Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre

Les poèmes de l’une et de l’autre pour un échange poétique et épistolaire qui  abolit le vide du temps et de la nuit. De questionnements en interrogations faire éclore l’essentiel, le poème.

Se donne à entendre la difficulté de se comprendre car l’essentiel est aussi dans ce qui ne peut se dire et qui se vit dans l’attente et l’absence :

Viendras-tu me chercher

il n’y a plus d’automne capable de tomber

les feuilles de ma peine

viendras-tu me chercher…

 

 

Carole Carcillo Mesrobian & Alain Brissiaud, Octobre, PhB éditions, 2021, 10 €.

Cette quête de l’autre se fond dans les paysages arides de l’automne et habite le silence :

 

Partout ailleurs

subsiste opaque

la densité sépulcrale

du silence

 

L’automne cette saison de transition entre l’été et l’hiver, entre le ravissement jubilatoire de la vie, du désir et la froideur hivernale recouverte du silence.

Au-delà de la quête amoureuse, une quête existentielle et ce constat, le monde est souvent inhabitable, si peu traversé d’amour car «  si fragile si pauvre est notre foi ». Le poète est bien «  funambule de papier » ; les mots pour tenter d’effacer le vide.

La nuit est très présente, la nuit de l’amour, la nuit du doute et de l’absence et les mots et la poésie toujours pour conjurer cette absence et s’y désaltérer.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Marc Delouze, La Divine pandémie

Il faut lire « La Divine Pandémie », de Marc Delouze (éditions AEthalidés, 17 €), ouvrage très original et étonnant, au sens où il surprend le lecteur à chaque détour de page.

Marc Delouze pratique avec une facilité apparente la prosodie classique (on trouve dans ce recueil des sonnets parfaits) jusque dans les 70 alexandrins de sa liste de remerciements, véritable performance à noter. D’habitude, j’avoue que cela me désarçonne, mais, ici « ça coule tout seul » et, appliqué à un sujet d’actualité, n’a aucun caractère « vieillot ».

Le plus grand mérite de ces poèmes me semble être de donner à entendre plusieurs voix en écho, plusieurs avis différents concernant cette pandémie, puisque Marc envoyait ses textes à une liste de correspondants réguliers qui lui répondaient, affirmant ainsi une volonté viscérale de partage, de contact maintenu envers et contre tout via la poésie. Oui, nous étions « tous devenus semblablement uniques. »

1 mort + 1 mort + 1 mort
10 morts + 10 morts + 10 morts
100 morts + 100 morts + 100 morts
et des milliers + des milliers + des milliers
on entend on écoute la radio les nouvelles
on s’habitue on s’y attend on espère même :
quel record aujourd’hui ?
qui le détiendra ?

                                   ∗

 Enfin la mort nous parle, enfin nous l’écoutons,
Enfin elle n’est plus ce vaguement peut-être… 

Marc Delouze, La Divine Pandémie, éditions AEthalidés, 128 pages, 17 €.

Toujours guidé par sa volonté de partage, Marc Delouze cite des extraits de « La Divine Comédie » de Dante, Enfer, Purgatoire ou Paradis, et de nombreux poètes comme Gil Jouanard : « Écrire est devenu la seule façon concrète de continuer à respirer au fond de soi-même quand la réalité du monde s’est éboulée sur nos illusions d’enfance » et Bernard Noël, qu'il a bien connu : « pavé de mots pavé de rien / au jour le jour va le chemin / on invente du quelque part ».

Mais revenons aux mots de Marc Delouze qui conclut :

Le virus a écrit mon poème
Le masque sur ma bouche a écrit mon poème
Le silence des rues a écrit mon poème
La plage et le port interdits ont écrit mon poème
Le vent qui à Fécamp dans la nuit du 20 au 21 octobre 2021 a écrit mon poème à la vitesse de 175 km/h… 

Oui, le (les) virus, le dérèglement climatique, notre planète « bousillée ». Et maintenant une guerre de plus dans le monde.

Écrivons, lisons… Il ne restera peut-être pas grand-chose de notre civilisation, comme d’autres avant la nôtre. L’homme est apparu sur terre il y a relativement peu de temps. Animal agressif et capable de détruire son milieu naturel, prendra-t-il conscience des risques qui le guettent ou continuera-t-il à faire l’autruche ?

Bruno Latour, cité par Marc Delouze, écrit :

Pour le dire brutalement / nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur / si nous voulons avoir un avenir. 

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Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » ( p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Ecrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -    »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu ) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

                                                                                             

Présentation de l’auteur




Dans une autre demeure….. Une poésie bien vivante !

Notre confrère et chroniqueur Jean-Luc Favre Reymond, vient de faire paraître, une cartographie de la poésie française et francophone contemporaine, intitulée, « Dans une autre demeure », un titre qui n’est pas anodin, et qui porte de la moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours.

Un premier volume imposant, il y en aura deux voire trois, de 487 pages, avec une préface de Frédéric-Gaêl Theuriau, directeur du Centre d’Etudes Supérieures de la littérature de Tours, et spécialiste de la poésie contemporaine. Au total 132 poètes « radiographiés » parmi lesquels Marie-Claire Bancquart, Georges Emmanuel Clancier, Charles Juliet, Michel Houellebecq, Jean Grosjean, Michel Deguy, Bernard Noël, Lorand Gaspar, Marcelin Pleynet, Jean Portante, Esther Telermann etc… Des noms inscrits durablement dans le catalogue de la poésie française contemporaine, avec également 42 poètes publiés ; des textes inédits pour la plupart, à raison de 5 à 13 pages consacrées à chaque auteur, une démarche quelque peu inédite en la matière ; en règle générale les anthologies n’accordent pas plus de trois pages à chaque poète. Des pointures bien évidemment pour ne citer, que Marc Alyn, Jacques Ancet, Gabrielle Althen, Max Alhau, Claudine Bohi, Pascal Boulanger, Hélène Dorion,  Alain Duault, Jean Pérol, Sylvestre Clancier, Jean Orizet, Charles Pennequin, Eric Poindron, Richard Rognet,,  des auteurs moins connus mais tout aussi talentueux, Camille Aubaude,  Marc Delouze, Guillaume Decourt, Christophe Dauphin, Stéphane Lambert, Perrine Le  Querec,  Carole Mesrobian, Marilyne Bertoncini, Béatrice Marchal etc… afin de créer non seulement un équilibre respectable entre les générations – aussi bien que mettre en avant la diversité des imaginaires poétiques de notre époque.

Dans une autre demeure, Cartographie de la poésie française et francophone contemporaine, établie par Jean-Luc Farre Reymond, 5 sens éditions, 487 pages, 23 euros.

D’ailleurs l’auteur précise qu’il ne s’agit pas d’une anthologie traditionnelle à proprement parler, ni d’un dictionnaire, mais plutôt d’une géo poétique ouverte sur le monde, sans classification arbitraire, ni droit d’entrée. « J’ai flirté avec mon imaginaire personnel, lisant et relisant tous les poètes qui figurent dans ce premier volume, et je ne voulais surtout pas être entravé par des contraintes trop lourdes issues du genre , car cela aurait été ennuyeux aussi bien pour moi que pour le lecteur », rappelle l’auteur . « La poésie doit demeurer libre de se manifester là où elle doit finalement se produire, hors contrôle en quelque sorte. La plupart de ces poètes se sont imposés naturellement d’eux-mêmes. Je les ai volontairement accueillis, sans me soucier de leur appartenance. Certes certains d’entre eux sont de grande renommée, avec des œuvres souvent d’une rare exigence et d’une belle longévité ». La question de l’œuvre est en effet très importante, car elle délimite des contours, mais pas forcément des cadres. Il n’empêche qu’elles sont perceptibles et reconnaissables parce qu’elles agissent directement sur le mental, et vous happent totalement. « Alors ce premier tome est un pari sur le présent et le futur ». Il s’insinue dans une trame et dans la durée. D’ailleurs l’auteur n’en est pas à son premier coup d’essai, comme en témoigne une première anthologie des jeunes poètes français et francophones, en collaboration avec Matthias Vincenot, publiée en 2001 et rééditée en 2004,  sous le prestigieux label France Culture  et qui avait obtenu un vif succès auprès du public. Gageons que le présent ouvrage obtienne le même écho.

 

Présentation de l’auteur




Julien Farges & Valéry Molet, Fermeture ajournée des zones d’ombre

Le titre en lui-même semble paradoxal : une fermeture pourrait-elle ne pas être vraiment fermée ? Alors que dire d’une fermeture de l’ombre ? Ou de l’ombre d’une fermeture, de son ajournement ? Dans quel sens prendre ajournée (repoussée comme une décision ou bien ajoutée de jours) ? S’il y a des zones d’ombres, n’y a-t-il pas, par juxtaposition, des zones de lumière ? Ce télescopage n’est pas que dans le titre — déjà tout un programme poético-philosophique —, on l’a aussi dans les textes proposés.

L’idée originelle du livre a fait naître un petit volume original qu’on pourrait qualifier — si l’expression n’était pas devenue un lieu commun — d’OLNI (Objet Littéraire Non Identifiable). Dans Fermeture ajournée des zones d’ombre, il n’y a pas d’espace pour les lieux communs. Serait-ce alors le résultat d’un jeu oulipien ? Peut-être, puisqu’il y existe au moins une contrainte. Ou bien un jeu surréaliste ? Peut-être aussi, puisqu’il s’agit de poésie et de hasard.

Tout part d’un défi lancé par un éditeur à deux auteurs, le philosophe Julien Farges et le poète Valéry Molet. Le premier est chercheur au CNRS, spécialiste de la pensée d’Edmund Husserl. Le second a publié des nouvelles, des poésies et des essais. « Écrivez, leur a-t-il demandé, chacun de votre côté et sans vous consulter ». Cet étrange pari aurait pu donner un arrimage mal fichu. Mais le résultat est étonnant. Au fil des pages, un paysage défile sous les yeux du lecteur comme celui vu d’un train qui court en bord de mer : points de vue, lumières et cadrages alternent. Tout varie et tout est lié. 

Julien Farges & Valéry Molet, Fermeture ajournée des zones d’ombre, Editions Sans Escale - 112 pages - 13 €.

On passe du poème Les Baisers à une réflexion sur le Mythe de l’externalité. Écrit par Julien Farges, Alter ego est encadré par deux poèmes composés par Valéry Molet : Joseph, mon vor v zakone et Joseph. Le lecteur pourrait s’attendre, de la part d’un expert en phénoménologie, à un corpus théorique ou à des notions étanches pour les non-initiés. Il n’en est rien : les courts textes de Julien Farges abordent avec limpidité des sujets rendus par lui évidents. Quant à Valéry Molet, jusqu’à présent connu pour ses textes désabusés et caustiques, il se découvre avec des poèmes plus intimes, plus inquiets, plus tendres que d’habitude. Ma belle et la mort en est un exemple :

Quand je serai assez lâche pour mourir,
Ton ombre s’assiéra sur la mienne
Pour radier ma faiblesse.

Lorsque le sable incendiera mon iris,
Tes mains déblaieront ce puits à l’allure
Infidèle de cercueil.

Alors, cette rencontre entre la poésie et la philosophie, est-elle réussie ?  Oui, sans aucun doute. Le hasard a bien fait les choses, parce que ce n’est pas totalement du hasard : les deux auteurs sont proches et l’objet du livre reste la poésie. Un ensemble à deux voix qui dit la poésie et explique notre rapport à la poésie. D’ailleurs le recueil se termine (et là il n’y a plus de hasard), avec une tentative de définition de la Poésie.

« En fait, seul le langage est poétique. Car la poésie est d’abord quelque chose qui arrive aux mots : c’est à fleur de mot que se rencontre cette profondeur qu’on est toujours (et trop aisément, peut-être) disposé à lui reconnaître. Elle n’est au fond rien d’autre qu’un état du langage, un état qui se justifie et se reconquiert dans chaque poème et qui, chez le poète, s’alimente à une expérience singulière du monde. »




Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d’avril

Traces sur la neige de la parole…

Comme une neige d'avril  : le nouveau livre de Jean-Marie Corbusier interroge le sens de l’écriture, poétique certes mais, au-delà, celle de toute écriture signifiante.

La neige est ici la métaphore de la page blanche ou celle des mots qui y tombent, lentement, tels des flocons fragiles et éphémères. Des intervalles de blanc, des interstices s’ouvrent laissant ainsi sourdre des silences :

 

Parole

en tant que support

étrangère à ma voix

 

Le poète questionne ici le paradoxe de l’écriture : la neige efface la neige, la chose dite disparaît dans le dire qui la nomme (Je dis neige et elle a disparu) : alors, qu’effectue donc cette inscription quasi volatile ?

Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d'avril, La Lettre volée, Bruxelles, 2022, 105 pages, 17 €.

L’effacement, l’absence, la disparition s’inscrivent et perdurent mais à peine puisque d’autres mots, toujours, surviennent et connaîtront le même destin. Pour l’être humain il n’y a de présence qu’en doublure de ce qui, dans le même temps, la nie :

Poème à ma main

qui continue sans moi

au plus haut de lui

blancheur dans le lointain

Ce qui est effacé demeure par sa disparition même. Le poème se situe toujours dans une présence-absence, dans un entre-deux, entre ce qui est dit et ce qui a disparu par le dire, le passage furtif de l’énonciation. C’est la neige et c’est avril, c’est donc le printemps. Le blanc, qui advient tel un symbole de séparation et de perte, éclaire le bleu de la lumière poétique qui, elle, continue de rayonner malgré l’effacement des choses :

Neige où j’ai buté

comme ce qui cesse

 

dès que j’aurai dit

Et le poète y passe par sa propre perte (je me suis vu effacé), par la perte du poème (poème perdu) qui, cependant, sur la page laisse des signes, comme des traces de pas sur la neige… Le livre raconte le cheminement d’une écriture qui, bien que le rien persiste, déroule son rythme d’avancée envers et contre tout (Dans la langue dévêtue le pas sonne clair). Et le sens qui éclot se dérobe, chassé par la multitude des significations qui tombent les unes après les autres. Ce surplus de sens efface le sens, crée comme un vide ; mais c’est un vide actif qui appelle une parole au secours :

Dire est une séparation

                                      échecs qui s’accumulent

Les échecs, les ratés consubstantiels à tout acte de dire. Car la parole n’est pas la langue (Langue que la parole menace) dont la trame semble remplir l’espace et empêcher le trouage par le réel. Il faut que l’avènement d’une parole soit déchirant, qu’il fracture le filet du langage. La parole tombe et s’élève à la fois tel le mouvement d’un oracle qui sanctionne la présence de notre être-là parmi les lambeaux, les fragments d’un monde qui vacille sur ses fondements :

Rien

quelque chose

rien

 

écrire

                                       j’écris

L’écriture de Corbusier est fragmentaire, elle laisse vivre l’espace et nous pouvons par ces trouées reprendre notre marche, laissant des marques qui disent notre destination sur la voie perpétuelle du dire. Comme une neige d'avril rejoint ainsi l’universel de ce qui nous constitue en tant qu’humain : la capacité de dire à travers même l’impossibilité et la précarité apparente de celle-ci : Ce qui est atteint nul ne le saura et comme atteint aura disparu.




Néant rose, Le manifeste poétique de Dana Shishmanian

la poésie elle mange de tout / c’est une omnivore / une porcine

Un livre chasse l’autre ? Ce n’est pourtant pas parce que Dana Shishmanian vient de sortir un nouveau recueil (Le Sens magnétique, L’Harmattan) qu’il faut oublier le précédent, le surprenant Néant rose (2017 chez le même éditeur). Un titre en forme d’oxymore (encore que : qui pourrait affirmer que le néant n’est pas rose ?).

Le contenu, quoi qu’il en soit, est tout aussi surprenant que le titre, comme en témoigne – simple exemple – ce passage conclusif d’un poème, celui où apparaît justement le « néant rose » mais dans une syntaxe inédite, puisque on est tenté d’interpréter « rose » non comme un adjectif mais comme la troisième personne du singulier à l’indicatif présent d’un hypothétique verbe « roser » (roser comme arroser !).

Là où néant rose une fleur sculptée dans son parfum un nid couvé par l’œuf d’un coq nocturne et à demain dit la poule retournant sa veste quand sort de son chapeau non non pas un lapin mais éternellement et à jamais frais le pain de ce jour.

A-t-on déjà remarqué, à ce propos, que le « manifeste-synthèse » de Guillaume Apollinaire intitulé L’Antitradition futuriste (1913), après un « Mer...De… » aux professeurs, pédagogues, etc. se termine par un « Rose » aux Marinetti, Picasso, etc., ce qui témoigne déjà d’un usage inusité du mot (ici le substantif) « rose » ?

Alors que l’étrange recueil de D. Shishmanian, qui juxtapose en toute poésie et avec plus qu’une pointe de surréalisme une éphéméride, des contes urbains et des haïkus, a déjà fait l’objet de plusieurs recensions (1), c’est justement son caractère de manifeste – insuffisamment souligné jusqu’ici à notre gré – que nous voudrions évoquer.

En-deçà des différences formelles, notre art poétique conjugue deux grandes traditions. L’une, illustrée par exemple par le Ronsard des Amours s’intéresse principalement aux tourments de l’âme. Elle est lyrique, élégiaque, souvent chagrine. L’autre est celle des poètes satiriques, davantage tournés vers le monde extérieur, quoique souvent aussi d’une humeur chagrine. C’est que, en effet, que l’on se regarde soi ou que l’on contemple le monde, il n’y a pas tellement d’occasions de se réjouir.

Les poètes passent souvent d’un registre à l’autre. Voir le Victor Hugo des « Pauvres gens » (La Légende des siècles) et celui de « Demain dès l’aube » (Les Contemplations). C’est également le cas de notre poétesse qui évoque quelque part son mal d’amour 

quartier désert café dormant et moi au bord d’un précipice / sans fond douleur sans fond amour sans fin

mais elle ne s’y attarde pas. D’ailleurs, à l’en croire selon un autre poème

cuisiner et mourir / d’amour – quelle différence après coup…

Apollinaire, encore lui, est revenu à plusieurs reprises sur sa conception de ce que devait être la poésie moderne, en particulier dans un article du Mercure de France, « L’Esprit nouveau et les poètes » (1918). Si son mot d’ordre de « machiner le monde » n’a guère eu d’écho, D. Shishmanian se retrouve toute entière dans ce propos du rescapé de Quatorze : la « liberté [des poètes] ne peut pas être moins grande que celle d’un journal quotidien qui traite dans une seule feuille des matières les plus diverses ».

Dana Shishmlanian ne dit pas autre chose.

On s’épuise au bout de cent de mille poèmes / sa substance propre tant machouillée devient fade […] alors on s’enrichit des vies des autres / des morts des autres

Des morts des autres, en effet, comme celle du suicidé du métro qui lui inspira l'un des poèmes les plus bouleversants du recueil (« Accident grave de voyageur »).

Apollinaire écrivait aussi : « les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai ». Et chez D. Shishmanian : 

manger et boire se mouvoir baiser cracher / c’est cela l’humaine aventure

Dana Shishmanian, Néant rose, L'Harmattan, 2017, 118 pages, 14 euros.

La poétesse ne recule pas devant les mots crus : le vrai jusqu’au bout ! De toute façon, ajoute-t-elle,

La poésie n’a que faire / de votre politiquement correct / traduit en censure

Et le vers, bien sûr, doit être « libre »

et pas de rime c’est obsolète / on est affranchi à vie on est poète / contemporain

Au-delà de ces considérations sur ce qui peut ou doit être fait se pose la question de comment le faire.

Oublie tes poèmes / t’entêter ne sert à rien ; à chacun sa peine

Ce n’est donc pas tant le labeur qui compte que de savoir saisir l’inspiration quand elle vient

Dépêche t’arrête pas / la fente est brève – glisse tes mots

Avec ce qu’il faut d’autodérision

tes poèmes noirs décapités – / des ailes inutiles

mais l’espoir, tout de même, qu’il en restera quelque chose

Tes mots que valent-ils ? / Rien pour toi. Mais sais-tu quand / ils germent ? Laisse les choir...

Les poèmes de D. Shishmanian racontent des histoires, parfois drôles comme celui nommé « Samedi » qui fait intervenir un ogre et les cloches de Noël, plus souvent mélancoliques (mais le monde… voir plus haut). Elle nous propose aussi, sans en avoir l’air, une réflexion sur l’art poétique et – mais cela mériterait un autre article – une philosophie de la vie.

Présentation de l’auteur




Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame

C’est la modernité de cette auteure mythique qui donne envie de tourner les pages de cet ouvrage. Il y avait en elle les prémisses d’une George Sand à vouloir vivre - en veuve - de ses œuvres, son écriture, ses mots.

Il y avait en elle l’invention d’un jeu de rôles sexué où elle emprunte d’abord celui de l’homme : « Je suis le servant / Je vous supplie humblement / Je n’ai d’autre plaisir… », avant de reprendre son costume féminin, puis de s’autoriser une incursion dans le dialogue amant-dame au moment même de leur séparation ou leurs retrouvailles. Il y avait en elle une ironie mathématique : cent ballades divisées en deux dont la moitié défend la loyauté en amour et l’autre la séduction (d’une certaine façon l’inverse). Il y avait en elle le goût taquin de l’anagramme (« Crestine » pour « en escrit y ay mis mon nom »).  Le regard – disons archéologique ! - que nous portons sur la traversée des siècles de cette auteure se réinvente au fil du temps. Une néo-lecture peut-elle réinventer dans la réinvention ?

Amusons-nous naïvement avec le titre, l’orthographe et le sens engendré. Aujourd’hui, le mot « balade » ( avec un seul L) correspond à une promenade ou une excursion, tandis que la « ballade » armée de deux L signifie une œuvre littéraire ou poétique.

Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame, Gallimard, 2019, présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, édition bilingue

De fait, en ancien français, le mot  « balade » avait alors la signification de notre actuelle « ballade », à savoir un certain cheminement de l’écriture poétique !  De quoi se perdre déjà dans le nombre de L. ! Laissons notre esprit baguenauder en jouant au baladin (ou à la baladin.e pour moi ! ) de l’intellect. Lisons ce recueil de Cent ballades d’amant et de dame en cherchant comment cette poétesse à l’art si particulier instaure une balade (cad fait déplace ses personnages de lieu en lieu, d’état en état, etc.) dans ses ballades. Bref, nous balade ( ! ) - t-elle au sens contemporain voire figuré du mot ?

Fouillons les cent ballades à la recherche de balades diverses et variées ! La distance entre les duettistes en amour peut simplement être concrète.  Il y a un « incessant ballet de séparations et de retrouvailles dû aux obstacles qui désunissent les amants », précise Jacqueline Cerquilini-Toulet, traductrice et présentatrice du recueil.

Cette séparation au quotidien peut ainsi être déplorée par l’amant : « J’ai perdu mon temps / plus d’un mois auprès de gens/qui me mènent obscurément / pour une pénible affaire » (ballade 81). L’homme craint cet éloignement réel des corps et des êtres : « Je meurs de douleur,(…) / Quand je vois qu’on éloigne de moi ma dame   /Hélas, que ferai-je si je vois qu’on l’emmène en Gascogne » (lieu de confrontation entre nobliaux au XVe siècle). Le départ en guerre engendre la distance la plus courante ressentie par un viril guerrier : « Je suis allé dans une contrée lointaine » peu aguichante : la nourriture est « rare », le logis « rude » et l’armure « pèse » (ballade 50).  La dame réplique en déplorant une « longue absence » de son « très doux ami » (ballade 55), absence qui la fait même « mourir » au sens figuré bien sûr, avec un esprit un tantinet comédien… L’amant revient de guerre ragaillardi, « joyeux et plein d’ardeur » (ballade 60). Dès lors, il ne craint plus rien « ni froid, ni chaud / ni assaut de château ou de tour / ni la mer » à traverser. Il attend carrément que « Dieu » le conduise au plus vite vers sa belle, ce « parangon de beauté » (répété quatre fois). A cette occasion, il réitère le souhait fébrile qui ponctue chacune des quatre strophes du poème : « Je désire tant vous voir ».

La «  ballade » pizanesque* peut aussi marquer la distance au figuré, cad spirituelle entre les âmes. Le mâle (en chaleur ? ) sollicite l’intérêt de sa comparse féminine qui est le refuge de son cœur : « Que l’attente n’en soit éloignée / car je ne peux plus, ni soir ni matinée, / supporter ce mal » (ballade 1). En réponse, la dame fort sérieuse révèle son ignorance en matière amoureuse, doublée néanmoins par la capacité d’y échapper par des pensées résilientes : « Jamais je ne sus ce qu’est aimer, (…) mes pensées sont ailleurs » (ballade 2).

Cependant après le temps de l’absence vient nécessairement celui de la présence et du rapprochement.  L’amant et sa dame se retrouvent ensemble, physiquement avant de narrer leur relation (ballade 80). Ce « retour » engendre la joie de la dame qui invite l’« ami » à venir « par la porte de derrière », réduisant de plus en plus la distance. Au demeurant, les deux amants manifestent le même élan : « Ne m’enlacerez-vous pas ? ». Ils ont néanmoins la volonté de rester cachés ou du moins discrets, « sans lumière » ! Mais la présence commune induit des attitudes et des perceptions, certes évidentes aujourd’hui.

La plus remarquable des ballades reste la 32, intitulée exceptionnellement La dame et l’amant et attribuant sans doute une priorité (?) au féminin.  Le dialogue croustillant de cette rencontre – comme au théâtre - abolit la distance entre lecteur et lecture, lui donnant une puissante vérité. Comment ne pas citer un passage (comme on cite aujourd’hui un dialogue d’Audiard) parmi d’autres : « - Mon doux ami, venez me parler. / -Très volontiers, ma dame, avec joie / -Parlez-moi sans rien me cacher. / - Que vous dirai-je, ma chère et douce dame ? / -Si votre cœur est greffé en moi ? / - Oui, entièrement, ma dame, n’en doutez pas. / - En vérité, le mien est en vous également. / - Grand merci, belle, aimons-nous bien. » Sont-ce des salamalecs ? Des expressions naturelles ? De l’humour (« En gardant mon honneur voulez-vous m’enlacer », sollicite la dame) ? Du raffinement courtois poussé à l’extrême ? Ici, le cœur de Madame d’abord « greffé » à celui de Monsieur se sépare et se fend pourtant « en deux » (Le lai de dame),  signant la fin des amours et de la vie.

 Il advient qu’une tierce personne s’introduise dans ce duo des cœurs. Voici que surgit le mari qui a des soupçons et se mue en « jaloux » (ballade 42). L’espace entre les époux diminue (alors que celui entre les amants augmente) en instaurant une triangulation : « Et le jaloux me tient/d’une laisse** si courte que, s’il ne me voit/il enrage de colère » ! Un tel souci masculin est le propre de nombre d’ « amants courtois » souffrant, comme cet amant en titre, de se séparer de sa « dame et maîtresse » (ballade 49).

La ballade conduit à ce point de non-retour qu’est la mort (ballade 3). L’amant, s’il perd son temps sans rien obtenir, lance – presque - des cris d’orfraie : « est-ce juste que l’on me frappe / à mort pour mon amour sans faille ? / Il faut que j’en meure / car c’est à la mort, à la vie ». Sa dame souffre déjà : « Ma mort cruelle, il est temps de mourir : / depuis près d’un an déjà, je suis dans ce martyre» (ballade 55).

Ainsi se termine notre promenade dans cet autre temps amoureux. La narration poétique se passe en plusieurs lieux (comme la rue, maison, messe, bal). Notre lecture – contrainte par les mots et leur succession -  rôde de la première à la dernière ballade, hésite et pioche ça et là une compréhension des vies et des relations qui ne ressemblent nullement à celles d’aujourd’hui. Une exploration des âmes libres à travers le papier ! Une balade, alors ?

Notes

 

* Pizanesque, néologisme autour de Pizan et non Pisan.

** Notons que la « laisse » - le lien pour toutou - est une image juste, proposée par la traductrice, pour expliciter l’adjectif « courte » qui aujourd’hui ne se suffit plus à lui-même.

Présentation de l’auteur




Le haïku face au changement climatique

Le haïku est un genre poétique particulièrement « exposé » au changement climatique puisqu’il est axé par définition sur la nature et le passage des saisons. Dans un essai original, l’auteur brestois Alain Kervern  nous révèle  comment le poète peut aujourd’hui devenir un véritable lanceur d’alerte.

Dans le haïku classique ou néo-classique (poème bref de trois vers, concret, saisissant une émotion fugitive), ce que l’on appelle les « mots de saison » sont primordiaux. Le poète japonais les puise dans un Almanach qui répertorie les mots accolés à telle ou telle saison (à titre d’exemple : le cerisier pour le printemps, le coucou pour l’été, la lune pour l’automne, la neige pour l’hiver). Il serait inconvenant ou incongru d’utiliser un mot qui ne correspond pas à une saison précise.

Mais aujourd’hui, avec le dérèglement climatique en cours et avec les menaces qui pèsent sur la biodiversité (liés notamment à la pollution, à l’urbanisation effrénée ou aux industries), certains « mots de saison » ne trouvent plus leur place dans les saisons qui les concernent. On assiste à un « écart entre le contenu de l’Almanach et la situation réelle », note Alain Kervern.

Alain Kervern, Haïkus et changement
climatique.Le regard des poètes japonais

Géorama, 98 pages, 12 euros.

« Les repères anciens peuvent être brouillés ». Il cite le cas du repiquage du riz avancé ou retardé en fonction de l’arrivée de hausses de température. Le réchauffement climatique provoque aussi le déplacement de certaines espèces animales. Le cas, par exemple, de la « cigale des ours », originaire du sud de l’archipel nippon, qui aime les températures élevées mais tend désormais à investir des espaces urbains plus au nord.

Autant dire que l’auteur de haïku, parce qu’il est sensible par définition aux phénomènes naturels et météorologiques, devient en quelque sorte la vigie ou le guetteur de tous les dérèglements en cours (et cela dépasse donc la seule question des « mots de saison »)

  

      Les yeux tournés vers l’île
où se déchaînent les cigales
le bébé apeuré

                                 Kurita Setsuko

 

      Tant de produits chimiques
se dissolvent en nous
vaporeux nuages des cerisiers en fleurs 

                                    Motomiya Tetsurô

 

      Au fond de la nuit
s’éteignent l’une après l’autre
les lucioles pour toujours 

                                Hosomi Ayako

 

 

Car les lucioles ont tendance à disparaître à cause de la prolifération d’éclairages artificiels.

 Ce rôle d’avant-garde du poète justifie-t-il pour autant que l’écriture de haïkus devienne en quelque sorte un acte militant. Pas certain, estime le haijin japonais Yasushi Nozu que Alain Kervern a sondé sur le sujet. Selon lui, « il est difficile et même contradictoire de s’inspirer en poésie » du thème du dérèglement climatique. Pourquoi ? « Parce que composer des haïkus sur ce thème, c’est exhaler une douleur plus qu’exprimer une émotion littéraire ». Yasushi Nozu note aussi que dans le haïku on transmet une émotion au lecteur « de façon indirecte ». Il rappelle qu’un bon haïku fonctionne « de façon allusive » (en contradiction avec un affirmation tranchée).

Alain Kervern tranche un peu lui-même le débat en prônant une forme de nouvel humanisme. « La menace de bouleversements à venir, écrit-il, nous apprend à vivre chaque instant avec une ferveur parfois oubliée » et « avec une attention plus vive à la fragilité et l’impermanence de ce qui nous entoure ». Parole de sage (breton) qui connaît sur le bout des doigts le rapport subtil que les poètes japonais entretiennent avec la nature.

Présentation de l’auteur




Une ouverture vers la poésie algérienne

Quand la nuit se brise est le superbe titre d’une anthologie consacrée à la poésie algérienne venant de paraître aux éditions du Seuil, en collection de poche Points. Elle reprend celle parue en 2004 aux éditions Autres Temps. Un grand œuvre orchestré par Abdelmadjid Kaouah, lui-même poète. Une cinquantaine de poètes de différentes générations et notoriétés sont convoqués.

De différents engagements aussi. Le volume commence par un panorama de la poésie algérienne en son histoire, en son lien avec la Guerre d’Algérie et en sa situation actuelle : 70 pages très intéressantes qui permettent à la béotienne de se faire une idée, même si ce panorama est centré, comment faire autrement, sur la Guerre d’Algérie. Précisons qu’il s’agit d’une anthologie de la poésie algérienne francophone. On y rencontre des poètes célèbres (Kateb Yacine, Jean Sénac…) et des voix plus rares, parfois éphémères. On peut diviser la présentation de Abdelmadjid Kaouah entre un avant et un après la Guerre d’Algérie.

Du fait de l’oralité, comme dans tout le bassin Méditerranéen, une Mare Nostrum dont nombre de politiques contemporains en France feraient bien de se souvenir, la poésie a existé très tôt dans ce que nous avons coutume d’appeler le Maghreb. 

Quand la nuit se brise. Anthologie de poésie
algérienne
, Points, collection points poésie,
304 pages, 7,80 €.

C’était la poésie des conteurs et des trouvères – les troubadours de l’orient. À ce propos, Kaouah rappelle la belle formule d’Amrouche qui parlait de la poésie des clairchantants. Une poésie partagée entre la transmission de la culture traditionnelle, de l’histoire réelle ou mythique des groupes ethniques, et la vie du quotidien. Et dire ce qui suit n’est pas parler pour mémoire : cette poésie ancienne a laissé des traces dans l’écriture poétique contemporaine, elle est présence dans le substrat de la poésie algérienne qui s’écrit. Une autre influence de « l’avant » provient de la confrontation : terre d’invasion, de conflits, l’Algérie a toujours connu cette confrontation. Vue de France, l’affrontement le plus évident est celui qui commence en 1830 quand la « conquête française » bouleverse l’histoire de ce bout d’Afrique. Ainsi, la poésie en Algérie sera toujours poésie de la confrontation avec autrui, mais un autre dont la présence pose des questions politiques, sociales et économiques. La poésie est ici chant de résistance presque par nature.

C’est pourquoi, au début du 20e siècle, le rapport à la France se complique : la colonisation est une ennemie, pas de doute là-dessus, mais les colons deviennent – en tant que représentants de la République des droits de l’homme – une source d’influence et d’inspiration. Il y a alors deux France aux yeux des poètes algériens, celle qui domine et celle dont la substance révolutionnaire porte l’espérance. La conséquence immédiate la plus importante consiste à se saisir de la langue française dans l’écriture de la poésie de la résistance algérienne. Naît alors une véritable poésie algérienne avec la parution en 1934 du recueil de Jean Amrouche, Étoile secrète :

 

Qui me dira le destin de ces paroles d’inconnu,
De quoi sont-elles messagères ?
De qui suis-je le messager ?

 

Jean Amrouche est incontestablement une personnalité hors pair de cette histoire, tant par sa poésie attachée à la patrie algérienne, le versant de la résistance, que par sa quête d’une source sans doute plus primordiale, plus poétiquement fondamentale, celle d’une langue originelle des hommes, recherche qui par sa transcendance et son aspect sacré touche au plus profond de l’homme, de ce qui l’ancre / l’encre dans le réel.

Approche alors la poésie de la guerre d’indépendance. Elle se met en place dès la deuxième guerre mondiale. Ici, la personnalité de Jean Sénac est incontournable et Kaouah écrit de belles pages au sujet du poète, inlassable défenseur de la poésie algérienne. Ce moment de la poésie algérienne est celui de l’investissement complet dans le combat pour l’indépendance, accompagné d’une réalité qui fait débat, avec le temps, celle d’une poésie mise au service du politique. Vaste question. Il y a cependant des poèmes poignants en leur universalité, ainsi La complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père de Ismaël Aït Djafer :

 

Je me demande, moi
À quoi ça sert
Les barrages qui barrent
Et les routes bien tracées
Et les camions qui écrasent les petites
Yasmina de neuf ans
En roulant entre les estomacs à air comprimé
Et les peaux en papier d’emballage.
J’étais là, quand le
Camion l’a écrasée
Et que le sang a giclé
Le sang.
Et alors, là, je ne raconte pas…
Je laisse aux gens qui ont déjà vu un camion
Écraser un bonhomme et du sang
Gicler
Le privilège de se rappeler
L’horreur
Et le dégoût et la fuite lâche
Devant un cadavre
Surtout devant le cadavre d’une
Petite fille innocente…

 

Ainsi Kaouah montre que le combat pour l’indépendance fut aussi une « insurrection de l’esprit ». Sous l’impulsion de Sénac, dès 1946, parait la revue Forge qui publie entre autres Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Ahmed Smaïli. Et Dib publie son roman l’Incendie. Roman dont l’influence indirecte se prolonge, de mon point de vue, jusqu’aux Incendies actuels du dramaturge libanais Wadji Mouawad. Puis Sénac réunit ce qui est épars dans Le Soleil sous les armes : c’est l’affirmation, comme sous l’occupation en France, que la poésie est une arme de résistance. Alors, selon Kaouah : « La parole des poètes a pour objet de multiples objectifs : renouer avec la mémoire embrumée par des décennies de léthargie, redessiner le visage de la patrie, promouvoir sa liberté et enfin poser les jalons d’un avenir fraternel ». Les poètes sont alors divers, entre ceux qui construisent une œuvre durable et ceux dont la poésie n’apparaît que dans ce moment. Il y a des voix comme celles de Kateb Yacine, Taleb Ahmed, Malika O’Lasen, Boualem Taïbi.

Abdelmadjid Kaouah ne laisse pas de questions de côté, en particulier celle de la langue. Pourquoi une poésie algérienne de langue française ? L’architecte de cette anthologie donne des pistes dans la suite de sa présentation. Il en vient ensuite à la notion de révolution et au lien entre celle-ci et les poètes. Il y a en Algérie des poètes de la révolution comme il y avait en France des poètes de la résistance, pour le meilleur et parfois… le moins bon. C’est le temps de la poésie de l’après. Dès 1962 la poésie occupe une place importante dans la vie algérienne, elle se fait connaître aussi grâce à l’anthologie Seghers de Denise Barrat (Espoir et paroles, 1963). Le poète est au service de la transformation révolutionnaire. Jean Sénac est alors à la pointe de cette conception de la poésie. Une conception qui ne fait pas l’unanimité et subit même les critiques de Kateb Yacine. Il y a donc deux versants de la poésie algérienne durant cette période. Auxquels s’ajoute le développement d’une poésie en langue arabe. Après 1965, les choses évoluent et un Jean Sénac développe à son tour une critique de la mainmise de l’Etat sur l’art et la culture publiant des poésies critiques, telles que celle de Ahmed Azeggagh :

 

Arrêtez

Arrêtez de célébrer les massacres
Arrêtez de célébrer des noms
Arrêtez de célébrer des fantômes
Arrêtez de célébrer des dates
Arrêtez de célébrer l’histoire
La jeunesse trop jeune à votre goût
Insouciante et consciente
Sait

Depuis le temps que vous battez le rappel
Des souvenirs le Soldat Inconnu le Mausolée de X
Le machin de Y le cimetière de Z
Depuis le temps que vous écrivez les jours
Du calendrier avec du sang coagulé
Délayé
Délayé par les circonstances de la Circonstance
Ce sang coagulé
Venin de la haine
Levain du racisme
Je suis né en Allemagne nazie et moi en Amérique
Noir et moi en Afrique basanée et moi je suis
Pied-noir et moi Juif et moi on m’appelait Bicot
On en a marre de vos histoires et vos Idées
Elles
Rebuteraient tous les rats écumeurs de poubelles
Elle
N’oublie jamais la jeunesse malgré
Sa grande jeunesse mais
Elle a horreur des horreurs

Et les enfants d’aujourd’hui
Et ceux qui naîtront demain
Ne vous demandent rien
Laissez-nous laissez-les vivre
En paix
Sur cet îlot de l’univers
L’univers seule patrie

 

Il s’agit d’une « nouvelle poésie » qui se constitue autour de Sénac jusqu’à sa mort en 1973, Sénac poète assassiné, et qui sous la censure et les pressions exprime sa révolte contre le devenir de l’Algérie. Ce sont les poètes de l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne publiée par Jean Sénac en 1970. Ils sont neuf et évoquent toutes les questions, y compris les questions religieuses et sexuelles. Ainsi, Youcef Sebti et la Nuit de noces :

 

Il a mis la clef dans la serrure
il a frappé avec violence
il a poussé la porte avec violence
il est entré
il a marché
il a soulevé le voile
il ma relevé la tête
il m’a ricané au nez
il m’a déshabillée
il ne m’a rien dit
il a cassé le miroir
il a tout fait
il a très vite fait
il est sorti
il avait bu
et moi j’ai pris les draps
entre mes dents
et je me suis évanouie.

 

Colonisation, guerre, combat pour l’indépendance, révolution, Etat directeur et censure… et cependant la poésie poursuit son chemin de transgression. En Algérie, malgré les interdictions, puis les difficultés matérielles. L’assassinat de poètes dans les années 90 ou l’exil, à l’image de Salima Aït-Mohamed. Qui s’en étonnera ? N’est-ce pas… la poésie ? Et Kaouah de conclure :

« Après l’indépendance, elle continua à subir les aléas de l’édition. A l’alibi commercial invoqué par les maisons d’édition étatiques, des motifs de censure politique se sont superposés, contraignant cette poésie à recourir une fois de plus à l’étranger, d’où la faiblesse de sa diffusion nationale. Les expériences d’auto-édition tentées en Algérie témoignent cependant d’un ancrage certain mais fragile.

Dans les années 90, la poésie algérienne de langue française a connu de nouvelles possibilités, avec l’exil de nombreux poètes en France. Enfin, depuis les années 2000, l’édition au pays bénéficie d’un essor notable avec la création de centaines de maisons d’édition ». L’auteur est optimiste. Une autre opinion s’entend exprimer parfois ainsi : « L’Algérie n’aime pas ses poètes ». Elle contient sa part d’humour. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion. La poésie est, elle est là, dans les pages de cette belle anthologie.