Olivier Barbarant, Séculaires, Poèmes

D’Olivier Barbarant, on a pu lire chez Gallimard (hors ses forts recueils édités par Champvallon) les Odes dérisoires et autres poèmes, une anthologie publiée en 2015 dans la petite collection poésie. Ce poète frappe par une caractéristique singulière. 

Que pour moi résumerait de façon percutante ce haïku en métrique française 6/8/6 (le haïku japonais, c’est 5/7/5) intitulé « Écriture » (p.46) :

Du bout de son groin d’or
Le stylo cherche dans la neige
Une lumière noire

 

On dirait en effet qu’à l’inverse de beaucoup de poètes qui partent de la matière, obscure, constituée de lumière minérale intra-atomique mettons, pour des élans qui dévoileraient quelque intime, invisible architecture cosmique, Olivier Barbarant tente constamment d’atteindre avec les mots un univers matériel qui se dérobe. Il part de l’esprit pour tenter d’approcher la réalité de la matière, par un processus assez voisin du scientifique cherchant à vérifier une hypothèse en l’expérimentant sur l’univers matériel dont il voudrait rendre compte.

Olivier Barbarant, Séculaires, Poèmes , Gallimard, NRF, 130 pages.

Mais non pas un univers matériel « mort », sec, à l’exemple de la « craie de l’école », mais une matière organique, charnelle, vivante, qui puisse orienter notre façon de nous construire, grâce au détail des mots qui « donnent à voir » (Éluard), un monde qui ait une âme, entendons une « anima » au sens latin, un élan vital collectif à détecter à travers le palpable, le concret. En ce sens, le poète s’obsède de ce que j’appellerais le matériau vivant, cela qui recèle le mystère grâce auquel les êtres humains « font monde » à travers leur relation à ce qui est ; confèrent à ce qui est une existence qui se voudrait physique. Ainsi écrit-il (p.51) :

Mettons que je crie, que j’écris toujours comme à la craie pour tenter de retrouver,
dans celle des mots, la chair des choses.

 

Une démarche au cours de laquelle le langage poétique implicitement enregistre les indices d’un conflit entre le subjectif et l’objectif. Le paradoxe étant que plus ses mots visent à l’objectivisation du subjectif - retrouver la chair des choses -, plus la subjectivité du poète se reflète dans l’énoncé de son poème ! Plus la réalité dite apparaît fugace, plus dans les mots elle s’éternise. Désormais « séculaire », du conflit surgit alors une beauté insolite, qui ne se refuse rien (surtout pas ce que communément l’on jugerait apoétique) et dont les formules auréolent tel trait qui hypnotise (p.13) : 

[...] À ce moment je ne vois plus qu’un détail
Sous chaque aisselle révélée un bouquet de poils noirs qui retient le regard
Avec ce mélange de gêne et d’insistance cependant par quoi l’on se sent fasciné  
Cette tache animale faisant d’un coup passer la parfaite peinture dans le monde                               
                                                                                                                               [des corps
Comme le rêve dans la vraie vie

 

Cette dernière phrase étant typique de la quête de réalité d’un poète qui en quelque manière se sent comme en déficit de réel, et convoque le langage-en-poème pour y remédier, pour que son image peinte au miroir de la conscience rêveuse gagne en épaisseur concrète, en présence. Par ce même besoin de réaliser, le personnage de la compagne aimée passe de l’irréelle aisance de la beauté subjective à la réalité objective, rude, consommatrice d’énergie, à quoi les années peu à peu nous acculent (p.26) :

Dans les rues à mon bras je soutiens une beauté si évidente. 
                que nul ne comprend vraiment
comment la fraîcheur du teint l’éclat des yeux clairs s’allient
                à cette fatigue
et avec toi je fais semblant d’en rire

Nous marchons tous deux dans le parc à deux pas de notre maison
en avril tout y explose couleurs et bourgeons

            Tandis que nous passons naissent les apparences[...]

Il y a quelque chose en effet d’une beauté tragique dans cet effort d’assigner à la poésie la tâche de « s’encrer » dans une réalité qui semble évanescente, qui se dérobe dans sa substance profonde, sa texture concrète, je dirais presque : sa vérité. On en viendrait presque à parler de matérialisme métaphysique !

C’est ce qu’on voit également à l’oeuvre dans le lucide « Portrait à l’eau » qu’Olivier Barbarant fait de lui-même. Cette sensation d’un « moi » fluide, insuffisamment réel, qui cherche à travers la langue, à travers « la fruition du langage » (p. 51), sa transmutation en être de fermeté matérielle, que chaque sensation énoncée confirmerait, s’y montre clairement. Témoins, ces quelques extraits (pp. 34 & suivantes) :

Je suis parfois comme la pluie
Parfois comme l’ombre maigre que rogne midi au seuil des maisons[...]

[...]Immobile parfois je me crois comme lui [le jardin] tout parcouru d’oiseaux                   

[…]Et j’ai plus souvent semblance d’averse

[…]De tout cela j’avoue rien ne tient bien longtemps. 
      […]Tout passe et glisse  
            J’ai le coeur fait de flaques
               De l’une à l’autre le pied sautant[...]     

Si bien qu’on se demande d’un jour à l’autre comment    
            [composer quelque chose comme un  visage   
                Quand on n’est que variété
         Avec l’effroi que suscite toute photographie
                Vous présentant tantôt l’oeil mort et l’air inepte du poisson                                                
                    [sorti de l’eau par la cruauté d’une ligne    
        Tantôt une façon d’herbe agitée heureuse et verte sous le vent
               Quelquefois une silhouette d’enfant
                Et d’autres fois un court vieillard strié de rides et de rires
               En se disant qu’il est injuste d’avoir la tête de Voltaire quand
                     [on se prenait pour Rousseau

            Ne croyez pas d’ailleurs que le temps passant offre quelquefois        
                   [avantage                                                                                                                          

  [...]Si bien qu’on accepte ce tohu-bohu qu’on finit par l’appeler.  
                  Moi
                 Comme tout le monde
                 En s’en plaignant mais en priant
                 Tout bas pour qu’il ne cesse pas

 

Dans un texte définitif, Le goût de la craie, (p.47) avec quelques pages denses de récapitulation, le poète dévoile tout son attrait pour le davantage de cristallisation qu’offre à sa vie ce qu’il écrit, par la vertu propre du langage. Le livre s’ouvre ensuite sur une seconde section, qui se présente comme une anthologie au cours de laquelle des fragments de cette cristallisation, mise en pratique année après année, de 1981 jusqu’en 2019, sont prélevés dans des énoncés les moins lyriques possible. S’y trouvent remédités les visions, les croyances et les espoirs de la jeunesse, jusqu’à la borne miliaire du « millénaire »… Autant de poèmes brefs, jetés comme des galets qui ricochent d’année en années sur l’éphanie du fleuve temporel, et jalonnent ces dix-huit années de pierres blanches ou noires. L’image de ces concrétions, de ce cri à chair de craie – j’emprunte la formule même à Olivier Barbarant – se résumerait entre autre dans des vers qui me serviront ici de conclusion à ce livre de poèmes difficiles à oublier :

 

[...]C’était comme si chaque pierre était un sable cristallisé
un morceau du pays mêlé à l’intime mémoire[…]

En tant que lecteur, j’ai beaucoup apprécié de jouer les Petit Poucet, en remontant la piste semée derrière-lui par ce poète singulier.

                                                                      

Présentation de l’auteur




Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt)

Ne pas s’y laisser prendre : il n’est pas question que de jardin(s) dans ce livre. Lou Raoul on le sait, aime, par le biais de personnages, interroger les identités, donc pose la question de l’altérité. Elle le fait d’autant mieux qu’elle se place comme au carrefour des langues. Dans ce livre, on suit Beris (qui à l’envers se lit sireb et déjà on entend presque Serbie !). Trois langues nous parlent dans ce recueil : Français, serbo-croate et un peu d’anglais.

Beris est un personnage que Lou Raoul a déjà fait exister dans Most, paru aux éditions de la dragonne en 2016. Faut-il aussi rappeler qu’en 2013 Lou Raoul est partie, pour une résidence, séjourner à Split (Croatie, côte Dalmate), séjour qu’elle évoque dans Otok (qui signifie île, lui aussi paru aux éditions Isabelle Sauvage), journal d’une résidence un peu particulier, qui ne suit pas la chronologie et dont le narrateur est Kim.  Lou Raoul ajoute à ses textes la musique d’une langue slave, rend présente la réalité de la guerre, guerre des balkans qui résonne hélas lugubrement avec celle qui se déroule actuellement en Ukraine, pays où l’on parle aussi une langue slave, pays ayant appartenu à l’ensemble des états de l’est européen situés un temps derrière le rideau de fer. 

Le livre, dont le titre suggère une deuxième chance accordée, comme un second paradis à trouver, s’ouvre sur une citation d’Armand Gatti, extrait de URSS, pays qui n’existe pas, paru chez Verdier en 1999. D’emblée cela nous apporte un éclairage et nous met, en tant que lecteur(trice), dans une forme d’étonnement curieux, avec un « comment ça ? » sur le bout de la langue.

Lou Raoul, Second jardin (drugi vrt), éditions Isabelle Sauvage 2022 (collection présent (im)parfait) , 90 pages, 15 euros.

Comme pour nous habituer à douter. Mais nous sommes prévenu-e-s : ce texte est postérieur à un voyage déjà effectué, il tente « l’aventure de la réplique ». Il serait comme le prolongement du journal précédemment paru, pas forcément qu’il se révèle incomplet, mais parce que certaines choses digérées et que d’autres hantent encore et s’invitent dans l’après. 

Le premier texte intitulé brat i sestra, qui se traduit par frère et sœur au singulier, (brat n’étant peut-être pas le morveux, le sale gosse que l’anglais signifie, quoique … ! ), semble commencer par présenter deux personnages : une sœur dont le frère aîné est parti loin (« si loin d’ici » répété comme un refrain pendant les premières pages) … Hongrie, Tchécoslovaquie … Frère et sœur au singulier mais on entend le pluriel, frères et sœurs humains, ce que nous sommes tous sur cette terre et pourtant, bien trop souvent ennemis, y compris quand nous partageons culture et langue. Une sœur que l’on rencontre à six ans … puis la Yougoslavie explose et les conflits se durcissent … la sœur devient Beris. 

Le deuxième texte accompagne Beris dans sa vie quotidienne, vie de femme effectuant les diverses tâches ménagères, jusqu’au jardin où son rapport à la terre est métaphore du rapport à l’écriture. L’injonction à la patience, la tension de l’attente est palpable grâce au rythme donné au texte :  

 

aucune lèvre à bouger mais le sang
à faire des tours de son sang 

 

Puis on suit Beris dans ses déplacements, elle prend le train, rencontre Seka, elle croise une femme maigre de noir vêtue … Cependant Beris est aussi dans un train à Morlaix, en Bretagne… un an a passé… mais l’empreinte de la Croatie est profonde, mais les souvenirs l’y ramènent avec ses anecdotes. 

Et est-ce que ce sont bien des souvenirs ? 

Le livre de Lou Raoul est un livre du déplacement, qu’il soit géographique ou qu’il soit à l’intérieur de soi (« je deviens et je m’étonne »). Il est fait de phrases sans ponctuation, souvent laissées en suspens que le lecteur a le loisir de terminer selon sa sensibilité et sa compréhension des éléments observés, décrits. Dans ce « récit » l’ordre des mots est comme bousculé, soit à cause de l’émotion, soit à cause du heurt inévitable entre réalité et fiction, soit encore pour obéir aux règles d’une autre langue dont il faut faire entendre la logique grammaticale. 

Livre des réminiscences où certains fuient la guerre, quittent leurs villages, leurs maisons, y reviennent en rêves, en pensées ou physiquement. Livre comme un film documentaire qui essaierait de tenir et montrer ensemble divers lieux, mais aussi le passé et le présent. Les temps ont été tellement bousculés dans la psyché des humains qu’ils en gardent un sentiment de vertige. Livre dans lequel l’étrangeté travaille au sein de la familiarité grâce à la façon remarquable dont Lou Raoul nous présente les choses vues, les faits rapportés. Nous avons entre les mains le livre des « si », livre des conditions et de l’affirmation. Avec ces « si » le lecteur(trice) ne peut que se poser la question de la véracité du témoignage, des témoignages en général. Quand les faits sont trop horribles pour l’imagination, pour leur sensibilité, les humains ont tendance à penser qu’on abuse de leur crédulité. Et pourtant on le sait, certaines actions humaines défient l’entendement. Devant le « si », il est possible d’entendre, bien souvent, un « et » … et si… ? » Et si les choses ne se passaient pas, ne s’étaient pas passées comme elles sont proposées par écrit… la question de la manipulation de l’information chatouille alors nos consciences, bien éprouvées à notre époque! Comment faire la différence entre les fake news, le révisionnisme, les exagérations, les dédales où s’égare la mémoire, sa restitution des faits toujours partielle sinon partiale, comment appréhender la vérité nue ? 

« Si » … un oui, un je vous assure, mais comme dans un rêve. Beris va, rencontre, observe, et aurait besoin qu’on la pince pour être certaine qu’elle vit bien ce qu’elle voit. Ce si, cette incertitude, ce conditionnel en forme d’affirmation nous confond bien un peu, mais si l’auteure hésite quelques temps, elle conclue sur :  

 

il y a des témoins des témoignages des traces
à ça s’est bien passé je réponds oui 

 

La guerre en ex-Yougoslavie renvoie à la seconde guerre mondiale côté sol français, quand posséder et cultiver un jardin, on y revient, pouvait être gage de survie. 

Et si ! Beris écrit, un avatar de Lou Raoul sans doute, et si, elle revient de Croatie :

elle peut sourire et marcher vers la maison dont les murs bientôt seront rouges au soleil du 
matin
si elle sait sa main
sur un visage
poser

et si elle sait encore aimer 

 

Dans la dernière partie du livre la langue serbo-croate n’apparaît plus. Partie intitulée Beris Timber comme pour signifier le bois dont on est fait. Timber comme charpente. « je suis Beris Timber » en est le leitmotiv. Beris à la campagne, aimant, communiant avec la nature, mais aussi Beris au milieu de ronces, menacée de déchirements, où démêler, désintriquer est difficile… une situation métaphore de l’auteure, captive de deux pays, de deux langues ou plus, captive des histoires, des drames, des souvenirs, il faudrait s’en désencombrer (« jeter ceci à la fosse ») comme le cauchemar du petit frère qui par son apparition permet de relier début du livre et sa fin, frère et sœur de nouveau convoqués, pas les mêmes mais qu’importe. 

Le nom de Beris Timber fait écho aux nombreux noms d’emprunt qu’un militaire franco-serbe a dû utiliser pour échapper aux poursuites du tribunal international, tour à tour condamné, puis acquitté… Alors en effet, il est bien question de « comme si », de « et si », « comme vous comme pour moi » ajoute Lou Raoul qui pour la première fois s’adresse à son lecteur(trice). Un mot de la fin qui laisse sur sa faim, qui encourage chacun à fouiller en soi les nombreux autres qu’il (elle) peut, qu’il(elle) sait également être. 

Second jardin est donc un livre qui encourage à en savoir plus sur l’humain, ses meilleurs et ses pires, ailleurs ou ici, là-bas ou tout près. Notre esprit est capable de souplesse, capable de ces grands écarts. Et si l’on y gagnait une forme de santé. Ou bien si la lucidité, en était la récompense ? … certes blessure (la plus rapprochée du soleil disait René Char). À vous de voir, à vous de lire, à vous de vous laisser désorienter entre France et Croatie, pour mieux comprendre qui vous êtes !

Présentation de l’auteur




Jacques Moulin, Corbeline

Entends l'oiseau
qui dit
qu'oui qu'oui
l'entends-tu
oui ou non
qui fait
qu'oui
depuis l'aile
disons l'oïl
jusqu'au cercle
oc-
ulaire
et son bec qui toque
au vivant
bec s
oui que si
c'est la vie
l'a pas dit
c'est nenni
et tant pis
si son croupion
fait non

C'est une extraordinaire bonne surprise ! Frais, aérien et fouailleur, drôle souvent, croustillant de mots inventés. Jacques Moulin nous offre une  facétie plumologopataphysique.

Un livre sur les oiseaux ? Un livre oiseau ? En l'écoutant — car il vous faudra béer du bec et les énoncer, ces poèmes — on entend froissements d'ailes, coups de griffes sur écorce, pépiements paniqués. Et les mots semblent sortis d'une graineterie un peu foutraque bien sympathique.

Il s'en est pourtant fallu de peu que je laisse ce recueil de côté : il arrive par la Poste, je déballe le volume relié très luxueux, impressionné par la qualité d'impression, la finesse de la typographie et le côté très galerie d'art moderne des images d'Ann Loubert. Ouh la la, ça rigole pas ! J'ouvre au hasard… une histoire de corbeau. Ah ? Tout ça paraît bien fluet, comme si je venais d'entendre un air de mirliton alors que je me recueille au milieu des colonnes du Panthéon. Curieux choix éditorial !

Et puis ma chère femme ouvre l'ouvrage et se met à lire les poèmes. À voix haute. Alors les mots de Jacques Moulin prennent leur essor, la ligne d'horizon se gondole, je déguste, je souris, je frétille, je pleure de rire et de joie toute simple.

Avec tout le respect que j'ai pour l'oeuvre inspirée d'Ann Loubert et le catalogue de l'Atelier contemporain, il me semble que ce genre de texte appelle des artistes un peu plus rugueulards comme l'artiste brut François Werlen… et une couverture souple, crénom de nom ! une couverture souple qu'on puisse l'emporter et le déclamer au milieu des landes et des bois. Ou au milieu d'un carrefour, en tirant la langue aux caméras.

Jacques Moulin, Corbeline, monotypes d'Ann Loubert, L'Atelier contemporain, septembre 2022, 176 page, 20€.

Présentation de l’auteur




Amedeo Anelli, Vincent Motard-Avargues, Pierre Dhainaut

Amedeo Anelli, Hivernales et autres températures

Le poète de Codogno, dont j'avais apprécié « Neige pensée » et « Alphabet du monde », propose ici ses traversées de l'hiver, du froid, de la brume, des éléments dans une volonté d'inscrire, couche par couche, ses sensations de vivant. Il y a ici , il est vrai,  une véritable prospection de la « nature naturante », dans la mesure où l'oeil, le corps font un avec ce qui est perçu.

L'écriture, au fil des hivers 2021 et 2022, a retenu nombre d'impressions « hivernales » : séquences de contemplation et de vie, décrivant au plus près le « givre dentelle de glace », le « questionnement » dans la solitude, toutes les lumières versatiles et mouvantes que les jours d'hver proposent.

Devant ces tableaux de « temps de gel », le lecteur feuillette un journal de bord, sensible aux variations, aux échelles, aux mouvements pertinents d'une nature observée avec soin.

Le secret de la brume
l'abondante lumière qui obscurcit la vue dans la transparence
par soustraction entre terre eau et ciel. (p.25)

Sans être en rien philosophique, cette prégnante poésie consigne tout de même toutes les rétentions de vie et de mort dans un univers enveloppant. Le vent lui-même devient signe d'existence. On sent le poète attaché à dévoiler du réel des urgences.

Les souvenirs, quelques scènes encrées, des tableaux du passé fournissent une matière noble à l'auteur. 

Amedeo ANELLI, Hivernales et autres températures, Libreria Ticinum editore, 2022,78p. Traduction de l'italien par Irène Duboeuf. Recueil bilingue français-italien ; 13 euros.

Ce qui se perd se rattrape dans les mots et l'hiver, avec ses effeuillements, est bien la saison de la pause et du recul, comme si l'être y devinait ses traces.

L'écriture, très belle, très significative, emprunte ses beautés aux éléments qu'elle trace ; elle est le « rêve qui nous sauve dans le besoin » (p.49).

Le poète de Codogno, parlant de sa cité, de sa région, donne un message universel : celui de l'imprégnation du monde.

Vincent Motard-Avargues, Peinture de l'absence

Ce seizième recueil du poète bordelais se passe presque d'images pour circonscrire les reliefs d'une enfance, d'une mémoire, tissée de brefs éclats de murs, de jardin, de maison, d'impressions.

Comme si l'auteur souhaitait dresser une liste de constats, de petites saynètes, réalistes.

Très descriptives, les phrases du poète énumèrent le « perdu », « l'air de riens », « la ponctuation du vide », « l'empreinte durable d'un rêve ».

Les espaces figuratifs de l'illustrateur, économes et silhouettés, renforcent cette sensation elle aussi durable d'une déperdition.

Les poèmes, constitués de peu de vers, eux-mêmes réduits à quelques mots, semblent réitérer, de page en page, l'absence du titre.

Tout regard semble « brouillé » et la conviction que les promesses n'ont pu être tenues.

Le ton, désolant, tristounet, éveille le lecteur à une mélancolie, patiente mais partageable.

Vincent MOTARD-AVARGUES, Peinture de l'absence, le chat polaire, 2022, 76p., 12 euros. Illustrations économes de Luc VIGIER.

Pierre Dhainaut, à portée d'un oui

Une poésie de l'acquiescement par l'un de nos plus grands poètes francophones (avec Ancet,Vandenschrick, Grandmont, Miniac), acte de jeunesse du poète dans son grand âge pour redire avec force, souplesse, fluidité, les vertus des images, de la poésie.

Qu'il s'agisse de poèmes longs comme dans les deux premières parties du livre ou sous forme de tercets à vertu aphoristique, le poète délivre au sens le plus concret l'ouïe du lecteur, apte à saisir la musique fluide qui coule, fervente, sertie de dons, d'  « air pur », de « mémoire ». Il faut avoir beaucoup vécu pour tendre sa voix à sa plus haute expression libre, dans « l'insaisissable » de la prise.

Là où les temps se conjoignent (demain, maintenant), le poème peut peut-être décliner « l'art du murmure » fondamental :

tu t'en remets à la parole, le silence
la ravive, qui l'oblige à reprendre essor, présente,
elle est toujours présente (p.7)

La quête est de toujours la ressource, mais que chercher qui ne soit lui-même « approche » dans l'accomplissement ?

 Pierre DHAINAUT, à portée d'un oui, Lieux-Dits, coll. Cahiers du loup bleu, 2022, 44p., 7 euros. Loup de Caroline François-Rubino.

L'auteur sait donner place au feu des mots, à leur « sonorité » et à ces plantes colorées, telle la glycine, symbole du renouvellement, des saisons, du grand âge perpétuel.

Au sein de la « terre heureuse », Dhainaut aime reconnaître, renaître aux choses, dans l'éternel avril, où la lumière croît comme floraison .

La trentaine de poèmes décrivent la tension entre la vigilance et les mots qui puissent l'honorer, sans faux pli, sans accroc.

Une musique (« origine) retourne à l'enfance, qui dès lors se réinvente dans la couture des vers, en ce « foyer des mots », gages de « perspective ».

Le titre, au-delà de sa beauté – dire oui si beau -, ouvre « la respiration de l'ensemble ».

Un très grand livre, à l'écriture souveraine.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

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Waston Charles, Seins noirs

 Il faut oser le « Je ». Le « Je » se déclame, s’assume, se décline pour s’incliner vers l’autre, les corps, la mer, le fleuve ou le ciel. Watson Charles réussit cet exploit d’une poésie à la première personne.

Car, quand on dit « Je », les écueils sont nombreux. Entre la complaisance, le nombrilisme ou l’image facile, le « Je » peut s’écraser et faire s’échouer le poète. Il faut donc un « Je » qui, à travers les bonheurs et les misères d’un monde, aille chercher un horizon ou un silence. Alors, de possiblement ridicule, le « Je » se transfigure, magnifique. 

(…)

Chaque instant
Je ressens le rire des clochers
Comme cette pierre dont je suis fait

Cette main tendue
Tel un morceau de givre
Ne fallait-il pas l’arracher dans la bouche du mendiant

Je parle de ce vent qui nous fait vivre
Et du ciel chargé de pluie

(…)

Watson Charles, Seins noirs, Éditions Æthalidès, 2022, 128 pages, 17 €.

La musique de Watson Charles rappelle celle de Césaire ou de Saint-John Perse. Ses images font écho à celles de Jean d’Amérique ou de Coutechève Lajoie Aupont, plus proches de nous. Est-ce à dire que, désormais, seuls les poètes insulaires seront « sauvés » ? Quand on lit ces pages lumineuses et que, parallèlement, on parcourt nombre de recueils de poésie récents, on ne peut que se demander si le béton de nos villes tristes et pluvieuses ne recouvre pas automatiquement les terres intérieures ainsi que les mains qui tentent de s’en extraire. Nous, lecteurs, devons croire à une langue non figée qui avale tout ce qui coule à sa portée : « le ciel aplati et noir », « l’absinthe qui sort de la bouche du voleur » ou encore « la foudre gisant près des rivages ». Nous devons croire à une écriture riche, audacieuse et généreuse comme celle de Watson Charles.

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Marilyne bertoncini, La Plume d’ange

La lecture du conte « La plume d’Ange » nous ouvre à la magie d’un style et d’un univers. Nombreux sont ceux qui, tel le modeste auteur de cette chronique, sont fatigués par l’inlassable écriture post-célinienne d'écrivaillons sans talent ni imagination, bien loin de l'auteur du Voyage au bout de la nuit qui détestait la facilité et la démagogie.

Aux amoureux de la littérature digne de ce nom, travaillée avec amour, Marilyne Bertoncini donne à lire dans un style magnifique, enchanteur, ciselé un apologue mystérieux. En harmonie avec l’histoire étrange du professeur Ange Tardini, le lecteur entre dans le récit et, l’ensorcellement le gagnant, n’en sort que malgré lui – la dernière page dévorée. En me gardant de dévoiler quoi que ce soit de l’envoûtante histoire, que l’on me permette de donner deux courts extraits qui illustreront le talent de Maryline Bertoncini : « Il se rappela alors très vivement la plume qui l'avait tant fait rêver, et il resta longtemps les yeux fixés sur les signes du matin. Peut-être que, s'il avait essayé d'écrire avec elle, peut-être qu'il aurait écrit le livre du monde. Elle avait les couleurs du mystère, elle aurait peut-être dévoilé les secrets de l'univers. Peut-être... Il rêvait les yeux ouverts. » ; ou encore, quand le narrateur affirme qu’il n’existait « rien d'aussi fascinant que le jeu de clair-obscur qui se modelait autour d'elle ; rien de plus étrange que cette fragilité aérienne, qui évoquait pourtant l'impénétrable dureté du métal. Avant de se coucher, il la posa délicatement sur la table de chevet. On aurait dit un joyau d'où jaillissaient d'imperceptibles éclairs noirs dans la pénombre. »

Marilyne Bertoncini, La Plume d'ange, illustrations Emilie Walcker, éditions Chemins de plume, 2022, 16€.

Le récit lui-même, sa lecture finie depuis bien longtemps, continue de nourrir l’âme du lecteur. Comme toutes les œuvres d’art, cet apologue fait naître nombre de questions, notamment existentielles, sur le rapport que nous établissons avec l’acte d’écriture, ou encore sur ce que ce dernier peut avoir – ou oublier d’avoir – avec l’altérité. Posons-en quelques-unes, sur lesquelles « La plume d’Ange » se garde d’apporter des réponses réductrices.

Les passionnés du livre, de l’écriture, comme l’est Ange Tardini, le savent : la littérature n’est un remède aux maux intérieurs que dans la mesure où l’esprit critique et l’ouverture au monde accompagnent le mouvement. Nullement à l’abri des préjugés, le personnage en fera l’expérience bénéfique vis-à-vis des êtres qui l’entourent, qu’il a enfermés un peu tôt derrière des épithètes définitives. De même, jusqu’où n’était-il pas aliéné, emprisonné dans quelque geôle spirituelle, jusqu’à la mystérieuse découverte de la plume ? Sa vie vieillie « avant l’âge » derrière d’interminables « habitudes » étaient-elles choisie ou subie ?

Rien n’est affirmé ici, tout est subtilement raconté, et nous vivons son périple pour comprendre le mystère de cette sublime et ensorcelante plume, belle allégorie de toute activité littéraire.

Ce conte magnifique s'enrichit d'un dialogue constant entre la narration et les illustrations d'Emily Walcker. Ces peintures donnent à voir une interprétation personnelle de l'artiste qui, déployant dans l'espace et la couleur l'impression de mouvement féerique du conte, offre au lecteur le talent et la vision d'Emily Walcker. Cet apport d'une grande richesse, cette perception originale d'une artiste sont un don précieux pour le lecteur.

 




Benoît Reiss, Un dédale de ciels

Les aïeuls de Benoît Reiss ont vécu sous un « dédale de ciels ». L’auteur raconte ici poétiquement leurs vies, celles d’hommes et de femmes qui ont vu poindre « les incendies à l’horizon ». Saga d’une communauté juive abordée dans une série de tableaux où le réalisme côtoie volontiers l’imaginaire et même une forme de fantastique.

Dans le très beau livre de Benoît Reiss, il est question de père et de mère, de grand-père et de grand-mère, mais aussi de mères de grand-mère ou de grand-père… Le poète remonte allègrement les branches de son arbre généalogique. Il parle de ses « aïeuls taiseux », de « corps légers couverts de rides enfantines », d’ancêtres « absorbés de sagesse » qui « nomment une à une les étoiles », des « ombres longues/dans l’été blet et immobile », des « femmes victorieuses » (ses arrière-grands-mères), de « mains couronnées de veines » (les grandes-tantes)…

Benoît Reiss dit avec des mots de poète (et quels mots si merveilleusement empreints de tendresse !) ce que Aaron Appelfeld a dit si magnifiquement dans Mon père et ma mère (éditions L’Olivier, 2020). Chez les deux auteurs, le même amour de la lignée, de l’ancrage dans les traditions ou dans l’histoire que des mots en hébreu ou yddish perpétuent ici comme autant de balises sur des destinées rudement mises à l’épreuve. Voici les shomrim (veilleurs). Voici les Schlemazel (malchanceux). Des lieux sont aussi évoqués furtivement où des aïeux ont vécu ou passé : Buxières-les-mines, le cimetière central de Vienne, le camp de Gûrs, les bords du Danube…

Car ce monde que Benoît Reiss restitue avec tant de bonheur, après duquel il a tant appris, voit des nuages noirs s’amonceler à l’horizon. « Nous marchons près des baraques sous les poings du soleil ». Le poète (né en 1976) s’imagine aux côtés de ce grand-père qui ne lui répond pas mais qui d’un geste « congédie dieu ».

Benoît Reiss, Un dédale de ciels, Arfuyen, 2022, 13 €.

Destin tragique d’hommes et de femmes condamnés à porter « des valises fatiguées/à moitié vides au bout de leurs bras » et qui « fuient les aboiements », car, « par décret », ces ancêtres « n’ont plus de biens ». Ainsi, écrit- il, l’on ne compte plus toutes ces « familles envolées dans le courant du ciel ».

Mais il y aura les Justes à qui Benoît Reiss dédie son livre, eux qui ont sauvé ses grands-parents. Et puis, il restera ces images fortes qui marqueront à jamais le jeune Benoît : la leçon de vie apprise d’une grand-mère près de laquelle il est accroupi et qu’il découvre, une autre fois, « adossée au silence », lavant « son linge de corps ». Et que dire de cet aïeul dont le travail « consiste à couper les ongles des morts » mais qui raconte que « bien sûrs les ongles des morts continuent de pousser ». Merveilleux ! Oui, un livre merveilleux !

Présentation de l’auteur




François Teyssandier, La lenteur des rêves, Jean-Pierre Boulic, A la cime des heures

François Teyssandier, La lenteur des rêves

Les poèmes de François Teyssandier « encrent » les mots en une terre où les rêves se dessinent, sa poésie prend sa source «  aux premières images de ce monde » ; un monde traversé de lumière, le mot lumière est présent dans  24 poèmes sur les 39 qui constituent ce recueil. Et, quand la lumière n’est pas nommée, très souvent son contraire l’est, car il n’y a pas d’ombre  sans lumière…

Ce recueil est une quête de la lumière que le poète « porte à bout de bras/ comme un soleil ouvert »

Le poète est un marcheur sur des «  chemins perdus » il traverse la lumière « comme un nageur fend la mer », il est aussi « comme un danseur dont les gestes / Auraient la lenteur des rêves » le dernier vers du poème p. 6 donne le titre au recueil.

Des poèmes de méditation où l’homme se confond avec les éléments. François Teyssandier emmène le lecteur en une promenade méditative, un retour à l’enfance et à ses rêves qui nourrissent ceux d’aujourd’hui. Le paysage se dessine à livre ouvert  sur les pages blanches ; plus que le paysage regardé c’est le paysage rêvé que nous donne à voir le poète comme le ferait un peintre : «  le poème est comme un jaillissement / de mots d’images et de couleurs sonores ».

L’auteur aspire à une libération et cependant l’écriture elle-même pourrait l’enfermer, tout comme la lumière peut mettre en évidence les ténèbres. Les mots donc pour traduire «  ce désir d’éternité », les mots pour «  ne plus être prisonnier ». En ces poèmes, le souffle et le vent comme métaphores de l’esprit qui habite et les mots et les paysages, et qui habite toute vie : « si légère que le vent/ Pourrait l’emporter/ Dès le premier signe d’orage. ».

François Teyssandier La lenteur des rêves, editions Les Lieux-Dits

L’auteure Charlotte Jousseaume à cette très belle expression : « C’est la lumière qui rend possible toutes choses nouvelles, qui leur permet de s’accomplir dans la réalité » (1) c’est bien cette lumière  qui fait des rêves et des mots de François Teyssandier des réalités nouvelles qu’il nous invite à parcourir dans la lenteur.

Jean-Pierre Boulic, A la cime des heures

 

Dans sa préface  François Cassingena-Trévedy qualifie ce recueil de «  bréviaire » que le poète met à notre disposition, un poète qui fraternise avec la poète Marie Noël cette sainte et poète des «  petits riens ». Les mots que François Cassingena-Trévedy adressent à Jean-Pierre Boulic, peuvent aussi l’être à Marie Noël, car pour eux deux, «  Un rien enlumine les Heures pour celui qui a le cœur ouvert à la reconnaissance et à l’émerveillement. » ; la poésie est bien un exercice spirituel, tout en simplicité et spontanéité.

Comme il y a la liturgie des Heures cette prière quotidienne chrétienne, ce recueil est liturgie des heures en notre quotidien, une liturgie qui s’inscrit au cœur des lieux que le poète habite, un poète qui vit à l’orée de l’Océan et que cet Océan parcourt jusqu’aux moelles du corps.

Tout lieu est «  lieu de l’âme », il faut savoir regarder, se tourner vers un horizon qui s’offre et qui interroge.

Elève le songe vers ce qui t’échappe

………………………

Et la lueur qui traverse

Les songes de l’univers

Que tu ne saurais nommer

D’où vient-elle ?

En ces lieux la beauté offerte, toujours gratuite.

Jean-Pierre Boulic, A la cime des heures, editions L’Enfance des arbres, 2022, 104 pages, 15€.

Si le regard est important, l’ouïe l’est tout autant, car près de l’Océan, le vent souffle et l’occurrence du souffle est constante dans la première partie du recueil : Lieux

Le souffle qui nait au large (Demeurer p.16)

Un souffle va et vient (sans titre p.20)

Le souffle de la glaise (Désir p.21)

Un souffle se pose là-bas (L’Estran p.22)

Ton vécu devient souffle (Vécu p.23)

Sentir s’en venir un souffle (Ainsi p.24)

Le souffle qui vivifie la terre : La terre vivifiée comme pleine de grâce (Nouvelle saison p.28), c’est le souffle de la création. Le poète est comme le potier, un artisan créateur ; le poète devient ce « potier de lumière ».

Chaque rencontre aussi minuscule soit-elle abrite la présence, l’Esprit est au cœur du silence et de la « lumière du vide » se révèlent les mots capables de traduire ce qui est enfoui.

D’un rien naît la lumière : «  l’étincelle d’un rien » pour entrer dans ce temps d’amour donné, un amour gratuit offert au monde et aux hommes.
La Résurrection silencieuse est au cœur de ce recueil, le poème Aller au cœur, annonce l’ensemble des poèmes de la partie L’étincelle d’un rien, mêmes images et même présence dans le poème Ne me retiens pas, celle qu’a rencontrée Marie-Madeleine au tombeau, à l’aube et cette parole énigmatique qu’elle reçut «  Noli me tengere », présence aussi de l’ange annonciateur. On entre alors dans un autre temps, un temps accompli, et le temps de la louange est venu, un vers du poème Voir (p.58) :

Un souffle….

Loue les biens de ce monde. » renvoie à un poète dont Jean-Pierre Boulic pourrait revendiquer la filiation, Les biens de ce monde le recueil testamentaire de René-Guy Cadou , son dernier recueil, publié quelques jours avant sa mort.

Un poète qui lui aussi a su célébrer cette communion étroite du poète avec tous ces riens, tous ces biens qui nourrissent et son écriture et sa vie spirituelle. René Guy Cadou lui aussi attiré par la figure christique ; tous deux le savent, la poésie transmue comme l’amour le mal quand la poésie est parole d’amour  et de paix, elle mène de la couronne d’épines à un cœur sans épines :

La poésie colombe
De la blancheur de ses ailes
Sur la branche de sureau
Porte un rameau d’olivier (p.60)

Le sureau renvoie à Judas le traite qui se pendit à l’une de ses branches, mais le temps accompli, de la trahison et de la mort, pourra naître la paix.

Dans ces images d’oiseaux et d’arbres, se cache l’étincelle de l’essentiel.

Dans le poème Mal aimé, l’oiseau s’abrite dans le sycomore, l’arbre de ceux d’en bas, l’arbre qui élève tout pêcheur et le présente à la bienveillance de Dieu, suit le poème Amour en résonance avec le texte évangélique aux corinthiens (13/4-8)

La multiplication des pains rappelle au poète cette faim qui habite l’homme, une faim que seul l’Amour peut rassasier. Cet amour a pris chair et lui seul désaltère, plus que l’eau du puits, la Samaritaine va le découvrir ; car au pied du puits, une rencontre et une demande qui feront « éclore l’âme ».

Le Christ toujours présent, le poète en témoigne, une Présence qui aujourd’hui comme hier nourrit, désaltère, car il est celui qui accueille toutes les blessures :

Le Christ dans la cuisine

…………………..

Souvent tu te retournes
Tu souffles tes blessures
Qui perlent au côté. ( p.70)

En la dernière partie Bénir le temps Jean-Pierre Boulic nous fait entrer dans le temps de l’Après, quand tout est accompli, le poète comme tout homme qui a rencontré la Parole, est envoyé en mission et doit selon la parole dans l’Evangile de  Matthieu : « Secouer de ses pieds la poussière » ; paroles que reprend le poète dans le premier poème de cette dernière partie.

Secouer la poussière, continuer à avancer, se tourner vers d’autres horizons, aller porter la parole.

Le poète doit lui aussi s’en remettre à celui qui sait et comme le pécheur qui cherche en vain le poisson, le poète est appelé à jeter ses filets alors seulement il trouvera en «  abondance les mots vivants. »

En ce recueil Jean-Pierre Boulic appelle à voir autrement le monde et comme Marie-Madeleine à se tenir au plus près de l’Amour dans le jardin, comme elle qui au matin de Pâques alors qu’il ne faisait pas encore jour, a cru voir le jardinier.

En ce jardin qui se fait cantique et louange, sans occulter la souffrance, les plaies, la souillure, savoir que «  chaque heure accomplit le temps » et se savoir comme Marie-Madeleine choisie pour bénir ce temps nouveau.

Grâce aux mots du poème, accueillir à l’infini le Nom inépuisable, le servir et le transmettre par la force vivifiante des mots que lui seul habite, que le poète accueille et nous transmet

Le poète Jean-Pierre Boulic sait plus que tout autre, comme le disait François Mauriac que «  La merveille est dans l’instant » ; Un instant accompli, habité et qu’il nous faut vivre.

L’expérience de l’Evangile n’est pas pour Jean-Pierre Boulic séparée de son expérience quotidienne. Il pourrait faire siennes les paroles de Jean-Pierre Lemaire : L’Evangile n’est pas pour moi séparé de mon expérience quotidienne. Je constate  que les images bibliques prennent une part croissante dans ma poésie. 

Le recueil est un hymne à la vie la plus ordinaire, il est le reflet d’un poète friand de la vraie vie et qui sait découvrir des pépites lumineuses dans les petits riens.

Notes 

1 extrait d’un article, La Vie 28-07-2022

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cécile OUMHANI, La ronde des nuages

Romancière (huit romans à ce jour), nouvelliste, et surtout poète, Cécile Oumhani propose  un seizième recueil.

La poète consacre tout un livre, dans l'accompagnement d'oeuvres de W. Turner, créées lors de ses deux voyages autour de Grenoble.

Elle a emprunté les chemins du peintre, commentant l'oeuvre, faisant écho des paysages.

L'intensité de cette poésie relaie bien celle des couleurs des aquarelles, toiles et dessins du peintre anglais.

Structuré en trois parties, deux de poèmes en vers, une de poèmes en prose, le livre  participe d'une aventure où la peinture est sans doute un prétexte à faire découvrir autre chose. Si l'on met ses pas dans ceux d'un créateur, c'est pour s'imprégner d'un climat, proposer le sien, croiser des univers.

Turner favorise les vues de montagne, avec couleurs, brumes et flous ; la poète le suit en toute cohérence. Ses promenades , ses voyages la mènent aux cimes, prélevant torrents, fleurs de montagne, hameaux isolés, maisons accrochées aux pentes, grande solitude.

La beauté – que voyait donc le peintre ? - est partout, indécidable, intègre, livrée aux yeux qui sachent voir, au-delà des pierres. Le temps s'arrête, c'est l'heur(e) de la contemplation :

 

Cécile OUMHANI, La ronde des nuages, illustrations : Turner, la tête à l'envers, 2022, 78 pages, 18 €.

au plus près du chemin
où tu poses ton pas

...

écrire les nuances à l'horizon de la page

...

très haut nous posons nos pas
à même l'arche d'une nuit inconnue

 

Toute la nature défile au rythme des images de figuier, de merle au sommet, de murets.

La poète, sans complaisance, dessine un univers qui lui ressemble, tissé de quiétude et d'interrogations fécondes.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Dominique A, de l’ardent Courage des oiseaux à la Vie étrange…

« Si seulement nous avions le courage des oiseaux / Qui chantent dans le vent glacé » confie l’artiste à travers sa chanson-manifeste, extraite du disque initial La fossette et reprise dans la capture de concert Sur nos forces motrices, en invitation à déployer nos ailes, si ce ne sont des exhortations à nous battre contre les éléments, à renverser le sort qui se déchaîne, à faire preuve de la bravoure dont témoignent ces volatiles, dont Dominique A s’affirme un messager, l’intermédiaire, nous rendant ainsi plus sensibles à l’éphémère tissé au jour le jour, cette trace de notre « éphéméride » des petits riens aux grands rendez-vous. Chacun des textes de ce grand artisan écrit au cordeau, justesse des mots dans l’écrin d’une musique délicate, s’avère un prélude, une préface à une vie agrandie, à laquelle nous aspirons, à respirer à pleins poumons, compagnons de cette magnifique aventure.

À surmonter le sordide et à atteindre alors le sublime, à faire du moindre défaut, de chaque vertu l’occasion d’un mieux-vivre, en harmonie avec la nature, en intelligence avec nos semblables, dans une luminosité commune. Amis des instants de grâce qui balaieraient les dates de malheur, à tire-d’ailes-épousailles des mouvements à envoler nos âmes, mais en parfait accord avec le monde retrouvé, telles ces puissances rotatives à l’émotion de chacun…

En jalons de ce combat pour une vie meilleure, les chansons s’égrainent, dès les premiers albums, miroirs troubles des tâtonnements et des émois Pour la peau 

Dominique A - Le Courage des Oiseaux

« Qu'est-ce que tu n'ferais pas Pour la peau? » à la déclaration de l’être en proie au tourment Je t’ai toujours aimée : « Avant de sombrer dans l’erreur / Et de couler comme un vieux cargo / Mon tout dernier regard / Se portera sur ton cœur / Où je cachais chaque nuit / Les plus honteux de mes sanglots », dès les auspices d’Auguri, en s’ouvrant au salut des marins à L’Horizon à trouver : « Mais un jour sur ta manche tire le capitaine / Les yeux exorbités, il te dit, « Repartons ». / Il est temps de sortir du sommeil des reines / Car nul ne vous attend autant que l'horizon. » ou à la réminiscence mallarméenne d’un romantique idéal vers L’Azur : « Ceux qui partaient / Tout le malheur/ Semble étranger au bleu du ciel ? » via La Musique vectrice de ce chant obstiné, prompt à faire tomber, un à un, les obstacles semés : « Et la musique charriait l'onde / Et le principe d'immunité / Tombait aux pieds de la musique / Et les digues de s'incliner » …

Son impérieux appel Vers les lueurs, à l’ère où tous les paysages se ressemblent, entre autoroutes, hangars, marchés, grandes enseignes et parkings bondés, se fait clameur dans Rendez-nous la lumière : « Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté / Le monde était si beau et nous l'avons gâché », les autres morceaux de ce disque-clé sonnent en autant de variations d’une même quête de clarté, Loin du soleil : « Oh même en plein soleil / On est toujours loin du soleil », Quelques lumières : « Je ne demande pas la lumière / Quelques lumières seulement / Longeant le bord de la rivière / Jusqu'à la rue que rien n'éclaire », Vers le bleu : « Mais comment vais-je faire pour / Pour te ramener vers le bleu? », Par les lueurs : « Et soudain / Par les lueurs / Nous voilà traversés / Par les lueurs », une seule et unique soif d’incandescence traverse ainsi l’album-concept en aspiration profonde qui innervera encore l’écriture, du besoin toujours du grand large vers L’Océan dans Éléor : « Si ma ligne de vie venait à se casser / J'aimerais pour finir avoir encore le temps / De monter sur la dune et le voir écumer / J'aimerais pour finir regarder l'océan » à la nostalgie des luminescents commencements dans Toute latitude : « Nous avions toute latitude et toute la vie / Toute latitude et toute la vie / Aucun engagement d'aucune sorte / Et pour seule devise, « peu importe » », en passant par la lueur vacillante de La Fragilité : « Chaque jour cherche à cacher / Ce que tu as, de plus précieux / Ce qui te fait garder les yeux, ouverts / Ta fragilité »…

Dominique A, "Désaccord des éléments", Le monde réel, disponible ici : https://dominiquea.lnk.to/lemondereelYD

Et quand à l’aube de ses cinquante ans, Dominique A entreprend alors de revisiter les moments importants de sa vie et de son évolution musicale, il le fait au tamis d’une vingtaine de chansons, celles de [S]a vie en morceaux, s’efforçant à comprendre comment ses mélodies sont nées, en revenant sur son œuvre prolifique comme on renoue avec les traces de l’enfance qui n’ont cessé d’habiter l’artiste : « On se demande parfois de quoi on se souvient. Mieux vaudrait se demander comment. Dans mon cas, je le sais, c’est avec les chansons. J’ai parfois eu l’impression qu’elles prenaient le pas sur la vie. Qu’elles la surpassaient. Qu’elles valaient mieux que moi et que ce qui pouvait m’arriver. »

Dominique A - Avec les autres - Titre disponible ici : https://DominiqueA.lnk.to/LeMondeReel

Il y évoque les doutes solitaires et les rencontres marquantes, son lot de joie et de peine, en invitant son lecteur à entrer dans son univers de créateur, celui qu’il sublime dans le dernier EP Vie étrange où la place de l’écriture conjugue encore le feu reliant l’intime à l’universel, faisant du contexte du confinement et de la disparition du chanteur Christophe, le témoignage sur le fil de la perte, déroulant sa litanie inconsolée tandis que la pluie tambourine à la fenêtre : « Quelle vie étrange / Plus de mots bleus, no more »… Morceaux épars, éclats de textes, bribes de soi et des autres, ses Papiers froissés remontent aux bagarres de l’adolescence, pour mieux « défroisser » cette existence entre capture, don, partage et petites manies : « Nous sommes des papiers froissés / Des gosses avec le cœur pilé / Qui jouent entre eux à se blesser », puis cèdent enfin le pas à l’attente d’une Éclaircie, cette reprise du groupe de Marc Seberg, qui viendrait ramener à son tour l’être aimé : « Et si ce n'est pas pour demain, alors j'attendrai le jour d'après / Un millier d'années, un éclat de verre, milliers de larmes / Une éclaircie ». Ne croirait-on entendre étrangement la chaleur toute en mélancolie du Sud de Nino Ferrer ?