Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine. 

Son introduction à un poème des derniers mois de sa vie, « À pleine voix », se veut une adresse directe à la postérité semblant boucler la portée de son écrit initial de 1914 à l'occasion d'une tournée du mouvement futuriste à Odessa intitulé « Un nuage en pantalon » : « Honorés / camarades de demain ! / Grouillant / dans la m... fossile / de notre temps, / étudiant les ténèbres de nos jours, / peut-être / chercherez-vous / qui je fus. »

Ce souci de s'exposer dans sa vérité, en porteur du verbe jusqu'à son incandescence, travaille déjà l'écriture de sa tétralogie alors qu'il rencontre Maria Denissova. Prescience de son propre malheur, tragédie futuriste, par son expérience des maux traversés et sa profusion des mots jetés en pâture, dans une recherche avant-gardiste des formes nouvelles, tournant le dos tant aux clichés du poétique qu'à un lyrisme trop conventionnel, ce poème premier témoigne d'un monde intérieur tourmenté, accouchant ses monstres et ses chimères, et habité par la ferme volonté de rénover le langage poétique...

Maïakovski, Un nuage en pantalon, traduit par Elena Bagno et Valentina Chepiga, Vibration Éditions.

Comme le suggère Elena Truuts, dans sa préface à la nouvelle traduction de ce texte majeur par Elena Bagno et Valentina Chepiga, c'est à se demander si derrière quelques vers  visionnaires ne se cache l'intuition de la fin tragique de leur créateur ? « Et quand le nombre de mes années / aura achevé son ère - / des millions de gouttes de sang joncheront l'allée / vers la maison de mon père. » Mais si la destinée demeure funeste quel éclat avait le feu poétique qui embrasait son cœur ! Avec un goût prononcé pour la provocation, l'ardent jeune homme s'y dépeint en Christ moderne ou en « treizième apôtre », titre alors envisagé, prompt à bousculer les facilités de pensée et l'avachissement des habitudes de ses contemporains, pour mieux leur opposer son chemin, mêlant dans une même écriture agit-prop et mysticisme, ce qui décloisonne le regard rétrospectif porté sur cette œuvre singulière du XX ème siècle qui ne saurait se réduire à un simple endoctrinement communiste...

Vladimir Maïakovsky, Un nuage en pantalon, prologue.

Dès les premiers vers, le choix des traductrices de donner une forme versifiée restitue par son art de la rime la vigueur de la musicalité et l'audace du ton adoptés par le jeune chantre d'une Marie, figure où l'on retrouve tant la rencontre amoureuse de Maria  Denissova que la divine Vierge ou la sensuelle Marie Madeleine, et reproduit avec justesse le choc du regard de l'écrivain avec le conformisme de son temps, ainsi du « cerveau ramolli » exprimant un « cœur démoli » à l'image de celui, desséché, de certains hommes de son époque, ainsi que de l'objectivité bourgeoise et clinquante du « canapé luisant » à laquelle répond son rire « insolent » : « Votre pensée / qui rêvasse sur un cerveau ramolli, / comme un laquais aux chairs flasques sur son canapé luisant, / je la taquinerai avec un lambeau de cœur démoli ; / à satiété je me moquerai, caustique et insolent. »

Vladimir Maïakovski, Adolescent.

Par le mordant de son trait d'esprit, le jeune insurgé paraît ainsi répondre d'emblée à la question-reproche que la censure adressa à ce dernier en 1915, après avoir supprimé six pages et rejeté le titre premier « Le treizième apôtre » : « Comment avez-vous pu unir le lyrisme à la grossièreté ? » Par son goût des contrastes, par sa manière provocatrice, le poète russe a su donner à entendre un lyrisme nouveau, celui de la dissonance aux extravagances déroutantes...  C'est cette dimension essentielle de sa poésie que Valentina Chepiga et Elena Bagno ont rendu avec brio par leur travail minutieux ! En effet, la longueur des vers, le choix des assonances et autres échos sonores illustrent à merveille la poétique de cet auteur « à pleine voix » ! Et qui se livre à l'exercice de déclamer à voix haute la traduction nouvelle, retrouvera, pour reprendre les formules de l'avant-propos de Florian Voutev, à la fois « résonance harmonieuse » et « entrechoquement brutal »...

Vladimir Maïakovski, Ecoutez, lecture du poème en russe et en français, par Anna Gichkina.

Ainsi en est-il, par exemple, de l'avant-dernier couplet du prologue, qui explicite le titre de cette déchirante et néanmoins revigorante tétralogie, charge critique avec la docilité désormais attendue de tout un chacun astreint au miroir des apparences et des convenances : « Voulez-vous / que je sois de viande fou - / et comme un ciel qui change de tons - / voulez-vous / que je sois impeccablement doux, / pas un homme, mais – un nuage en pantalon ! ».

Vladimir Maïakovski, Le Poète est un ouvrier.

Présentation de l’auteur




Andrée Chédid, Rythmes

La jeunesse, les mouvements, l'exil, les voyages, la voix, les métamorphoses, la liberté, les rythmes : la vie. C'est bien une ode à la vie à laquelle nous convie Andrée Chédid, où l'horizon s'écarte en saisissant le temps à bras le corps.

Pourquoi parler quand on peut chanter, ce pourrait être le mot d'ordre de sa poésie, elle qui fut toujours au plus proche de l'hymne vital. 

Andrée Chedid, Rythmes, Gallimard, Poésie, décembre 2017.

 

Ici le cri et la tendresse ne sont plus contradictoires mais complémentaires, naviguant dans « l'estuaire des mots », même si nos rêves s'agrippent encore aux vieilles pierres, même si la vie sur Terre est aussi fragile qu'une herbe, même si nos mains ne savent plus retenir.

Notre cœur bat toujours au centre du soleil.

Cette réédition est augmentée de la préface de Jean-Pierre Siméon qui nous donne à voir, à sentir, à toucher plus qu'à analyser, exposant les nombreuses dimensions de l’œuvre d'Andrée Chédid, en rappelant « je suis multiple » qui, plus qu'une formule, pourrait être sa signature, faisant écho à la diversité humaine qui forme un kaléidoscope parfois magique, que notre époque simplificatrice a un peu trop oublié, nous éloignant ainsi de notre vérité profonde où la poésie, rivière souterraine, en est une des sources essentielles.

Le souffle d'Andrée Chédid est encore si doux et si puissant qu'il nous emporte sans que l'on puisse y résister, si loin et si près que c'est un voyage initiatique de toute une vie que nous parcourons, où la vieillesse est un ciel généreux qui côtoie la jeunesse.

Les fragments d’éternité que nous sommes nous poussent parfois au-delà du portail de notre finitude, nous faisant prendre conscience, par un retour au présent,  de la beauté de ce qui nous entoure. Ainsi l’ultime partie est celle de l’émerveillement, où le ruisseau du regard extérieur coule au milieu de l’envoûtement des astres, braises d’un feu primordial, quand les mots sont impuissants à capter la sensualité, la force et les rêves infinis, quand la lumière est matière et le silence le langage du temps. Être au présent pour voir l’aube qui éventre l’obscurité, se laisser éblouir par la vie et ses formes démultipliées, transgresser sans jamais dénaturer et caresser la grâce de l’eau, goûter la pulpe de l’innocence, ouvrir les sens et l’instinct aux sentiments les plus enfouis, en abandonnant les algorithmes mécaniques des grandes villes.

D’eau et d’étoiles, de terre et d’espace, au présent et à l’infini, fluide ou minéral, « à force de renaître, auréolé de rêve », c’est l’amour qui a le dernier mot.




Charles Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes

Voilà une édition admirable en tout point, documentée, précise, fouillée, scrupuleuse, qui donne toutes les informations nécessaires pour aborder ces fragments d’un livre seulement « rêvé », sans se lancer dans des interprétations forcées et réductrices, telles qu’il en existe beaucoup.

Les annexes (des textes en relation avec les différentes sections du volume) puis un dossier (chronologie, notice, bibliographie, notes, index des noms, des œuvres et des lieux, index des notions et des thèmes) sont d’incomparable outils si l’on veut entrer plus profondément dans l’œuvre. Le pari d’une telle édition était pourtant difficile à tenir, s’agissant de textes qui n’existent qu’à l’état de fragments ou de notes et que l’on a trop souvent rassemblés, en leur donnant une unité factice, sous le titre de Journaux intimes, alors même qu’ils ne suivent aucun ordre chronologique et qu’ils ne présentent généralement pas de date. Les traditions éditoriales sont rappelées et expliquées, comme cette autre, due à Poulet-Malassis, qui a classé et numéroté les feuillets, installant un ordre qui n’existait pas. André Guyaux a adopté ce classement, qui est devenu inévitable, mais le commente en détails et refuse « le contresens qui fait recourir dans le commentaire à des formules telles que « “la première fusée” ou le “début de Mon cœur mis à nu” ». Si les séries Fusées et Mon cœur mis à nu sont bien distinctes, la série Hygiène, quelques feuillets aux titres fluctuants, qui présentent toutefois le mot « hygiène », est difficile à identifier si bien qu’elle a souvent été rattachée à l’une des deux autres. A. Guyaux, sur la base d’arguments solides, en fait un tout autonome et adopte comme principe qu’il faut « éviter de donner au texte le caractère achevé qu’il n’a pas ».

Fusées - Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes Édition d'André Guyaux Nouvelle édition Collection Folio classique (n° 6092), Gallimard

Charles Baudelaire, Fusées - Mon cœur mis à nu et autres fragments posthumes, Collection Folio classique (n° 6092), Gallimard

Le volume projeté, destiné à rassembler les trois séries est, selon l’expression de Baudelaire à sa mère, un « livre de rancunes », sous le double patronage d’Edgar Poe et de Joseph de Maistre. Les thèmes abordés sont constants de l’une à l’autre. Ils se déclinent avant tout en termes de « contre », contre le progrès en particulier : « la croyance au progrès est une doctrine de paresseux ». Baudelaire, admirateur du poète, déteste pourtant le Hugo qui le prône. Comment le progrès pourrait-il exister quand le mal est omniprésent ? Dans l’amour évidemment, ce qui explique l’intérêt pour Les Liaisons dangereuses : « La volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal ». Mais c’est plus profondément la question du péché qui le retient, dans la ligne de Joseph de Maistre. Contre Jean-Jacques Rousseau (« Jean-Jacques – auteur sentimental et infâme », écrit-il dans De quelques préjugés contemporains, qui figurent aussi dans le volume, avec des Notes précieuses et des Notes sur Les Liaisons dangereuses), Baudelaire affirme que l’homme n’est pas bon mais d’une « indestructible, éternelle, universelle et ingénieuse férocité ». C’est là moins une réflexion morale que métaphysique ou plutôt théologique car c’est la question du péché, dont l’homme porte les « traces » si bien que nul n’est innocent, et surtout celle de la chute, dont le rire et le plaisir sont un signe, qui préoccupent Baudelaire. La chute, à ses yeux, est un mystère : « la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? » Il n’y a d’ailleurs « d’intéressant sur la Terre que les Religions » auxquelles ne s’oppose pas la superstition qui est, paradoxalement, « le réservoir de toutes les vérités ». Autre constante, la critique de la femme : comme le commerce, « la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable », elle est le « le contraire du dandy ». Baudelaire n’a pas de mot assez dur pour la « femme Sand », « cette latrine ». « Le bon sens », « le cœur », dont il faut se méfier, nul plus que la femme, le peuple et le mauvais poète, qui croit à « l’inspiration », ne les incarnent. La question du Beau revient souvent : « J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. » Et encore : « Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau », en association avec le Malheur. L’écrivain, c’est celui qui a un « coup d’œil individuel », puis une « tournure d’esprit satanique ».

Au centre de la réflexion, se situe en effet l’individu, qui seul pourrait connaître le progrès : « Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. » Mais l’individu Baudelaire est pris entre des tendances contradictoires et lutte pour substituer à la menace de la « vaporisation » du moi la « centralisation », c’est-à-dire la concentration. La méthode, l’hygiène prônées reposent en grande partie sur le travail, malédiction inévitable et seule ressource à la proscratination et au spleen : « Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser », affirmation que Musset, que Baudelaire détestait et qu’il qualifiait de paresseux, aurait pourtant pu prononcer. Le taedium vitae, et l’acédie, ne sont pas seulement la maladie des moines.

Si la concentration est difficile à atteindre en ce qui concerne le moi qui se disperse, elle caractérise au moins le style, qui est celui de la maxime. Pas de véritable confidence sur soi, mais une suite de réflexions sous forme d’aphorismes, souvent paradoxaux et provocants, empreints d’une férocité souvent ironique : « Être un homme utile m’a toujours paru quelque chose de bien hideux », « Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles », « Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin de régner »… On pourrait les multiplier. Toutes révèlent une profonde souffrance et un mal-être, si bien que si ces pièces qui offrent un intérêt littéraire et intellectuel essentiel et suscitent la réflexion, entraînent aussi l’émotion devant un poète torturé, en proie à la souffrance et au mal-être, à la « colère » et à la « tristesse », pour reprendre ses mots. Colère et tristesse, n’est-ce pas notre lot quotidien ?




Un printemps en poésie chez Gallimard : Etienne Faure, Anna Ayanoglou, Daniel Kay

C'est un bien beau printemps que celui de 2022 chez Gallimard, avec ces titres de la collection Blanche, en poésie, belle comme un jour qui prend de l'altitude et nous accompagne vers le solstice d'été, et sa lumière. Trois titres très différents mais avec ceci en commun qu'ils font poésie, ce qui n'est pas rien !

∗∗∗

 

Etienne Faure, Vol en V

En prose, en vers, au fil des paragraphes, des tracés qui suivent l’allure d’un essaim justifié à gauche ou bien en blocs déposés au centre de l’espace scriptural, le signe est langage avant la langue  dans Vol en V. Épigraphes d’œuvre et de chapitres jalonnent ce recueil où les titres suivent les poèmes, comme pour les porter, mais pas que. Il existe un dispositif paratextuel très élaboré qui accompagne les vers d’Etienne faure, traverse le texte, l’enrichit, le retranche pour l’ouvrir à son essence qui est de laisser émerger la voix du monde. 

Ces titres situés sous les poèmes se présentent également comme un sous-titrage, mais il est permis de les considérer comme des titres car ils figurent dans la table des matières. Nous pourrions y voir une volonté de ne pas surcharger la lecture, de laisser la pluralité des sens affleurer sans alourdir l'appréhension de l'ensemble. C’est il semble une des fonctions de ce positionnement tutélaire. Mais lorsque l’on considère l’aspect sémantique de ces titres qui suivent le texte et sont en italique on se rend compte qu’ils en soulignent la trame anecdotique, qu'ils attirent l'attention sur l'instant de vie qui est la matière du poème... Un désir de mettre en exergue les éléments dévolus à un univers référentiel. Mais pourquoi ? 

Ces titres "à l’envers" portent les marques sémiques d’une littéralité qui en réalité magnifie la poésie, en dévoile la substance, et révèle toute la puissance du langage poétique. Comme une serviette japonaise qui une fois plongée dans l’eau se déploie et laisse apparaître une infinité d’univers, le poème soluble dans le regard du lecteur prend toute sa dimension une fois que l’instant de vie qui en a été l’origine est nommé, comme un instantané posé sur l’onde sonore des mots ondoyant dans un océan polysémique.

Etienne Faure, Vol en V, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 144 pages, 16 €.

Dans la ville à pied, sans repli, sans arrière
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l'impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l'heure ou l'allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d'un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore aux murs, semblant redire : passant,
nous allons mourir, et personne n'en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
— et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l'ombre.

Passage à découvert   

             

 

Comme pour dissoudre les passages, se fondre dans les décors qui servent de supports aux textes, dévoiler l'essence de ce que recèle la langue poétique, et soutenir les champs sémantiques à l'œuvre dans ce qui "fait" poésie, ces titres supportent et révèlent, renvoient au désir de relire le poème. Apparaît alors toute la puissance du langage poétique, ce qu'il permet de transcrire, qui est tout simplement l'indicible : la couleur d'un lieu, chargé d'émotions que tout concourt à communiquer, la profondeur d'un temps de vie arrêté qui déployé dans le présent du texte, l'éphémère de nos vies, capturé dans l'espace vacant du poème, là où tout se recrée à chaque instant. 

Alors les épigraphes prennent sens, car chacune met l’accent sur l’envol, celui du regard, celui de la langue libérée par la mise en jeu du poème.

   Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d’ailes

Rainer maria Rilke
à Marina Tsvétaïéva
Correspondance à trois, Eté 1926

                   ∗

Comme à chaque saison c’est le
désir qui les fait venir de si loin.

William Carlos Williams,
Paterson, livre V

                  ∗

Ainsi appuyé au ciel 

Thomas bernhard
Sur la terre comme en enfer

 

Altitude topographique métaphorique qui est celle qu’offre la poésie, pour s'appuyer au ciel, porté par l'élan d'un Vol en V...

 

Promesse ajourée du langage
la pluie fourmille au sol
puis s’éparpille.
On dirait
- dentelière, reprenez-moi si je me trompe -
un point d’Alençon répété sur le vide
et qui finit dentelle, voire
jour Venise

jusqu’au motif

Anna Ayanoglou, Sensations du combat

 

Combattre est-ce vivre ? Est-ce écrire, lutter ? Il semble qu'intensément oui. La langue d'Anna Ayanoglou poursuit le monde, encore, tente de forer des puits au centre du silence, pour faire jaillir une lumière étincelante. Celle du poème, assurément. 

 

 

Prose poétique ou poème dans cette liberté de trait qui est encore et toujours à inventer, Sensations du combat brûle et emporte l'esprit au centre d'un langage vif, parois tranchant, parfois fédérateur de symboles qui alors convoquent des archétypes que la poétesse interroge. Ses origines, l'amour, et puis écrire, ce lieu investi par le regard spéculaire de l'énonciatrice qui emploie le pronom personnel de la deuxième personne du singulier pour témoigner de sa propre existence. 

On perçoit des bribes de vie, mais à peine, rien de lyrique, ou alors un lyrisme vivifiant, comme un combat contre les mots avec, pour changer la plainte en chant de guerre. Et surtout cette lucidité qui guide ne permet aucun apitoiement. C'est juste, c'est la vie regardée comme elle se doit de l'être, avec vaillance, celle d'une femme qui s'empare du temps et des chemins grâce à sa parole, et surtout grâce au silence que recèle le poème. 

Anna Ayanoglou, Sensations du combat, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 88 pages, 13 €.

Rien d’autre que composite, agglomérat
– de langues approchées, apprivoisées
puis le temps passe, et rien, elles sommeillent
et leurs liens avec elles
mais tout sommeille – les terres, des aïeux
ou sans, peu importe, vraiment
– tous des membres fantômes
souffrances scintillantes
qui se réveillent par intermittence.

Sensations du combat passe à travers les âmes pour aller droit vers l'essentiel de questionnements incontournables que seule la poésie permet de laisser affleurer parce qu'impossibles à rendre audibles, autrement.

Capsule de présentation de Anna Ayanoglou, lauréate du Prix de la première œuvre en langue française de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

∗∗∗

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, et autres fables pour l'œil

 

Poèmes en prose, pour ce recueil qui ouvre sur ce texte du tout premier chapitre, "La fabrication des images", avec "Histoire d'un désir" :

 

Etendre le bleu à la manière des linges aux fenêtres,
les fines étoffes au vent Léger. Ne pas prendre le
ciel comme limite ni même comme principe d'expansion
mais comme désir. Alors le bleu resplendit tel un fruit sur
une coupe disposé, un fruit unique rendu à la table des 
couleurs.

 

N'est-ce pas là raconter la magie de l'art, cette merveille qui à travers le fruit, un ceil, des visages, magnifie l'anecdotique pour puiser aux sources des universaux, là où les archétypes parlent une seule et même langue, celle de l'humanité ?

Tout entier ce recueil est un hymne à l'art. Daniel Kay raconte avec ses mots ce fabuleux secret du miracle qui advient lorsque la représentation traverse l'épaisseur du temps. Des lignes, mais pas n'importe lesquelles, des mots agencés pour faire poésie, unique chance de capturer l'indicible majesté de la couleur, du tracé, du regard que le peintre pose sur le paysage et de cette transformation lorsque la couleur est étalée sur la surface de la toile, avec des aplats et des teintes, de courbes et des lignes de fuite qui arrivent dans l'univers intangible d'une fraternité. Un dimanche aux Pays-Bas, Chez Bruegel l'ancien, Trait pour trait, Le peigne de Rembrandt, Les affinités électives, Grande galerie, Volumes... Autant de chapitres dans lesquels le poètes célèbre l'art, et égrène une galerie de portraits d'artistes, sortes de tableaux de toiles, comme dans ce magnifique poème sur Bacon :

Francis bacon
Histoire d'un reniement

    Tu peux toujours crier, grand pape épouvanté, crier
la mâchoire serrée sur des poussières d'étoiles, ton âme
sent trop fort la viande. Le grand drame épiscopal, lui, 
suit sa route. C'est que l'Esprit-Saint a choisi le mauve, le
théorème du mauve pour foudroyer, foudroyer le temps
d'un dernier cri. Et tu te demandes, encore et encore : 
Mon dieu, pourquoi m'as-tu injurié ?

 

 

Daniel Kay, Un peigne pour Rembrandt, Gallimard, Collection Blanche, 2022, 112 pages, 12 € 50.

Ce que racontent les images... Daniel Kay les fouille, mais pas seulement. Il met en demeure le langage de dire cette magie qui opère dans les toiles de grands peintres, et il y parvient, grâce à la poésie, cela va sans dire. L'esprit-Saint est ici celui de l'artiste, qui choisit le théorème du mauve, qui incorpore le mauve pour le restituer là, dans l'écrin de la toile, face au cri incessant, avalant tous les cris de tous les hommes, dans celui de ce pape, grand, épouvanté d'une trouille qui pleut séculaire sur nos semblables. C'est tracé, sur le tableau, c'est écrit, dans Un peigne pour Rembrandt, et partout dans ce beau recueil, comme fables offertes à nos que regards, puisées dans l'épaisseur des histoires, qui ne se veulent en aucun cas explicatives. Elles guident  au contraire les yeux des lecteurs vers cette impalpable miracle qu'est l'art, ainsi que le fait cette fabuleuse fable de Rembrandt dans le chapitre qui lui est consacré, Trois fragments d'une histoire du visible :

 

A Amsterdam, Dieu rend visite à Rembrandt qui n'a
même pas eu le temps de se peigner. Il entre sur la pointe
des pieds pour ne pas réveiller Saskia et parlemente long-
temps avec l'artiste avant de passer sa commande : son
choix est fait, ce sera une grande histoire du visible.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

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Sylvestre, Un regard infini — Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier

Sylvestre Clancier aime répéter qu’il a choisi la forme courte, celle du poème, pour mieux concentrer une émotion et la faire passer. La forme courte ? Devant cette modestie, on pourrait sourire : il suffit de soupeser ses œuvres complètes : 552 pages pour le seul Tome 2 ! Et le Tome 3 va prochainement paraître (Éditions La Rumeur libre).

Depuis longtemps — inutile de préciser les dizaines d’années —, les fragments ciselés, les plaquettes et les éditions de bibliophilie forment, bout à bout, une œuvre considérable. En taille et en densité. Quant à Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier, Sylvestre nous invite — oui, ce touchant recueil, l’auteur ne le signe que de son prénom — à une relecture des écrits antérieurs. Le phrasé est simple, limpide, loin de l’hermétisme ou des fabriques alambiquées. Prose mise en versets ou versets prosaïques, chaque mot touche au but avec une authenticité absolue et chaque mot s’attelle au suivant pour ouvrir des possibles ou des sensations nouvelles.

Sylvestre se livre nu et, contrairement à l’image qu’on pourrait se faire d’un enfant écrasé par la statue (stature) de son père, il marche à son côté. Ils sont deux poètes mûrs, forts, puissants. Dans le paysage poétique actuel, ce recueil est une véritable leçon de savoir dire, savoir partager, savoir émouvoir. Forcément, pourrait-on penser, puisqu’il s’agit d’un « Tombeau » c’est-à-dire un hommage à un mort. Mais un Tombeau, n’est pas qu’un simple hommage à un mort, fût-il un père. C’est une pièce musicale comme le Tombeau de Monsieur de Sainte Colombe ou, plus tard, celui de Couperin. Musique profonde, poésie profonde pour qui fut bien plus qu’un père. Georges-Emmanuel fut, pour Sylvestre, un ami, un confident, un égal avec lequel il pouvait échanger, enfant puis adulte.

Sylvestre, Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier, La Rumeur libre - 96 pages - 16 € - ISBN-13 : 978-2355772153.

À peine esquissée
l’écriture bleue avance
microscopique et infinie
au fil des pages peu raturées
mystérieuse, impénétrable
et jamais mesurable
pour l’enfant qui observe son père

L’écriture du père, on le voit, est un monde. Conséquemment et indépendamment, celle du fils, aussi. Un regard infini - Tombeau de Georges-Emmanuel Clancier se pose comme le recueil idéal pour découvrir l’œuvre de Sylvestre Clancier ou la redécouvrir. Et peut-être aussi revenir à celle de son père. La boucle est bouclée. En fin de recueil, un post-scriptum de Sylvestre et une postface de Nicolas Grimaldi donnent les clés pour ouvrir quelques portes inconnues.

Présentation de l’auteur




Carles Diaz : L’arbre face au monde

Poète et historien de l’art, le franco-chilien Carles Diaz nous entraîne sur les pas d’un peintre allemand exilé au Chili en 1850. Nous voici plongés, par le truchement d’un journal de bord imaginaire, dans l’aventure de Carl Alexander Simon disparu dans les forêts de Patagonie deux ans après son arrivée dans le pays. Voyage initiatique, faisant alterner textes en prose et poèmes, dans lequel Carles Diaz confie – à travers son héros – ses vues sur les rapports de l’homme et de la nature, mais aussi sur la liberté à conquérir, essentielle à tout artiste pour trouver sa propre voie.

Se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre. Imaginer ses émois, ses sensations, ses pensées. Vivre, au fond, par procuration. L’entreprise est hasardeuse mais des auteurs ne rechignent pas à recourir à cette méthode. On pense à Hubert Haddad épousant la vie d’un artiste japonais dans ses Haïkus du maître d’éventail (Zulma, 2013) Carles Diaz, lui, a jeté son dévolu sur un « petit maître » oublié des anthologies d’histoire de l’art mais qui, avant son exil au Chili, mena à la fois une vie de peintre et de militant du socialisme utopique qui a fait florès au 19e siècle. « Quand il s’exile au Chili, il obéit davantage à un romantisme exacerbé qu’à une fin utilitaire », note l’auteur.

Sur place, en effet, Carl Alexander Simon surfera sur des valeurs qui lui tiennent à cœur : le respect de la nature, la contemplation, l’empathie pour les peuples autochtones…  « Je dessine ce que ma nature profonde a toujours et inlassablement aimé par-dessus tout : les forêts froides, impénétrables, les sommets déchiquetés, surgis comme des titans dans les récits des navigateurs ». Ce sentiment de la puissance du monde naturel se double d’une attention particulière aux « choses les plus précaires, infimes, insignifiantes ». Car « c’est dans la grandeur de l’infime que le Très-Haut se manifeste. Et c’est dans ce bain de lumière sylvestre que mon regard cherche à se perdre des heures entières. J’en tombe à genoux, je me sens rajeunir dans cette volupté silencieuse, loin de ce siècle et de la turpitude des hommes avec leurs pierres précieuses, leurs sceaux de commerce, leurs brevets en blanc ».

Carles Diaz, L’arbre face au monde, vie et destin de Carl Alexander Simon, POESIS 2022, 203 pages, 18 euros.

  

On croit entendre les imprécations de son contemporain Henry-David Thoreau (1817-1862) contre la société industrielle en gestation en Amérique du nord. Même approche des tribus indigènes, même admiration de « l’incessant labeur de la nature ». 

« Qu’est-ce qui pourrait nous sauver, écrit Carl Alexander Simon dans son journal imaginaire, lorsque nous glissons dans une vie sans but, lorsque nous trébuchons dans l’amertume de la réalité, le courage usé, l’intelligence, la pensée et la poésie condamnées à la brutale indifférence d’autrui, voire à l’inconscience ?  Carles Diaz se met de plain-pied dans la peau de son héros pour parler du temps présent. Il le fait depuis la Patagonie pour parler du monde occidental et de « l’indigence de notre époque ».

Il assigne alors une mission à l’artiste : « croiser le fer avec la médiocrité, l’imposture, l’abandon et l’égoïsme ». Carles Diaz nous dit, à travers l’évocation de son « petit maître », que « face à la pauvreté spirituelle grandissante », il faut continuer à « vibrer sans jamais oublier notre condition tragique ». Le désespoir ou l’amertume ne doivent pas nous aveugler. Il faut « réclamer la jubilation de l’instant ancien et renoncer à l’impatience, à la faim insensée de l’orgueil et de la suffisance, de l’hypocrisie et de la commodité ».  Sans oublier de « porter dans son chant sa blessure intérieure ».Au bout du compte, c’est un véritable programme de vie que nous propose ici Carles Diaz : habiter poétiquement le monde, selon les aspirations mêmes de la maison d’édition qui le publie.

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Le Messager des arbres

Il était inévitable que la collection « Papiers d’art », créée par les éditions L’Herbe qui tremble, accueille des poèmes de Pierre Dhainaut, qui a tant collaboré avec les artistes. Toute son œuvre est d’ailleurs consacrée aux échanges, quelle que soit la forme prise par l’interlocuteur : les dédicaces mentionnées au début de l’ouvrage s’adressent autant au peintre concerné qu’« aux fruits », « à la mer » ou « au chant » d’une flûte aimée – à « tout un monde », en somme.

De tels duos exacerbent son sens de l’écoute, justifiant pleinement le titre d’ensemble : Le Messager des arbres. Pierre Dhainaut n’écrit que pour restituer une résonance. Aussi les voix de l’arbre peint et du poète tendent-elles à se confondre : le premier est « arbre de consonnes, de voyelles », « il chante, il s’adresse au creux de l’oreille / comme au grand large, d’une voix attentive ».  Dans un geste très pur où rien ne se se fige, chaque arbre peint engendre un poème écrit dans leur langue commune : « il existe une langue, / dit le poème, dit l’arbre, où ne se prononcent / que les initiales ».

Les peintures de Ramzi Ghotbaldin, né au Kurdistan, ne sont pas sans parenté avec les œuvres des impressionnistes et, plus encore, avec celles des fauves : multicolores, transfigurés par la lumière et le tremblement des contours, ses arbres s’épanouissent en communion avec le reste du paysage, un peu comme dans un vitrail. Toute la palette des couleurs s’y déploie, du rouge au blanc en passant par le brun, le vert, le bleu, le jaune, le rose ou l’orangé… En référence à différents lieux (« Platanes du Périgord », « Le Mistral », « Souvenir normand », « Face à la vague », « Les Hauteurs », « Allée parisienne », « Les sapins du Limousin »…) et diverses saisons (« L’automne », « Lilas d’été », « Arbres de printemps »…), ces arbres envoient au spectateur des messages infiniment variés, empreints d’une émotion sensorielle primitive et chatoyante. 

Pierre Dhainaut et Ramzi Ghotbaldin, Le Messager des arbres, L’Herbe qui tremble, coll. Papiers d’art, 2022, 80 pages, 20 €.

La première peinture, par exemple, fait vibrer des lignes lumineuses, reflétées par les eaux, tandis que l’avant-dernière (qui  correspond au poème ultime) laisse rebondir des taches rondes de couleur, un pointillé d’efflorescences. 

Cette instantanéité des perceptions sensibles se traduit dans le poème, fidèle « Messager des arbres ». Les trois premiers mots du livre s’enchaînent entre virgules et leurs places sont étrangement interchangeables : « La route, le fleuve, le temps, / le fleuve, le temps, la route, / le temps, la route, le fleuve… » Ce décor où émergent les arbres est donc parfaitement mobile. Nouvel Hermès, le poète délivre la parole des arbres sans se fixer en un lieu, seulement attentif au flux perpétuel : « tout se passe ici dans le temps le long/ de la route ou du fleuve auprès des arbres. » À l’autre extrémité du livre, le poème nous projette dans l’au-delà de l’espace et du temps, au royaume de l’éphémère : « Outre-terre, outre–mer, l’arbre irradie » ; « vulnérable, l’éternité durera / moins longtemps que le vol d’oiseaux / de bon présage, les migrateurs. »

Le message de l’arbre est avant tout sonore. En témoignent le titre de la deuxième partie (« Un arbre dans l’oreille ») et les textes qui suivent : « il module une note à l’infini, de la plus / grave à la plus clairvoyante ». Mais le son est présent dès le début du livre, sacralisé à la manière d’un mantra, d’autant que le poète se souvient du symbolisme traditionnel de l’arbre, désigné comme « centre du monde » : « les noms ne s’oublient pas, leurs noms / sacrés à tous les âges, et toi qui les récites / comme en prière, hêtres, érables, frênes ». Plus encore que ces noms, c’est la « sonorité commune » à tous les arbres qui suscite l’extase du poète, une fois prolongée et transmise : « à l’arrêt, dans la marche, la joie / aussi extrême à redire « arbres », / à ranimer l’air, à le partager. » Ces messages ne s’adressent évidemment pas à l’intellect mais au cœur de chacun : « tout demeure / à comprendre, c’est-à-dire à aimer ».  Non pas le cœur émotionnel, mais le plus profond de l’être, celui qui connaît « le rituel de la rencontre, de la dépossession ». Entendre vraiment, c’est se déprendre de soi-même dans cette profondeur silencieuse qui déborde chacun.

Dans le même esprit, l’épiphanie visuelle des arbres est indissociable de l’immensité transparente de l’espace, pourvu que l’œil se libère de ses a priori : « tu ne les vois / que dans l’espace heureux qu’ils rendent / visible ». Ce bonheur d’une « aura perpétuelle » n’exclut nullement les « ombres » : « bienvenues, les rebelles ». L’ouverture inconditionnelle est la condition d’une réception authentique de ces conversations : « Il faut tout demander aux arbres, / pudiques, prodigues, ils font mieux que répondre, // se concentrent, se dilatent, s’élèvent ». Recevoir leur parole, c’est se laisser toucher par « leurs souffles » généreux, par cette « haleine / qui nourrit le feu, elle est plus que le feu / brûlante, elle rayonne et tout rayonne, / rien ne pourra l’éteindre ». Le surgissement des arbres est don de soi gratuit (« ce n’est jamais à eux qu’ils pensent »), participation au rayonnement universel : « le jour se révèle en son cycle, la lumière / s’incarne, la chair s’illumine, // la nuit, la nuit sensible »…

Dès lors, leur contemplation entraîne une adhésion totale au monde, comme un embrassement : « être en accord, désirer ce qui / manque, qui est présent ». Les respecter (« Tu ne blesseras aucun arbre »), c’est retrouver le sens d’un contact accueillant et subtil : « touche-les d’une main aussi légère / que des mots » ; « nos doigts au moins, touchant l’écorce, perçoivent / ce qui, dessous, palpite, se précipite ». Les arbres invitent le poète à se fondre dans la croissance circulaire des éléments : « tu ne sais pas / ce  que  signifient commencer, finir, / ne pas finir ». Ce sont « nos hôtes » et nos maîtres, ils nous apprennent même à traverser la souffrance ; grâce à eux, les « blessures » deviennent « vives, vivantes » : « ils multiplient les verbes / en résistant à la torture, / quitte à se rompre, ils se réorientent ». Ils sont si « disponibles » que leur cortège incarne « le rythme » et « le lien » entre les êtres, entre les mots. Leur liberté les arrache aux redites, aux parcours préconçus : « eux n’ont nul besoin de traces,/ le pays, ils l’inventent ».

Cette vivacité empreinte d’équilibre - « l’art de l’éclat et de l’ensemble » - est rendue manifeste dans la première section (dont le titre est celui du livre entier) par la composition des textes. Ce sont tous des neuvains (comme dans la deuxième partie) mais la longueur des strophes varie (entre un et cinq vers). Il en résulte une impression de profusion limpide : « Partout, n’importe où, s’il y a des arbres, / deux seulement, nous entrons en forêt, / la dense, l’ardente, la transparente ». L’énumération (la virgule fluidifie le vers) et la répétition légèrement modifiée, comme celle des arbres qui se succèdent, « variante après variante », sont deux modalités remarquables de cet art poétique : « les murs s’embrasent, la beauté, l’insoumise, / se forme, se répand, se reforme » ; « le soleil levant, le soleil du soir » ; « l’arbre des arbres, l’inoubliable » ; « un temps tout le temps d’arbre »…

Et si, à notre tour, nous nous inspirions de ce rythme précaire, infini ? Et si nous devenions Le Messager des arbres ? « racines, humus, nuages, la sève / est l’un des noms de la vie qui ne cesse /de se refaire, la mort ne rivalise pas ».

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Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe

J’envie Didier Jourdren d’avoir écrit ce texte, que je pourrais résumer par la formule : Saisir sans saisir, en demeurant dans le saisissement… J’éprouve à son égard une certaine admiration, presque teintée de jalousie : j’ai dans mes tiroirs un manuscrit titré « Au monde », traitant de la même question, dont un extrait a été publié par la revue Triages.

Dans « Le chemin dans l’herbe », Jourdren décrit ces moments où, dans l’ordinaire de notre vie, une brèche s’ouvre un instant :

Je dois préciser que l’inconnu dont je parle ne tient en rien à l’étrange ou à l’inédit, mais surgit au contraire dans le monde familier, dépourvu souvent de tout charme particulier, écrit-il.

C’est en cheminant qu’il se sent interpellé par un chant d’oiseau, une rangée d’étourneaux posés sur un fil, un menhir, un bouquet de pins, une jonchée de foins coupés… Il se refuse à parler d’extase (même sans dieu), et pourtant :

J’ai dit cette impression d’avoir soudain trouvé le terme, l’extrémité, le fin fond de tout : j’étais arrivé, sans l’avoir prévu, bien que ce fut une halte brève. Je répondais à une attente inattendue, si l’on peut dire, venue d’infiniment loin, arrivant sans y penser où je devais me rendre, où chacun doit se rendre. Devant ce bout de tout, le temps ne pesait plus, s’était distendu, ou dissipé. 

Cette rencontre nous défait de tout en nous donnant tout. Alors,

Je sens que j’y suis, dit-il.

Au monde qui, tout en restant étranger, devient familier. On baigne dans un sentiment d’appartenance ; de grande paix, de délivrance. L’errance est terminée, et avec elle le sentiment d’une détresse apprise dès le plus jeune âge. 

Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe, éditions Petra, coll. Pierres écrites/Granit, 2018. 150 p., 15 €.

À sa place un abandon de soi qui pourrait être la préfiguration d’une mort qui serait joyeuse (certains qui en sont revenus en témoignent) ? 

J’imagine ce sentiment proche de ce que vivent ces gens qui ignorent le logos, qu’on appelle « primitifs ». Comme si on retrouvait là le mode de rapport au monde qui existait au temps où les arbres et les animaux parlaient, au moins dans les rêves. Chez les poètes, peut-être, se conserve la trace de ce monde d’avant la grande rationalisation ; comme signe d’une persistance, d’une résistance qui fut celle des sorciers et des sorcières (des femmes aujourd’hui ?).

Puisque la source de la poésie est bien là :

Lorsque, détaché de tout, et d’abord d’une part de soi, dépaysé, on se trouve soudain dans l’imminence des choses, l’esprit défait, dénué de toute parole.

Donc, plutôt dépossédé que possédé par une fulgurance qu’ont décrit les mystiques, et certains poètes (en ce sens je devrais plutôt parler d’instase que d’extase). Il reste ensuite à écrire ces moments, d’abord pour tenter d’approcher ce que l’on a saisi au moment du dessaisissement, en creusant la sensation passée autant qu’il est possible (et dans cet exercice Jourdren excelle) : 

Pour ne pas rester les mains nues, dit-il.

Sans pour autant recouvrir l’expérience d’une explication qui permettrait de réduire l’étrangeté qui nous a dérangé, « dépaysé », angoissé peut-être bien, et de retrouver ainsi nos marques ordinaires.

L’écriture de Jourdren, au contraire, cherche à retrouver le chemin du dessaisissement dans une écoute de la langue, une ouverture à ce qui advient. Les mots viennent comme sont venus le bouquet d’arbres, le chant d’oiseau, Jourdren les accueille avec un même étonnement… reste ensuite à en faire un écrit. Alors, alors seulement, commence le travail de la langue...

 

Dernière minute : Didier Jourdren vient de publier, toujours chez Pétra : Petite route du dépaysement, qui prolonge Le Chemin dans l’herbe.

 

Présentation de l’auteur




Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

Je souffle, et rien est un livre de deuil, quelque chose entre une « lettre au père » et un livre-tombeau qui pourrait s’inscrire dans la lignée des textes explorés par Marik Froidefond et  Delphine Rumeau à travers leur volume consacré aux Tombeaux poétiques et artistiques (2020). Il pose des questions essentielles sur le rapport de la poésie à la mémoire et au deuil.

Fait singulier, ce livre ne dévoile que peu à peu l’identité du mort. Celui-ci est d’abord un centre vide, autour duquel gravite l’écriture et où le lecteur peut projeter ses propres figures de disparus. Le lien entre la poète et le lecteur s’en trouve intensifié. Mais peu à peu nous devinons l’identité du mort par de plus en plus d’indices disséminés : le mort se révèle être le père, comme le suggèrent par exemple la primauté de l’enfance dans le livre et le lien entre le prénom du père dans la dédicace (« à Claude et Françoise Lévesque ») et le mot « claudique » qui traverse le livre, à déchiffrer toujours jusque dans le tremblé de l’infinitésimal et du non -dit.

Cette mort atteint de plein fouet l’enfance : « Fini les fées, / fini le bois du conte à Noyers. » (p.44). Les jeux de l’enfance, la montée dans les arbres (« Tu disais ‘arbre’, j’entendais / réduite la syllabe du jour. / Nous grimpions Le souffle manquait. », p. 53) et la « marelle (« Parce que géant sur la marelle / toi si haut, moi plus bas », p.113), sont révolus. Si désormais « l’enfance est une arme douloureuse » (p.74), le paysage de cette enfance aux « Andelys » (p. 74), auquel le livre ne cesse de revenir comme à un aimant, porte les marques d’un drame intime.

Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, L’herbe qui tremble, 2022, 18 euros.

L’unité de lieu, comme dans la tragédie, resserre encore ce drame. Indissociable du livre est la « falaise » de l’enfance, qui est prise dans un mouvement de chute (« La falaise a craqué, craie vive d’un feu sans flamme », p.82, « La falaise, (…) / s’effondre », p.107) que l’être lui-même épouse : « La falaise tombait, / je la suivais » (p.67). Autre lieu crucial du paysage de l’enfance, la Seine, paisible seulement en « apparence » (p. 23), entraîne elle aussi la chute mentale de l’être : « Je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine / au plus fort de février, j’ai chu » (p. 81). Tout se passe comme si le deuil avait décomposé le paysage : « La Seine / Les Andelys / n’existent plus, / couverts/ par la mer de notre silence » (p.124). Au-delà du paysage, c’est l’espace-temps de l’origine qui est bouleversé : « Des morceaux de temps / détachés (en fractions) / s’écartent de l’origine » (p. 47). La perte a ici une dimension cosmique. A l’heure du deuil, il est éternellement « minuit », noir : « Toujours minuit, toujours, maintenant parcouru/ d’étoiles disparues » (p. 26).

Le livre, qui est tout entier une adresse à l’autre manquant, pourrait se placer sous le signe de la définition du lyrisme par Martine Broda : le lyrisme est « une adresse à l’Autre donné comme essentiellement manquant » (L’amour du nom). Le « manque » est d’ailleurs le centre générateur du livre : « Matin, réveil. Pas pareil, / tu es cru, crûment/ -manquant » (p.80). Le couplage des mots « Pas pareil », qui donne à entendre le signifiant « papa », contribue à aider le lecteur à identifier le mort au père. Tout au long du livre, le tutoiement scande l’adresse au mort, qui est prise dans un mouvement de rapprochements rêvés (« A Noël où je suis née, / presse-moi contre ton cœur », p. 94) et d’éloignements répétés : « Tu t’éloignes » (p.21) … « Blessé, tu t’éloignes » (p.42) … « Tu t’éloignes / et je cours » (p.67). Parfois l’éloignement est vertical et s’identifie à un « enfoncement », d’autant plus intense qu’il est souligné par le couplage du maitre mot « enfance » et du mot « enfonces » : « Là au pied de l’arbre, sous les feuilles d’or / tu t’enfonces » (p.32). Le père lui-même redevient parfois l’enfant qu’il a été : « Tu es l’enfant blessé, / genoux écorchés, tu es l’abandonné » (p.29). Dans l’adresse au père, le chiffre 9 est une clé indissociable du mouvement d’éloignement. Désignerait-il le jour de la mort : « Tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 » (p.21) ? Peu à peu s’esquisse avec délicatesse, en filigrane, un portrait du père : « ta voix grave » (p.30), « ta barbe inchangée « (p.81), « ta barbe de sel » (p.102) . Mais sans cesse le portrait se dérobe : « c’est toi, forme-fumée » (p.24). Cela n’empêche pas la poète de toujours « courir » derrière le père et d’inventer des « rendez-vous » secrets près des « falaises » de l’enfance : « Alors je cours, cent fois je cours. // Je cours, / j’invente un rendez-vous. // Falaise ! » (p.47). Mais le « rendez-vous » n’a jamais lieu : « Je me penche. A 18 heures/ le soleil s’est couché (je pleurais). / Tu n’es pas venu » (p.67). Tout le livre est tendu vers le pronom « nous », incarnation verbale de la fusion impossible : « nous s’est dispersé à l’instant » (p. 80). Cependant le « je » ne renonce pas à son désir de créer des rituels de signes (« ton anagramme trace ici / une suite de signes au nom d’étoile », p. 32) parfois à vocation résurrectionnelle : « Je cours vers toi sur les eaux / pour te faire renaître » (p. 54).  Une discrète présence du mythe d’Orphée et d’Eurydice, mise en relief aussi dans la très belle postface de Jean Marc Sourdillon, approfondit encore le livre, comme le suggèrent le titre de la quatrième partie « Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit » (p. 85) et la répétition de la formule « Ne te retourne pas » (p. 93, 94, 123, 124). On pourrait lire aussi une présence en sous-œuvre des mythes de la métamorphose (Ovide) : « Le corbeau (…) Est-ce toi perché ? » (p.97). Même si parfois le « je » joue avec l’idée d’un « leurre » de la mort (« Nous sommes arrivés (ton trépas n’est qu’un leurre ) », p. 58), cherche à l’« oublier » (« J’ai oublié que tu meurs, j’ai oublié / que ta langue de signes / ne saurait percer le jour », p. 59) ou voudrait que tout ne soit qu’un « rêve » ( « Je t’embrasse, j’ai perdu / la réalité, elle file sur les rêves », p. 58), c’est « l’éloignement » qui s’impose à la fin, sans recours ni retour, dans une esquisse du mythe de la barque funéraire antique : « Je fais des doigts une barque, / tu es le fleuve qui s’éloigne » (p. 124).

Face à l’absence irréductible du père, que peut le « je » sinon « écrire » sans répit : « Ici j’écris » (p.123) ? La poète imagine parfois, dans un semi-songe, que le père signe les poèmes : « Tu signes chaque page au lieu vivant du poème. / Je l’écris pour toi, il existe » (p.28). L’écriture se décline de plusieurs façons, tout d’abord sous la forme du verbe « souffler » qui rythme le livre : du titre répété (« Je souffle, et rien ») aux formules scandées « je souffle » (p.18, 33, 50, 68), où « je souffle » (p.68) peut être couplé avec « tu souffres » (p.67), selon un travail déjà suggéré de l’écriture par couplages. Écrire peut prendre aussi la forme répétée du verbe chanter (« je chante j’emporte / les mots vivants qui tremblent / à la surface du poème » (p. 23), qui, dans l’ascendant progressif de la dissonance, risque de se retourner en « je chante-faux » (p.75), voire en « je crie » (« je crie, je secoue les voyelles / de ton nom ressuscité », p. 82). Le mutisme hante la poète : « Les consonnes trébuchent sous ma langue muette » (p.104). Mais elle se ressaisit toujours, jusque dans le poème terminal, où elle semble trinquer avec le mort : « Alors fière je lève ce verre vide : / le coquelicot joindra sa parure au vent » (p. 127). La beauté de ce livre-tombeau tient aussi à ce qu’il parvient à être léger, parfois presque aérien, comme en apesanteur, sous le signe de l’image séminale du « coquelicot » et d’une langue respirée.

Que garde-t-on en soi de ce livre sinon surtout son « énigme », accrue par la magie mate et rêche des peintures de Fabrice Rebeyrolle, qui elles aussi étreignent ce que Rimbaud appellerait la « réalité rugueuse » : « L’ombre (…) se dissipe et scelle / l’énigme » (p.23) ? Le livre entier, poèmes et peintures, ressemble à cette « lapidaire encoche / dans le calcaire » (p.92) de la falaise d’enfance. La force d’énigme est décuplée par le travail d’une écriture elliptique (au sens étymologique de ce mot : « elleipsis », le « manque »), signe distinctif d’Isabelle Lévesque. Les blancs typographiques et les césures accroissent encore parfois l’énigme de vers laconiques et inachevés : « Il semble que tu -  »  (p.91) … « toi tu      » (p. 99) … « Tu murmures (dans ma tête     tu) » (p.126). Dans ses méandres, le livre est comme cette île sur la Seine : « La Seine abrite une île (un mystère) » (p.127). Le verbe « souffler », du titre à ses nombreuses reprises incantatoires, est l’incarnation verbale de ce « mystère » auquel est confrontée l’écriture dans son face-à-face avec le secret et la mort, qui s’ouvre sur le « rien » : « Alors je souffle / deux doigts de mystère, / une lettre nue, fragile et grave » (p. 18) … Je souffle, et rien. Reste au lecteur à recueillir de ses mains ce « souffle » « fragile » et ce « rien », qui scintillent dans l’intervalle entre les mots.

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, Coups de marteau en forme de ciel

La longue marche du poème

Coups de marteau en forme de ciel : Antonin Artaud, auquel l’auteur fait référence, aurait aimé ce livre de Christian Monginot où la langue, avec ses flux et reflux, s’insinue dans les anfractuosités, les plis, les replis de ce qui fait corps et se déploie au fil du poème. Car ce corps est plus que le corps, il est l’entour où irradient le monde, l’immonde, les guerres, le Mal, mais aussi l’ouverture épisodique du chant vers le ciel, vers la chair vivante de la nature et d’un monde qui retrouve, par instant, son humanité.

Comme l’affirme ce grand poème, il faut pour qu’apparaisse l’ouvert que se fracture le roman truqué de l’espèce/Le faux poème des choses, ce trucage que les gens dits « raisonnables » nomment « la réalité » ; il faut, toujours à nouveau, marteler la scansion, le rythme dans un long murmure qui, s’il procède du désespoir, c’est de celui par lequel une lumière authentique peut percer :

 

C’est pourquoi tu martèles sur ton billot

Ou tailles avec ton couteau

Ces instants qui sont autant

De degrés vers ce livre de chair

Réel

Christian Monginot, Coups de marteau en forme de ciel, éditions L’herbe qui tremble, Billère, 2021, 154 pages.

Car c’est dans la faille à maintenir ouverte que séjourne en secret « l’homme réel », hors des faux-semblants, des simulacres, hors de tout ce qui se donne à nous comme évidences, ce « roman » d’une réalité qui ressemble à un mauvais jeu de dupe, alors même que l’homme du quotidien, à la fois acteur et spectateur, se croit éveillé. Sont requis le souffle et le flux du Poème qui seuls peuvent frayer une voie là où semblait écrit « Sans issue » ; mais, pour cela :

 

Il ne suffit pas de frapper juste, il faut encore

Frapper fort

Et frapper sans cesse

Pour que la brèche des saveurs et des rêves

Ne se referme pas …

 

Alors se met à l’œuvre le poète, lui qui semble sans arme, avec sa fragilité, sa vulnérabilité, que sublime cependant son poème. Dès le matin, il se met en marche dans la langue, à travers les chemins du verbe, la langue qui souvent se perd/Dans ses fables, ses reflets, ses mensonges, et qui poursuit, envers et contre tout, sa route, malgré les obstacles, avec L’obstination limpide de la pluie :

 

Ce matin tu écriras vers cette infinité de plis

Où se dissimulent tant d’autres plis

Et tu déplieras

Ceux que tu peux

 

Mais le poète n’est point un doux rêveur retiré du monde ; il se retrouve à certains moments comme Au sommet du Golgotha, face aux Guerres inexpiables, non encore expiées ; il connaît Satan « l’imbécile » et Le Règne de la Bête. Ces titres de poèmes, qu’il nous faut comprendre loin des diableries et des bondieuseries vulgaires, nous donnent à entendre que se trouve ici posée la question du Mal et, corrélativement, celle d’un salut possible par la grâce de l’art. Il y a, dans le grand souffle des poèmes que nous livre Christian Monginot, une dimension métaphysique au sens le plus littéral du terme. Il y séjourne une attente pure, celle qui n’attend rien, pourtant ouverte à la venue de ce qui fatalement va venir :

 

Les choses passent,

Doivent passer,

Rien n’attend rien,

Et pourtant tout arrive

 

Arrive essentiellement le livre. Non un livre qui se paierait de mots, de « littérature », comme le demande l’« Autre du social » (Lacan), un objet qui ferait compromis, consensus, un produit culturel consommable, ainsi que le réclame le système de l’Argent, ce système qui avait déjà tant obsédé Péguy ou Bernanos à leur époque. La démarche de Christian Monginot affirme au contraire une poétique, une esthétique, une épopée à contre-courant, ô combien salutaire ! Il nous faut ici lui en rendre grâce. Car, ce que le poète espère, ce à quoi il travaille, c’est à :

 

Un livre 

Tenu sur sa ligne de rift,

Écrit au plus près

Des dents, de la langue, des os,

Un livre d’organes,

De blessures,

De commotions

 

Un livre, donc, tel que le voulait Artaud avec lequel le poète avoue être « en écho » et en « sympathie ». Et si le livre fait corps, c’est en englobant tout le dehors, avec ses lumières et ses ombres, son désenchantement et son espérance, ses crimes et sa beauté qui demeure, et que le poème saisit. Christian Monginot est en quête d’une innocence renouvelée, ayant traversé ce qu’il y a d’irrémédiable dans notre condition humaine. Et la question reste posée :

 

Comment s’éloigne-t-on,

À l’intérieur de soi,

Des anciens crimes et des nouveaux ?

 

Le livre, par son acte même, par son existence, constitue une forme de réponse… Quant aux dessins percutants de Denis Pouppeville, par la force de leur présence, ils accompagnent en harmonie le mouvement des poèmes.

 

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