La poésie a pour demeure les sculptures d’italo Lanfredini

Si la poésie pouvait se regarder il est certain qu’on la verrait, là, dans ce parc du château de la villa Médicis tout entière dans les éléments de l’œuvre d’Italo Lanfredini !

Italo Lanfredini est né à Sabbioneta en 1948. Après des études d'art, il commence à enseigner l'éducation plastique et visuelle à l'école d'art Giulio Romano. La série d'œuvres intitulée Incontri (Rencontres) et Fonte di vita (Source de vie) remonte à ces années-là, suivie de Dei (Dieux), Veneri (Vénus) et Colonne squarciate (Colonnes déchirées).

À partir du milieu des années soixante-dix, la sculpture d'Italo Lanfredini acquiert une dimension plus large, il ne s'agit plus d'œuvres objectives, mais d'œuvres qui dialoguent avec le lieu et son aura. Des œuvres à traverser, à habiter, à vivre : les Seuils, les Labyrinthes, les Jardins. En 1987, le labyrinthe d'Arianne remporte le concours international de sculpture organisé par Antonio Presti. L'œuvre est achevée en 1988-89 sur le haut promontoire des Monti Nebrodi à Castel di Lucio (Messine). En 1996-97, il a créé le Jardin des forces régénératrices à Pradello di Villimpenta. Dans les mêmes années, il ouvre la maison-atelier La Silenziosa, une sorte de musée permanent, où sont installées des œuvres comme Il Grande Ray, Terra della Terra o giardino dell'anima, Origine, I nidi, Grembo del Seme et bien d'autres. La Silenziosa est un lieu ouvert d'échange, de rencontre et d'interaction, à l'image des œuvres de ce sculpteur, qui vivent et prennent toute leur dimension  dans les interactions avec le public. 

Villa Medici del Vascello, inauguration de l'exposition "Traversamenti" d'Italo Lanfredini. Des visites guidées de San Giovanni in Croce sont proposées tous les dimanches pendant les heures d'ouverture de la résidence historique. Des rencontres avec l'artiste sont également prévues le dimanche 8 mai et le dimanche 5 juin. Quotidiano La Provincia di Cremona

Passages temporels et portes vers une autre dimension qui serait alors le lieu d’une fraternité retrouvée dans et grâce à l’art, ces œuvres monumentales parfois, parfois grandes par la puissance du concept mis en œuvre, racontent à la manière du poème ce que l’humanité a de riche, de grand, de promesses empêchées par quelques-uns vecteurs de menaces qui n’ont ici plus droit au chapitre. Car c’est un langage entier et immense qui se déploie ici dans le dialogisme avec les éléments naturels qui accueillent ces sculptures.

Italo Lanfredini - Silenziosa - A-temporale-2008 

Le labyrinthe d'Ariane en Sicile, une œuvre du sculpteur Italo Lanfredini. Suspendue au-dessus des monts Nebrodi, elle fait partie intégrante de la nature. Au centre se trouve un petit olivier, symbole grec de la sagesse et de la connaissance, métaphore supplémentaire du voyage vers la connaissance. 

Dans ce partage entre ombre et lumière, entre structure et espaces où se déploie le paysage alors inclu dans l’œuvre, participant à l’élaboration sémantique du tout, c’est une immersion dans nos archétypes humains que propose Italo Lanfredini, qui appelle le spectateur à retrouver cette source limpide lorsque celui-ci regarde, juste, et épouse les traits paisibles qui se découpent dans les jours de ses créations. Il nous révèle à nous-mêmes, réveille notre regard, mais plus encore il illumine nos cœurs, le ranime, le touche profondément.

Car qui, de l’artiste ou du paysage, a tracé les courbes de cette symbiose que forment l’union de ces sculptures avec le vent, les arbres, la lumière ? Aucun des deux, parce que tout participe de tout, tout comme nous sommes le vent, les arbres, la lumière. Cet artiste unique  nous le rappelle, au combien, ! Il s’adresse à l’Humain primordial, celui qui tend la main à ses semblables plutôt qu’il ne l’assassine. Parmi ces productions absolument incroyables, les poèmes d'auteurs internationaux rassemblés dans une pièce de la villa Médicis, suspendus au dessus d'une pirogue. Comme une bouteille à la mer, accrochés au-dessus de ce véhicule dont on devine qu’il les portera aux quatre coins du monde, comme autant de bouteilles à la mer, et amèneront ce message de paix et cet espoir d’une terre apaisée. La langue commune est l'art, jamais on ne le ressentira autant.

Villa Medici del Vascello : dans la "mer" de Lanfredini, l'art est vécu et expérimenté - Quotidiano La Provincia di Cremona

On peut dire que les création d’Italo Lanfredini sont plus que des sculptures. Plus, des arches où l’artistes nous invite à embraquer pour éveiller nos existences à la beauté et à la communion avec l’horizon du paysage mais aussi celui de l’avenir qui devra appartenir à ce dedans/dehors de ces œuvres initiatiques. Plus qu’un artiste un homme qui sait, en conscience, unir sa respiration aux courbes de la matière, pour nous guider vers la sagesse, cette immense attendue d’une vie, lorsque rire devient épouser les contours du silence. Merci à lui pour ceci, haut lieu, où aller bercer le siècle naissant.

Page de présentation  Piroghe - Mari, poesie, dans le catalogue Travesamenti d'Italo Lanfredini, qui présente l'exposition de la villa Médicis. 

Catalogue de  l'exposition Traversamenti,  d'Italo Lanfredini, publié par la villa Médicis.

A propos d'Italo Lanfredini

Italo Lanfredini est né à Sabbioneta en 1948. Après une formation initiale à l'Institut d'art Giulio Romano de Mantoue, sous la direction d'Albano Seguri et d'Aldo Bergonzoni - avec qui il partagera plus tard un atelier - il s'inscrit à l'Accademia di Belle Arti de Florence, qu'il quitte après la première année pour passer à l'Accademia di Brera de Milan. Il suit le cours de sculpture de Luciano Minguzzi et les leçons de l'historien de l'art Guido Ballo.

Il rencontre le sculpteur Francesco Somaini, qui s'intéresse immédiatement à son travail et l'invite à travailler dans son atelier. Cependant, Italo Lanfredini a rapidement quitté l'atelier du maître, craignant d'être trop influencé par la personnalité du sculpteur à succès. Au début des années 70, il s'installe à Mantoue. Il commence à enseigner l'éducation plastique et visuelle à l'école d'art Giulio Romano. La série d'œuvres intitulée Incontri (Rencontres) et Fonte di vita (Source de vie) remonte à ces années-là, suivie de Dei (Dieux), Veneri (Vénus) et Colonne squarciate (Colonnes déchirées).

À partir du milieu des années soixante-dix, la sculpture de Lanfredini acquiert une dimension plus large, il ne s'agit plus d'œuvres objectives, mais d'œuvres qui dialoguent avec le lieu et son aura. Des œuvres à traverser, à habiter, à vivre : les Seuils, les Labyrinthes, les Jardins. En 1987, le labyrinthe d'Arianne remporte le concours international de sculpture organisé par Antonio Presti - le créateur de Fiumara d'Arte - et l'œuvre est achevée en 1988-89 sur le haut promontoire des Monti Nebrodi à Castel di Lucio (Messine). En 1996-97, il a créé le Jardin des forces régénératrices à Pradello di Villimpenta. Dans les mêmes années, il ouvre la maison-atelier La Silenziosa, une sorte de musée permanent, où sont installées des œuvres comme Il Grande Ray, Terra della Terra o giardino dell'anima, Origine, I nidi, Grembo del Seme et bien d'autres. La Silenziosa veut aussi être un lieu ouvert d'échange, de rencontre et d'interaction.

Italo Lanfredini - Espaces libres - 2015.

Italo Lanfredini - Places - 2008.




Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste

La petite utopie anarchiste est le deuxième recueil d’Alexandra Anosova après Roman ! (Le Coudrier 2021). Cette suite de poèmes - introduite par la photo d’un aéroport désert aux avions immobilisés sur le tarmac - nous fait entrer dans une écriture singulière à plus d’un titre.

Qui écrit ? Est-ce l’auteure ou cet étrange personnage nommé Balthazar qui apparaît dans le scénario de courts métrages et dont nous ne saurons rien d’autre que sa tenue vestimentaire (un t-shirt Nirvana, un jean troué, des baskets et un blouson), et qu’il fume des Camel et boit du Nescafé. Mais ce qui nous intéresse, c’est son activité : il écrit, et son texte s’intitule… La petite utopie anarchiste !

Une mise en abîme cinématographique qui ouvre, en noir et blanc, le gouffre de notre vacuité, dans une insolente invitation au voyage au cours d’un déplacement d’un bar à l’autre dans une ville traversée d’aubes pâles, de vent froid et de visages « semblables à des tasses blanches vides / empi­lées sur la machine à café ». Images d’un désenchantement. Une utopie que l’auteure qualifie de « petite », mais une utopie tout de même… Car c’est sans compter sur les mots du poème qui comblent les vides et permettent de dépasser la réalité.

la vie doit donner envie
de vivre
et plus je vis
plus j’en suis convaincue

Alexandra Anasova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste, Éditions du Cygne, 2022, 60 pages, 10€.

L’anarchie y est douce et le ton ironique, et si la poète évoque quelque infraction aux règles, comme fumer sous une pancarte où est écrit: « il est interdit de fumer ici », les armes se désarment et, plus qu’une incitation à une quelconque révolte,  le qualificatif est davantage synonyme de désordre (d’une chambre), d’amoncellement disparate de bouts de poèmes, d’hétérogénéité des activités et centres d’intérêts, d’idées incongrues et d’images qui se télescopent à partir de la polysémie des mots…

je suis allée au Louvre 
revoir la Joconde
au bout de la salle
de la peinture italienne
j’ai remarqué que la peinture du plafond
se décalait en plusieurs endroits
et ils sont même pas fichus
de repeindre le plafond
me suis-je dit
et sous le même toit
la Joconde souriait
divinement
je-m’en-foutiste

Certes, une révolte a bien lieu, mais à l’intérieur de soi-même, dans le regard porté sur les dissonances, sur l’écart entre les choses (le propre du regard poétique). L’évidence n’est jamais certaine. Ainsi est-il possible de percevoir la beauté, de rêver, d’aller jusqu'à la boulangerie du quartier comme si on allait sur une autre planète, de prendre conscience que le bonheur n'est ni dans la richesse ni dans la jeunesse « j'ai dix ans j'ai cent ans je m'en fous de l'âge que j'ai » nous dit l'auteure.

La beauté de l'homme 
c'est sa capacité 
à proposer un monde nouveau 
de chaque cellule de son corps 
c'est dans son regard

Dire que mon corps est matière et dire qu'il est image, c'est exactement la même chose, écrit Bergson. Une affirmation que ne dément pas ce livre dans lequel l’image est primordiale. Un livre qui montre les similitudes entre la fiction et le réel de la vie quotidienne et nous dévoile la beauté au sein de la banalité, le désir de renouveau au cœur d’un automne triste et gris, et la liberté vécue comme une « évolution ».

Mais on ne saurait parler de cette Petite utopie anarchique sans mentionner la forme choisie par l’auteure. On peut même dire qu’elle est essentielle. En effet, nous avons en main un ouvrage qui repose sur des fondations habilement structurées, un livre séquentiel constitué de vingt-quatre poèmes ponctués de cinq courts métrages de dix points chacun (excepté le dernier), qui s’enchaînent sans ponctuation, (seule la majuscule en caractère gras introduisant chacun des textes indique une nouvelle scène). Faut-il y voir une volonté de dépassement de l’anarchie par la création ?  La dualité de l’art et du chaos ? Il ressort de la lecture une incontestable unité elle-même génératrice de liberté. L’auteure élabore son recueil en jouant avec les effets spéciaux : elle change de cadrage, élargit les champs, zoome sur un sourire, use de contrastes et de contre-plongées, de flash-backs aussi :

Quand j’étais enfant
j’allais à l’école
où on nous obligeait à écrire
avec des stylos à plume
à l’encre bleue
je haïssais l’école
je haïssais l’encre bleue
l’encre bleue était trop pâle
mes mots perdaient tout leur poids

La langue elle-même change de registre, des phrases anglaises s’invitent au cœur de la langue française, l’atmosphère parfois tendrement mélancolique échoue dans la trivialité de constats dérisoires et désenchantés… le langage y est le plus souvent familier et populaire « mon langage est pauvre/pour dire à quel point je l’aime » écrit Alexandra Anasova.

Et si l’on ne sait pas à qui elle s’adresse quand elle dit « tu » (un tu tantôt féminin, tantôt masculin, qui pourrait être parfois le lecteur lui-même), il s’agit aussi et surtout de cet étrange Balthazar (son double ? Ne dit-il pas : Je déconne. Ça parle de moi. De rien d’autre que de moi… » et ce sont ses derniers mots. ) Car le livre s’achève sur le cinquième court-métrage, différent des autres car il se présente sous la forme d’un dialogue entre l’auteure et Balthazar.   Et ces dernières pages sont une révélation : un avion décolle tandis que la poète entre et se fond dans ce livre-film qui se boucle sur lui-même et où le mot « fin » invite à tout relire…« C’est la fin, mais vous pouvez recommencer. » 

 

Présentation de l’auteur




Olivier Cousin, La vie à l’envers

Quand un poète se jauge et jauge son époque, cela peut donner La vie à l’envers, un recueil d’humour noir (illustré par Scorre) sur la vie d’un défunt dans sa tombe. Le Breton Olivier Cousin nous avait déjà habitués à ce genre de regard oblique, comme ce fut le cas dans Les riches heures du cycliste ordinaire où il racontait le monde depuis la selle de son vélo. Le voici aujourd’hui dans la « tentative fragmentaire de compter sur soi jusqu’à l’infini », sous-titre de son nouveau petit livre.

« Depuis que ma mort est effective, je suis soulagé d’un poids : je n’ai plus peur de mourir ». Les aphorismes et autres pensées de ce recueil sont souvent de cet acabit-là. « Mourir de rire n’est plus du tout dans mes cordes », fait dire Olivier Cousin à son « héros » dans la tombe. « Passant/La vie est courte/L’éternité aussi/Les miennes se sont achevées », écrivait un autre poète breton, Gérard Le Gouic, dans un livre où il faisait aussi parler les défunts (Passant, précédé de L’enclos,suivi de Eloge, éditions Telen Arvor, 2017). Il y a aussi le Rennais Jacques Josse et son Comptoir des ombres (Les hauts-Fonds, 2017) qui nous montrait des copains défunts prenant l’apéro sous terre. « Le bar central se situe dans un caveau assez spacieux pour recevoir ceux et celles qui ont encore quelque souvenir à faire valoir ».

Olivier Cousin, lui, épouse volontiers la même veine du macabre… désopilant. Ses séquences courtes font mouche à chaque fois. « La question de l’angle mort reste un mystère dans le caveau ». « Je vis ma mort en ermite », « Ici j’ai intégré une chose : le futur n’a pas d’avenir. Le passé est enterré pour de bon. Le présent ne pèse rien ».

Olivier Cousin, La vie à l’envers, Gros Textes, 69 pages, 7 euros.

Le plus croustillant dans ce livre, c’est la référence à nos existences et à nos modes de vie. Faire parler un mort, c’est d’abord faire parler des vivants (mais à l’envers) dans des passages qui ne manquent pas de piquant. « En troquant la voiture contre la tombe, j’ai juste changé de concessionnaire ». Ou encore, ceci : « Orange n’a pas donné suite : je serai sans fibre jusqu’à l’éternité ».

Le débat (si contemporain) sur la crise de l’énergie arrive même sur le tapis. « Question énergie, nous dit le mort, je suis devenu irréprochable. Plus aucun gaspillage, eau, électricité etc. Je pousse l’éco-responsabilité jusqu’à produire moi-même du gaz que je ne consommerai pas. Je passerais pour un vantard si je vous parlais de mon compost ». Et ceci, plus loin : « Seule la pensée de l’épuisement de ma matière première requiert encore mon attention ».

Les bruits du monde arrivent par bouffées à l’intérieur de la tombe (comme ils arriveraient à l’intérieur d’un appartement). Voici ces « bien-portants » que l’on entend « trébucher » dans les allées du cimetière. Voici les « préados » qui font du skate pas loin. « Je perçois les trépidations jusque dans les jointures de mon caveau ». Voici le crissement des freins du vélo d’un gamin « faisant des dérapages dans la poussière ». Et ce crissement rappelle au mort « les derniers tours de vis »  pour « river » son cercueil.

Olivier Cousin a eu, en outre, la bonne idée d’associer quelques belles plumes à ces évocations : des poètes du Moyen-Age (ceux des grandes mortalités), le poète Michel Deguy parlant  du cimetière où le présent est « cassé en mille morceaux », Samuel Beckett affirmant que « la mort doit me prendre pour un autre », ou encore Henry de Montherlant à qui l’on prête cette phrase : « Vérifier bien méticuleusement que je suis bien mort ». Il y a même, pour la bonne bouche, ce dicton breton : « Un danjer eo bezan bev d’an deiz a hiriv », « C’est un danger d’être en vie de nos jours ».




Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur

Objets d’une publication initiale aux éditions Le Temps qu’il fait, ces poèmes ont longtemps patienté sous le boisseau de l’indifférence avant que Marie Alloy, éditrice avisée, ne les mettent à nouveau en lumière.

Bien lui en a pris car nous voilà du même coup pris dans un exercice salutaire d’introspection désintéressée et tout à fait essentielle, au cours de laquelle le poète ne s’attache qu’à une chose : faire le jeu de l’instant. Autrement dit, c’est bien la question du sens de nos vies et de l’écriture qui est posée, sans autre réponse que le mystère des mots en forme d’ostinato et de résonance à la voix insondable du vent. Jean Pierre Vidal a recours à une grande économie de moyens. Pas d’effets ni de lyrisme, et encore moins d’artifices. Rien que le nécessaire, pour dire toute la précarité de la vie humaine face à ce qui la dépasse. Car ne nous y trompons pas, Vent et couleur / ne sont pas matière de mémoire. Certes. Mais nous nous souvenons / du soleil d’Hiroshima / du vent glacé d’Auschwitz. C’est la dualité du monde qui donne souffle au poème. Le chaud, le froid. L’éphémère et l’éternité. La vie, la mort. Et puis la couleur et le vent qui transcendent toute chose, en tant que métaphores à l’unisson, basses continues de la symphonie du monde et de l’existence. S’il est une chose à retenir, c’est sans doute que Le vent nous dit qu’une digue / doit se rompre en nous, rien de moins. La peur de mourir, le désir d’aimer, la vanité du poète alors que les mots dont il dispose ne sont pas sa propriété ? L’angoisse de la perte de l’âme ? Sans doute, et peut-être bien d’autres choses encore. Qui écrit veut se survivre, nous dit Jean Pierre Vidal, tout en soulignant la vanité de l’entreprise. En ayant conscience du poids de l’illusion et aussi de sa nécessité vitale. Interrogation spirituelle ? Avant tout poème, pour dire le désir de vivre et d’être au monde, entre la peinture et le vent, avec au cœur la certitude qu’il n’est pas d’autre voie.

Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur, Le Silence qui roule, 2021, 92 p, 13 €.

Présentation de l’auteur




Claude Luezior, Émeutes, vol au-dessus d’un nid de pavés

Esprit humaniste par excellence, Claude Luezior (poète, romancier, essayiste, critique littéraire, amateur d’art) ne cesse d’explorer le quotidien pour dévoiler ses multiples visages avec la même ironie et l’humour si particuliers que l'on trouve dans son  œuvre.

Son nouveau livre, Émeutes, tire son inspiration d’une image familière de la rue, l’agora contemporaine en France et ailleurs: les manifestations, forme de contestation,  des mécontentements, révolte de la populace contre le pouvoir, avec ses dérapages et un mécanisme social trop contraignant.

Le sous-titre, vol au-dessus d’un nid de pavés, renvoie le lecteur au roman de Ken Kesey Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ainsi, le poète annonce-t-il son intention de parodier les « émeutes » qui perturbent  la routine par des bagarres, violences et agressions, la riposte du pouvoir étant parfois tout aussi violente et sans solution.  

Dès le début du recueil l’auteur nous éclaire sur son intention :

Quand, désespoir au poing, le peuple monte au barricades. Quand sont rongées les entrailles de Prométhée. 

Cet opuscule commence comme un manuel du parfait émeutier. Non pas petit livre rouge du dissident mais évocation débridée, noire de flics, contestant parfois les contestataires, quitte à voir un peu jaune (Liminaire).

Claude Luezior, Émeutes, vol au-dessus d’un nid de pavés, Cactus Inébranlable éditions, 2022, 78 p., 10 euros.

Dans son "manifeste" davantage sociologique que politique, Luezior tient à exprimer sa pensée pacifiste, sa méfiance face aux émeutes, dans lesquelles il voit une possible forme de libération collective de ses tensions: « Je déteste l’émeute. Peut-être est-elle libératrice ? ».

Avec son esprit railleur, l’auteur fait paraître les décors et les protagonistes tel un spectacle bruyant avec ses manifestants et ses flics, sorte de happening qui se déroule sur le pavé des métropoles.

Claude Luezior s’interroge sans cesse sur le sens de l’émeute : cri de désespoir, tumulte populaire, consommation de la fureur collective contre les bourgeois, grisaille de la foule, esprit de fronde, révolutionnaire ou guerrier, « pandémie récurrente de quelque projet atavique ». C’est comme une pièce de théâtre où l’on reconnaît l’anarchie et ses personnages, le « carnaval de l’insurrection qui est comme « une peinture baroque sur fond de macadam ».

L’auteur se fait le peintre du spectacle bigarré de la manifestation, les  images visuelles et sonores sont prégnantes, le  langage persifleur, le verbe saillant pour rendre le dynamisme en quelque sorte cinématographique de l’image, que ce soit le personnage collectif au premier plan ou quelques petites scènes du quotidien.

Voilà un pêle-mêle humain , « une meute hurlante »,  déchaînée, sans gloire,  avec un esprit de vengeance destructeur, oubliant parfois sa propre cause : « Chacun est contre, mais ne sait vraiment « contre » quoi » L’auteur y voit la caricature des révoltes populaires pour la liberté que l’Histoire  a connues. Ici, il leur manque parfois un idéal construit, de vrais héros, car elles sont détournées de leur but par des fanfarons et des rebelles de toute sorte.  

L’émeute est là, sur les pavés, y perdure ; elle est dans les entrailles de chaque génération et ne disparaîtra pas à l’avenir, sans cesse réinventée par les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle et de nouveaux acteurs sociaux.

La peinture de ce réel inquiétant et chaotique, pimentée de renvois précis aux  événements récents (assaut du Parlement américain, protestations des gilets jaunes, des anti-vaccins etc.) n’est pas dépourvue de poésie, le rêve de beauté du poète surpassant la noirceur du social.

La peinture de Philippe Trefois sur la première de couverture est en résonnance  avec le texte. Ce couple semble plutôt sans identité précise, tels les contestataires du livre de Claude Luezior. L’éditeur a bien choisi cette œuvre picturale qui correspond à la plume piquante de l’auteur.

Présentation de l’auteur




Claudia Azzola, Poemetto delle api e ciclo degli insetti / Poème des abeilles et cycle des insectes

On pourrait qualifier l’ouvrage de « plaquette », un document que l’on distribue, par exemple, gratuitement, lors d’une exposition temporaire ; mais, à mon avis, il s’agit de bien plus que cela : cet ouvrage est le témoignage d’une vraie amitié intellectuelle entre Claudia Azzola et Jean-Charles Vegliante qui écrivent et traduisent, tout en étant sensibles à la forme typographique des textes et au choix des mots1.

Observons d’abord l’objet car il est très joli à voir. Sous la direction artistique de Renzo Disperati, la couverture est d’une grande qualité d’impression pour y accueillir les dessins de Chloé Menous et, en 4 de couverture, un extrait de La Commedia de Dante Alighieri, tiré du « Paradis » XXXI, vv.7-9, est traduit par Jean-Charles Vegliante2. Et cet objet est aussi (voire surtout) d’une très grande qualité de mise en page typographique : la longueur des vers et leurs décrochements sont fidèlement reproduits dans la version originale et surtout dans la traduction en français.

Ces huit poésies sont en fait issues de la première partie du recueil de Claudia Azzola intitulé Tutte le forme di vita, ed. La vita felice, 2020. C’est Silvio Aman qui le présente en France et en propose, à l’occasion, des extraits en français dans le site « Terre à ciel »3.

Pouvoir lire au moins deux traductions d’un même texte original est une expérience enrichissante. L’objectif n’est pas de défendre l’une ou l’autre, bien entendu. Ce que je propose est plutôt une invitation à l’observation (comme lorsque l’on prend une loupe d’agrandissement) afin de réfléchir à l’acte de traduction (et donc à l’écriture dans une autre langue de ce que l’on comprend ou perçoit de la version originale).

Comparer un texte original avec plusieurs de ses traductions met inévitablement en lumière des choix de traduction. Observons par exemple, le dernier vers de l’une des poésies en italien (e il bombo* e la bombarda** terra.). Claudia Azzola a placé deux astérisques pour donner des informations sur les mots « bombo » et « bombarda » en pied de page. Ses notes sont traduites par Jean-Charles Vegliante qui ajoute, entre parenthèses carrées, une information supplémentaire « [Les deux termes, en it. Bombo et Bombarda, du lat. Bombus, "bruit sourd"] ». On comprend implicitement que la philologie est un élément important dans son choix de traduction. Ces deux mots sont également commentés par Silvio Aman qui se réfère à un insecte et à des instruments : «  "bombo", bourdon (insecte : bumbus terrestris) mais aussi à la bombarde, à double valeur sémantique, comme instrument à vent et instrument de guerre. ». Les deux traductions vont forcément être différentes puisque l’une va être davantage sensible au bruit (et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre) en faisant le choix d’ajouter les mots « gros » et « bombinant », pour recréer un effet d’harmonie imitative ou suggestive d’un bruit d’une grande intensité (les allitérations en /b/ et en /o/) que le lecteur va attribuer à l’insecte, tandis que l’autre traduction (et le bourdon et la bombarde terre.) va être sensible seulement au « mot à mot » pour que le sens caché de l’original reste caché dans la traduction.

Bien entendu, la traduction « mot à mot » est, comme on peut souvent le lire, la plus « fidèle ». Mais… elle est fidèle à quoi ? Aux mots, ou à leur surplus de signification qu’ils organisent dans le texte poétique ? Selon moi, la traduction est « fidèle » quand elle est capable de transmettre le surplus de communication de l’original. Et il est donc légitime d’ajouter des mots dans la traduction car ils ne modifient pas ce que « dit » implicitement le texte d’origine.

À l’inverse, lorsque les mots n’organisent pas un surplus de communication, la traduction « mot à mot » est vraiment la bienvenue. Lisons par exemple le premier vers tiré de la même poésie (Questa è la legge della verità,). La traduction de Vegliante (Ceci est la loi de la vérité)  reprend mot pour mot la version originale. Il est alors très étonnant, dans ce cas, de penser à changer la nature grammaticale des mots ou la syntaxe. Pourtant, c’est ce que donne à lire la traduction de Aman (Voici la loi de la vérité). Pourquoi remplacer le démonstratif « questa » par l’adverbe « voici » ? Pourquoi transformer la proposition complétive par une proposition nominale ? Qu’est-ce que ces changements apportent sinon de dire autrement ce qui peut être dit de la même façon ?

À partir de ces axes d’observation, voici le texte original et ses deux traductions dans leur intégralité au cas où un lecteur ou une lectrice voudrait s’amuser en autonomie à repérer les autres différences :

 

Questa è la legge di verità,
tra lo stantio e il rinnovarsi:
hai una forma, falla sbocciare,
come la rosa mundi, rosa gallica,
versicŏlοr, e speranza fior del verde,
le cose si formano da sole,
come l’insetto giallo sotto il sole,
esaltiamo i momenti della gloria,
e il bombo e la bombarda terra.

Voici la loi de vérité                                                  
entre le suranné et le renouveau :                              
ta forme à toi, fais qu’elle s’épanouisse,
comme la rosa mundi, rosa gallica,
versicolor, et speranza fior del verde,
les choses prennent leur forme,
comme l’insecte jaune en plein soleil,
élevons donc les temps de la gloire,
et le bourdon et la bombarde terre. (SA)

Ceci est la loi de la vérité,
entre le ranci et le renouveau :
tu as une forme, fais-la éclore,
comme la rosa mundi, rose gauloise,
versicŏlοr, et espérance qui verdoie encore,
les choses se forment toutes seules,
comme l’insecte jaune sous le soleil,
exaltons les moments de la gloire
et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre. (JCV)

 

Les variations grammaticales sont bien entendu envisageables mais, selon moi, elles sont nécessaires seulement pour respecter les règles grammaticales de chacune des langues. Un extrait d’une autre poésie peut illustrer notre propos : (Nel frattempo umore è mutato / del gatto che svolta la stradina/). Les deux traductions présentent des variations grammaticales “(Entretemps les humeurs ont changé / du chat tournant la ruelle /)” et “(Entre-temps l’humeur a changé / du chat qui tourne dans la ruelle /)”. Cela dit, l’une transforme le singulier (umore) en pluriel (les humeurs) et transforme la syntaxe (il est légitime de se demander ce que signifie en français « chat tournant la ruelle ») ; l’autre n’ajoute que la préposition (dans) car elle est indispensable en français.

Nous le voyons bien, traduire, c’est avant tout savoir créer un juste équilibre entre une langue et une autre. Comme la vraie amitié, en somme.

Notes

[1] Et ce n’est pas la première fois que Jean-Charles Vegliante traduit les poésies de Claudia Azzola. L’une de ses poésies, tirée du recueil Il mondo vivibile, 2016, figure dans son anthologie de poésies italiennes traduites en français intitulée Amont dévers (« Tout devient vieux si vite ») à côté, par exemple, de poésies de Eugenio Montale ou de Giorgio Caproni, https://www.recoursaupoeme.fr/amont-devers-douzieme-livraison/). Signalons aussi d’autres traductions en français par Angèle Paoli tirées du même recueil https://www.terreaciel.net/Le-monde-vivable-extraits-de-Claudia-Azzola#.YTdt1I4zY2w.

[2] Jean-Charles Vegliante, La Comédie: poème sacré, Gallimard, 2012 puis, 2021.

[3] https://www.terreaciel.net/Toutes-les-formes-de-la-vie-de-Claudia-Azzola-par-Silvio-Aman#.YTdivo4zY2w

Présentation de l’auteur




Laure Gauthier, Les corps caverneux

Le ton est donné d’emblée par l’écriture de ce récit métaphorique grâce à la référence au penseur Georges Bataille d’abord s’interrogeant, dans Lascaux, sur la place réservée à l’animal par l’homme-peintre des parois préhistoriques, dont il retire l’idée d’un rapport poétique au monde : « un sentiment plus juste de l’homme est la condition de la pensée : c’est aussi le prix qu’il faut payer si nous ne voulons pas nous fermer aux enseignements silencieux de la caverne. » puis au philosophe fondateur de l’idéalisme occidental Platon qui voit dans l’aube la promesse d’une sortie éclairée de la caverne à moins qu’il ne s’agisse d’enraciner la lumière du monde même en son sein, dans la réécriture par Alain Badiou de sa République : « Enfin, un matin, c’est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu ».

Sous l’égide de cette double, si ce n’est cette triple citation, Laure Gauthier déploie alors son exploration du thème des « corps caverneux » qui s’avèrent pour reprendre sa quatrième de couverture : « ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens »…

Allusion au désir sexuel dans sa force insurrectionnelle, la trame de ce poème narratif se développe en sept séquences depuis « Rodez Blues » quand la pluie se mêle à l’évocation de la figure d’Antonin Artaud à laquelle l’auteure rend hommage en ces termes : « On te pardonne dieu, antonin, / On te pardonne dieu, / à la septième année / d’empoisonnement, de convulsions » jusqu’à « Désir de nuages » où se glisse cette invitation audacieuse, en écriteau surréaliste, qui n’est pas sans évoquer, quant à lui, l’onirisme érotique de Robert Desnos :  « Après avoir marché dans un couloir vide, vous tenterez de dire les mots du désir que vous n’avez jamais osé prononcer, que vous avez tus, cachés, murmurés, enterrés ou rêvés ; dites ces mots ou ces phrases à voix haute ou basse, en criant, chantant, murmurant, balbutiant les mots que vous auriez un jour adressés à une personne désirée de vous » !

Laure Gauthier, Les Corps caverneux, Lancine, 2022, 136 pages, 15 €.

La deuxième étape notamment, « Les corps cav », met en garde son lecteur : « QUI OPPOSE LA FRESQUE AU POÈME VIENNE SE BATTRE AVEC MOI » et rappelle en quoi l’image de la caverne renvoie à notre dimension charnelle, quand ce n’est pas à l’élément liquide, à l’eau première d’où nous procédons : « L’idée de nos grottes résonne de chair. / Si nous sommes eau, te dis-je, / notre matière sèche n’est pas abstraite, elle est presqu’île, terre et roche, / quand on dérive / Elle est contour à notre vague. / notre matière sèche entourée d’eau. / Ne pas oublier l’eau, l’humide, 90 pour cent de chair et 10 pour cent de roche, / entends-tu ? » Manière élégante de rappeler la fibre maternelle des eaux matricielles à moins de chanter de possibles amours saphiques ? « Chanter comme un poème oublié, / une comptine trop longtemps tue / qu’on ne savait plus savoir / Lavés par le temps sappho »…

Des stances à l’adolescence, en troisième envoi, sous le signe de la poésie occitane, « QUEU PAÌS » invitent encore au sursaut, au réveil, en citant d’après Marcela Delpastre : « Anei vers queu paìs, coma aniriatz ad un amic, li borrar sus l’espatla : desvelha-te ! Quant be d’autres, davant ieu, an dich : desvelha te ? » (traduction : « J’allai vers ce pays, comme on irait vers un ami, lui taper sur l’épaule : réveille-toi ! Combien d’autres, avant moi, ont dit : réveille-toi ? ») Après ce retour souhaité au pays natal, vient un quatrième temps, celui rattrapé en « ehpad-mélodie » dont « La chambre et l’abeille » figurent le lieu et la protagoniste, avant que l’on ne s’interroge, dans une cinquième phase, « Une rhapsodie pour qui ? », ou que l’on ne plonge, sixième destination, dans « La forêt blanche » dans cette ultime question : « Où sont les grands congères du renouveau ? Où le pied / s’enfonce comme l’être / et dégage en chutant / de l’herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d’envie / d’aller » ! D’aller, une itinérance par la matière du monde à travers ces « corps cav », eux-mêmes entre la solidité du point fixe et l’échappée vers la lumière, en « désir de nuages » à tracer l’horizon de cet énigmatique recueil…

 




Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir

« Nous sommes sans protection, et la mort nous contraint à la parole inachevée comme au pas de la séparation. »

Sous le signe du « Nous », Sylvie Fabre G. dédie à des enfants et à leurs Pourquoi, ce recueil de poèmes ou plutôt de « dizains », puisque tous ces textes ont chacun dix vers. Trois parties le composent, la première « Nous, sommes un seul commencement » contenant 19 dizains, la deuxième « Le lien reste un vœu inaccompli » en contenant 20, la troisième, elle, « Nos voix allument des feux » en contenant 19, comme la première.

J’ai été tout d’abord intrigué par l’arythmie apparente des vers, le plus souvent impairs, tournant beaucoup autour de 15 syllabes ; on trouve parfois quelques alexandrins, mais ils sont rares et tellement perdus dans un ensemble de vers atypiques, qu’ils s’y confondent. Il n’est pas indifférent, du reste, que Giacomo Leopardi et Dante soient convoqués l’un et l’autre, il y a dans ces vers quelque chose de l’endécasyllabe. A coup sûr, une métrique entre le vers et le verset, originale et expressive quoique déroutante à première vue. Peut-être la volonté de rester « hors des basses métaphysiques des cadences patriarcales » ?

La poésie ainsi développée ressemblerait assez à la poésie didactique d’un Lucrèce, la poète s’adresse à un « tu » et elle lui enseigne un « nous », ses pouvoirs et ses limites. Une enseignante aimante, prodiguant constats, conseils et mises en garde.

Sous l’ascendance des astres et le sceau de l’espèce,
tu subis l’emprise d’une chair -terrestre,
et tu endosses un genre : nos baisers nos sanglots
ne trouvent pas même incarnation (…) 

Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir, L’herbe qui tremble, 2021, 100 pages, 15 €.

La deuxième partie du recueil semble parler, tout d’abord, à une jeune fille, des dangers et des risques du « lien » avec « le père le mari ou le fils »

des hommes ignorants humiliés s’exténuent
à exister en exténuant plus faibles qu’eux. 

Mais la condition féminine rejoint celle de tous les dominés, et la poète, se tournant vers sa protégée lui demande :

n’aurons-nous droit qu’à l’imposture ou inventeras-tu
l’aube claire sans esclaves ni tambours et trompettes ? 

Les dizains évoquent donc tous les malheurs de notre monde, les exilés, les « pandémies », la condition animale, le réchauffement climatique :

(…) tempêtes canicules gelées
ne changent-elles pas tous tes espaces intérieurs ? 

La dernière partie du recueil, quant à elle, célèbre les feux que nos voix persistent à allumer.

« Enfant qui cherches ma main sur les sentiers ». La poète est toujours accompagnée de cette présence juvénile qui ne l’a jamais quittée et à laquelle elle s’adresse. Peut-être cette élève est-elle, au fond, une part d’elle-même ? A la « volonté de domination débridée » évoquée en deuxième partie s’opposent « les trois syllabes du mot/ensemble (…) trois syllabes chrysalides d’où surgit le nous ». La poète enseigne à l’enfant, son semblable son frère la force et la fragilité de ce nous « fini sachant l’infini », elle lui apprend les doutes, les ambivalences dont la poésie rend compte.

Quand la ligne de partage entre humain et inhumain
s’embrume, le phare du poème devient balise. 

Un texte sensible et plein d’espoir, au fond, puisque la poésie se transmet et « persiste ».

 

Présentation de l’auteur




Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse)

Voilà des brèves de poésie, à moins que ce soit des nouvelles comme le titre l’indique… on verra qu’il s’agit plutôt d’« anciennes » : les textes ont une couleur passée, celle d’une nostalgie des temps anciens, ceux des grands parents plutôt que des parents, qu’illustre ce passage :

 

L’horloge comtoise, elle, est portée par son fronton
et par ses pieds, le cadran tourné vers le ciel.
Beaucoup de femmes regardent son passage et
un vrai cortège se forme depuis le seuil de la maison
jusqu’au camion qui attend la fin du chargement.
Les visages sont graves et les vieilles dames ont pris
leur voix de messe devant le cercueil au pendule arrêté

 

…. Cette petite cérémonie poétique comme signe de l’enterrement du temps passé…

Dès que l’on remonte deux générations, on entre dans la mythologie. Les ancêtres sont dotés de qualités imaginaires, ils sont en passe de devenir des héros, voire des divinités. Rambour nous fait rêver à une petite enfance idéalisée d’être disparue : en ce temps-là, « les échanges de parole » étaient « plus souples, liés, on sentait mieux la douceur / de l’air, on pouvait dire des mots plus aimables. » ; au temps de Guy Mollet, il suffisait de trois beautés pour faire une version des trois Grâces (bien qu’elles tiennent « un sac empli de guerres, d’accouchements et de deuil ») ; on voit défiler des millions d’enfants assis « sur la célèbre Mullca / aux tubulures d’acier, soit la chaise la plus laide / jamais conçue, d’où partaient l’ennui, l’angoisse / l’impatience, parfois l’enthousiasme. Parfois la jouissance. »

Autant de vignettes épinglées sur les pages…

Jean-Louis Rambour, 33 poèmes en forme de nouvelles (ou l’inverse), Éd. Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 39 pages, 7 €.

Qui gentiment font le chamboule-tout du genre poétique, comme l’indique le titre de Rambour : s’agit-il de nouvelles, ou de poèmes ? Qu’importe, semble-t-il suggérer. La présentation en lignes non justifiées à droite, les phrases parfois brisées en leur milieu comme autant de renvois, à la manière de Verlaine et de bien d’autres, les textes ne remplissant pas la page, pas plus que ne le ferait un sonnet… l’ensemble présente la signalétique habituelle : « attention, poésie ! », si l’on en croit ses yeux.

Pourtant, cela ressemble plutôt à de la prose découpée…

À la lecture, la charge est évidemment poétique : elle en a la fulgurance, on pourrait dire que l’auteur a connu des flashes, vite (mais savamment) déposés sur la page.

Rambour met ainsi en place une forme poétique plutôt nouvelle pour un temps passé, un temps sépia, de la couleur des photos anciennes…

Du coup on accepte chez lui ce qui pourrait être perçu comme un passéisme, on goûte ses souvenirs trop idéalisés pour être vrais. Et puis, une gentille régression, le temps d’un rêve, c’est tellement bon lorsque les images proposées sont nimbées d’une telle tendresse et d’une telle douceur (qui n’excluent pourtant pas les sauvageries d’antan). 

Si le passé vient hanter le présent, c’est qu’aujourd’hui est un temps déserté, maintenant qu’Hulluch, « la cité minière / construite sur les tranchées allemandes » s’est assoupie, que sainte Barbe n’a plus de mineurs à protéger.

« Vous n’aviez pas et saviez aimer. Même parler aux anges. » Voilà, pour Jean-Louis Rambour, ce qui serait perdu.

 

Présentation de l’auteur




Yvon Le Men, Les Epiphaniques

On connaissait Les Epiphanies aux accents libertaires d’Henri Pichette. Voici Les Epiphaniques d’Yvon Le Men, un livre qui nous renvoie, plus qu’à la fête religieuse bien connue,  à la racine grecque du mot. Epiphanie, autrement dit révélation, apparition.

Voici, en effet des hommes et des femmes « invisibles » sortis de l’ombre, mis sous la lumière par la grâce d’une écriture poétique qui se met au service de leurs récits de vie. Ils et elles vivent dans la marge, cassés voire broyés par la vie. Le poète breton les a écoutés et il raconte à la fois leurs itinéraires et leurs espoirs.

Pour Yvon Le Men tout démarre par une résidence d’auteur à Rennes. Comme il l’avait fait pour Les rumeurs de Babel (Dialogues, 2016 ) dans le cadre d’une autre résidence au cœur du quartier populaire de Maurepas, le poète va rencontrer des hommes et des femmes, jeunes ou moins jeunes. Ils s’appellent Mickaël, Louna, Thomas, Tiago, Myriam… La vie les a secoués. Ils sont tous dans la marge, parfois après des enfances de misère (« La goutte de gnole dans le biberon pour m’endormir », raconte l’un) ou l’expérience de lourds drames familiaux (le suicide d’une mère, confie un autre).  Anne-Laure, elle, raconte : « Mes ancêtres étaient des tueurs de loups / du Loup / mes arrière-grands-parents / des tueurs d’Arabes ». Pour Asma, la Somalienne, c’est de l’emprise du père qu’il faut se libérer. « Il faut que l’on soit comme mon père/veut qu’on soit ».

Yvon Le Men, Les Epiphaniques, Editions Bruno Doucey, 2022, 160 pages, 16 €.

Le poète écoute, met en vers leurs récits, ennoblit leurs destins de déclassés. Mais il établit aussi des correspondances avec sa propre vie. Quand cette fille-mère de 40 ans évoque sa vie dans une yourte, Yvon Le Men ne peut pas manquer de penser à son « amie  qui est morte au bord de ses quarante ans » ou encore à sa mère « qui a perdu son amour le jour de ses quarante ans ». Quand tel ou tel évoque sa révolte, Yvon Le Men rappelle qu’il fut aussi, à un moment de sa vie, ce « jeune révolutionnaire ». Mais un révolté qui estime que « la fin ne justifie jamais les moyens ».

C’est le Le Men de En espoir de cause (éditions PJ Oswald, 1975) et de Vie (L’harmattan, 1977) qui resurgit au détour d’un vers. C’est le jeune homme épris de justice et de fraternité qui regarde aujourd’hui avec sympathie ceux qui « marchent vers les ronds-points / main sur l’épaule », ceux qui « partagent sur les ronds-points / nuit et jour leurs nuits et leurs jours ».

C’est aussi son itinéraire personnel de poète qui refait surface lors d’une rencontre avec ce jeune qui fut orphelin très tôt et qui rêve aussi de devenir poète. Alors ce jeune lui  pose la question : « Tu crois / que l’on peut vivre / en poésie / de poésie ? ». La réponse est lumineuse : « En poésie / oui / il suffit d’y travailler / de poésie / c’est autre chose ». Et alors reviennent sous sa plume, comme une évidence, ces affirmations toute simples qui ont fondé sa propre aventure poétique. « Le bruit court qu’on peut être heureux » et « Il fait un temps de poème ». Les mots sont de  Jean Malrieu, un poète  qui a tant compté pour Le Men. Et l’on se pose la question : Le Men pourrait-il devenir le Malrieu de ce jeune qui se dit « pressé » et « déjà plus vieux que Rimbaud/quand il a commencé » ? Le poète répond en tout cas à ce jeune qui rêve de poésie : « C’est possible / pour toi / car ce le fut pour moi //  il suffit de croire en ceux qui étaient sur la route avant toi / et t’attendent ». C’est ce qu’on appelle sans doute une épiphanie.

∗∗∗

Le texte de ce livre  (illustré par Bernard Louvet) a été porté sur la scène du Théâtre national de Bretagne à Rennes, en mars 2022, par le metteur en scène Massimo Dean, sous le titre « La Rance n’est pas un fleuve ».

 

Présentation de l’auteur