Le mur, à la fois abstrait et hostile, qui hante le peintre, sur lequel il s’est heurté jusqu’à présent, devient un support, une toile où s’accordent tous les tons de sa palette : « je vois tous les murs en couleurs, / bleu, violet, jaune, vert, orange / ou un mélange qui réabsorbe les couleurs ». Fort de ses pouvoirs, le démiurge décide de se lancer dans une quête au cours de laquelle il saura déchiffrer les plus profonds mystères du monde : « On porte en soi la quête, / le visage invisible de la lune, / de la mer, l’abysse, l’infini».
Le lecteur est alors convié à un voyage initiatique qui va s’effectuer à la fois dans l’espace et à travers le temps. Une quête qui doit permettre de lever tous les secrets, car : « il n’y a pas de mur à ne pouvoir décrypter... ». Cependant ce même lecteur peut se poser la question de savoir qui lui parle ainsi : est-ce le peintre, l’ « autre » insaisissable ou bien le poète elle-même ? Peu importe après tout, puisque : « ils portent la quête en eux, une sorte de connaissance, / comme tout ce qui existe sur la terre, / comment ne pas être ébloui par tant d’énigmes, / les murs contre lesquels on se heurte ».
Celle qui compose ces chants aux allures de psaumes (qui peut s’incarner tour à tour dans l’un ou l’autre des protagonistes) nous transporte dans diverses contrées à travers le monde réel. On identifie certains de ces pays, à titre d’exemple, grâce à une notation botanique — la fleur Aechmea pousse surtout au Mexique—, géologique — Nilgiri désigne une chaîne de montagnes en Inde — ou archéologique — l’Acropole. Parfois elle s’attarde sur un site à la fois enchanteur et emblématique comme l’île de Skiathos dans l’archipel des Sporades, berceau de la Grèce moderne. Sans pourtant négliger de temps à autre un détail concret pour donner de l’épaisseur au récit : ainsi, au monastère d’Evangelistria, où fut tissé le premier drapeau national grec, le voyageur se voit offrir un verre d’Alypiakos, nectar issu du vignoble de la communauté. On errera encore en sa compagnie dans le désert du Sahara : « bédouin entre des sables brûlants, / je t’ai retrouvé entre les palmiers, / près du lac, séduit par le mirage, / le tien ou celui de l’eau ». Plus loin, elle évoque les fjords scandinaves puis l’Himalaya.
Mais Sonia Elvireanu se souvient aussi d’un jardin et d’une maison. Un espace de repos pour y faire étape. Ce refuge est parfois le sien : « lundi chez moi… comme dans une peinture, / silence ensoleillé alentour, le ciel clair », parfois celui du peintre ou de l’« autre » : « Sa maison, réelle ou rêvée, / avec le soleil glissant à travers tous les murs, / habillée avec les nuances de l’arc-en-ciel ». A l’inverse des pays traversés, ces lieux ne sont pas situés dans un espace géographique précis. L’arbre planté là peut être le pommier — répandu dans tout le septentrion — ou l’olivier — fruitier méridional par excellence. Ils ne sont pas non plus figés et peuvent s’inscrire dans une campagne, sur une colline ou un rivage.
Le parcours se déroule aussi dans le temps. Question mur à décrypter, comment ne pas évoquer le travail de Champollion consacré au texte rédigé en trois langues, qui fut gravé à jamais sur une stèle noire ? Cette fameuse pierre de Rosette découverte par hasard sur un chantier se métamorphose dans l’imaginaire du poète en un « fragment de pyramide ». A la faveur d’un autre raccourci spatio-temporel voici le lecteur propulsé en pleine préhistoire. Lascaux et tant d’autres sites découverts depuis exercent toujours leur fascination : « tant d’énigmes sur les parois peintes des grottes ». Dans l’obscurité de ces tanières humaines, la lumière (physique et spirituelle) s’avère nécessaire pour discerner et apprendre : « La paroi est vivement colorée, / un monde bizarre prend vie sous le vacillement de la flamme / on les [ces dessins rupestres] regarde pour découvrir et comprendre ». Plus loin nous atteignons les rives de l’Attique : « Je reviens à l’histoire, / le soleil du lieu où les dieux / ont ensemencé le rivage, […] / La Mer Egée et le ciel. » L’écrivain ose se transposer en Egypte pour rejoindre un prophète et son peuple acculés face à la Mer rouge, Pharaon à leur poursuite : « Je suis entre les eaux ouvertes / par le bâton de Moïse ».
Par ailleurs, comme cela était le cas avec Ensoleillements au cœur du silence, Sonia Elvireanu s’ingénie à établir des correspondances entre réalité et mythes païens et/ou chrétiens. Ici, ces correspondances entrent en jeu à l’occasion de visites de sites consacrés. Le poète se rend ainsi au théâtre de Dionysos, où elle devine : « la solitude d’un monde éteint où les dieux s’arrêtaient autrefois ». Elle prie dans un monastère dédié à l’Annonciation : « sous les icônes, devant les saintes reliques, / dans le silence comme l’eau de la mer, je murmure / la prière du pèlerin arrivé sur un rivage béni ». Elle est impressionné par le temple d’Athéna : « sous le soleil brûlant, / des regards brillants l’ont construit ». Ou dans une église orthodoxe semble troublée par une icône : « sur le mur blanc, en pierre, une icône, / un homme d’une beauté divine brille au-dessus ».
Que ce soit le voyage terrestre, un saut dans le passé, la visite de lieux sacrés ou les souvenirs heureux de séjours à la campagne ou au bord de la mer, la démarche est toujours sous-tendue par l’idéal de la quête : « il existe quelque part un élu, un destin, une mission sur la terre, / et celui qui ne regarde qu’une pierre, un mur, / chacun voit autre chose, certains à la surface, d’autres au plus profond ». Cette quête est empreinte de spiritualité. Le concept d’une divinité est omniscient même si le vocabulaire religieux apparaît moins sollicité que dans les recueils précédents. On retrouve cependant la figure christique en fin de volume accompagnée d’une profession de foi : « le murmure d’une source de lumière / remplit l’espace : la beauté, la piété / et la douceur de l’homme / rayonnant sur la croix de bois /son mystère, un nimbe de lumière, / traverse les temps, son éclat vivant nous touche».
La poétique de Sonia Elvireanu, embrassant les couleurs du peintre (avec une prédilection pour le bleu), les composants de la nature et les quatre éléments, nous entraîne dans un irrésistible tumulte de sensations et d’images et affiche souvent une tonalité incantatoire : « Je porte le sable en moi, le mystère, la mer, / l’amour, l’écoulement lent, / l’île ou la forteresse sur les vagues, / la montagne, la forêt, la clairière, la plaine, ».
Pratiquant une versification libre de toute contrainte, qui donne plus de puissance à son propos, elle parvient à rendre sensible le « miracle de l’amour et de la poésie ». Serait-ce la clef du mystère ? Le peintre, quant à lui (ce double qui bronchait devant les vers), découvre en toute fin que : «le noir n’est plus opaque». Sa quête et celle du poète se rejoignent, sont une puisque : « l’impénétrable se déchire tel le noir sur lequel / le peintre met une autre couleur, de même le poème / son noyau s’illumine d’un grain, on entre dans le cercle / de la vie, au-delà du tourbillon des sentiments».
Une telle œuvre, dense et riche d’interprétation, peut dérouter le public. Elle nécessite plusieurs lectures si on veut en maîtriser les arcanes — ce que j’ai accompli en doutant d’y être parvenu tout à fait. Les poèmes constituent une matière en fusion et résisteront toujours — un peu ou beaucoup — à une analyse fouillée tout en nous ouvrant des fenêtres sur les étoiles. C’est cela le paradoxe inhérent à toute création artistique. Je laisserai l’immense René Char conclure : Le poète ne retient pas ce qu’il découvre ; l’ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini et son péril. (*)
(*) in : La bibliothèque est en feu, La Parole en archipel, Œuvres complètes © 1983 Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard, page 378