Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur

Objets d’une publication initiale aux éditions Le Temps qu’il fait, ces poèmes ont longtemps patienté sous le boisseau de l’indifférence avant que Marie Alloy, éditrice avisée, ne les mettent à nouveau en lumière.

Bien lui en a pris car nous voilà du même coup pris dans un exercice salutaire d’introspection désintéressée et tout à fait essentielle, au cours de laquelle le poète ne s’attache qu’à une chose : faire le jeu de l’instant. Autrement dit, c’est bien la question du sens de nos vies et de l’écriture qui est posée, sans autre réponse que le mystère des mots en forme d’ostinato et de résonance à la voix insondable du vent. Jean Pierre Vidal a recours à une grande économie de moyens. Pas d’effets ni de lyrisme, et encore moins d’artifices. Rien que le nécessaire, pour dire toute la précarité de la vie humaine face à ce qui la dépasse. Car ne nous y trompons pas, Vent et couleur / ne sont pas matière de mémoire. Certes. Mais nous nous souvenons / du soleil d’Hiroshima / du vent glacé d’Auschwitz. C’est la dualité du monde qui donne souffle au poème. Le chaud, le froid. L’éphémère et l’éternité. La vie, la mort. Et puis la couleur et le vent qui transcendent toute chose, en tant que métaphores à l’unisson, basses continues de la symphonie du monde et de l’existence. S’il est une chose à retenir, c’est sans doute que Le vent nous dit qu’une digue / doit se rompre en nous, rien de moins. La peur de mourir, le désir d’aimer, la vanité du poète alors que les mots dont il dispose ne sont pas sa propriété ? L’angoisse de la perte de l’âme ? Sans doute, et peut-être bien d’autres choses encore.

Jean-Pierre Vidal, Le Vent la couleur, Le silence qui roule, collection Poésie du silence, 2021, 100 pages, 13 €.

Qui écrit veut se survivre, nous dit Jean Pierre Vidal, tout en soulignant la vanité de l’entreprise. En ayant conscience du poids de l’illusion et aussi de sa nécessité vitale. Interrogation spirituelle ? Avant tout poème, pour dire le désir de vivre et d’être au monde, entre la peinture et le vent, avec au cœur la certitude qu’il n’est pas d’autre voie.

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Anne-Lise Blanchard, L’horizon patient

 La poésie d’Anne-Lise Blanchard est celle de la retenue, du bref qui « fait sens ». L’intérêt qu’elle peut porter à l’épure de la poésie japonaise - version haïku - n’est pas étranger à cette manière qu’elle a d’envisager l’écriture poétique. « Le poète possède l’art d’exhiber le rien ou le presque rien, de l’enluminer », estimait François Cassingena-Trévedy dans sa Poétique de la théologie (Ad Solem, 2011).  Le nouveau recueil d’Anne-Lise Blanchard en est une vibrante illustration.

Nous voici donc avec L’horizon patient au cœur d’une méditation « pointilliste » sur notre présence au monde. Ce monde est celui d’une forme de chaos (« Le chaos reste patient », écrivait la poétesse bretonne Eve Lerner dans un récent recueil publié chez Diabase). « Je me tiens/ à la lisière/du vide qui gagne/en sourdine/déposant son chaos/au cœur du dénuement », écrit pour sa part Anne-Lise Blanchard. Plus loin, elle affine son diagnostic : « D’écrans en boîtes vocales le monde/se mutique s’opacifie/la peau se sciure/la langue s’épaissit et dehors/l’horizon/s’amenuise ». Alors le poète « implore le silence et implore la lumière ». Mais ne s’arrête pas là.

Faire face, c’est mettre tout le corps en mouvement. « Marcher/sauter/nager courir ». Sur ce terrain-là, Anne-Lise Blanchard nous a déjà menés très loin. Retour du Moyen-Orient, elle a livré Le soleil s’est réfugié dans les cailloux  (Ad Solem, 2017). Aujourd’hui, « la foulée caracolante » et « la hanche bougonnante », elle arpente des « lieux » et des « voix ». Elle le fait à Brangues (pour parler de Claudel), à la Côte Saint-André (pour parler de Berlioz), à Chartres (pour parler de Péguy). 

L’horizon patient, Anne-Lise Blanchard, préface de Colette Nys-Mazure, Ad Solem, 2022, 107 pages, 17 euros.

La voici aussi à Hautecombe, à Sainte-Baume, à Collioure, à Carcassonne, à Lisbonne, au bord du lac de Lugano où « l’hôtel Azalée/ prête au/lac sa couleur indigo », à la Grande Chartreuse où elle découvre « les mains jointes des gisants et des vivants ».

S’émerveiller, chercher « le mot qui libérera le souffle/d’une nouvelle naissance ». Anne-Lise Blanchard poursuit sa quête dans la montagne car « ici le souffle circule en liberté ». La voici au col d’Arrimoulit, à la pointe des Arlicots, au pic Muga… lieux de « solitude/ souveraine dans l’heure pure ».

Exercices de contemplation qu’elle peut aussi bien mener en montagne qu’au cœur de la ville,  comme elle le raconte dans Le ravissement de la marche (Atelier du grand Tétras, 2021). « La trace devient méditation/un geste déplie l’horizon », note-elle au port du Marcadeau. Il lui arrive même d’épouser parfois la « sérénité » de ses « sœurs ruminantes » rencontrées en chemin, de retrouver dans la joie « le vieux tilleul » ou « les bourgs antiques ». car elle tient aussi la plume « pour dire ce qui/n’est déjà plus ». Pourtant, pas de nostalgie, pas de passéisme. Non, se projeter vers un nouvel horizon. Avec patience.

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André Ughetto, Les Attractions inéluctables

Le poète du sud rend compte ici, dans des poèmes tous écrits entre 2015 et 2021, de ses ancrages essentiels.

L'enfance, les séjours dans les îles (La réunion), l'hommage à des proches, la description souvent rimée de ses lieux d'adoption et de vie : tout fait farine au moulin du poète ébloui. Dans des textes qui prennent le temps d'éclore la matière du poème, André Ughetto use d'une langue classique, apte à traduire la beauté et la perte, le présent et les mirages du passé. Sa rythmique coule précise et dense au milieu des réalités ("Soir de poussière rose après l'ardeur du jour").

Le long poème "la rivière des pluies" tisse l'attachement insulaire à ces gens qui respirent mieux sans doute grâce à la mer.

Le poète qui veille à la nature du monde, entre orient et atlantique, sait comme pas un décrire ce monde qui nous fait poser toutes les questions d'être et de survie.

Le titre du volume copieux dit parfaitement le sentiment composite qui nous mène : l'attrait impérieux qui nous fait écrire entre "soleil et gravité".

Le poème procure l'apaisement attendu après tant de "désordres" et la lecture de ces textes nourrit comme un baume de patience.

André Ughetto, Les Attractions inéluctables, éditions Unicité, 2022, 126 pages, 14€.

S'aventurant dans les collines, l'homme concède ses expériences, relie les parts séparées de son existence, accueille comme profits les constats, les notes de "promeneur", les pensées antiques : à l'aune d'un Diogène toujours vigile de soi.

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Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve

Lire Alain Dantinne est une aventure revigorante à laquelle je m’abandonne de bonne grâce depuis une vingtaine d’années. Le voyage, le vrai, celui dont on ne revient pas ou alors changé en cet autre qui nous hante, est au cœur de sa vocation de poète

Avec ce recueil, l’heure de se retourner a sonné. Sans doute est-ce le moment de mesurer le chemin parcouru, d’apprécier non les distances mais les lieux et les êtres remisés dans la mémoire du poème. Alain Dantinne n’a pas voyagé pour ne faire que passer mais vraiment pour partir et emporter la solitude dans ses bagages. La feuille de route ? La poésie commence souvent / je me souviens / par un règlement de compte / avec les siens. Et avec soi-même, bien sûr, sans quoi il n’est pas de départ possible. Alors oui, partir contre le vent, vers des ailleurs toujours plus loin, à la rencontre des mots de hasard et des amours éphémères. Partir pour être soi, seul / le poing serré comme une certitude, avec l’énergie de la liberté au cœur et l’âme brûlée par la rage d’écrire. Pour cracher sa vie à la face du monde et des hommes. Cendrars n’est jamais bien loin, ni tous ceux qui ont sacrifié à l’art sacré du vrai voyage. Je serai voyageur / … / Voyageur utopique / Voyageur de l’éphémère. C’est chose faite, de longue date. Depuis L’exil intérieur, les recueils se sont succédés comme pour témoigner à chaque fois de l’essentiel qui se dérobe devant les mots tracés sur la page vierge. Qu’importe les Amériques, la vieille Europe, les latitudes extrêmes et les rugissements du Cap Horn s’il n’est la lumière des mots pour leur donner vie. Sans pour autant attribuer à la littérature et à la métaphore plus de pouvoir qu’elles n’en ont, c’est-à-dire aucun. Alain Dantinne n’est pas dupe. Revenu de tout sans être blasé de rien, en dépit des drames et de la sombre beauté du monde. Bourlinguer d’un continent à l’autre emmène aux confins de la poésie, dans les allées / de l’éternel, là où le cœur se répand en lambeaux

Alain Dantinne, Amour quelque part le nom d’un fleuve, dessins originaux de Jean Morette, éditions L’Herbe qui tremble, 2020, 282 p, 17€.

Et de cet éloignement intérieur, qui contient tous les voyages possibles, le poète fait le constat que si l’espoir existe, c’est du côté de l’écriture qu’il faut le chercher. Dans les brèches de l’être. Les fêlures de l’esprit. Pour qu’au creux de l’absence jaillisse la poésie, dans la calme lumière des passions pacifiées.




Jean-Christophe Ribeyre, La Relève

On lit ce qui fait écho, on longe sinon des murs qui restent muets. Un personnage de mon roman en cours formule ainsi son conflit intime : être muet dans l’extase, ou écrire en plagiant… telle serait la question… Il me semble que Jean-Christophe Ribeyre déroule la même alternative.

Chez lui, le Je est « reconfiguré, numérisé », « modélisé », voilà pourquoi il attend, il cherche la relève de ce pur plagiat qu’est le

Je, simple donnés
Enregistrée,
déversée

Il voudrait

                  Appartenir au mystère neuf
de ce qui toujours se tait

Jean-Christophe Ribeyre, La Relève, éd. L’ail des ours, coll. Grand ours, 51 pages, 6 €. Illustrations de Marie Alloy.  

D’emblée, dès la première page, la recherche est énoncée :

Je voudrais habiter
l’imprévu,
ce temps choisi
de la lenteur

Ce temps, ajoute-t-il, « simplement / qui met au monde »… mais on en reste au mode conditionnel, et la condition reste introuvable, qui permettrait de « marcher / du pas de la / lumière / sur l’herbe du matin ». Ce qui adviendrait tiendrait de la paix du monde, que le poète devine « dans la rosée un instant au bord du chemin », « l’odeur verte des blés », la légèreté d’un baiser » ; et siègerait dans l’équivalence de l’être et du néant, « où ce qui est déjà n’est plus ».

Yves Bonnefoy a décrit son arrière-pays, il le parcourait sans y être pourtant, il le pressentait derrière l’indépassable horizon. À ce titre on pourrait le qualifier, selon la tradition poétique,  de « voyant » – comme seuls les aveugles sont capables de l’être… Alors que Jean-Christophe Ribeyre semble, suite à quelle condamnation, banni du sien. Parce que son arrière-pays serait pourvoyeur d’effroi autant que de jouissance ? Cet état de jouissance muette où rien n’est plus d’être intensément…

Hélas on remonte toujours dans le « train où vont les choses », pour peu qu’on en soit descendu un instant. Afin d’y trouver refuge, pour ne plus trembler on s’absente de soi…

Mais on n’oublie pas ce qui nous a saisi sans nous saisir, on reste fidèle à l’expérience rêvée, on en a ramené une certaine liberté : on ne sera plus utile «  à quiconque oserait prendre possession », on n’écrase plus, on n’humilie plus, on cherche à ne plus « étouffer en son nom »

J.- C. Ribeyre reconnaît l’un et l’autre, celui qu’il souhaiterait ne plus être et celui qu’il serait.

Ainsi notre poète allie l’intelligence au sensible. Sa poésie pense, quel bonheur ! Elle questionne notre condition de parlants qui nous astreint à l’« absence de soi à soi / et au monde ». Puisque c’est la langue qui nous coupe du monde en instaurant un signe à la place de la chose, dans un pur rapport de gratuité. Ainsi le signe honore-t-il son étymologie : le latin signum aura fini par désigner la statue, qui est le simulacre (simulacrum) de la chose.

Le projet poétique est donc frappé d’entrée d’impossibilité : impossible de s’y établir, on ne peut en avoir que le pressentiment. Sous des dehors simples et avenants, Jean-Christophe Ribeyre est un poète tragique.

Quand elle ne reconnaît pas ce hiatus, la poésie reste une mignardise.

 

Jean-Christophe Ribeyre, La Relève, éd. L’ail des ours, coll. Grand ours, 51 pages, 6 €. Illustrations de Marie Alloy.  

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Claude Favre, Ceux qui vont par les étranges terres — Les étranges aventures quérant

La première fois que j’ai vu et entendu Claude Favre dire sa poésie, c’était pendant le festival des Voix Vives à Lodève, dans les locaux de l’association 22 montée des poètes, là où se déroulait ce qui faisait figure de festival off, et ce, plusieurs années de suite. À chaque fois j’avais l’impression d’un tremblement de terre sous mes pieds, d’un uppercut dans la poitrine. Quelque chose dans la marge du paysage poétique institutionnel débordait, et réclamait une juste place.

Rappelons quelques titres de la bibliographie de Claude Favre, titres frappants qui disent bien l’endroit d’où elle parle, qui expriment la force et la fragilité (regardées comme dérisoires sans doute par certain-e-s) de l’entreprise commencée par Claude Favre il y a déjà des années :

  • Nos langues pour des prunes, Éditions 22 (montée) des poètes, 2006
  • L'Atelier du pneu, éditions 22 (montée des poètes), 2007
  • Métiers de bouche, ijkl, Ink, 2013
  • Vrac conversations, Éditions de l'Attente, 2013
  • R.N._voyou, éd. Revue des Ressources, 2014
  • Crever les toits, etc. – suivi de Déplacements, septembre 2016,Les Presses du réel, Al Dante, collection Pli, 2018
  • Sur l'échelle danser, Série discrète, 2021
Considérée comme la Janis Joplin de la poésie francophone (Sabine Huynh, diacritik), Claude Favre s’ouvre un chemin de poésie radical, sans compromis. La ponctuation est le plus souvent rare, l’écriture essayant de suivre le rythme, parfois endiablé, de l’indignation, d’où la disparition de certains éléments de la phrase.
D’où la répétition de mots sur lesquels sa pensée bute pour les pulvériser, sur lesquels notre imagination se déchire. Une langue qui reflète les violences commises par les humains et qu’endure l’ensemble du vivant sur notre planète.

Claude Favre, ceux qui vont par les étranges terresles étranges aventures quérantéditions Lanskine 2022, 86 pages, 14 euros.

Le livre s’ouvre sur quelques précisions concernant ce que Chrétien de Troyes nomment ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant. Il s’agira donc d’une quête du graal, avec des chevaliers aux nobles principes. Puis vient une citation de Malcom Lowry tiré de Au-dessous du volcan : « Je n’ai pas de maison, seulement de l’ombre ». La quête se fera donc dans une certaine obscurité, ou bien invisibilité, souterraine, dans les marges, quête voulue, cherchée ou imposée, et nous découvrirons au cours de la lecture quelles en sont les modalités : colonialisme, impérialisme, politiques libérales capitalistes (considérant les pauvres comme défaillants, non méritants), ou encore dictatures, charia islamique et conflits religieux,  ….

Grosso modo, « l’histoire » se résume à ceci, exprimé page 57 : « Il y aurait eu une guerre. Et nous perdions des morts ». La guerre, on la sait économique, géopolitique, larvée, armée, nucléaire, chirurgicale etc. … À force de violence, de racisme, de sexisme, de génocides, de déportations, de cruauté, de cynisme, d’égoïsme, on reste sidéré, on reste coi, muet, démuni, ne sachant plus comment raconter, témoigner, dire ce qui dépasse l’entendement. L’« histoire » s’emballe, les sociétés humaines régies par, basées sur le principe du profit, s’emballent. Cet emballement broie (vies gachées, volées, foutues), écrase sur son passage : « sous le galop d’un cheval siècle devenu fou, fou.»

« N’imagine » nous indique Claude Favre. En effet pour conserver un peu de paix intérieure, ou pour se garder une « bonne conscience », mieux vaut se faire aveugle, sourd et muet, mieux vaut ignorer ce qui se passe dans le monde et se couler dans l’opinion mainstream. Mais en suggérant de ne pas imaginer tout en inventoriant les misères endurées par les plus faibles, les plus pauvres, les plus démunis partis en quête de liberté, elle nous force justement à imaginer ! Et une fois faites les élucubrations, notre mission serait de dire, parler, dénoncer le sort réservé aux migrants, aux réfugiés (dont les noms ressemblent à « Loin de c’est loin »), aux différents, aux nés sous X, aux esclaves, aux oubliés, aux laisser pour compte de la société, des nations, de l’humanité à peine digne de ce qualificatif qui sous-tend des qualités de bonté, d’empathie, de compréhension.

« Te souviens-tu » continue Claude Favre, qui utilise tour à tour une langue savante et populaire. Une langue dont on trace l’origine, une langue imprégnée des siècles passés quand Marot ou Rabelais usaient du mot silence au féminin, ainsi qu’elle le reprend, comme un refrain : « en grande silence », (et dans son silence féminisé on entend la dignité, on voit la tête haute). Une langue qui fait la place à d’autres langues : syriaque, arménien, berbère, égyptien, géorgien, et toutes apportent leur beauté, leur richesse car véhiculant une autre compréhension du monde.

Dans ce recueil Claude Favre se montre parfois aphoristique, elle édicte des théorèmes, rédige des maximes :

Donner un nom calme les craintes. 

Qui possède une langue ne se perd pas. 

Qui possède une langue n’a pas besoin de frontières. 

Les histoires vraies sont les scories des mythes. 

À l’envers, signifie aussi à l’égard de. 

Javert, né au fond d’une prison haïssait la bohême. 

Donner un nom est un champ de fouille. 

Parfois elle donne des définitions : 

  • Frontières : «  ça dans l’œil qui oscille, dans le nerf de la langue aussi. »
  • Héros : « l’homme qui donne la mort.»
  • Le chagrin à 15 ans : « un litre de mauvais whisky »

Au détour des errances on rencontre Ossip et Nadejda Mandelstam dans les plaines de Voronèj, mais aussi les silhouettes de François Villon, de Charlie Parker, de Chaplin, de Chris Marker, de Rithy Panh. Et par l’emploi du verbe danser, du mot danse, nous comprenons que Claude Favre y entend la vie, son élan, son énergie, la spontanéité heureuse de qui aime vivre, désinhibé, libre.  Bien souvent les chapitres commencent par un impératif, ou bien par un verbe à l’infinitif ayant valeur d’impératif. La succession de ces verbes donne une suite d’injonctions incohérentes, contradictoires, et cela rend bien l’état d’insecte désorienté dans lequel les humains sont aujourd’hui, avec la sensation d’être enfermés derrière une vitre, cherchant à s’échapper. Page 24, Claude Favre rassemble ces verbes, puis tire comme une première conclusion : 

        Imagine. Souviens-toi. Oublie. Souviens-toi. Parle. Tais-toi. N’y comprends plus rien. Mais imagine.
Certaines nuits du souvenir, les mots ont le sommeil léger. 

ET : « Que deviennent les mots jamais pensés. Jamais entendus » Dans ces deux interrogations résident les questions essentielles. Celles qui peuvent mener à l’utopie, à l’espoir, celles qui sans idéologie s’adressent tout simplement à l’intelligence du cœur. Celles qui mènent à comprendre que sur cette planète terre, tout le vivant est interdépendant et que le mal qui arrive à l’un entraîne un mal pour l’autre, à plus ou moins brève échéance. Nous savons aujourd’hui tous et toutes que désormais il est urgent de repenser les modes de vie, les modes de penser, les façons d’être ensemble.  Que cette réinvention risque bien d’être notre quête du graal en ce 21ème siècle, et qui sait au cours des suivants : « On raconte qu’il existerait un peuple qui réinventa la géographie, par d’étranges rêves de traversées [..] Un peuple sans nom. D’étrange patience, ardente et sans traces. »

Comme Claude Favre, au bout de cette lecture vous conviendrez que : « Les questions glissent des cadavres ». Et c’est la raison pour laquelle il faut continuer d’en poser, pour ne pas oublier, pour rendre hommage aux morts. Pour rendre leur humanité aux errants, aux dépossédés, car nous dit Claude Favre, et c’est sa dernière phrase : « Et leurs lèvres remuent et ceux qui fuient sont beaux. » … Alors ne nous reste plus qu’à prendre notre courage à deux mains, à prendre notre langue, à écrire, et fuyons, toutes et tous, fuyons la logique de ce monde fou, fou.

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Étienne Faure, Vol en V : AILES POUR E

Le livre est posé sur l’herbe du jardin. Vol en V sous les chants d’oiseaux. Il faut bien qu’il se patine… Ah, pas encore de taches de café ; ni annotations, au crayon mots soulignés ; tout au plus sur la dernière, blanche, ai-je reporté certains numéros de pages – un bon nombre.

 

Dix heures du matin, 30 degrés à l’ombre, Plein sud dirait Étienne Faure ; les hirondelles plongent, à vitesse grand V, happer un moustique (merci !), boire une goutte d’eau turquoise dans la piscine (il y a une piscine). Huit soleils brillent entre les pages 83 à 90 : des huitains, bien sûr, lumineux, voyageurs, le dernier « cou coupé » comme il (ne) se doit (pas).

Du monde entier, dommage, le titre est déjà pris. Mais c’est bien le cas, une attention exacte : le monde est là, devant nous, nous est donné, à prendre tel qu’il est, tel qu’il fut, compliqué, changeant, insaisissable, et pourtant le meilleur possible, n’est-ce pas. C’est peut-être ce que pensent les dieux, oui, les dieux eux-mêmes, confinés dans leur cambuse, jeunes et vieux fatigués aux premiers vers du livre,

mansardés par l’amour et le temps qui passe,
à boire un glass le soir aux fenêtres rousses

(p. 11) : l’incipit donne le ton. Les Muses existent. On les reconnaît parfois. Entre les lignes et les longitudes… latitudes…

 

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Le monde est divers, les poètes l’habitent, comme et quand ils peuvent. Celui-ci pratique de longue date un art du dépaysement qui doit moins aux pays traversés qu’à un rythme, un allant donné par la musique des mots, et qui change selon le lieu et le temps, Suisse, Irlande et Hongrie sous la pluie (pp. 52-53), Espagne, hémisphère sud, si je me souviens bien déjà abordé (ne fût-ce que par le titre) en 2018 dans Tête en bas. Oui, les mots prennent des sens étranges selon les lieux où on les entend, les prononce, et puis, peut-être, les écrit.

 Alors revenons à Paris. Étienne Faure est un arpenteur infatigable du onzième arrondissement, où il vit, et de ses alentours. Certes il glane quelquefois (retour de glane, p. 26) des fragments de beauté urbaine sur la rive gauche, ou dans le mouvement des gares (La vie bon train, 2013) ; tout de même il exerce de préférence à l’Est, au Nord-Est pour être précis, traversant, souvent, le Père-Lachaise où il lui arrive de pique-niquer entre amis

– et c’était la guinguette au cimetière,
les morts rajeunissaient à cette approche

(p. 125) : façon, peut-être, de concilier à la manière de Walter Benjamin la flânerie parisienne et l’Histoire, non loin du Mur des Fédérés

– il faudrait, cette vie, la revivre aux premiers bourgeons
du printemps, voir renaître la Commune,
rectifier Versailles… (p. 117)

 Car l’Histoire est là, toujours. Un sommet du livre est atteint dans le chapitre intitulé Jours de repos, comportant onze poèmes. Le premier, qui porte ce titre, est terrifiant de douleur et de désinvolture : il ne faut avoir peur de rien pour relier ainsi, avec une ironie glaçante mais aussi avec une grande tendresse, après une escapade au cimetière de Picpus – autrefois un jardin – les têtes coupées de la Terreur et le goût sucré

des poires prometteuses, parfumées, fondantes
– des louises-bonnes, des comices, des williams, des conférences,
taillées en espaliers le long des murs de l’enclos
où furent ensevelis les corps sans tête en thermidor –
si juteuses. (p. 115)

L’air de rien Étienne Faure a de ces fulgurances qui vous brisent le cœur. Une aïeule perdue, le temps a passé, mais sa montre marche toujours, « je l’ai remontée ce matin » (p. 27, sur les pas de Florentina). Le pendule indique l’Est, penchant ancien, retour à l’enfance, aux souvenirs. Il se peut que le lieu de ces souvenirs, et souvenirs de souvenirs se situe, sur la carte, vieille carte qui ne cesse de changer, aux frontières de la Pologne et de l’Ukraine. Il n’y avait rien là de prémonitoire, seulement

les croix en bois dans le jardin
plantées comme s’il en poussait après la pluie

et les moineaux, wróbel, « diaspora sur les places anciennes » ferment le livre et l’ouvrent à la fois (pp. 131-134).

Toujours les titres sont à lire à la fin, c’est une manière de re-désorienter, si l’on ose dire, le lecteur dans la forêt des mots, poèmes en une seule phrase, chacun sur l’espace d’une page, pas toujours facile à suivre, et que le titre alors explicite… parfois. Dans la lignée des proses denses, mais légères de son recueil précédent, Et puis prendre l’air, Étienne Faure a voulu s’en donner, de l’air, et nous en donner en variant les formats : souvent plus brefs, et jusqu’à un (pas deux : un : il ne faut pas exagérer) haiku, dans l’ensemble Dix flaques (pp. 63-66), sobrement introspectif :

Vue des flaques, inversée la vie
sombre en profonds vertiges…

On découvrira aussi des mouvements plus amples, ainsi les deux poèmes de Traversée à pied où se fait jour une liberté nouvelle. Bien d’autres pages, m’a-t-il semblé, se ressentent de ce style direct, avec un rien d’insolence. Le premier et le plus long de ces deux textes, Rétablissement secteur nord-est (pp. 93-95) pourrait bien avoir été écrit du premier jet ! Il m’a fait penser l’espace d’un instant, un long instant, et tant mieux si c’est un contresens, à – j’y reviens – Blaise Cendrars.

Le temps n’est pas bonnard, on dirait qu’il va tomber
des cordes, des curés, des bobards du ciel antique jusqu’à
la fin du monde, puis le bleu revient, je savais bien,
c’est l’heure
de sortir.

La poésie devient danse, on s’envole avec les oiseaux sous le signe du vent et de la vie.

Qui, quoi d’autre enfin ? Des chats, vieux compagnons. Page 31, derrière la vitre, le poète metempsycosé considère (sceptique, amusé) le monde avec ces yeux-là, jaune vert, félin.

 

 

 

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Isabelle Solari, Poèmes de l’attente

Poète discrète, Isabelle Solari est par ailleurs éditrice. Poèmes de l’attente est son deuxième recueil. Structuré en trois parties dont deux sont introduites par des distiques respectivement de Claudel et de Péguy, ses Poèmes de l’attente, offrande ou chant de grâce, rayonnent d’une éblouissante et confiante intériorité. Ainsi : Offrande du jour « J’ai porté le commencement du jour / dans des mains de neige // comme une enfant ».

Chaque poème, précédé d’un titre comme pour indiquer la tonalité, va à l’essentiel, qui dessine une ligne pure, nous maintenant sur une crête : Harde matinale « Comme des chevreuils / lancés au galop // ainsi va la vie ». L’ensemble se déploie en un chant qui prend sa source dans la blessure enfouie qu’est la perte d’un enfant « La vraie vie est cachée / comment la partager ? », blessure qu’apprivoise « l’oiseau intérieur », transmutée en beauté, le véritable visage de l’amour. L’expérience lumineuse de la blessure, que transfigure l’ange de Rilke qui « va doucement / vers le tranchant innocent des douleurs », devient chant d’amour dédié à l’époux, au père, à la mère, à l’enfant et, à travers eux, au « Tout Autre ». La poésie d’Isabelle Solari est lecture spirituelle du quotidien, union avec les aimés, disparus avec lesquels le dialogue ne cesse pas : « Tous ces êtres / en moi / qui vivent / et demandent l’obole » ou bien vivants : « La parole / est un don // tu l’as reçu» et par-dessus tout avec l’Unique, « l’Ami de tous les jours ». Cette proximité qu’elle partage avec nous ouvre la porte d’un espace plus grand que nous : Vastitude « Comme une implosion / intérieure // Déploiement de l’âme. », comme le don de l’Oiseau intérieur.

Isabelle Solari, Poèmes de l'attente, Ad Solem, 2022, 110 pages, 17 €.

Présentation de l’auteur




Chaque jour ausculter

J’ai beau faire. C’est toujours par là qu’il me faut passer pour retrouver ma joie intacte, lumineuse, pliée comme un ciel, au fond de mes poches, azuréen, clair comme le plus clair de mes regards : lire.

Petit livre blanc. Et rouge. Bordé de noir tel un crépuscule dans les blés. Editions la Boucherie littéraire. J’ai entre les mains une vie passée de 9 heures à 22 heures, si, si, je vous assure, pendant la pandémie c’était ce rythme-là, et même encore aujourd’hui, au chevet de la douleur, de nos saignements accidentels ou menstruels, maux de tête et de dents, courbatures, infections virales, et autres blagues en tout genre.

Les mains d’un homme entre les miennes, entre les vôtres, chaudes, chaleureuses, page à page, diagnostique arrachant ou cueillant une à une les mauvaises herbes de la maladie pour les poser comme des fleurs dans le vase de notre empathie.

Et surtout ses yeux dans les nôtres lisant derrière nos peurs, nos gestes, l’envers de notre vie. Un peu de beauté arrachée à notre silence comme une douce épine.

On a perdu les numéros des pages. Un souffle les détache du mot à mot de ces poèmes comme une envie de dépasser le temps de la mort, de la douleur.

C’est rare l’intimité d’un médecin offerts à la page blanche du poème. Très. On ne sait jamais ce qu’il pense, celui qui panse nos blessures par son assurance, son écoute, sa chaleur humaine, rassurante.

Est-il de marbre ? Ce livre nous dit non. Sa présence aussi est de frissons, de doutes, d’émerveillement pour le courage, la frivolité, la désinvolture, l’hypocondrie, le déni, la lutte ou l’effondrement de ses patients derrière le masque de celui qui sait.

Jean-Luc Catoir, Chaque jour ausculter, La Boucherie littéraire, collection Sur le billot, 2022, 78 pages, 13 €.

Des souffrances comme une collection de papillon sur le mur d’une chambre. Embaumés avec la tendresse de celui qui soigne, même le chancre de l’oubli.

Imaginez le regard, la patience acharnée de celui qui après chaque consultation griffonne en pensée dans sa tête comme une image, un instantané de ce qu’il vient de vivre, une vérité de l’instant qu’il ne veut pas perdre, et qui l’a touchée en plein cœur.

Pourtant
il faut bien dire
à cette femme en pleurs
que la maladie
de celui qu’elle aime
aura le dessus 

Chaque mot cherche la pudeur. Chaque poème à approcher les moments les plus délicats d’une auscultation. On pleure, on rit, on se retrouve dans cette ressemblance des petits instants de consultations que l’on a tous vécus. Les dénouements heureux. Les hontes avouées en secret à celui qui saura quoi en faire. Et comment les dénouer.

On se retrouve nez à nez avec une humanité qui se bat, essaie de survivre. Entre fou-rire et larmes. Mais qu’ils sont beaux les patients, ceux que l’on appelle les patients justement, tellement impatients parfois, dans les yeux de leur docteur.

Antoine Gallardo, il fallait oser, premier lecteur de cette série de poèmes en miroir, nous offre par ce choix éditorial exceptionnel, un ensemble de textes brefs d’une qualité rare par sa sobriété, sa concision et la densité de ses images.

Ces petits éclairs nous guérissent de l’indifférence froide de la médecine pour qui, parfois, nous ne sommes que des numéros de sécurité sociale.

C’est grâce à ce genre de publications précises et précieuses que l’on aime à croire que « La poésie sauve le monde ». Comme elle a aidé à rester debout certaines âmes revenues des camps de concentration pendant la grande guerre. Les hommes attendent de l’histoire qu’elle leur raconte leur propre histoire devenue poème devenue baume devenu lueur d’espoir.

Guérir de quoi ? De ce que notre corps ingurgite par le trop  plein de travail, la mal bouffe, la solitude infinie des abandonnés, le manque d’amour, la surproduction et la surconsommation, la dévastation des glaciers et des forêts ? Tous les corps parlent de cela. C’est universel. Et quoi encore ? Guérir de l’ego ? De la peur de mourir ?

Celui qui fut dans notre enfance la figure forte et charismatique, intime du médecin de famille, mélange sous nos yeux «  médecine et poésie, poésie et médecine. Les patients, on l’espère s’en portent mieux, la poésie, on ne sait pas. » avoue-t-il. Avec humour en plus.

Vous ne savez rien du regard et des émotions de votre généraliste, non très vague et général qui finalement ne veut plus rien dire. C’est bien cette profondeur que vous allez découvrir tendrement ici. Avec le traitement que nous espérons et que je vous souhaite à tous. Un poème. Un poème parmi ceux-là, à lire comme le remède universel de notre ennui et de notre peur d’aimer.

Ordonnance médicale

Une heure au minimum, avant les repas, et trois fois par jour de lecture poétique, à voix haute ou à voix basse, assis dans le fauteuil blanc comme neige du bureau, ou allongé dans le grand lit mauve de la chambre d’amis, fenêtre légèrement entrouverte à l’air du dehors, profitant du petit courant d’air frais entre le livre et la vitre, un cercle de café noir au fond d’une tasse grise et paisible, suivre des yeux le déroulé méticuleux des pages écrites pour cet apprivoisement des doigts et des lèvres, ne penser à rien d’autre, embrassant la douceur de ce pollen collé comme un baiser à notre bouche, ruminer, savourer, avaler lentement à longues gorgées, avec des fourmillements dans le ventre, dans la tête, des vertiges agréables comme ceux du désir, jusqu’à laisser tomber en poussière toutes nos pensées, tous nos soucis, voilà ce qui peut nous sauver de la grippe de l’indifférence, du cancer des préjugés et de tous les Alzheimer de la trahison.




Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive

Sabine Dewulf écrit sur le seuil d’une durée sans fin – elle aime l’oxymore qui unit des éléments opposés. Le participe présent, le titre en témoigne, allonge l’instant en le faisant durer. Son second livre à L’herbe qui tremble nous saisit sans nous emprisonner. L’œuvre brodée d’Ise qui l’a inspirée noue et dénoue les fils d’un espace libre qui révèle nos cauchemars et les assume.

La poète imprégnée de contes et de mythes ne pouvait qu’entrer de plain-pied dans l’univers de l’artiste.

Habitant le qui-vive est le poème suscité par une œuvre unique d’Ise. Son Porte-monde est constitué d’une tête surmontée d’une sphère, à moins que ce ne soit une sphère délivrant une tête. La sphère fait penser à ces anciennes mappemondes, avec des îles ou continents, des poissons suggérant l’élément maritime, des lignes indiquant des trajets, des limites ou des failles…

Le lien entre la sphère et la tête interroge : naissance d’un être ou création d’un monde imaginé ? Qui ou quoi commence ici ?

Comme l’enfantement prolongé, la naissance est continuée dans nos vies – dans le poème. « Je rêve de mon corps comme ventre de terre », confie le poème.

Sabine Dewulf accueille la parole, la poésie des autres (les épigraphes de deux figures tutélaires pour elle en témoignent : Pierre Dhainaut et Jules Supervielle, elle les connaît tous les deux sur le bout des doigts traceurs d’encre). « Il n’y a pas de corps / sauf ce qui donne à la respiration le poids d’une aile immense », écrit Pierre Dhainaut dont la parole ouvre le livre de façon énigmatique par cette respiration qu’on serait tenté d’associer à l’inspiration.

Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive, œuvre d’Ise, L’herbe qui tremble, 2022, 104 pages, 15€.

L’interrogation sur ce corps inexistant, ou si peu, rencontre le poids du souffle du poème ailé. Quant à la citation de Jules Supervielle, elle constate la naissance d’un je qui est le monde, plaine, montagne et neige comprises. L’auteur de La Fable du monde, à qui Sabine Dewulf a consacré plusieurs essais, avait revu la Genèse à sa façon dans ce recueil. Il avait aussi conté « Les premiers pas de l’univers » dans Le petit bois et autres contes. Nous sommes certainement ici dans une famille d’esprits, ceux qui n’oublient pas la force des contes de l’enfance et des mythes de notre espèce, qui laissent ouvertes les portes de l’imagination et de la rêverie, même si ce qui entre peut inquiéter ou effrayer.

Sabine Dewulf, dans ce nouveau volume, révèle cette écoute d’une voix intérieure, comme sortant de la bouche du visage de la broderie d’Ise reproduite au début du livre.

Naître fait partie d’un grand mouvement qui nous déborde mais que l’on peut, peut-être, initier :

Je veux naître !
(Cri puissant.) 

Ce cri, sur le seuil du livre, ce cri lance le poème et lui donne force par la certitude qu’il énonce au présent de l’exclamation. Le cri restera toujours sous-jacent, jusqu’à la fin du livre.

J’écris depuis ma soif,
dans l’élan de lumière
reversé sur la Terre.

Soudain, rien.

Quelle terreur
d’un foudroiement de loup
réenfouie sans cri,
dans le crâne scellée ? 

Tout l’enjeu du livre est présent dans le verbe « vivre », le poème est généré par cette certitude affirmée qui permet que soit enfin la vie. Le surgissement du passé adverbial, « |j|adis », accompagné du passé composé, témoigne de la rupture nécessaire avant que soit enclenché le processus d’écriture (de vie). Les métaphores (« le sac entier de ma déroute ») matérialisent cette avancée, le passé relégué n’entrave pas l’acte de liberté, il le fonde. Les vers en italique, en fin de poème dans ce début de recueil, concrétisent une rupture, le passage d’un état à un autre, ou peut-être une seconde voix qui commente ou répond :

Trop d’idées dans mon ciel
n’auront plus qu’à descendre.

Ce qui longtemps fut nommé précipice
est la bouche dormante où gît
une gueule mordante,

d’avant le cri.

Regarde : il n’est d’abîme
que dans l’attente d’une cime. 

La rime et la contiguïté sonore témoignent d’un renversement. Les vers en italique se distinguent par leur vertu conclusive et prospective. À l’impératif sans condition, la poète nous invite à souscrire. L’antithèse est non seulement résolue mais le passage par un premier état, le désastre, s’avère nécessaire au rebond. Rien n’est perdu. Jamais. Le silence, matérialisé par des espaces blancs sur la page, permet au lecteur la pause du souffle et l’appel d’air, « fil des souffles ». Grand vent sur « une corde rompue » : « Ma chance repose en ton geste esquissé. »

On dirait une sagesse proverbiale renversée pour établir une nouvelle forme de vérité reconnue car éprouvée – on dirait un nouveau monde après l’égarement.

Or « monde », repris du titre de l’œuvre d’Ise, revient dans le texte comme une clef qu’on façonne et forge. Le livre lui donne sa forme. Sa force. Sa capacité à ouvrir : « C’est maintenant que monde tourne » (activation par le poème).

Il s’agit de remédier à une dissociation douloureuse :

Où s’est perdu mon corps ?
Dans la frayeur sans rives.

L’autre initie le paradigme de la rencontre fertile, il suffit de peu dans cette poésie du geste et de l’attente pour qu’une chance soit saisie. Le thème du reflet et de la glace, de ce qui apparaît et s’efface, se répète et se dissocie, voisine le conte et la traversée d’un miroir subtil qui peut brouiller les pistes de retrouvailles avec soi-même. Le visage « retourne / conquérir un contour. » Est-ce celui du personnage du Mange Monde, est-ce celui de la narratrice ? Ils sont confondus en une même instance trouble et projetée dans un espace de libération et de conciliation :

Quelqu’une regarde étonnée
ma figure captive.

La lui offrant tu la délivres. 

L’équilibre à trouver (« tu supportes ce monde ») est celui d’un élément parmi d’autres : il semble que le poids levé soit celui de ses propres ailes entravées, celles d’un géant, elles ne peuvent s’alléger et s’affranchir que par le monde. Cet instrument de libération, ambivalent, révèle difficilement ce pouvoir à celle qui, « habitant le qui-vive », habite quelque chose d’abstrait. Ce « qui-vive » est-il celui du guetteur face au danger ou celui du veilleur espérant le jour ?

Cette situation périlleuse est-elle la condition de la révélation ? Elle porte un paradoxe, la stabilité du participe présent démentie par le nom composé qui révèle la vigilance accrue du guetteur et son œil qui traque le détail dans la mémoire et rassemble le monde de sa capacité fédératrice. L’appétit de vivre, « [m]es dents mordent la journée », soutient ces italiques à la terminaison du poème qui échafaudent ce monde où tenir. (On pourrait écrire un poème en rassemblant ces derniers vers : ils seraient le début du monde.)

La deuxième partie d’Habitant le qui-vive est celle du Minotaure : « Centre du labyrinthe ». Le premier poème met en scène un taureau et un torero avec cette question : « Lequel est je ? » Dans le labyrinthe, la poète serait-elle Ariane, Thésée ou le Minotaure ? Ici le fil ressemble à cette ligne qui divise les poèmes de cette section. Mais est-ce un fil, un trait, une ligne, une entaille, une cicatrice ?

Sur la pure intention, j’avance.

Ne croire aucune pensée.

Agis, garde mémoire de l’action,
mots secoués.

Progresse en dessous du vertige,
le pied dans la poussière.

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Du poème l’éclat. 

Ainsi avance le poème en quête d’être et de lumière par de courtes strophes (2 vers, parfois un seul) renversantes où il est question de mer et de mère, de corps et de cœur.

Ce qui a eu lieu peut être réparé, recousu dans l’œuvre brodée d’Ise, dans les vers libres de la poète, par l’œil fédérateur du cosmos qui allie perception et intuition. Le mouvement, montée/descente, peut correspondre à l’attraction du désastre (abîme et précipice associés dans le texte fondent la peur primale et terrible), le poème opère la métamorphose – l’élévation redevient possible par lui.

Présentation de l’auteur