmait : « L’homme est un "tuyau sonore". L’homme est un "roseau parlant". » Il précisait : « Le vers est une réalité pneumatique. Le vers doit se soumettre à l’imagination aérienne. Il est une création du bonheur de respirer. » Cette concentration sur le souffle nous relie aux vents du cosmos.

Dès le premier vers d’Un livre d’air et de mémoire (Sud, 1989), Pierre Dhainaut interrogeait : « Au vent que faut-il dire, au vent qui erre ? » Il affrontait alors la « nuit du non ».

On trouve une réponse en action dans un Sonnet à Orphée d’un poète cher à Pierre Dhainaut, Rainer Maria Rilke : « Respirer, invisible poème ! » Et Rilke poursuit : « Entrez de temps à autre, ô vous les tendres, / dans ce souffle d’air qui ne vous veut rien, / laissez-le se fendre au long de vos joues, / derrière vous il tremble, à nouveau un.3 »

L’« un » que cherchent les « tendres poètes », c’est encore la possibilité, ou la volonté d’accepter, de dire « oui ». Le premier poème de Voix entre voix (L’herbe qui tremble, 2015) affirme « la passion d’acquiescer, de comprendre », deux verbes infinitifs a priori oxymoriques. Le second, « comprendre », pourrait plonger dans une nuit sans espoir d’aube. L’angoisse n’est jamais absente des livres de Pierre Dhainaut, le « oui » doit se gagner. Le chemin du poète mène-t-il vers le non-savoir ? Il s’écrit de différentes façons :

Variante : Nous progressons
dans l’ignorance,
nous rejoignons les sources. 

Ce non-savoir est exigeant, et le « je » s’efface devant les pouvoirs attendus du poème :

Ce que nous ne savons pas dire,
nous aurons foi dans le poème,
il le dira pour nous. 

L’un des textes présente une fleur qui « résiste à tous les vents » ; « tu en as l’image en ton cœur », est-il écrit :

si tu la cueilles, prends garde,
elle ne survivra

que si tu lui ressembles,
bleue, rayonnante. 

Cette fleur trouvée en soi, toujours cherchée, rappelle l’objet de la quête de Henri d’Ofterdingen dans le roman éponyme de Novalis. L’une des épigraphes de Poème commencé (Mercure de France, 1969) était empruntée au poème « Transfiguration », de Georg Trakl : « Fleur bleue qui chante bas dans la pierre fanée.4 » Le poème sombre de Trakl retrouvait ainsi la fleur rêvée de Novalis. Sans doute le poète autrichien réalisait-il ici une hyperbate5 en rejetant « fanée » en fin de phrase, mais on peut toujours imaginer une pierre-fleur. La fleur bleue de Novalis, symbole de la connaissance, figure aussi l’amour éternel.

Les limites du poème reculent grâce aux vers en expansion par des enjambements signifiants qui miment la découverte (la conquête) par le regard, l’écoute, les sensations. Les termes « front » et « pierre » deviennent équivalents quand la main suit les contours de l’un ou de l’autre, l’harmonie s’établit par le geste (caresser). L’alliance est restaurée, c’est peut-être l’enseignement de ce livre, elle s’accomplit par la complémentarité de la peinture et du poème.

L’aquarelle, par sa vertu bleue ici, révèle qu’un geste léger de dispersion peut signer à sa façon des retrouvailles. « [C]ontre » et « avec » se trouvent réconciliés car rien n’est définitif, le mouvement, le « relais », est infini et culmine dans l’union de la main et du visage – on sait que le mot « visage » est devenu, dans les livres de Pierre Dhainaut, l’incarnation ultime de la poésie, l’un de ses noms.

La douleur même, ce passage, n’entrave pas le souffle qui la porte et traverse le poète (c’est le poème). Les contraires se trouvent réparés (« faste »/ « néfaste »), ils ne s’affrontent qu’un temps, celui de la patience les frotte l’un contre l’autre et l’étincelle les solidarise, « ici, ici-même ». Pierre Dhainaut convoque les couleurs comme promesses :

Du blanc, du bleu, du gris de Payne, au-dessus
des prairies ou de la mer, vapeur d’embruns,
aucun d’eux ne précise, c’est notre chance,
...
le choix des couleurs à reconnaître
les vagues, les crêtes, les nuages, en ce sens
comme en l’autre, les nuages, les crêtes, les vagues 

Le poète, la peintre affrontent une même tâche :

Écrire ou peindre,
retirer au mot "temps"
une syllabe. 

L’instant, devenu « grande année », s’éternise, efface en perpétuant, recommence. On pense à l’alchimie rimbaldienne.

Bleu liquide
qui déborde,
bleu comme l’or. 

Dans la peinture religieuse médiévale, on rencontre des ciels d’or. Yves Klein, reprenant cette tradition, passe des monochromes bleus aux monochromes or. Mais contrairement au peintre qui proclamait avoir signé le ciel (et qui reprochait aux oiseaux de trouer son œuvre) le poète s’y fond.

"Furtif", "furtif", "furtif"…
nous aimons tant ce terme
que nous le répétons
en permanence. 

L’adjectif aimé voisine le vent par la fricative -f- initiale et finale qui prolonge le mot sur lui-même. Avec la discrétion, c’est l’adhésion par la participation au plus élémentaire du monde et de la vie.

Ainsi le poème accueille-t-il les mots « fleurs », « arbres » (et ses variantes « érable », « tremble », « frêne »), parfois par ces guillemets qui les rendent à leur existence propre, hors de toute phrase. Ils ne se contentent pas d’être des mots, ils deviennent instruments de révélation.

La plupart de ces mots sont familiers aux lecteurs de Pierre Dhainaut, comme « samare » à propos duquel dans La grande année (L’herbe qui tremble, 2018) il s’interrogeait : « Au lieu de regrouper les poèmes dans un livre, il vaudrait mieux les disperser. On les recueillerait sans savoir s’il s’agit de poèmes, comme un enfant ramasse une samare, par exemple, ou un caillou, qu’avaient-ils de si singulier pour l’avoir attiré ? Il a, pour le deviner, une vie entière. »

Les mots retenus renvoient à l’enfance et le souvenir évoqué dans la question est développé dans une page d’Un art à l’air libre. On y voit les enfants « rassembler [leurs] souffles » pour « renvoyer [les samares] en haut des arbres ». C’est le rêve de retourner à l’origine pour renaître, recommencer. Un secret de la quête réside du côté de l’écoute de l’enfance, à commencer par la sienne propre : « "Jardin", "rivage", nous restons ces enfants / qui multiplient les formules magiques. »

« Soleil levant d’un arbre », titre de l’un des textes, associe le matin des possibles à cet arbre si souvent peint par Caroline François-Rubino, léger, aérien ; il peut aussi occuper par ses branches et feuilles tout un pan de l’horizon, devenant un synonyme accru par la vie du feuillage dans le vent. Sa permanence face aux saisons le change et l’accroît.

Des mots s’imposent, mais leur emploi est soumis à question, l’exigence est grande pour rester fidèle à la simplicité du souffle : « une ligne, une branche, un vers en plus, / en moins, nous détruirions le juste, le précaire // équilibre où parvient une vie, un livre, / mais si nous échangeons une lettre, nous aurons l’ / avril. »

Le poète et son lecteur se doivent d’être attentifs. Les rencontres sonores ou visuelles fondent l’écriture. Ainsi peut-on s’étonner, voire s’émerveiller, de constater que « livre » et « avril », deux des mots les plus chers à Pierre Dhainaut, forment une anagramme, à une lettre près.

Le mot essentiel du livre est présenté dès sa deuxième page :

Une vitre, un réveil avec corne de brume,
d’un doigt la main dessine
ce qui évoque une voyelle, un I, un U, un O,
...
on sourit à la transparence qui approuve,
qui amène un air aussi vif qu’un chant
de flûte. 

L’épellation inversée de ses trois lettres met en avant ce O que Rimbaud disait bleu… Les lettres se disséminent dans les vers suivants (c’est nous qui soulignons). Le oui séminal toujours à conquérir ou à faire naître est encore présent dans les derniers vers d’Un art à l’air libre.

L’épanouir
sera notre œuvre,
poursuivre. 

Si c’est un retour du même, ce n’est jamais celui de l’identique. La fleur bleue doit pouvoir redevenir bouton, les samares reprendre leur vol. Le poème, toujours commencé, vit sans fin.

Notes

  1. Cf. par exemple Alfred Manessier, blés après l'averse (Éditions Invenit, 2010) ou Un art des passages (L’herbe qui tremble, 2017) qui rassemble des essais sur la poésie, mais aussi sur des peintres aussi divers que Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier, Christian Dotremont et Ribera.
  2. Sabine Dewulf, En regard, à l’écoute – La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d'artiste (Éditions Invenit, 2021).
  3. Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (traduction de Maurice Regnaut – Gallimard, 1994).
  4. Marc Petit et Jean-Claude Schneider ont traduit : « Fleur bleue / Qui doucement sonne dans la roche jaunie. » in Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve (Gallimard, 1972).
  5. Comme dans « la Belle au bois dormant » : c’est la Belle qui dort…
  6. Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent – Photographies de Manuela Böhme (L’herbe qui tremble, 2014).

Présentation de l’auteur




Leo Zelada, Transpoétique

Ce recueil est une anthologie du poète péruvien Leo Zelada, composée de sept parties dont les premiers textes sont parus en 1993 et les derniers sont des inédits. Transpoétique est le nom donné à l’une des suites de poèmes publiés en Espagne en 2016, c’est aussi le nom d’un de ses plus beaux poèmes.

Transpoétique, comme son titre l’indique, nous emporte au-delà du poème. L’utilisation du  préfixe suggère le changement : changement de lieux (l’auteur a quitté son pays natal pour parcourir le monde), changement de style (underground, dystopique, fantastique…) et changement de culture (Zelada est marqué par les plus grands poètes de tous les temps et de tous les continents, de  Baudelaire à Kafka, de Cervantes à Blake, de Pessoa à Borges, d’Héraclite à Li-Tai-Po (il adopte alors, dans Le chemin du dragon, les formes de la poésie et de la sagesse d’extrême-orient : koan, Yuefu, Haïku…). Transpoétique, parce que le préfixe suggère également la « traversée » : dans son sens premier, le poète a  traversé les Amériques, allant, sac à dos, de Lima à Los Angeles, mais aussi traversée de l’Océan et, au sens figuré, de la vie. Des moments douloureux au cours desquels ses idées suicidaires l’entrainaient dans un monde d’illusions et d’hallucinations (cf. Délirium Tremens). Seule la poésie me sauvera du délire, écrit-il.

Zelada écrit contre la solitude, les mots naissent là où les cigarettes et l’alcool ne peuvent plus rien :

La fumée de la cigarette
n'apaise pas mon angoisse,
ni l'alcool incessant qui imprègne mes veines.

Loin de ma patrie je cache mes larmes
dans un parc isolé
où la nostalgie me dévore.

 

Leo Zelada, Transpoétique, Traduction de Laura Magro Peralta et de Maggy de Coster, Unicité 2022, 82 pages, 13 €.

Hanté par la mort mais sans cesse en quête de lumière, de beauté et d’amour, l'homme sans ombre qui porte sur son dos l’abîme de son être avance envers et contre tout, guettant chaque signe – le monde en regorge « pour qui veut voir » – dans l'imperturbable inclémence du vent, la voracité insomniaque des vers, les mots sont d’étranges oiseaux que Léthé emporte… et il écrit, même si dans le poème intitulé Koan de l’illumination, la sagesse chinoise lui enseigne de brûler le papier et la plume…

Je n'ai pas peur parce que je n'ai rien
la chance vient quand vous n'attendez plus rien.

La poésie de Leo Zelada se construit sur l’exil. Un exil sans fin,  inévitable car le poète sait bien que toute citoyenneté est illusoire :

La poésie est ma seule patrie
et sa langue ma langue universelle.

Transpoétique signifie aussi « à travers la poésie». Entre un hymne au soleil et l’invocation de l’esprit de la nuit, le poète nous offre une poésie sombre habitée de cris de désespoir, d’incantations et de prières, à travers laquelle il rend hommage à son père (le premier poème est écrit en Quechua, la langue de son père, celle des Incas), dans un véritable hymne à la culture de ses ancêtres où transparaît une étrange symphonie de couleurs. La lune et les arbres y sont rouges, les étoiles, vertes, la bière et le désir, bleus, le soleil, blanc... couleurs qui se répètent d'un poème à l'autre, d'une image à une autre, en particulier le bleu qui apparait pas moins de treize fois dans le recueil. « Lorsque l'écrivain répète un mot qu'il a déjà écrit, il montre par là-même qu'il lui est difficile de se séparer de ce mot, que dans la phrase où figure ce mot, il aurait pu dire davantage. » Zelada dit à minima, il utilise la couleur pour faire vivre ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit pas, ce que l’on n'entend pas, ce qui peut-être reste caché dans son inconscient, et c’est toute l’âme Inca qui se révèle et éclate dans la solitude grisâtre de l’exil.

Si les dieux sont omniprésents, il y a dans cette anthologie une autre présence, quasi constante : celle de la poésie, avec laquelle l’auteur entretient une liaison charnelle :

Quand j’écris, je traverse la nuit pour toucher de mes mains
la beauté cachée de la page blanche. 

car la poésie est amour, un amour véritable :

-Poésie-
 j'ai essayé de t’embrasser comme on étreint la nuit.

La poésie, dont les mots seuls ont le pouvoir d’apporter lumière et couleurs au sein même de la douleur et du manque :

Se réveiller sans le parfum bleu de ton haleine
c'est creuser la solitude marine du désir.

La poésie, qui accorde à qui l’écrit un pouvoir surnaturel :

Toutes les constellations de l’univers tiennent dans ma main.

Oscillant entre réalisme et pensée magique, la poésie de Leo Zelada est habitée par un souffle puissant, mêlant les images avec impétuosité et éclat, où les expressions populaires s’invitent dans des vers au lyrisme savamment dosé. L’homme, qui invoque le soleil tout autant que les esprits de la nuit, porte en lui toute la mythologie inca et quand il dit : J'ai été protégé par la splendeur maternelle de la lune, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une simple image poétique, mais que le poète est « fils » de la lune. Comme il l’est aussi du soleil, astre présent dans de nombreux poèmes, et que, par son écriture, il reflète l’image du dieu Pachacamac2.Car l’écriture a un pouvoir purificateur :

Les poètes sont des chats libres
qui contemplent la nuit avec des yeux purs.

Il est regrettable que les traductions soient de qualité très inégale (celle de Laura Magro Peralta nécessitait une relecture car certains textes ne semblent pas à la hauteur de la poésie de cet aventurier solitaire, cet homme-loup comme il se définit lui-même qui, après avoir fréquenté les bars jusqu’à l’ivresse, avance au milieu d’une foule triste, enveloppé de silences/et de métaphores brisées, et écrit des vers empreints de mélancolie et de folie (Si un poète ne parle pas de l’humain, il n’est pas poète, écrit-il) mais au cœur desquels surgissent  à tout moment le feu, les couleurs et les dieux.

 

Notes

[1] Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne.

[2] Pachacamac : dieu inca, fils de la lune et du soleil.

Présentation de l’auteur




Vers la joie, de Fabien Abrassart, un mythe inconnu

Ce nouveau livre de Fabien Abrassart, formé d’un seul long poème, se distribue en quatre chapitres nommés chacun « Rouleau ». Car ce poème, qui esquisse un mythe inconnu ou bien oublié, se déroule et se déplie en des stances pulsatiles, des strophes qui sont autant de mantras scandés dans un rythme hallucinant. Il faut lire ce texte d’une traite afin que les coulées de son flux puissent se déployer selon leur propre mesure et se faire ressentir dans leur être propre.

C’est reparti dans la fièvre allons nage
à travers les mythologies il n’y a rien
d’autre en stock dans la mémoire ou
d’anciens toi-même figés dans le formol
pour s’arracher l’époque et toi qui me
croyais subtil

Ces phrases liquides sont à accueillir sans chercher à les comprendre immédiatement sur le plan cognitif car il s’agit bien plutôt d’un martèlement physique qui nous ébranle, qui démonte en nous ce que le langage avait d’entendu et de préfabriqué.

Fabien Abrassart, Vers la joie, L’herbe qui tremble, 2022,  92 pages, 15 €.

Vivre également est fait de ratés je suis
fait comme tous les rats du monde par le
piège du langage

Car il s’agit d’un écrit halluciné, délirant par trop de raison, un mythe inconnu ou oublié, seule forme littéraire susceptible de saisir ce « quelque chose de vrai », « le plus important » comme disait Léon Chestov, cela même qui ne se laisse pas identifier à la façon d’une chose figée. L’Apocalypse a déjà eu lieu, mais nous sommes toujours là, vivants, et nous pouvons dès lors aller vers la joie puisque le langage et l’écriture ont survécu. Leurs lambeaux maintenant ne peuvent plus fabriquer de mensonges : la vérité a éclaté en morceaux et le poème d’Abrassart les rassemble et nous les livre.

L’Apocalypse a eu lieu depuis la genèse et je
suis là coincé dans une simple bête à me
rebeller contre ton absence

Ce texte, très construit et élaboré durant plusieurs années, est d’une langue absolument singulière. Il se présente, et c’est essentiel à souligner, avec la structure d’un dialogue entre un « Tu » mystérieux et inatteignable ‒ un autre qui inclut sans aucun doute le lecteur ‒ et un « Je » qui s’avère être une monade à la manière de Leibniz, un « Je » qui reflèterait en lui-même la totalité du monde et de la réalité, et cela malgré lui et à son corps défendant, ce qui, dans un premier temps, le confronte à son propre désespoir puisqu’il séjourne dans une solitude radicale.

Tu me parles depuis l’autre que j’ignore
tu révèles ta demeure en ma prison tu
cherches malgré moi le dialogue je crois
découvrir un lieu parce qu’il y aurait des
phrases je demeure sans véritable récit
je serai le plus simple possible

Vers la joie, ce livre de Fabien Abrassart nous annonce que seul l’autre sauve, un autre qui ne serait pas un enfer, ni un être identifiable, mais demeurant dans l’indéterminé.

Monter vers toi dans la rencontre où je
renonce à la séduction de la mort

Ou descendre vers toi j’encourage à
flétrir au plus vite et parcourir tous les
degrés du désespoir

Et pourtant, la barrière de ce dialogue est telle que celui-ci tente à l’infini de se constituer, répétitivement, dans un rythme haletant, et qu’il vient buter contre le mur de l’incompréhension tant du sujet qui parle que de celui qui a pour charge d’entendre et d’accueillir cette parole. Ce poème, par sa profération prophétique, nous délivre ainsi une parole condamnée à être ce qu’elle doit être, à savoir inouïe.

Les paroles des prophètes flambent dans
ma chair nous saignons tous à partir
d’un même calice

Présentation de l’auteur




Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir

Cet ouvrage d’Angèle Paoli se consacre au peintre flamand Joachim Patinir (1483-1524) et à six de ses tableaux, conservés dans différents musées d’Europe. Paysage avec Saint Jérôme au Prado, Saint Jérôme dans le désert au Louvre, Le Passage du Styx au Prado, Paysage avec Saint Christophe à l’Escurial, au Paysage avec Saint Christophe portant l’Enfant Jésus peint avec son ami Quentin Metsys au musée de Flandres de Cassel, Paysage avec incendie de Sodome et Gomorrhe au musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Le repos pendant la fuite en Égypte, au Prado. Il faut entrer lentement dans le livre à la fois simple et ardu. Le livre écrit tantôt en vers, tantôt dans une prose libre, étonne par l’originalité de son approche.

Il ne s’agit pas ici de mener des analyses savantes ou des commentaires spéculatifs mais bien de se situer au cœur de l’intériorité des personnages. L’ermite Jérôme, le saint porteur de l’Enfant, le peintre Patinir, Joseph parlent et rêvent – la dimension onirique, comme souvent chez Angèle Paoli, traverse tout le livre. Les personnages sont dotés d’une voix propre qui n’est pas sans entrer en profonde osmose avec celle de la poète elle-même. Et, plus que jamais le terme de recueil prend ici son double sens de recueillement sur fond de silence propice à la méditation, à la poésie.

La composition en dix chapitres est extrêmement travaillée. Nous partons dans le premier chapitre vers un lointain appelé « Chalchis », magie du « nom de désert ancien » où s’exile Jérôme pour « méditer ». Répété à plusieurs reprises, le mot pourrait concerner tous les personnages du recueil qui sont de vrais solitaires et qui, chacun à leur façon, pratiquent une forme d’exercice spirituel.

Chalchis ad belum
ainsi la nomme Pline
l’historien

Quelque part
avant de filer plein Sud
vers Palmyre
la majestueuse
ses oasis
légendaires.

Angèle Paoli, Le dernier rêve de Patinir, éditions Henry, 120 pages, 10€.

Puis nous voici devant la hutte de Jérôme, au sein du paysage dans l’art duquel Patinir est passé maître. Rochers, falaises, ânes et chèvres sont là, imaginés par le peintre qui a peu voyagé et les peint d’après sa Flandre natale et la Meuse. « le désert rêvé / se fond en des paysages visionnaires/nimbés de bleu ».

Dans « Diptyque I », c’est la poète qui parle et évoque le paysage, le lion soigné par l’ermite Jérôme et sa vocation. Dépouillement, simplicité voulue et « dialogue avec le silence ». Ce silence est une dimension dans laquelle baigne tout le recueil. Jérôme, Christophe, Joseph, Patinir, la poète se parlent à eux-mêmes, non à autrui, et sur fond de silence. Dans une tessiture entre solitude et silence.

Puis, dans « Diptyque II », le peintre Patinir se livre à un monologue intérieur en prose autour de son œuvre Saint Jérôme dans le désert. Par-delà le paysage de montagne, c’est la tension entre la vie mondaine, dans le siècle, et la vie monastique qu’il livre ici : « Quel diable de dialogue se joue ici, sur les devants de la scène entre la dépouille cardinalice, évidée du corps auquel elle est destinée, et le modeste brun de bure qu’a revêtu l’ermite ? ». Patinir ne manque pas de mentionner la gamme chromatique de ses bleus qui est la marque originale de ses toiles.

Le chapitre « Styx » se consacre au thème de la traversée de l’âme, qui transite, emmenée par « Charon le nautonier de légende ». Est-ce la petite âme anonyme, la nôtre ou celle de la poète ? Ce chapitre en vers tient de l’examen de conscience sur la vie passée, ses illusions, ses amours, ses regrets. À l’heure de la mort la voix du poème se tourne vers la profondeur de l’être :

Longtemps tu t’es cru immortel
au-dessus de tout soupçon
indifférent au temps qui passe
à la maladie qui arrache des pleurs

Le Styx et l’Eden, la mythologie antique et l’Histoire sainte se fondent en des réseaux possibles d’images qui dessinent la quête spirituelle. Le chapitre « Christophe, Diptyque I » donne à entendre la voix du saint qui, en un flux de conscience en prose, fait retour sur lui-même. Sur sa laideur d’homme cynocéphale et sa stature de géant. Sur sa métamorphose qui le fait passer du Réprouvé au Christophore de la Légende dorée. L’évocation de son bâton et d’autres symboles projette la lueur sacrée du tableau conservé à l’Escurial. Dans le chapitre « Christophe, Diptyque II », consacré cette fois à une œuvre commune de Patinir avec Quentin Metsys, le saint poursuit son questionnement mystique à propos de ce Jésus enfant qu’il transporte :

« Suis-je son berger ou est-ce lui qui me conduit       jusqu’où ? ».

Avec le chapitre « Incendie », Angèle Paoli noue en une superbe surimpression l’incendie de Sodome et Gomorrhe et celui de la ville de Patinir, Dinant incendiée par Charles Le Téméraire. Vers et prose se mêlent dans ce poignant monologue de Patinir qui revient en pensée à sa ville, son enfance, à son père :

En huit jours le Téméraire
avait eu raison de la ville […] la ville fut rasée
mon père disparut
pour ne réapparaître
que bien des années
plus tard
plus muet qu’une tombe

Vient ensuite le chapitre « Intermède », Jérôme médite, rêve, explore, déchiffre, son lion paisible à ses côtés. Son rêve l’emporte vers la guerre et la folie meurtrière des hommes. Il est clair que l’on reconnaît ici, comme dans tout le recueil, l’aspiration au questionnement intérieur d’Angèle Paoli. Chez elle, également, les résonances s’orientent vers la spiritualité. Et son regard ne cesse de se mêler à celui du peintre dans le sentiment d’une proximité hors du temps. 

Le chapitre « Le rêve de Joseph », autour du tableau Le repos pendant la fuite en Égypte, ainsi que le dernier chapitre « Le dernier rêve de Patinir » laissent place au peintre qui rêve. Défilent ainsi l’exil en Égypte, le meurtre des enfants innocents sur ordre d’Hérode, la Vierge qui allaite « perdue dans ses songes », elle aussi. Un magnifique mouvement emporte ensemble le paysage de Bethléem et celui de « la Meuse originelle » cher à Patinir. Le recueil se clôt sur le songe de Patinir à l’agonie : « Où suis-je ? en Judée à Dinant à Anvers ? ». En ce puissant moment d’onirisme, Patinir convoque son portrait réalisé par Metsys, la Vierge, le désert de Syrie, la Meuse, les soldats romains, les bois des Flandres, « saint Jérôme quelque part sous les branchages », le géant Christophe. C’est la dimension de ce « paysage-monde à portée de pinceau » que requièrent les ultimes moments de la mort du peintre. Patinir entouré de ses créations, de ses créatures s’éteint dans un dernier souffle, se rappelant ce vers d’un poème latin, tiré de l’Histoire Auguste, écrit par l’empereur Hadrien au moment de mourir. « anima vagula blandula ». Le destin de cette « pauvre petite âme perdue », évoqué par Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien et qui nous renvoie à notre lot à tous, à « la forme entière de l’humaine condition ».

Au bout du compte de ce récit-poème, Angèle Paoli, contemplatrice passionnée, épouse au plus près les paysages et le « je » des personnages du maître flamand. Elle pénètre leurs pensées, leurs questionnements. Elle glisse de l’une à l’autre de ces incarnations avec qui elle est en grande connivence. Au point qu’à certains moments ne sachant plus qui parle, d’elle ou de l’un d’eux, nous retrouvons le merveilleux repère qu’est l’inoubliable bleu du peintre qui ponctue tout le recueil. Avec Le dernier rêve de Patinir, Angèle Paoli, gagnée par le chant intérieur que ses toiles font monter en elle, se laisse remarquablement habiter par le peintre.

Présentation de l’auteur




Tristan Felix, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles

« Que sait-on du mystère animal à travers la terre ? »

Il est facile de parler pour parler. Mais laisser se balbutier la vie, dans sa naïveté et selon ses méandres, laisser dire le moins disert, c’est à la fois délicat, passionnant, singulier et … d’une urgence absolue quand on y pense. Comment faire en sorte qu’un chien, la foudre, un chêne, sept canetons, une abeille, puissent prendre la parole ?

Comme on prendrait la Bastille, ou la mer ? Eh bien, il se trouve que cette parole, d’avoir été prise dans et par le végétal ou l’animal, n’en ressort pas indemne. Et c’est tant mieux. Il est vrai que ce livre n’est pas d’un abord facile, mais une fois qu’on en a apprivoisé l’écriture, on en redemande. Comment,  après avoir lu ce livre, après avoir bégayé, voyagé immobile à la vitesse de la lumière, dans un autre univers, pourrait-on sans honte revenir au bavardage, à « l’inférieur clapotis quelconque » qui bruite si uniment, si platement nos vies d’individus parlants ? Quelque chose nous happe, pourvu qu’on se laisse faire, dès le début de la lecture de cet ouvrage, sans qu’on sache bien quoi. Ce n’est pas seulement un style, c’est une façon d’être, étonnante, attentive, singulière, nécessaire. Une attention au petit, une parole pour ce qui n’en a pas. Nous passons en d’autres dimensions que celles fréquentées à hauteur d’homme.

Ainsi, dans la nouvelle « Transport d’ange » :

Une abeille.

Oui, une abeille toute menue, fraîchement issue de sa ruche et sans doute d’un trop court sommeil d’hiver. 

Alain Nouvel, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles, de Tristan Felix éditions Æthalidès, avril 2022, 122 pages, 17 €.

Or, nous voici, ici, parmi des hommes et des femmes ordinaires, mais pour qui la vie de ces insectes importe : « Il découpe dans un vieux carton de salades enfoui sous son fatras arrière la surface d’une langue de bœuf. Puis il s’en sert comme d’un tapis volant sur lequel il essaie de faire atterrir l’abeille. » (…) « Une feuille de hêtre au bout d’une main tendue glisse sous le corps de l’insecte pour le haler jusqu’à la rive. »

D’une abeille à l’autre d’une rive à l’autre, deux abeilles dans une mémoire. Deux sauvetages de vivants éphémères. Sollicitudes.

C’est que les personnages de ces nouvelles ne sont pas seulement humains, ou plutôt, leur humanité dépasse l’homme. « Au bord du laminoir écarlate, que sait-on de la stupeur animale ? » (…) Ainsi, la nouvelle intitulée « Le gland » raconte-t-elle comment un chien foudroyé donne naissance à un chêne et comment l’un et l’autre cohabitent dans un même espace durant la vie de l’un, la mort de l’autre, la mort des deux.

« Il y a des figures sur la terre qu’il faut rencontrer à la fin de l’été, au bout du jour quand la lumière de la mer a enfin largué ses cinq paquets de vérité : l’éternité, la liberté, la solitude, Dieu et les épaves. » Peut-être cette injonction résume-t-elle à elle seule l’un des desseins profonds de ce recueil ?

Peu à peu, au fur et à mesure de la lecture des nouvelles, nous pénétrons l’infiniment petit, l’infiniment énigmatique, les arcanes silencieux et pourtant familiers de la vie et nous voici, avec les dernières nouvelles : « FIN DE LA TERRE » sur les rivages de Bretagne et de Normandie, non loin de l’océan et de sa sensorialité. Infiniment petit et infiniment grand, indissociables.

Mais ce qui fait la grande originalité de ce texte c’est la façon dont nos représentations y sont décentrées : des temporalités sans rapport avec les durées humaines, des espaces oniriques, étranges, énigmatiques, selon des mesures autres. Un bouc prend la parole pour se plaindre d’une étrange malédiction. La narratrice lui répond, par devers elle, et se parlant à elle-même : « Tu aurais pu être une chèvre, une de ces anciennes qui empêchent de tomber au bas de la falaise mais, derrière les ajoncs, une autre pente t’attire qui se détache du territoire. »

Et on se laisse déstabiliser avec bonheur. Plus de séparations entre les diverses formes de vie et de pensée. Forcément solitaires, mais solidaires.

Présentation de l’auteur