Habib Tengour, Consolatio

Le recueil de Habib Tengour commence par une citation de Francis Ponge : « O Table, ma console et ma consolatrice, pourquoi, table, aujourd’hui me deviens-tu urgente ? » La table du poète, même « foutoir », devient dans la rue « Uhlandstrasse (…) un bureau de ministre où consolider ton imaginaire » Est-il étonnant que le poète chez qui l’exil est un thème récurrent nomme dès le début de son livre une rue de Berlib, où il se trouve alors en résidence d’écriture ?

Est-ce un hasard s’il mentionne à la fin du poème d’ouverture les noms des différentes villes où il l’a écrit, ainsi que des dates ? Habib Tengour esquisse d’emblée les contours d’une carte de l’exil et de l’errance. Si vaste soit son bureau de ministre à Berlib, il demeure l’espace restreint et délimité qu’il dédie à son écriture, au-delà de son perpétuel mouvement entre les lieux. Sa table est console et consolatrice, comme l’écriture est quête de réparation et de guérison symbolique.

Consolatio est le titre de ce recueil bilingue français-anglais, publié entre deux langues et deux pays, comme un surplus de sens accordé à des poèmes, nés eux-mêmes d’un entredeux.  Il y est question d’écriture, mystérieuse plongée à l’intérieur de la langue où le poète est à l’affût de mots que les contraintes, oulipiennes ou pas, excellent parfois à faire surgir, nous dit-il.

Et le chant de se faire « hymne pour mémoire », de désigner comme inséparables, l’individuel et le collectif, la traversée de l’un et la marche de l’Histoire. Le poète convoque le souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée, épopées qui lui sont chères et dont il précise qu’elles sont « ininterrompues », inscrivant son errance dans leur sillage. Que sont errance, exode et exil ? Ils se transmettent, comme le chemin d’Ulysse, avec ce qui déborde d’une génération à l’autre, par-delà le mutisme ou la douleur restée plainte, sans verbalisation. Blessure pour laquelle on cherche un nom, la migration inflige une amputation de soi. Elle impose aussi de vivre avec la distance, de se soumettre au rythme des départs et des retours, à la cruauté froide des formulaires à remplir.

Habib Tengour, Consolatio, poèmes traduits en anglais par Will Harris et Delaina Haslam, édition bilingue français-anglais, World Poet Series, Poetry Translation Centre, 66 pages, 9 £   www.poetrytranslation.org,  

Où trouver son trésor, sinon dans la mémoire, dans la trace, celle que transmet l’institutrice de Yacine,  « Merveilleusement, / Comme la huppe de la reine de Saba dans son envol » ? Le monde est rempli de gares désaffectées et de signes à déchiffrer, par la grâce de la connaissance. Devenues musées, elles sont traversées d’ombres et d’histoires que croisent leurs visiteurs. Anciens lieux de souffrance, le passé qui s’y entasse s’offre à l’élucidation. Il est aussi rempli de la clameur d’« armées aguerries » et du « cri » de la résistance.

Dans l’écriture, parfois survient, comme de nulle part, ce qu’on ne connaissait pas, ce qu’on avait oublié. Ainsi ce « râle dans les grottes du Dahra/ au moment où tu traverses le quai de la gare », entaille gravée dans la chair par l’une de ces tragédies de l’Histoire que l’on porte au fond de la nuit de soi et qui ne guériront pas. Pas plus que « Les quais encombrés des fantômes d’Octobre » ne se dépeupleront de leurs morts. Le poème les rend au plein jour, là où on ne les attendait plus, sans qu’ils ne se soient jamais absentés vraiment.

Habib Tengour transcende dans son évocation de l’Histoire et de l’exil ce qui ne serait que rengaine. Il ancre ses poèmes dans les territoires d’une langue incarnée et sans complaisance. Matière défaite de ce qui relèverait d’une simple impression, pour garder et fixer, tel le métal, lui qui brûle lorsqu’il entre en fusion. « Ici, / La nuit n’a pas de fin / Ni le froid / L’hiver dure plus que de saison », écrit-il, avant de préciser : « Mourir, / Pas question / Non/ Il n’en est pas question ». Car les contours du bureau-console du poète sont garants de ces mots, puisés jusqu’aux tréfonds de l’impensé de soi-même et de ce qui résiste à l’oubli. Comme l’écriture demeure une contrée pour tenter de démentir l’exil.

Il faut souligner le beau travail des traducteurs Will Harris et Delaina Haslam, qui ont accompagné ce livre d’une belle et solide introduction. Ce recueil paru en édition bilingue est une avant-première, composée d’extraits d’un ensemble de poèmes à paraître en France.

Présentation de l’auteur




Marie Alloy, Ciel de pierre

Le poème/ n’est pas un récit/ mais le temps d’un passage

que le poème de l’aube t’apporte ma dédicace

En cette antithèse du titre, la légèreté de l’espérance et la pesanteur du chagrin.

Cinq parties composent ce recueil : Approche du corps, ciel de pierre qui a donné son titre au recueil, cécité de la lumière, l’ossature de la vie, la durée du silence.

Dès le premier poème est évoqué le moment de la séparation, quand approche la mort. La poète est sœur et accompagne son frère, elle perçoit ce qui se joue au plus intime alors que « le corps n’a plus ni faim, ni soif/ seulement faim d’amour à l’heure de l’acceptation/ où tu consens à perdre sans recevoir »

Se tenir là, dans le silence, à l’écoute pour traduire ce moment de douleur mais aussi d’espérance, car celui qui part n’est-il pas en train de naître, de renaître ?

frère ton désert n’est peut-être/  qu’un commencement/ tu es né le premier

Se tenir en cette fraternité, à côté de ce frère  que nous regardons et qui nous regarde. Marie Alloy est poète et elle est aussi peintre, elle sait que la peinture nous regarde aussi sûrement que nous la regardons et que  les couleurs délivrent comme les mots.

Voici la couleur/ qui blanchit dans l’absence/ se terre dans la mort/ explose dans l’amour/ délivre/ le frère 

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€.

Le temps de la mort est un temps sacré, un temps béni, un temps de mystère et cet oxymore pour le traduire : «  tu es entré dans une nuit de lumière. »

Le recueil est construit sur l’antithèse, figure de style qui illustre parfaitement ce paradoxe, vie-mort, présence-absence. Mourir, c’est entrer en «  une nuit de lumière », la prière même ne pouvant élucider cette énigme, mais l’espérance pour l’accompagner.

 La poète témoigne que la vie et l’amour sont plus forts que la mort, là où a été l’amour tout se prolonge.

Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire/ la mort serait une arche où nous recueillir/ un lieu de pardon et de résurrection. 

 Alors qu’un être aimé disparaît, la poète interroge sur ce qu’est la création, cette source de vie qui permet peut-être à l’artiste «  d’exaucer ce qui n’a pu devenir. » L’œuvre  est souvent habitée de manque, d’absence ? « Nous voilà/ au bord de toi/ la vie en nous/ pour habiter ton absence. » Au sein même de la douleur, la consolation, celle la création littéraire et artistique quand elle naît de la contemplation, il arrive que parfois la lumière de l’instant ouvre le ciel, alors la mort est délivrance :

Souvenez-vous/ quand il est sorti de lui-même/ du fond de son désespoir/il a retrouvé la quiétude. 

Pour la poète aussi la quiétude, ses poèmes sont de lumineuses méditations sur la vie et la mort quand tout se mesure à l’aune du cœur.

Les mots et les couleurs sur la page blanche du linceul. Les mots pour se souvenir de la joie partagée, se souvenir de l’émerveillement et du temps de l’enfance et de la fraternité.

En ce recueil, l’ombre de la mort et la lumière de la fraternité ; entre fraternité et solitude, entre absence et présence, la vie à partager, la vie pour aimer jusqu’au bout,  pour accepter et pouvoir à l’ultime moment tout donner et se donner soi-même : «  tu as fini par lâcher prise/ pour tout donner. »

La vie se donne jusqu’à l’ultime moment, désarmés que nous sommes devant ce mystère, il nous reste la prière et la bénédiction et les poèmes pour panser la blessure des mots retenus.  

Marie Alloy nous offre une poésie lumineuse et apaisante, à la lumière de l’Espérance dans «  la bonté d’un sourire ».

La lignée se poursuit
La voix toujours se tient droite
Le temps redevient musicien
L’enfoui refleurit

……………….

Ce que tu éprouves tu l’écris
sur la toile avec les couleurs intarissables
de ce qui résiste à l’immuable perte
et tu sais combien la lumière même

est fraternelle.

Présentation de l’auteur




Pierre Tanguy, Poètes du monde

Le monde entier entre dans ce livre de Pierre Tanguy qui accueille des voix multiples en amitié poétique : quarante-sept poètes d’hier et d’aujourd’hui, de vingt pays différents nous invitant au voyage hors de nous-mêmes. C’est dire si le livre s’abreuve aux sources les plus variées et vise, comme l’auteur le dit en avant-propos, à « apprécier la constante vitalité de la poésie, notamment portée par ceux qu’on appelle les petits éditeurs ».

Point de volonté exhaustive pourtant, dans ces « lectures choisies ». Pierre Tanguy évoque en âme sensible et flâneuse les poètes qu’il apprécie et ceux qu’il a choisi de lire et de recenser. En résonance à Poètes en Bretagne et Écrivains en Bretagne publiés également aux Éditions Sauvages. Loin des modes, en prenant son temps. Des lectures de passage. Des lectures en partage. Le livre dessine ainsi une promenade sous toutes les latitudes et à toutes les époques, hautement révélatrice du regard posé sur le monde de Pierre Tanguy.

L’auteur donne leur place à Gustave Roud et Philippe Jaccottet à l’égard de qui il a une filiation naturelle. Comme à ceux qui sont porteurs de cette fibre spirituelle qui lui tient à coeur, François Cheng et Jean-Pierre Lemaire. Le poète reconnaît là ses dettes. Comme le dit Julien Gracq, « on écrit d’abord, parce que d’autres avant vous ont écrit ».

Pour évoquer cette poésie au pluriel, Pierre Tanguy s’attache à citer les noms, les biographies, les œuvres. Il nous emmène de Virgile à Seamus Heaney et Cypris Kophidès, d’Edith Brucq à Attila Jozsef, de Paul Guyon à Sôseki. D’un poète taoïste du Japon du 4è siècle à la redécouverte du poète ukrainien Taras Chevtchenko, heureusement traduit par Guillevic. Avec quelle force il résonne son recueil, Notre âme ne peut mourir, en ces temps d’invasion russe actuelle :

Pierre Tanguy, Poètes du monde, Les Éditions Sauvages, 2024.

Quand je serai mort
Mettez-moi
Dans le tertre qui sert de tombe
Au milieu de la plaine immense
Dans mon Ukraine bien-aimée

Ces « lectures choisies » forment ainsi une sorte de bibliothèque idéale en poésie du monde entier. Chaque recueil s’y voit présenté, documenté et judicieusement éclairé.

Nous avançons dans le compagnonnage de ces poètes, tantôt intimiste, fulgurant d’Emily Dickinson, tantôt minimaliste de l’iranien contemporain Reza Sâdeghpour nourri de tradition persane. Ou bien c’est le souci de la terre de la québécoise Hélène Dorion ou le chant d’exil du haïtien Antony Phelps. La poésie de langue française d’Henri Bauchau à Estelle Fenzy, d’Yves Namur et de Benoît Reiss montre la diversité des registres, la variété et l’inventivité de ses écritures contemporaines.

La parole poétique engagée, à des titres divers, n’est pas absente. Telle celle d’Anna Akhmatova, de l’irlandais Yeats, du marocain Abdellatif Laâbi, du palestinien Mahmoud Darwich, des femmes iraniennes rassemblées fort opportunément dans l’anthologie Zabouré zane et celle de l’anthologie des poètes féministes américaines. Il est à noter la présence importante des œuvres de femmes dans le livre de Pierre Tanguy. Il faut le saluer. Combien d’anthologies, sous la plume d’auteurs d’aujourd’hui, occultent purement et simplement toute poésie féminine.

Écoutons Hélène Dorion :

Mes forêts
quand je m’y promène
c’est pour prendre le large vers moi-même

Ces proses livrées ici donneront envie de lire, de découvrir au lecteur curieux d’aller voir plus loin sur ces chemins voyageurs, balisés ou non. Tant il est vrai que Pierre Tanguy, poète lui-même, fait allègrement vibrer cette compagnie de poètes du monde.

Présentation de l’auteur




Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s'est jetée coeur et âme dans la déchirure incommensurable des familles qui ont connu la perte, l'absence, la séparation, à cause de l'effroyable guerre, à cause de toutes les blessures.

Alors, il reste à cette petite fille blonde de cinq ans comme "un couteau dans la tête", cette arme qui lacère, sépare, fouille les chairs, abat les corps.

Tout écrit en distiques qui rythment l'aveu, la reconnaissance, la blessure familiale, le livre cisèle la peine, le chagrin, les pleurs. Toute une famille est brisée, esseulée : la grand-mère qui a perdu "son monstre" à la guerre, la mère, la fille. La fille aujourd’hui témoigne de l’inceste que le grand-père a commis à l’adresse de sa propre fille. Cette douleur intime, l’auteure l’a gardée pour elle pendant quarante ans. Elle s’en délivre à présent par la force du poème.

Les images crues, nues, entaillent le coeur, le mettent à vif.

La poésie, seule, peut exposer ainsi, grâce à son chant, sa plainte, ce que chacun peut vivre, dans ces temps de souffrance.

la mère défait l'amour
comme on brise un miroir (p.25)

tout ce brouillard en elle
ce cocon plein de blanc (p.31)

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête, L'herbe qui tremble, 2022, 60p., 14 euros.

Pas un mot de trop dans ce chant de douleur, pas de métaphore clinquante, la nudité seule prévaut. Un livre à la fois de compassion et de générosité, que la mémoire familiale nourrit d'une émotion non feinte.

Présentation de l’auteur




Jacques Robinet, Clartés du soir

La nuit, c'est la "mort" qui vient, c'est l'heure où "la lumière décline", alors, il faut promouvoir au mieux cette clarté, annonciatrice du jour.

Le poète oeuvre dans le feu de l'autre et du silence, à force d'images qui puissent nier l'exil, l'absence, la perte :

Une rose à la fenêtre
le gel au fond du coeur

Le chemin est un élément important de la poétique de Robinet : il inaugure "l'ouvert", engrange "l'estuaire", afin que la parole circule et vienne "le bleu du ciel".

Les poèmes, assez brefs, circonscrivent un domaine de réflexion : la présence de l'autre (ce "tu" obsédant), les impératifs dressés à soi ("reviens , n'écoute pas l'appel/ du vent"), les "traces" attendues, requises ou négligées.

Perdu sur mon chemin
j'ai tressailli à ton approche

Jacques ROBINET, Clartés du soir, unicité, 2022, 15 euros. Couverture de Renaud Allirand.

Un aller-retour désir / présence creuse les enjeux de cet intimisme brûlant : "la nuit respire/ ton silence".

On comprend l'intensité qui s'y joue et l'étonnement métaphysique "d'être là", encore, et toujours, en quête du beau, de l'impossible, de ce réel qui nous joue des tours.

"Rôdeur", témoin des "nocturnes", le poète sait "où règne la nuit/se tisse la lumière".

Lyrisme vivace, explorant les fins fonds de l'être : voilà où le poète nous mène, signe après signe, sans triche, énumérant les "passages incertains", "frottant les mots jusqu'à l'usure".

Le lexique, ainsi, ressasse les mêmes vocables, dans une volonté dense de tout dire de ce désir de "clartés".

Un beau livre.

Présentation de l’auteur




Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin

Avant de parler du nouveau texte de Jean-Pierre Vidal il convient d’évoquer son livre précédent, un recueil également publié aux éditions Le Silence qui roule de Marie Alloy ; il s’y passe déjà une rencontre, celle entre le vent et la couleur qui ont en commun la puissance. Ils sont tout un monde sous la dictée duquel le poète écrit.

Dans ce nouveau livre en partie en prose, la rencontre est celle de deux êtres vivants et, avant tout, il faut à propos de celui-ci laisser l’auteur parler lui-même. Il a eu l’occasion de dire :

J'aime beaucoup les grands poèmes narratifs italiens, par exemple La Chambre de Bertolucci, certains poèmes de Mario Luzi, en prose (Trames) ou en vers, et je considère bien des récits d'André Dhôtel comme des poèmes. Textes inclassables... Prose poétique, oui, je l'espère. Après tout c'est au lecteur de le dire.

 

Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin, éditions le Silence qui roule, 2024.

Certaines constations faites ici conduiront à affirmer qu’il s’agit bien de poésie et que cet ouvrage est bien aussi un recueil.

L’opus est placé sous l’égide de Robert Marteau, le poète des sonnets dont on lit cette citation : « …Intense viridité de l’amour inaccompli… »

La délicatesse de l’incipit liée à un échange inattendu dans le plaisir de la marche est à elle-même en effet d’ordre poétique ; l’économie de mots dans ce constat en est une de plus :

 l’autre était là, simplement, et c’était bien… et il en était ainsi depuis toujours…nous allions de concert.

S’engage ensuite une analyse très fine - avec son champ lexical abstrait de sentiments - de cette compagnie réciproque dont « l’inflexion » des voix rappelle celle des poètes.

La nuit innocente que passent ensemble le narrateur et la femme donne lieu à une aussi belle définition que le style du reste de ces pages de « prose » : « alors que…nous était perceptible l’irréductible et belle distance entre les vivants du monde », longue période qui s’achève par « un frisson du corps dans la nuit » ; ce partage supérieur entre écart et proximité des corps - « se repaître du monde… dans la bienheureuse proximité d’un autre mortel plutôt que dans l’isolement amer » est ici magnifié et participe de « l’ordre du monde ».

Les pages suivantes sont d’une pureté sans égale. La nudité décrite, les « corps intègres » ne sont « ni proies, ni prédateurs ». « Avec le monde comme jardin » on peut à coup sûr parler de prose poétique et le lecteur se réjouit d’avancer vers d’autres découvertes animées par « l’énergie divine ».

Le corps « comme part du paysage », le visage « comme un livre qui a la légèreté d'une feuille » : délicates notations pour un « absolu » anonyme et éphémère qui termine cette première partie éponyme du titre. Le désir finalement n'y aura été que celui du chemin et du rythme de la marche. Ni l'émotion ni « la culture » ni même « la pensée » n'en parasitent les instants. Seul ainsi comptent « le passage » et l'imaginaire face à une réalité où la liberté de chacun est restée vive. Les trois poèmes qui suivent intitulés Dans la chambre nue prouvent bien quel genre d'écrivain Jean-Pierre Vidal montre qu’il est depuis l'incipit. Un poète qui apporte un souffle nouveau avec toujours une dentelle de mots : « C’est par vagues la souvenance de toi ».

Puis viennent des pages dont les titres sont Présente et préservée et Si l’autre se donne et qui sont consacrées à des paragraphes ayant la même force que des versets. On y retrouve le thème de la pureté de la rencontre : « Pas de fauve dans ce livre heureux » et la question de savoir si le « récit » est commun entre deux êtres reliés par l’imaginaire d’une relation restée désir. La réflexion, monologue intérieur ponctué de questions, se fait incantatoire et ramène l’auteur à la question de l’écriture :

 

Ecrire, c’est souffler sur le feu frêle ou puissant que le monde nous propose. Se préparer à le voir, ce feu d’un visage, ce regard, d’une courbe, d’une voix.

Et dans cette vision libre et pure, sans passion, mais dans « une confiance absolue… qui leur donne un sentiment d’éternité » ils ne se perdent pas, ils se trouvent.

Il n’y a plus un homme et une femme mais deux êtres humains ce qui réjouit le narrateur :

 Je nage dans cette merveille que m’offre l’accord obtenu sans mots par l’acte de chacun.

A part un passage de nouveau en prose l’opus s’achève sur trois pages poétiques ; on retiendra, pour finir, de celles-ci une strophe qui résume la rencontre et son présent idéal :

L’un et l’autre simplement là
Où ils sont
Ni ensemble ni séparés
Là au même moment
Sans attente et sans promesse

 

Présentation de l’auteur




Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des deux parents défunts : « ceux qui les referment sont les mêmes qui les ont ouvertes ». On peut y voir une charge agressive : ils n’étaient donc qu’une parenthèse ! On apprendra au fil de la lecture que le père a manqué à l’enfant, et que la mère l’a délaissée.

Chantal Dupuy-Dunier ne nous a pas habitué à ce type de texte, on perçoit bien qu’il fut une urgence pour elle. Tant est fort le besoin que nous ressentons tous de retracer l’histoire au moment du décès de père et mère. D’inscrire des mots sur la dalle :

 

Ces mots
couchés sur le papier dans l’urgence,
comme s’ils pouvaient prendre la place des morceaux
de ton corps qui se délite

 

On comprend dès lors que le texte tienne autant du récit que du poème. Pourquoi aussi il se lit d’une traite, comme si nous étions à la recherche de l’histoire familiale de l’auteur ; l’histoire de sa genèse puisque le récit des origines est à l’origine de toute histoire. Est-ce pourquoi celles-ci sont toujours reconstruites afin de donner à lire une légende où les ancêtres sont toujours valeureux ? Du coup nous voilà gonflés au narcissisme, fiers de nous et de notre tribu… Rien de tel chez Chantal Dupuy-Dunier, elle nous fait voyager sur l’autre versant de l’histoire, celle que l’on balbutie dans les larmes et l’amour.

La première partie du livre porte comme titre : Passe impair et manque : le père est passé, il a manqué, quel impair a-t-il commis ? Avant tout celui de mourir, dépouillé de lui-même :

 

changé en un autre que mon père.
Réduite, sa tête,
comme par les Jivaros
Nez busqué
avec cette trace de piqure
sous le menton
On t’a vidé de ton sang,
Vampirisé

 

Pendant neuf mois (soit le temps d’une naissance ?), la fille imagine la dissolution, la dislocation du corps paternel – un corps qu’elle aima pour le voir ainsi dans sa matérialité ; d’où cet érotisme noir où quelque chose du corps de la fille est enterré avec celui du père, avec lui elle endure le froid sous terre, elle assiste à la décomposition de son visage, la perte de son sourire, jusqu’à l’insoutenable :

 

Et les vers…
Non !

Ton ventre d’où je viens.
Vaine vendange des vers

 

Tant fut intense la fusion amoureuse.

La seconde partie du livre est titrée : Laisse de mère. On appelle « laisse de mer » la bande de débris déposés sur la plage au gré des marées, composée d’algues, de bois mort, mais aussi de déchets abandonnés par les humains. Nous voici donc prévenus !

 

Tu me délaisses,
je te délaisse.
C’est comme une comptine…

 

Il semblerait que la mère fut aussi abandonnée que la fille, sur le sable au gré des marées :

 

Naufrage de tout ce que tu aimais,
Épave rejetée sur le rivage,
ma mère

 

Je n’en dirai pas plus, au lecteur de découvrir le fond de l’histoire…

La fille n’ira pas saluer la mère agonisante. Ni son cadavre avant la clôture du cercueil. Son corps va disparaître, enfourné dans le crematorium, la fille est là :

 

Moi muette,
pas un poème lu,
étranglée.

 

C’est le père qui lui donna les mots. Quant à la mère : « de chair et de lait / de lèvres et de mains aimantes », ainsi fut-elle en un temps perdu, depuis longtemps semble-t-il. 

Un amour contrarié, donc. De sa mère, l’auteur dit : « l’imparfait porte bien son nom ». Et cependant :

 

Dans mon miroir,
c’est ton visage éteint que j’aperçois désormais.
En vieillissant, je te ressemble, ma mère.

 

… Telle est la thèse sur les parents de Chantal Dupuy-Dunier …

Présentation de l’auteur




Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de revenir à l’origine des mots, à leur étymologie, tout particulièrement celle du verbe de grec ancien qui donne son titre à l’ouvrage fondateur et dont elle rappelle la définition antique dans un glossaire des thèmes-clés de son œuvre précieusement glissé après une postface révélatrice ? « SUMBALLEIN : transcription française du grec ancien Σύμβα λλειν que l’on peut traduire par « jeter ensemble », « mettre ensemble », « assembler », « réunir ». Dans l’Antiquité, deux personnes qui passaient un contrat cassaient un morceau de poterie. Chacun gardait un bout. Quand les contractants se revoyaient, ils lançaient leurs fragments de tessère respectifs (les sumbola) afin de se reconnaître. Terme à l’origine du mot symbole. »

Tessons rassemblés, fragments réunis, les « symboles » de son écriture donnent de la chair aux mots et tracent le parcours d’une vie dont la genèse des textes qui semblent s’écrire sous les yeux du lecteur, comme sous la dictée de son auteur, insuffle la vie, donne forme à l’être, prépare le surgissement de l’existence prise, là encore, en son sens initial d’ek-sistence, sortie de soi, naissance d’un monde singulier qui procède d’une nuit matricielle, celle-là même dont Pascal Quignard fait le récit de la présence mystérieuse dans La Nuit sexuelle et l’analyse de l’absence de son image secrète dont procède pourtant le nouveau-né dans Sur l’Image qui manque à nos jours : « Une image manque à la source. Personne d’entre nous n’a pu assister à la scène sexuelle dont il résulte. L’enfant qui en provient l’imagine sans finir. C’est ce que les psychanalystes appellent Urszene. »

Témoignage de ré-écriture au féminin de ce cheminement d’existence, à travers la figure de la mère à la genèse, à la fois génératrice et génitrice, l’emploi sans doute non innocent d’une formule qui fait là encore écho à la conception de chacun dans sa traversée de sa vie, selon l’écrivain Pascal Quignard, comme un « dernier royaume » de son vivant, autrement dit depuis la naissance jusqu’à la mort, monde souverain mais voué à disparaître et dont les femmes, seules, les mères, plus particulièrement, ont le pouvoir d’être à la source, au commencement de la nuit d’amour fondatrice des deux fragments/amants à l’union/unisson à cette relation première mère-embryon-bébé-à-naître-nourrisson que l’auteur qualifie, quant à elle, de « premier royaume » : « le premier royaume est un désert / un silence liquide / le premier royaume est une nuit / le départ de la vie est un intermède / le premier royaume n’est pas encore l’ex-istence / il est l’in-istence / le premier royaume est un prélude / une préface / un préambule »

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel, éditions Phloème, 2021, 15 €.

Prélude ludique, variation du désir en exploration d’une forêt primitive que le corps féminin personnifie avec toute la force des mythes : « je suis une forêt / je suis un monde secret et opaque / je suis le monde d’avant l’humanité / je suis la vie errante / réfugiée dans une nuit / sous une ramure / île dans une île dans une île / une et île font dans » : ce corps devient alors matrice dont la formule inaugurale du recueil en fait la matière béante du passage, des passages, de tension érotique en naissance sublime : « je deviens mon entaille » ; mais c’est d’une écriture au scalpel, sans fioriture, au corps à corps justement, dans son intensité physique comme épousant une poussée de la physis antique, la nature première dont l’auteur garde tant l’absolu mythologique de la parole oraculaire que le détail dérisoire de la contingence charnelle, que se distinguent les éclats, les poèmes divers, les différentes transformations d’un texte en métamorphose, signe d’un voyage primordial où selon ce témoignage éblouissant : « l’horizon est dedans »…

Présentation de l’auteur




Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins

Un univers à part, un peu hors du temps. Des tranches de vie saisies par un poète qui est aussi artiste-peintre. Les Instantanés sereins de Joseph-Antoine D’Ornano (né en 1948) ont une forme de douceur doublée de la conscience aiguë du temps qui passe. Voilà, en tout cas, une voix originale dans le paysage poétique actuel.

On peut faire des poèmes avec peu de choses. Les auteurs chinois ou japonais nous ont beaucoup appris là-dessus. Joseph-Antoine D’Ornano n’écrit pas des haïkus mais capte à sa manière des instants de vie, souvent dans leur banalité la plus extrême.

Dans ses poèmes il y a des « lilas aux fenêtres », des « limonades roses », une rue discrète, un banc de pierre, un lit défait, un parapluie qui se retourne, « des petites fleurs qui jouent les coquettes », un « pré charmant », des fontaines… Voilà qui nous éloigne du tohu-bohu ambiant. Avec le sentiment, néanmoins, de se retrouver au cœur d’un monde un peu révolu.

Les aquarelles, encres et autres pastels de l’auteur qui accompagnent les poèmes sont au diapason. Le gris, le brun ou l’ocre, tonalités dominantes des tableaux, sont là pour nous signifier que le temps a passé (si c’était de la photographie, on parlerait de sépia) et que les couleurs éclatantes de la vie ont un peu fané. On découvre ici des paysages ou des visages sur lesquels le temps a fait son œuvre.

 Joseph-Antoine D’Ornano, Instantanés sereins, L’inventaire, 2023, 60 pages, 12 euros.

Car c’est une forme de retour sur des souvenirs enfouis qui imprègne ce recueil. Les personnages évoqués sont parfois des figures évanescentes et quand elles ne le sont pas, ce sont des hommes ou des femmes vivant avec le « dos cassé ». De celui-ci, le poète dit qu’il « ne sort presque plus », de celle-là que « parfois, elle quitte son fauteuil ». Les maisons sont habitées de souvenirs ou de regrets. Mais ce n’est jamais dit avec lourdeur. Non, plutôt avec une forme de douceur, dans une série de poèmes d’une étonnante clarté (sans recours aux images ou au procédés poétiques classiques). Il y a dans tout cela, au bout du compte, une forme discrète de nostalgie dans l’évocation, par exemple, de « l’amour d’une seule saison » ou de « la tristesse de ces instants disparus ».

Joseph-Antoine D’Ornano ne se paie jamais de mots. Ses Inventaires sereins font la part belle aux gens âgés et aux enfants. L’atmosphère y est légère en dépit de ce temps qui file entre les doigts. On peut découvrir, au détour d’une page,  des « gens heureux » et parfois « Sous la voûte étoilée du ciel/Le village en fête/Au son de l’accordéon ».

Présentation de l’auteur




Claude Favre, Thermos fêlé

 Un thermos est une bouteille isotherme dont la fonction la plus répandue est de conserver la chaleur d'un liquide (café, thé). Dès lors, le titre du dernier livre de Claude Favre, Thermos fêlé, nous fait songer à une déperdition, une porosité, aussi à un fonctionnement défectueux : quelque chose à réparer en même temps que difficilement réparable. La citation de Lorca en exergue, Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?, est précédée d'une dédicace :

À ceux qui, sans nom, sans toit, sans paix, sans soins,sous les coups de la douleur,  du froid, de la faim, du mépris, des oublis, de la haine, du feu, la lâcheté des pierres, des bombes, des oublis, des silences et des cris, des oublis, à ceux qui regardent le monde, entendent les cris du monde et la peur, la peur, l'intolérance, l'obus des oublis recueillent violence sans nom se recroquevillent, et meurent

 

Claude Favre, Thermos fêlé, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 66 pages, 15 €.

On voit d'emblée de qui il s'agit et le mot oubli quatre fois répété annonce que le livre s'emploiera à le conjurer. Il prend la forme d'une sorte de journal, chaque page datée, du lundi 29 décembre jusqu'au jeudi 19 mars (avec des jours absents après le 21 janvier). Journal qui peut-être à la fois intime, je lis « Moujik moujik » de Sophie G. Lucas (l'auteur de cet article le recommande également), et de compte-rendu d'actualités, comme il est convenu de les nommer. Tout cela est entremêlé ; or, on ne saurait réduire le livre à cet entrelacs, il faut en dire d'une part l'empathie et la colère sourde qui tissent ces pages, d'autre part le formidable travail de la langue qui par son architecture en hoquets incarne les brisures des êtres pris dans les situations qu'elle évoque qui sont aussi celles de l'auteure. Claude Favre est une habituée des lectures-performances. Elle a notamment travaillé avec le musicien Dominique Pifarély. Pour qui connaît le violoniste — je pense à sa participation au quintette de Louis Sclavis ou encore avec le groupe Next du saxophoniste François Corneloup — qui sait, donc, l'importance de ce jazzman sur la scène française contemporaine, saura du même coup que l'écriture de Claude Favre est faite de ces métissages, ces ruptures, ces lignes mélodiques interrompues, distordues, reprises et développées.

 

mercredi 18 février, andiamo, quelques années déjà autres
vie à l'os, gaie tout de même souvent, pour liberté choisie
dans la colère heurtée, colère dans ma besace, jusqu'où
L'Insee évalue à 112 000 le nombre de, personnes sans
domicile dont 31 000 enfants, ce qui dit plus dans la douleur
augmentation de 44 % entre 2001 et 2012
au même moment des migrants touchent terre
c'est le mot, dont une cinquantaine d'enfants
certains même naissent dans la traversée
de Syrie, répartis en Toscane, Sicile, sans famille, sans
espoir, que faire de l'amour, l'urgence

 

Que faire de l'amour ? C'est cet amour pour l'autre et son impuissance à changer les choses qui irrigue les vers de Claude Favre, qu'il s'agisse de la misère « ordinaire » de chez nous, 6 personnes / en quelques jours mortes en France / d'hypothermie, 6 retrouvées, pour combien, cette misère dont Claude Favre est très avertie, le mot ne dit pas ce que ressent un père avec son fils / dans un garage abandonné, ou ma mère à l'école, qui / voulait apprendre / désignée par un mot qui tue / indigente, ou la misère extrême plus lointaine géographiquement, mais si proche dans le cœur de Claude Favre, les Français déprimés / compulsifs, quand à Port-au-Prince chaque geste, altier est de la vie aller chercher l'eau. Que faire de l'amour ? Comment éradique la haine de l'autre ? Ces mots écrits après l'attentat contre Charlie Hebdo :

 

dimanche 11 janvier, éloignée je suis des vôtres
conjurer le chagrin conjurer le chagrin
marcher, marcher avec des morts travers avancer
avec sa petite mal langue à soi qui aux autres, doit
marcher, à Paris, cette puissance du non
ce n'est pas vivre que perdre sa part d'humanité
mort aux arabes écrit en breton, mort aux juifs
dans tant de bouches ici et encore, ici et encore
qu'est-ce qu'un slogan, ce mot gaëlique
qui signifie cri de guerre
et qu'en penserait Abdelwahab Meddeb ?

 

 J'ai eu la chance d'assister à un débat œcuménique auquel participait le poète et essayiste, spécialiste du soufisme. Il a toujours dénoncé l'intégrisme et appelé à une réforme de l'Islam.

 Ce livre est un plaidoyer, formule que l'on a coutume d'employer, contre l'injustice, l'intolérance, avec cette dénonciation de notre indifférence et de nos petits soucis dérisoires :

 

[…] la haine contre la présence, l'irresponsabilité dit-on, françaises
on brûle des effigies du président de la France au Pakistan
et c'est Sarkozy, c'est dire notre différente temporalité
à Grozny éclatent des manifestations obligées téléguidées
au Niger il y a 45 églises brûlées, et dedans, des morts
à Ploucville on espère il n'y aura pas de vent

 

Tribut également rendu à celles et ceux qui comptent, qui se dressent :

 

les poètes, les hommes pour qui dire c'est / faire c'est dire n'est-ce, Nasreen, Rushdie, Djaout et cætera, soulever traces, des autres quand le mot blasphème est / un mot en langues, terrain commun de la haine l'assignation / perdre les siennes, tracer plus haut, sans peur vouloir, danser

 

J'ai dit l'écriture particulière de Claude Favre, les extraits que j'ai donnés montrent un aperçu de cette langue, tendue, vibrante d'une auteure qu'il faut suivre. Pour conclure à propos de ce beau livre, accompagné de peintures de Jean Dalemans, je citerai ce long vers, isolé sur une page :

 

un peu comme un thermos fêlé — impeccable intérieurement, mais dedans rien que du verre brisé

 

Présentation de l’auteur