Mais quelle que soit la façon d’envisager l’énonciation, selon le jour de l’écriture, l’état d’esprit d’Estelle Fenzy au moment où le poème naît, c’est à chaque fois une facette de l’expression du deuil qui se manifeste et pour chaque lecteur, les mots choisis résonnent intimement.
Le soutien à cette mélancolie liée à l’absence définitive, la poète le doit au poème, à ce moment privilégié où pour un instant, la douleur est suspendue malgré la douleur par la résurrection de l’être aimé dans les mots mêmes qui l’évoquent :
J’ai gardé
tes chaussures préférées
pour que tu reviennes
marcher dans mes rêves p.14
Ce n’est sans doute pas pour rien que dans ces pages l’idée de la naissance, l’apparition, la création du poème surgit souvent comme le seul baume qui vaille : c’est un bienfait, une grâce, voire un ralliement secret qu’on appelle de ses vœux :
Disparaître
pour que reste
au centre de soi
cet éclat qui écrit le poème p. 13 (deuxième poème du recueil)
∗
Le poème
un effondrement de soi
que l’on recueille et reconstruit p.23
∗
Il y a
une langue
pour la nuit
une autre
pour le jour
et celle qui nomme
cet entre-deux
POÈME p. 31
Dans le deuil, il y a les mille questions que l’on se pose, les réponses incertaines, les perplexités des « peut-être », le ressassement qui s’égrène au fil des pages, revenant comme une antienne mélancolique. Dans la fragilité du deuil, c’est toujours l’hiver qui persiste « Je garde/mon sang d’hiver/ mes écailles glacées » p.35
La joie elle-même est pure tristesse, pur sanglot :
Oh poème
Comme j’aime
ton visage
plein de rides p. 37
Alors comment se sortir de l’angoisse, des ombres et des ténèbres si ce n’est par le souhait du mensonge ? « Je voudrais / que quelqu’un me mente » p. 47 termine la première partie du recueil et introduit la seconde « Les Petits mensonges ». Estelle Fenzy propose « ses petits arrangements avec les morts » comme Pascale Ferran dans son film et chaque poème commence par « Fais/ comme si » et « Imagine » pour faire surgir un monde plus souriant, un monde ailé, un monde d’élans.
Fais
comme si
tu croyais
mes jolis
mensonges
cuirasse-moi
la plume
de pinson pas gai p. 64
Et comme tout ce deuxième volant est parcouru d’ailes en berne, de tentatives qui ont tendance à échouer, car forcées, car artificielles, il n’est qu’une grande et belle préparation au troisième mouvement intitulé « Tout commence par des ailes » qui raconte l’envol ou émancipation de l’enfant devenue adulte qui quitte le foyer familial. C’est de façon pudique mais saisissant que notre poète livre ce déchirement maternel car « Qui prépare les mères/ à la douleur du post partir » p.74. Elle dit le manque de l’enfance perdue, elle cherche sa fille envolée vers un ailleurs plein de perspectives, dans les objets, dans les photos, dans les parfums qu’elle aurait laissés :
Moi
renarde au terrier
à respirer
dans l’oreiller
tout le feuillage
de tes cheveux p. 79
Poignante image d’une mère esseulée, désemparée qui cherche sa fille, et lutte entre son égoïsme de mère qui la voudrait pour elle et son éthique de femme qui veut sa fille libre et épanouie, mais sans elle. Et elle conclut, pansant sa blessure « Ton envol/ c’est de l’amour encore ». Le quatrième volet peut dès lors s’ouvrir, cet « Après la pluie (Brest m’aime) » qui clôt le recueil, le termine par de la clarté, de la lumière, une renaissance qui ne nie pas les blessures. Cette saison là est cicatrisation car « Après la pluie/ tes yeux hurlent plus fort/ en bleu » p. 93. Dans cette partie, ce n’est plus la saison qui est personnifiée, c’est la ville de Brest tutoyée et dont la poète dit : « Déjà/ tu dégrafes/ ton corset de granit// respires » p.97.
C’est la force de vie que ce vent, ce granit, ces vagues, ce ciel changeant. C’est la force de vie ces saisons qui s’entrechoquent, se superposent, sont force cosmique : « Tu sais/ faire novembre/ en juillet » (…) « Les gris/ s’ajoutent au gris// Un seul rayon/ et c’est sur la mer/ un éclat sans fond » p. 101
La lumière, la clarté ont soudain tout l’espace de la page. La ville foulée revivifie la femme naguère encore fragile comme une saison. Comme Antée, elle recouvre les forces qui lui manquaient en se reliant à cette fin de terre au goût d’iode et de sel :
Après la rade
dès la balise
tu lâches tes fauves
Ils creusent des gouffres
dans la mer
avec leur liberté
Toi tu rentres
les griffes
lèches du port
le sel du carnage p. 103
Le tu employé devient ambigu : tantôt il renvoie à la ville de Brest et ses environs marins, tantôt il renvoie à l’adresse distancée de la poète à elle-même comme le faisait Guillaume Apollinaire (pour ne citer que lui) dans « Zone » par exemple.
Le lexique n’est plus le même car il appartient à la langue du dehors, à la langue de l’action et non plus à celle qui prévalait jusqu’alors – la langue méditative – la langue du dedans et ce n’est qu’après coup, une fois qu’on a balayé l’ensemble du recueil que la citation en exergue de Nicolas Bouvier prend tout son sens, lui dont le recueil s’intitule Le dehors et le dedans : « N’apportez rien de plus fragile que la fragilité à laquelle tout conduit »
Quel chemin parcouru ! Désormais la poète sait qu’elle est comme l’océan et ses marées, qu’elle peut partir et revenir :
Laisse-moi te quitter
et revenir encore p. 104
L’intime du poème s’est gonflé du ressac de la mer et notre poète a compris qu’elle avait « laissé sur tes trottoirs/ un poème qui s’ignorait » p. 92