Autour des éditions de La Crypte : Romain Frezzato et Benjamin Porquier

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Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés

Les éditions de La Crypte sont des découvreurs et ont l'habitude de publier de jeunes auteurs (j'entends par là de moins de quarante ans). Cela se confirme avec Romain Frezzato, ce jeune enseignant chercheur en littératures comparées publiant là son premier livre de poésie. La majorité des lecteurs sera sans doute désarçonnée, voire outrée par ce livre à cause de la crudité assumée du propos et des mots pour le dire.

On se demandera parfois où est la poésie dans les quarante stations de ce chemin de croix particulier, car il s'agit de cela : la narration d'un quotidien que l'être aimé, désormais absent, imprègne de son fantôme, narration d'une traversée des jours, peut-être dépressive mais surtout pleine de rage, avec sans aucun doute un désir de provocation dans le dire. Alors, il ne faut pas s'attendre à quelque lyrisme que ce soit mais faire appel à l'étymologie, ποίησις , poíêsis  (action de faire, création) pour accepter d'étiqueter ce recueil comme poétique. Cet avertissement posé, voyons de plus près. Le titre à lui seul est déjà un signal suffisant. Pour éclairer définitivement, voici le poème qui ouvre le livre :

1. JE N'IGNORAIS PAS
QUE DERRIÈRE LA
PORTE TU TE
FAISAIS VOMIR

 je n'ignorais pas que derrière la porte tu te faisais vomir
j'imaginais ton corps maigre enlacer comme un amant la cuvette fraîche
tes ongles emportant sans le savoir des particules indétectables
je devinais le flux encore très matériel de ton bœuf rossini
passer en sens contraire
avec patates et beans
à rebours de ton corps nigloland
et personne pour te prendre la tignasse
pas même l'image que tu te fais de toi
tes genoux sur le carrelage
des nuances de pisse imprégnées dans les joints
le spectre des accroupissements qui assiste au spectacle
moi derrière comme un chat qui gratte
muté en boudin de porte
sur lequel tu marches sans t'en apercevoir

Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés, éditions de La Crypte, 2023, 64 pages, 14 €.

On notera pour ce poème, comme pour tous les autres, le titre en lettres majuscules, ce qui dans un courriel ou un sms signifie que vous criez. Par ailleurs, tous les poèmes sont justifiés à droite, montrant, de mon point de vue, comme un jaillissement (avec écrasement en bout de ligne). Quant à ce que montre le poème en question, le réel le plus cru, dit le plus crûment, c'est une sorte de prélude aux autres poèmes qui seront vomis, criés, sur le même mode.

[…] la couleur excrémentielle de ta tignasse
sur le lait caillé de ton épiderme
tes mains comme des viscères qui poissent
et tout ça quand même vertébré
tes ongles sous lesquels des bactéries prospèrent
[…]

 

Mais il serait injuste de se focaliser sur la seule forme et son lexique brutal. Cette écriture furieuse trouve son fondement dans des épreuves que la pudeur effleure :

c'était beau de te voir revenir à la vie
lever la tête de la cuvette et en ressortir comme vénus
[…] ce matin pour la dernière fois les portes automatiques du chu
s'étaient ouvertes
puis refermées
sur nous
et l'on a retiré ton cathéter
[…] et puis j'ai embrassé ton crâne
en espérant que ma salive
puisse faire revenir tes cheveux

 Des vers disent simplement cette douleur faite de tristesse et de colère :

pourquoi je porte tes pulls
pourquoi je garde tes robes
pour qui je retiens tes colliers
dans le placard de quel pavillon dois-je suspecter le pire
où vont ces escaliers qui grincent
quel volet roule aujourd'hui sur l'obscurité
de ce qui fut jadis ta chambre
et cette jeune mère qui respire dans tes atomes
pourquoi tous les miroirs du monde cherchent-ils
à rendre compte de ton profil
quand ton profil compte ses cendres sous je ne sais quel marbre

 

 Plusieurs poèmes balisent le recueil, de leurs observations acides sur le monde alentour, ce monde propret, terne, dans lequel l'auteur se sent étranger.

des gens qui regardent de la bonne façon
pensent de la bonne façon
sont représentatifs de leur génération
avec des cartes bancaires et des idéaux

 

Autre exemple :

 

que se cache-t-il derrière les murs
des pavillons de lotissement
sans doute des couples en crise et des enfants
qui essaient de contourner le contrôle parental sur l'ordinateur du salon
puis quoi encore des électeurs
des garants de la république
des mères de famille
avec des secrets enterrés sous les pétunias

 Ou, encore avec ce regard qu'on sent ironique :

sur la banquette de moleskine
deux quadras très tendance
retirent leurs capelines pour me faire de la place
[…] mais les deux queers d'à côté ont commencé leur carrot cake
le premier a dit à l'autre
c'est quand même un peu sec

 

Cependant, quoi que le texte décrive, c'est toujours la figure en creux de l'être aimé qui traverse ces lignes pleines d'indignation et de mélancolie : il reste un trou à l'endroit où ta langue a percé / des courants d'air s'y précipitent ou en partant tu as oublié de reprendre ton odeur / je crois qu'elle s'est comme incrustée / ton fond de culotte renversé sur ma tête, avec cette prépondérance du corps, quand tu étais sur moi / je me suis réjoui du travail de tes hanches / et puis j'ai hésité entre beauvoir et eva braun / tes prunelles ont viré au blanc / et tu as fait ce truc avec tes fesses / on ne s'est pas endormis aussitôt, le corps donc qui procure la jouissance et nous indique dans le même temps notre finitude.

J'évoquais en introduction une traversée des jours, peut-être dépressive et  pleine de rage :

[...] fasciné par le spectacle
d'une fille qui réapplique son maquillage devant la vitre du métro
l'ouverture de sa bouche je ne sais pas comment elle fait
[…] je ne m'étonne plus qu'à chaque fois le monde me rate
quand elle redouble sa tête de ce vide étonnant
[…] moi si j'ouvrais ma bouche devant mon miroir
pour y remettre ou non du rouge
j'aurais l'air d'un poisson en sang

Je terminerai (presque) par l'aveu de ce vingt-et-unième poème :

la vie m'est un gris adéquat
à 6h du soir je ferai ton sur ton
en flottant de la gare à chez moi
j'accosterai l'inaperçu
le scrutin européen
les enquêtes d'opinion
tout le territoire de la téléphonie mobile
les passants comme des panneaux
publicitaires
avec leur sac et leur casquette
les appels à témoins
et moi qui m'empresse au silence
le monde me passe
par le côté
ou
tout comme

Pour qui accepte d'être dérouté, voire choqué par moments, pour qui garde un esprit ouvert et désireux d'explorer, il découvrira une langue (qui est aussi le propos de ce livre).

que tu me touches se transforme en syntaxe
que je te sente se fige en grammaire
j'ai fait des accents de tes cils
tu ne sais pas à quoi tu t'exposes

∗∗∗

Benjamin Porquier, Saudade

C'est le deuxième livre que Benjamin Portier publie aux éditions de La Crypte, le premier étant Heimat. Ils ont été conçus comme un diptyque, mais on peut les lire indépendamment l'un de l'autre.

De belles peintures, dues au père de l'auteur, accompagnent les poèmes. Puisque le mot saudade est portugais, on trouve en exergue une étymologie (en portugais) de José Pedro Machado qui nous explique que le mot vient du latin solitate (solitude) et qu'il peut se traduire aujourd'hui par nostalgie. Ainsi, le livre s'ouvre sur ces vers :

il existe un instant qu'en tout lieu
l'on traversera
comme on épluche un oignon

                                   chaque strate mère d'un autre oignon
chaque strate chair à pleurer

Benjamin Portier, Saudade, éditions de La Crypte, 2023, 144 pages, 18 €.

Le livre présente toujours sur la page de gauche (à une ou deux exceptions près) un poème dans lequel figure le pronom elle écrit en italique et sur la page de gauche un autre poème d'où il est absent (là aussi à une ou deux exceptions près). Ces pelures d'oignon, enlevées une à une, en découvrant une autre, sont comme des pellicules de souvenir qui dévoilent au fur et à mesure mais renforcent aussi l'énigme quant à cette mystérieuse elle, disparue, enfouie dans la mémoire ; elle ne suscite pas seulement la nostalgie, elle finit par être Saudade. On notera par ailleurs que ce qui concerne les principaux protagonistes, les mots qui les évoquent sont toujours écrits en italique, que ce soit elle ou le narrateur : je, moi... Tout se passe comme si le monde alentour était durement concret alors que ces deux-là flottent dans une sorte d'évanescence...

Oh mon amour je t'en supplie
ne me considère pas
ne me reprends jamais
toi qui as aboli la meilleure part de moi

 

Alors que les mots désignant les autres sont écrits en lettres majuscules (comme une menace) : l'agenda des GENS, CEUX qui les avait gravées, QUI a vécu douze vies, ON aurait le penchant, VOUS savez, etc.

marcher
parler
lire           et écrire
patienter au rouge
compter
demander l'heure aux PASSANTs

 il lui a tant fallu apprendre

         pleurer par contre elle a su tout de suite

Certains mots sont barrés, ajoutant à l’ambiguïté, à l'interrogation. Tout juste aura-t-on repéré qu'ils concernent des personnes, le lien familial,  mère, parents, sœur, famille, ta fille, ton fils, l'évocation d'éléments météorologiques, il pleut sur la pluie / bientôt il neigera sur la neige, mais aussi des mots comme demain et systématiquement le mot amour. Enfin, comme pour les étirer, en forcer l'articulation, certains mots sont découpés : in-sai-si-s-sa-ble, l'ar-tiste engagé / s'il l'é-tait vraiment / ne serait-il pas plutôt a-piculteur, non-cha-lant, vo-lon-tai-re-ment.

Ces aspects formels relevés, il est difficile de dire précisément ce que narre cette saudade : des instants, des sensations...

sous la pergola
le soleil en grappes vertes sur son front
ON peinerait à différencier elle
d'un chat

 

Ou encore :

comme on rançonne un supermarché
deux amants
l'un en l'autre se fondent
dans le tumulte un peu navrant
des vieillards arthritiques
puis s'assoupissent

 

Insertion du réel dans le poème, comme observé à travers une vitre embuée :

file une étoile
entre les lampions de juillet
c'est doux
comme une pincée de sucre
saupoudrée sur le jeûne

 

Réel le plus insignifiant parfois, tissant les mots du poème en la mineur : tandis que sur la cheminée les plantes / poursuivent / leur hivernage    quiet

Mais c'est bien évidemment elle qui est présente tout au long du livre :

d'humeur badine
elle prends des poses sur l'escalator
memento mori
et c'est tout

 aujourd'hui a un goût de chlore
sirotant l'avenue
sous leur masque de carnaval
carpe diem est le nom de EUX

 

Un vers parfois concentre à lui seul une émotion forte :

la joie de elle    comme un filin étroit

 

Le livre entier est un hymne en même temps qu'une nostalgie, une entreprise de raccommodage d'une blessure vive, comme en témoigne le mot kintsugi employé par deux fois. Il s'agit d'une technique japonaise de réparation des porcelaines et céramiques brisées, au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or. Les cicatrices sont ainsi comme idéalisées et l'objet s'en trouve plus beau.

une balafre pour le ventre
une balafre pour les poumons
une balafre pour le premier soleil

                                                             kintsugi

 

Et à la dernière page :

et elle
à égale distance de chimères
et de kintsugi
de la femme elle est une ébauche
une tentative

 

 Il faut se laisser aller à la lecture de ce beau livre comme on le ferait pour une rêverie, accepter le flottement avec elle, saudade.

Présentation de l’auteur

Romain Frezzato

Enseignant, Romain Frezzato est chercheur en littératures comparées et études de genre ; sa thèse porte sur les pratiques de travestissements romanesques. Poète, il collabore régulièrement à différentes revues.

Bibliographie

comme un david aux testicules tombés, éditions de La Crypte, 2023.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Benjamin Porquier

Benjamin Porquier vit et travaille à Bruxelles.

© Crédits photos Cédric Meyrand

Bibliographie

Heimat, Editions de La Crypte, 2019.

Saudade, Editions de La Crypte, 2023.

Poèmes choisis

Autres lectures




HORS LIGNE : HÖLDERLIN

Dans un monde sans dieu, chaque État, à travers ses élites politique, économique, culturelle, fabrique, pour les masses, ses mythes poétiques, de Friedrich Hölderlin à Arthur Rimbaud. Ces esprits, à la fois braves, vifs, fragiles, deviennent des objets de culte. Dans les chapelles d’intellectuels, ses poèmes que ce soient des odes, des hymnes, des élégies, font l’objet de fantasme qui fait couler de l’encre jusqu’à Martin Heidegger.

Le délire d’interprétation autour de Friedrich Hölderlin se répand jusqu’en France, car le poète à l’accent étrange demeure un ami fidèle de Bordeaux et de la Garonne. Dans le droit fil d’Émile Nelligan au Canada ou John Clare en Angleterre, il devient ce martyr de l’individualisme que l’on coiffe d’un éclair de folie.

Friedrich Hölderlin s’inscrit dans la tradition de poètes allemands, fils de pasteur, son père Heinrich Hölderlin : Andreas Gryphius, Friedrich Nietzsche, Gottfried Benn. Né en 1770, comme Ludwig van Beethoven ou Friedrich Hegel, Johann Christian Friedrich Hölderlin prendrait forme dans une toile romantique, peint par une génération d’artistes, Caspar David Friedrich, William Turner, John Constable qui voient le jour en 1770. Dans le brouillon de la Prusse, le poète souabe porte le prénom du futur roi, Frédéric-Guillaume III, lui aussi né en 1770. La poésie allemande porte en son long fleuve tranquille quelques illustres voix qui répondent au prénom de Friedrich : Friedrich Gottlieb Klopstock, Friedrich Schiller, Friedrich Rückert. En toile de fond, son frère de lait romantique, dans le nord de l’Angleterre, dans le comté de Cumbria, est William Wordsworth qui naît le 7 avril 1770. Face au raz-de-marée de la révolution française, cette génération des années soixante-dix a l’âge de la révolte.

Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète (traduction de François Garrigue), Les Belles Lettres, 2024, 1024 pages, 69€.

Pour bâtir son roman national, le royaume de Prusse identifie quelques idoles classiques : Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich Schiller et… Friedrich Hölderlin. Le poète de Tübingen fait l’éloge de la géographie allemande, ses montagnes, les Alpes, ses fleuves, le Rhin, le Main, le Danube, ses villes, Heidelberg, Stuttgart. Idole de la république, il est surtout un citoyen de la Grèce antique qui inspire le génie allemand. Cet héritage de l’Antiquité transparaît, à Berlin, jusque dans l’architecture classique de Karl Friedrich Schinkel.

Le royaume, le pays, la patrie de Friedrich Hölderlin, c’est la Grèce, ses archipels, ses péninsules, ses isthmes. Sa culture classique correspond au désir de l’Allemagne de raviver la flamme de l’Antiquité. On imagine Friedrich Hölderlin, cet archéologue allemand, qui arrive à bon port dans le Pirée. Il est saisi d’aveuglement à Athènes face à l’Acropole, à Delphes face au mont Parnasse, à Patmos face à la grotte de l’Apocalypse de Saint-Jean. Son coup de foudre pour la Grèce est tel qu’il adopte le mètre classique des poètes de l’Antiquité, à l’instar de Friedrich Gottlieb Klopstock. Voyageur du temps, il emprunte le rythme des Anciens, faisant le grand écart dans un abîme de deux mille ans. L’aède de la Souabe s’approprie les mythes de la Grèce, ses dieux, d’Achille à Ganymède, et également Héro, Hercule, Hypérion, ainsi que les Titans, ses divinités, les Parques, Mnémosyne, Sybille, ses poètes, Empédocle et Homère.

Armé de cette lyre de la poésie grecque, Friedrich Hölderlin peut sculpter les frises, orner les fresques, couronner les frontons. Du haut de son mètre soixante-et-onze, Friedrich Hölderlin traite les plus grands mythes de l’Europe, géologiques, les Alpes, le Rhin, la Garonne, géopolitique, Christophe Colomb, scientifique, Johannes Kepler, philosophique, Jean-Jacques Rousseau, religieux, Martin Luther. Depuis les siècles des Lumières, le poète, humaniste et idéaliste, définit les valeurs universelles que sont la liberté, la vérité, la beauté, l’amitié, l’amour, ainsi que la religion, à travers l’immortalité et l’eucharistie.

Après ses tribulations politiques et philosophiques dans la bonne société, Friedrich Hölderlin prend sa retraite. Loin de ses fréquentations de jeunesse, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel à Wilhelm Joseph Schelling, il connaît les plaisirs d’une vie rustique, dans le giron de la famille Zimmer, le menuisier Ernst Zimmer qui a le sens de la mesure. De méchantes âmes placent le vieux garçon qui est fatigué par les épreuves de la vie, à la croisée de la folie et de mélancolie.

À Bingen am Rhein, patrie d’Hildegarde de Bingen, à moins que ce ne soit à Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, aux antipodes de Königsberg, Friedrich Hölderlin trouve refuge. Fou de dieu ou bête de foire, il ressemble à un saint chrétien qui a des visions de béatitude. Dans son fief du Neckar, le poète exilé a l’air d’un prophète de l’Ancien Testament, Élie ou Ezéchiel. Ce brave homme construit, à ses dépens, sa légende dorée dans la poésie universelle. La cité de Tübingen qu’arpentèrent Philippe Melanchthon, Ludwig Uhland, Alois Alzheimer, devient un lieu de pèlerinage, dans le droit fil du sanctuaire Notre-Dame d’Altötting, dans le sud de la Bavière.

Sous les yeux du poète Hölderlin coule la rivière de son enfance qui borde sa mère patrie, Lauffen am Neckar. D’ailleurs, il jouit, à partir du 3 mai 1807, déjà le printemps, des rives du Neckar, affluent du Rhin qui est la colonne vertébrale de l’Allemagne. Dans une vie antérieure, le poète de génie a jeté tout le feu des dieux. De sa poésie au long cours de jeunesse, il se tourne vers une poésie courte dans sa vieillesse. D’un poète majeur, Friedrich Hölderlin deviendrait un poète mineur. Dans sa tour ronde à poèmes, il achève des quatrains, où la rime frappe à sa porte, à l’image du poème « Le printemps » :

Quel bonheur c’est de voir, quand revient l’heure claire
Où l’homme satisfait couvre les champs des yeux,
Quand les humains de leur santé s’enquièrent,
Quand les humains cherchent à vivre heureux.

Le capitaine Hölderlin n’a plus la force physique de naviguer dans les grandes eaux de la poésie lyrique, épique, tragique. Sa poésie, digne d’un journal intime, témoigne d’une forme apparente de douceur et de sagesse. Éternel ami de la Mère nature, il signe un retour aux sources de sa jeunesse, lorsque le poète romantique faisait l’éloge du rossignol, des chênes, d’une lande. Il aborde les saisons, surtout le printemps, car Friedrich Hölderlin naît le 20 mars qui rythme sa retraite, un rayon de soleil ou un chant d’oiseau qui égaie sa journée à travers les deux fenêtres de sa chambre. Dans ses égarements de l’esprit, ses œuvres complètes ne peuvent qu’être incomplètes. En pleine révolution industrielle, entre le charbon et l’acier, Friedrich Hölderlin s’éteint, à l’âge de soixante-treize ans le 7 juin 1843, avant les feux de la Saint-Jean.

Présentation de l’auteur

Friedrich Hölderlin

Friedrich Hölderlin (1770-1843) est un poète et philosophe allemand de la période classico-romantique  (seconde moitié du XVIIIe siècle et se poursuit au XIXe siècle vers le romantisme). Figure majeure de la littérature allemande de cette époque qui est l'un des premiers à quitter les références au modèle grec classique et à revenir aux sources latines, trait qui caractérise le romantisme allemand et français également, qui a été influencé par ce mouvement établi ben tout premier lieu dans le paysage littéraire allemand. 

© Crédits photos Alamyimages.fr

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Hölderlin : une voie vers les cieux

Le hasard des rencontres n’est jamais vraiment fortuit, et il obéit à une espèce d’impact intérieur qui trouve sa justification dans la proximité des textes. Ici, cette traduction métrée de C. Neuman des [...]

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L’immunité merveilleuse de Jean-Pierre Otte

               Être l’artiste de sa vie

Jean-Pierre Otte a depuis longtemps compris que nous étions  programmés, formatés, parasités, piégés par avance par la famille, la société, l’éducation, l’histoire et les médias sous contrôle, et qu’il s’agit progressivement  de s’en détacher pour ...se retrouver soi-même.

La vie et l’écriture ne sont donc pas sans risques ni sans défis. Tant pour  l’écrivant que pour le lisant, l’aventure livresque, quand elle se délie à travers les sens, sans que l’on sache de quel endroit elle provient en nous-mêmes ni à partir de quelle matière dans la mémoire ou l’imaginaire elle se dévide, aboutit à une manière exaltante d’être au monde.Il s’agit de s’accompagner en tout, devenir son propre ami, son propre complice.

Pour Jean-Pierre Otte, écrire-lire un livre, c’est au sens le plus strict se dé-livrer. Il faut d’abord viser l’autolibération. Se désentraver de tout. Se libérer du connu. Se dégager de toute éducation en ayant la volonté, l’ambition ou le désir d’être soi-même en expansion. Deux vers d’Une saison en enfer  jouent comme un déclic : Nous ne sommes pas au monde et La vraie vie est absente.

Si nous n’avons que peu de pouvoir
 sur ce qui survient, le désastre,
le drame, l’aubaine ou l’accalmie,
en revanche nous avons toute puissance
sur ce que le désastre, le drame et l’aubaine
peuvent devenir  en nous-mêmes.
Celui qui explore et exploite ses propres
possibilités devient l'artiste de sa vie.

Jean-Pierre Otte, L’immunité merveilleuse (Aventure sans alibis),éditions Sans-Escale, 2024 , 97 pages, 15 €. ISBN  :978-2491438265.

Sa vérité est désormais celle-là: être véritablement au monde, refuser une vie programmée, La vie n’a aucun sens mais c’est pour cela même qu’elle est passionnante.

 

C’est le réel de sa propre présence qu’il faut
affronter quand on s’éprouve en vie dans la vie.

 

 Ce dont nous souffrons, c’est d’abord d’une vie trop étroite, d’une stagnation dans l’ornière et sous l’œillère, d’un manque d’invention et d’audace. Toute œuvre véritable a pour dessein de nous inscrire plus intensément dans la vie, de nous ouvrir au monde et de nous rendre plus présent dans le présent. C’est le moyen d’atteindre en soi un lieu que l’on ne pourrait atteindre autrement.

 

Faisant le vide dans ton esprit, tu
tentes de réaliser cet état intérieur
de blancheur, de mer sans rides et de silence,
que connaissent les rêveurs et les musardiers,
les esprits curieux en flânerie entre deux rives.
N’en fais qu’à ta guise et tu seras à ton aise.

 

Les poèmes de Jean-Pierre Otte s’inscrivent avant tout et après tout dans une invitation à vivre. À chacun de se connecter différemment à lui-même, d’être diversement au monde, porté à une autre dimension, à la dimension même, complexe et exaltante, du présent.

Présentation de l’auteur

Jean-Pierre Otte

Textes

Né à Ferot-Ferrières dans les Ardennes liégeoises le 10 septembre I949, vit depuis les années quatre-vingt à Larnagol, au petit domaine d'Arnal, sur un causse du Lot.

         A la fois écrivain et peintre, il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages  ayant trait aux mythologies cosmogoniques du monde, aux rituels amoureux du monde animal et aux aventures de la vie personnelle au bénéfice même de la présence au monde et du plaisir d'exister.

         Après des humanités scientifiques,  il devient auditeur libre à l'université pendant quatre années. Avide de savoir, il étudie des disciplines aussi diverses  que la biologie, la physique, la philosophie, les mythologies du monde, les littératures du monde entier. Encouragé à ses débuts d'écriture par André Pieyre de Mandiargues, Roland Barthes et Anaïs Nin, il écrit des brefs récits et  des poèmes, publie un recueil en 1970 : Pouhon bleu la veillée  dont de larges extraits seront repris dans La nouvelle Poésie Française de Bernard Delvaille (Seghers).

         En 1976, paraît son premier roman (Le cœur dans sa gousse) et dès 1978, il vit exclusivement de sa plume et de sa voix. Outre son travail d'écrivain, il multiplie les activités : chroniqueur dans les journaux ( La Libre Belgique, le Monde, la Nouvelle Revue Française,...), plus récemment dans Les Hors-série du Nouvel Observateur,  l’Express et  Notre Histoire). Conteur à la radio, à la télévision et en spectacle (RTBF, France Culture, Festival de Radio-France à Montpellier,...)). Depuis 1990, conférencier régulier dans plusieurs universités espagnoles. Voyages à plusieurs reprises en Europe de l'Est, en Islande, en Turquie et dans les pays baltes.

         Spécialiste des mythes de la création des civilisations tribales, Jean-Pierre Otte les a transcrits pendant une dizaine d’années dans Les Matins du Monde. Il s’adonne aussi à la botanique et l’observation des insectes et manifeste son allégresse de vivre dans ses Histoires du plaisir d’exister et la  Petite tribu de femmes. Il a reçu le prix Nature de la Fondation de France, jury présidé par Jean Dorst de l’Institut des Sciences Naturelles ; prix décerné pour la rigueur scientifique et la qualité littéraire de ses travaux en botanique et en entomologie.

Certains ouvrages ont été traduits notamment en Chine, aux États-Unis, en Italie, en Grèce et en Russie. Une vingtaine de mémoires et de thèses universitaires a déjà été consacrée à son œuvre.

 

 

 

                       

  1. Les Fables de l’enfance

 

Le Cœur dans sa gousse (Robert Laffont, La Renaissance du Livre)

Julienne et la rivière (Robert Laffont, La Renaissance du Livre)

Blaise Menil mains-de-menthe (Robert Laffont, Espace Nord, La Renaissance du Livre)

Nicolas Gayoûle (Robert Laffont)

Les Gestes du commencement (Robert Laffont)

 

  1. L’Amour au naturel

 

L’Amour au jardin (Phébus, Libretto,France-Loisirs)

L’Amour en eaux dormantes (Julliard)

L’Amour en forêt (Julliard, Pocket)

La Sexualité d’un plateau de fruits de mer (Julliard, Pocket, Le Grand Livre du Mois, France Loisirs)

La Sexualité domestique (Julliard)

Amours en vol (Julliard)

L’Épopée amoureuse du papillon (Julliard)

Les Amours de Sailor le chien (Julliard)

La Vie amoureuse des fleurs dont on fait les parfums (Julliard)

  1. Les Matins du monde

Mythes de la création du cercle polaire à l'Océanie

Les Aubes sauvages (Seghers)

Les Aubes enchantées (Seghers)

Les Naissances de la femme (Seghers, Le Grand Livre du Mois)

Le Chant de soi-même (Julliard)

Le Feu sacré  (Julliard)

Les mythes de la création - Les Aubes sauvages, Les Aubes enchantées, Les Naissances de la femme - (Les Belles Lettres)

 

  1. Les Essais d’ouverture

 

Livret pour les temps présents (Le Relié)

La Littérature prend le maquis ( Sens et Tonka)

L’Amour sur parole ( La Maisnie Trédaniel)

Retour émerveillé au monde (Fayard, Mille et Une Nuits)

 

  1. La Vie personnelle

 

Celui qui oublie où conduit le chemin (Robert Laffont)

Le ravissement (Robert Laffont)

Histoires du plaisir d’exister (Julliard, Pocket)

Petite tribu de femmes (Julliard, Pocket, Le Grand Livre du Mois)

Un camp retranché en France (Julliard)

Un cercle de lecteurs autour d'une poêlée de châtaignes (Julliard)

Le labyrinthe des désirs retrouvés (Julliard)

Strogoff (Julliard)

 

                  Peintures, poèmes et pictogrammes:

 

Pouhon bleu la veillée (L'Atelier de l'agneau)

Premiers émois (Le Pré aux sources)

Recours aux couleurs (Le Grand miroir)

Noir profond (Calligramme)

D’or et d’ombre (Sens &Tonka)

Une nouvelle constellation (Andromede Ldt)

Cette nuit est l'intérieur d'une bogue (Le Temps qu'il fait)

 

 

                  

     

         Extraits de presse

 

« Tant de pages enchanteresses sont d'un écrivain hors pair »

Michel Cournot, Le Nouvel Observateur

 

« Un écrivain merveilleux, des livres délicieux... »

Bernard Pivot, Le journal du Dimanche

 

«  Là où Ernst Jünger, fasciné, s'immobilise sur le seuil intangible d'un autre monde, Jean-Pierre Otte continue, lui, son avancée dans l'intime infini qui l'entoure. Alors, en lui, le spectateur se fait acteur, l'observateur explorateur et le voyeur devient voyant. »

Jacques Lacarrière

 

« Antidote au cynisme et à la médiocrité dont l'époque nous gave souvent, l'œuvre de Jean-Pierre Otte devait être prescrite à quiconque souffre de voir la langue française, la culture et la vie régulièrement insultées. »

François Busnel, L'Express

 

« Certains auteurs, irrésistiblement, donnent envie de les connaître, pour de vrai. Jean-Pierre Otte fait partie de ceux-là, amoureux de la vie et  intéressés par les êtres qui sont en eux-mêmes toute une histoire et ne ressemblent à personne. »

Claude Amstutz, Lechoixdeslibraires.com

« Un merveilleux voyageur...Un grand styliste... » 

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

 

« Dans une écriture étonnante et une exceptionnelle sensibilité esthétique, Jean-Pierre Otte mêle le familier et le savant, le lyrisme candide et la précision scientifique pour sortir l'oiseau de la cage où le tient notre ignorance. »

Michel Grisolia, Lire

 

« Ce qui est admirable dans la quête encyclopédique et sensible de Jean-Pierre Otte, c'est qu'elle passe par l'expérience de la méditation et la recherche d'un style élégant, élaboré, subtil, pour exprimer le monde qu'il découvre avec émerveillement. »... «  Ses livres tiennent tout à fois du long poème en prose, de l'ouvrage philosophique, de la leçon de choses, du livre érotique et du manuel de maintien . »

Jean-Claude Raspiengeas, La Croix

 

 « Jean-Pierre Otte  a la discrétion des officiants du théâtre Nô : peut-être par tempérament, mais surtout par stratégie poétique. Finalement, il nous invite à corriger une erreur de jugement : notre monde contemporain formerait un bloc sans surprise, mondialisé et unifié.Au contraire, par l'attention qu'il porte au vivant, il démontre que la planète demeure un « monde inconnu » et offre aujourd'hui encore un « spectacle intact ». Surtout, il réaffirme la puissance de la littérature qui explore les confins ignorés et initie à l'aventure de la vie. »

Fabrice Rozié, Le Monde

 

« Un maître en matière de style. »

Serge Sanchez, Le magazine littéraire

 

« Jean-Pierre Otte est l'écrivain des animaux et des plantes, de leurs rituels les plus intimes. Il possède au plus haut degré ce don d'allier les saveurs sensuelles d'une Colette et la précision d'un entomologiste maniaque et émerveillé. »

Patrick Grainville, Le Figaro littéraire

 

« C'est la fête d'un langage plein de sève où les mots germent en alliances insolites pour mieux capter les sensations. Ces foisonnements bucoliques masquent des émotions subtiles, une allégresse et une force tranquille qu'habite la saveur du monde. »

Monique Pétillon, Le Monde

 

« Jean-Pierre Otte a étudié la biologie, la physique, la philosophie et vous ensorcelle avec une diversité d'intrigues ayant trait au big-bang, aux mythes de la création ou au sommeil des mérous. Il fait vibrer toutes sortes de cordes. Il est à son affaire dans l'émotion, l'humeur, l'humour, le drame et la tendresse. Au fond, il est à son affaire dans le monde.»

Jean-Louis Ezine, Le Nouvel Observateur

 

 

 

 

 

 

 

 

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Bonnes feuilles PO&PSY : Gerald Vizenor, Ouladzimir Stsiapan, Guilhem Fabre

Gerald VIZENOR, Champ libre

 

Les 60 poèmes présentés ici en version bilingue, écrits en 2024 à la demande de po&psy sont une première édition y compris dans leur langue originale.

Gerald Vizenor est le plus prolifique des écrivains amérindiens contemporains. Il a publié plus de trente ouvrages dans tous les genres : nouvelles, romans, essais, pièces de théâtre, poésies et critiques d’art, ainsi qu’une anthologie de son propre travail. Il est également le principal rédacteur de la Constitution de la nation White Earth. Deux fois lauréat de l’American Book Award (1988 et 2011), ses réalisations ont été reconnues par de nombreuses distinctions prestigieuses. Mais son influence considérable dépasse le domaine des études littéraires amérindiennes. Les discours publics et universitaires sont imprégnés de sa théorie de l’expérience amérindienne, et une grande partie de cette théorisation peut être attribuée à sa biographie.

Né à Minneapolis le 22 octobre 1934, son père anishinaabe a été assassiné alors que Gerald Vizenor avait à peine deux ans, ce qui l’a amené à passer des années entre la maison de sa grand-mère paternelle sur la réserve de White Earth, les familles d’accueil et les périodes de vie avec sa mère, une Américaine suédoise de troisième génération. Cet environnement a permis à Vizenor de se familiariser avec la vie en tant que personne d’ascendance mixte : une identité post-indienne qui, dans son œuvre, est en tension avec le stéréotype colonialiste de "l’Indien".

Gerald Vizenor, Champ libre, Poèmes imagistes inspirés des « chants de rêve » anishinaabe. (Titre original : Chance of liberty. Native Imagistic Dream Songs) Traduit de l'anglais (E.U.) par Marie Cayol Dessins de Pierre Cayol, po&psy princeps,  88 pages, 15 €

La puissante influence de la culture anishinaabe de sa grand-mère a produit dans ses écrits non seulement le trope caractéristique du trickster mythique1, ainsi que des histoires traditionnelles « réexprimées », mais aussi des concepts tels que la « survivance », les « manières manifestes », les « croyances terminales », la « présence autochtone » et la transmission qui informent à la fois ses écrits et les approches scientifiques.

L’expérience historique des autochtones, que Vizenor connaît bien grâce à son activité au sein de la communauté, est à la base de ces concepts, mais ses écrits se caractérisent également par une densité théorique qui reflète son statut universitaire : il est professeur émérite de l’université de Californie à Berkeley et de l’université du Nouveau-Mexique.

 

Extraits :

 

feuillages flamboyants
érable rouge et bouleau
danseurs de l’ombre
rebondissant sur les fenêtres
rumeurs d’octobre

*

grand incendie de septembre
natifs au lac bakegamaa
cendres d’histoires de cœur
prédateur et proie
poursuite du silence

*

loups au loin
hurlant dans les pins blancs
pratique de coureurs des bois
se moquant des cris du castor
ballots de fourrures

*

les magnats du bois
ont abattu des forêts de pins
pays de souches
outrepassant l’éclaircissement
mercenaires en hauts-de-forme

*

fantômes de neige
avalanche de paroles suicidaires
insaisissable attrait de la honte
cavaliers natifs solitaires
sauvés par la dérision

*

ceux-qui-jouent-des-tours1
crient et ne grimacent jamais
maîtres des trous de panique
nourrissant les prairies
tombes de misère

*

éolienne rouillée
prise dans un orage
toute la nuit à grincer
ferme abandonnée
souvenirs solitaires

*

des canards colverts
filent sur les eaux gelées de la baie
devant des cabanes de glace
histoires d’appâts et de poissons
à l’amarrage sur le rivage

*

corbeaux d’amérique
se pavanant dans les ruelles
toute la nuit rebuts de restaurant
air de grands seigneurs
tapageuses rave-parties

*

épouvantail dépenaillé
leurre de service dans un champ de maïs
tiges et panicules
des corbeaux sur ses épaules
se moquent pas mal de la peur

*

la lune toute entière
prise dans un nuage de pluie
lentement s’en dégage
ceux-qui-jouent-des-tours
cherchent la lumière

*

empreintes de pas matinales
enfants et châteaux de sable
traces de récits de création
effacées pendant la nuit
bruissement de jusant

*

des phalènes
ricochent dans les lanternes en papier
inclinaison des lumières de jardin
simulacre de lever de soleil
faveurs d’une nuit 

*

vent froid
un rush de feuilles sèches
se répand sur le kiosque à musique
souvenirs d’été
danseurs retardataires

*

les journaux
empilés sous la baie vitrée
gros titres
élections et économies
haussent le chat noir 

*

des feuilles d’érables
gelées l’hiver dernier
brillent dans la glace claire
premières à s’épanouir
cycles de la mémoire

*

rafales de vent
fleurs blanches de prunier
décorant le jardin
rangées de fanes de radis
prestige de l’élégance

*

éolienne délabrée
des corbeaux atterrissent sur les pales
légers battements d’ailes
se moquant du dernier mouvement
souvenirs d’une ferme

*

taons vigoureux
piégés dans une toile d’araignée
suspendue au-dessus d’une selle western
rênes de nostalgie
corral abandonné

***

Ouladzimir Stsiapan, Mouettes au-dessus de Minsk

 

Ouladzimir Stsiapan, né en 1958 à Kastsioukowka, en Biélorussie, est un artiste, écrivain, poète et journaliste  biélorusse. Diplômé de l’École des Arts de А. Hlebaw, puis de l’Académie des Arts de Biélorussie, il a pratiqué le graphisme de livres. Pendant presque 20 ans, il a travaillé pour la télévision biélorusse à la rédaction des programmes littéraires et dramaturgiques, en tant que rédacteur en chef, auteur de programmes, présentateur, scénariste de documentaires et de longs métrages. Depuis ses études, Stsiapan s’adonne à la création littéraire. Il a débuté avec des poèmes qui sont parus dès 1982 dans l’hebdomadaire “La littérature et l’art”, puis dans toutes les revues littéraires biélorusses et dans quelques recueils collectifs. Le présent recueil de haïkus est paru en 2018 dans “La petite bibliothèque” du magazine Le Verbe. Aujourd’hui, Ouladzimir Stsiapan est surtout connu comme un maître de la prose. Il est l’auteur de recueils de nouvelles, dont certains ont été primés, et de deux romans. Sa prose et ses poèmes ont été traduits vers le russe, l’ukrainien, l’anglais, l’allemand.

Ouladzimir Stsiapan, Mouettes au-dessus de Minsk, traduit du biélorusse par Danièle Faugeras et Yana Hultsiayeva, po&psy princeps, 90 pages, 15€

Extraits :

Comme au-dessus de la mer,
des mouettes au-dessus de Minsk crient…
Début de printemps.

*

Le premier du parc
à verdir, le monument
de bronze au poète.

*

Il est empilé 
le vieux bouleau... Mais
le nichoir, on va le mettre où ?

*

Sur la vitre embuée 
je mets ma signature. Comme si
j’avais peint le parc moi-même.

*

Si chaude, la pluie
que sur les barbelés poussent
des petites feuilles.

*

Cerisier en fleurs.
Du côté ensoleillé
du nouveau cimetière.

*

C’est peut-être vrai
que sous les cerisiers blancs
l’âme s’éclaircit…

*

Je marche sur l’avenue 
en évitant les lombrics…
Averse d’avril.

*

Il y a des photos
où on dirait que je suis de trop...
Surtout celles de mer.

*

Inimaginable...
Ce chêne gigantesque et moi
nous sommes du même âge.

*

Sable chaud,
eau fraîche – besoin
de si peu.

*

Je me réveille…
Le verger me regarde
avec ses yeux de pommes.

*

Dans le brouillard dense
le voisin porte des seaux
de transparentes blanches.

 *

D’une croix à l’autre 
il vole ça et là, l’oiseau.
Pas de quoi s’ennuyer.

*

Cadenas rouillé, 
de qui donc protèges-tu
la maison détruite ?

*

Dans la vieille armoire
des cintres vides – épaules nues
libres et tristes.

*

Doucement tombe la neige.
Transformant les barbelés
en guirlandes de Noël.

***

Guilhem FABRE, Instants éternels

 Guilhem FABRE est sinologue, coordinateur de Révo.cul dans la Chine pop. : anthologie de la presse des gardes rouges, 1966-1967 (Éd. 10/18, Paris, 1974) et traducteur avec Huang San de deux romans de Yu Luojin, Le nouveau conte d’hiver et Conte de printemps (Christian Bourgois, 1982 et 1984).

Il a aussi traduit les poèmes choisis de Liu Hongbin (Un jour dans les jours, Ed Albertine, 2008) et de Liu Xiaobo (Vivre dans la vérité, Gallimard, 2012 ; Elégies du 4 Juin, Gallimard, 2014).

Ses écrits comprennent un tarot poétique illustré par Marq Tardy, L’empire de l’invisible, 2009, et plusieurs recueils de poèmes : Calculs de la poussière (2016), aux éditions L’Atelier du Grand Tétras et, aux éditions Phloème : Le dit de la grande peur (2017), Ciel de faim, (2018), Entre chien et loup (2019), Le Temps des vents (2021), L’homme au regard de soie, avec des encres de François Bossière (2023).

En revues sont parus : « De la stratégie inspirée », dans Caravanes, n°6, Éd. Phébus, 1997 ; « Territoires de la nuit », dans Action poétique n°198, décembre 2009 ; « Des nuits abandonnées », dans Voix d’encre n°54, mars 2016.

***

4ème de couv.

La poésie chinoise est au cœur d’une civilisation qui s’est perpétuée par les signes, en l’absence de monuments antiques. Instants Éternels rassemble les poèmes les plus connus, et détaille pour la première fois les usages contemporains des vers ou des quatrains célèbres, qui ont assuré leur transmission au fil des siècles.

La fréquentation assidue du terrain et des sources a permis de replacer les textes dans leur contexte, en dessinant une galerie de portraits qui incarnent l’histoire de la Chine à travers 56 de ses créateurs préférés, surtout les poètes des dynasties Tang et Song, du VIIe au XIIIe siècle.

Guilhem FABRE, Instants éternels,  Cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine présentés et traduits par l'auteur - poèmes en édition bilingue photographie de YANG Yongliang po&psy a parte, 424 pages, 35 €.

La traduction tente de recréer le flux et la vitalité des images portées par le tracé dense des caractères chinois qui sont placés en vis à vis. Elle s’attache à recréer l’effet du poème original dans un poème français à part entière.

Extraits :

Tao Yuanming (352 ou 365-427)
Le retour à la terre

J’ai semé des pois sous les monts du sud
L’herbe est foisonnante mais les plants épars
Dès l’aube debout à débroussailler
Je rentre à la lune la houe à l’épaule
La voie rétrécit dans l’épaisse verdure
La rosée du soir mouille mes vêtements
Mais qu’importe d’avoir mes vêtements mouillés
Pourvu que je vive selon mon souhait

Zhang Jiuling (678-740)
Rêveries au clair de lune

Le clair de lune se lève sur la mer
Ce moment partagé à l’autre bout du monde
Quand les amants en veulent à cette longue nuit
Qui soulève sans fin leurs pensées l’un pour l’autre
La chandelle s’éteint une clarté aimante envahit l’air
Je couvre mes épaules ressentant la rosée
Et n’osant vous offrir ces mains pleines de lumière
Je vais me rendormir pour des rêves de beauté

Wang Wei (700-761)
La villa des Monts Zhongnan

Au milieu des années j’ai pris goût à la voie
Et au soir de ma vie j’habite les Fronts du sud
Souvent l’envie me prend de partir solitaire
Vers des merveilles dont j’ai seul le secret
Mes pas m’amènent jusqu’aux limites des eaux
Où assis je contemple l’ascension des nuages
Dans la forêt je tombe sur un vieillard
Et devise gaiement sans songer au retour

  

Li Baï (701-762)
         Pensées d’une nuit calme

La lune brille devant mon lit
Comme si le sol était de givre
Levant la tête je la contemple
Baissant la tête je songe à mon pays

 

 Du Fu (712-770)
Pluie de joie dans la nuit printanière

La bonne pluie sait la saison
Elle arrive avec le printemps
Suivant le vent elle se glisse dans la nuit
Mouillant sans bruit en douceur toutes choses
Les sentes sauvages se perdent dans le noir des nuages
Seule lumière les feux d’un bateau sur le fleuve
L’aube verra ces lieux baignés de rouge
Les fleurs s’alourdiront par la Cité des soies

Li Yi (748-829)
À peine réjoui de revoir un cousin nous parlons du départ   

Séparés dix années par les troubles
Adultes nous voilà face à face
Surpris de nous voir le même nom
Nos prénoms nous rappellent nos anciens visages
Sur l’océan du monde depuis notre départ
Les langues se délient jusque tard dans la nuit
Demain je reprendrai le chemin de Baling
Dans l’automne des monts combien restent à franchir ?

Li Shangyin (812-858)
Sans titre

Il est dur de se trouver dur aussi de se quitter
Le vent d’est a faibli les cents fleurs sont fanées
Au printemps le vers à soie jusqu’à la mort tisse son fil
La flamme de la bougie devient cendre avant que ses larmes ne sèchent
Miroir de l’aube reflétant la tristesse de ses cheveux changés
Chants de la nuit gagnés par la froideur du clair de lune
Du Mont des immortels la route n’est plus longue
Oiseau bleu prévenant explore-la pour nous

 Li Yu (937-978)
La joie de se revoir

Seul tu montes sans un mot au Pavillon de l'ouest la lune est comme un croc  
Dans le fond de la cour le platane solitaire enferme l'automne clair
Couper sans pouvoir séparer et ranger quand revient le désordre telle est la douleur de la perte
La séparation a cette saveur qui vous reste sur le cœur

Su Dongpo (1037-1101)
Sur l’air « La ville au bord du fleuve »

                      Souvenir d’un rêve, dans la nuit du 20e jour du premier mois de l’année, yi mao (1075)
Dix ans déjà que la mort nous sépare une immensité noire
Je n’ai pas réfléchi mais n’ai pu oublier
Ta tombe solitaire à mille lieues d’ici
Et nulle part où parler de ma peine
À présent si nous nous retrouvions nous ne saurions nous reconnaître
Ton visage s’est couvert de poussière et mes cheveux de givre
Cette nuit j’ai rêvé que j’étais de retour au pays
À la fenêtre de ta chambrette tu te peignais te maquillais
Nous nous regardions sans un mot
Seuls coulaient des flots de larmes
Je vois déjà le lieu année après année où se brise mon cœur
Ta tombe au clair de lune le tertre de jeunes pins

 

Xin Qiji (1140-1207)
Sur l’air « La laideur de l’esclave »

Jeune je ne connaissais pas le goût de la tristesse
J’aimais monter jusqu’au dernier étage
J’aimais monter jusqu’au dernier étage
Pour composer des poèmes chantés me forçais à parler de tristesse

À présent j’ai touché le fond de la tristesse
Et je voudrais parler mais rien ne sort de moi
Je voudrais parler mais rien ne sort de moi
Si ce n’est : « Quel automne glacé ! »

Wen Tianxiang (1236-1283)
En traversant la Mer Solitaire

Tant d’épreuves traversées depuis mes études classiques
La solitude des combats sur quatre années de firmament
Monts et fleuves brisés chatons de saule dans le vent
La vie se fait flottante la pluie martèle les lentilles d’eau
Sur la plage de l’Effroi je parle de frayeur
Par la Mer Solitaire soupire de solitude
Si dans la vie humaine depuis la nuit des temps nul n’échappe à la mort
Autant laisser son cœur loyal briller dans les Annales

Note

  1. Le trickster mythique ("celui-qui-joue-des-tours"), Nanabozo, incarne la vie et possède le pouvoir de la créer dans les autres êtres. Son sexe n'est pas défini et il apparaît parfois sous des traits féminins. On peut le trouver également sous l'apparence d'autres animaux tels que le corbeau ou le coyote. Comme toutes les figures mythologiques de type trickster, il est souvent réputé pour son insatiable appétit pour la nourriture et pour sa sexualité débridée. Ainsi, il offre un personnage paradoxal : il est tantôt un puissant bienfaiteur, tantôt un fou farceur et obscène.

     




Mes tchastouchki

A la fin de  mes études de russe et au début de ma carrière d’enseignant j’ai eu l’occasion de passer quatre années en URSS ( d’abord une année comme étudiant  en 1967/1968,  puis  trois  années comme assistant – lecteur de français  de 1971 à 1974 à des époques – charnières : la fin du « dégel »  et le début de la « stagnation ». 

Passionné de chant  populaire, de chanson traditionnelle et de tradition orale en général, j’ai découvert sur place à la fois le poids de la culture de masse soviétique et la richesse des contre -cultures ou cultures parallèles, orales : chanson d’auteur/mouvement dit des «  bardes  », les « blatnyie  pésni » ou chants de mauvais garçons/chants du goulag ou encore les « tchastouchki ». Ainsi me suis-je attaché à traduire des poèmes/chants de ces trois genres ainsi que des chansons  dites « soviétiques ».          

Art modeste ou mineur pour certains, expression originale des émotions et des préoccupations de la population pour d’autres, les tchastouchki dans leur forme très rigide actuelle sont des quatrains de vers de 6 à 8 pieds, au rythme surtout trochaïque, aux rimes ABAB, parfois AABB, riches en assonances et allitérations.

 Ces quatrains lyriques, satiriques, émouvants ou facétieux, naïfs ou sarcastiques, parfois franchement grivois, - toujours savoureux - seraient apparus dans les campagnes russes au milieu du XIX. Ils ont vite gagné la ville et sont toujours vivants aujourd’hui, reflet de l’actualité, miroir de l’époque. Il est important de le souligner : l’héroïne des  tchastouchki, celle qui s’exprime,  est en grande majorité – la jeune fille, la femme.

Ce choix de quelques textes tirés de la centaine de tchastouchki, allant  du milieu du XIXè siècle  à ...Gorbatchev,  reflète leur diversité et leur richesse. Il est destiné à un public franco-russe et russo-français - incluant, bien entendu, élèves et étudiants -  amateurs de poésie, de chanson et de tradition orale en général.

∗∗∗

On n’peut pas vivre sans chansonnette…

1.

Без частушки не прожить -
Говорю вам точно я.
Выходи нас веселить,
Эх четыресрочная!

2.

Всё в частушке отразится:
Новый день и старый век.
Словно в зеркальце, глядится
В неё каждый человек!

3.

Мы частушек много знаем
И хороших и плохих.
Интересно тем послушать,
Кто не знает никаких

4.

Я частушку на частушку,   
Как на ниточку, вяжу.
Ты досказывай, подружка,
Если я не доскажу. 

5.

С неба звёздочка упала,
Закатилась прямо в пыль,
Если голос потеряю,
То подамся в монастырь.

5 bis.

Начинаю припевать
Первую, начальную.
Я хочу развеселить
Публику печальную!

 

 

1.

On n’peut pas vivre sans chansonnette -
Ici je vous le dis tout net.
Apporte-nous joie et entrain
Toi, hardi et fier quatrain !

2.

Elle parle de tout la chansonnette :
D’hier, d’aujourd’hui, de demain.
Tel un miroir elle reflète
Joies et soucis de chacun !

3.

On connaît plein de couplets
Des mauvais, des réussis.
Ouvrez
l’oreille, écoutez,
Vous allez les  découvrir !

4.

Les couplets, je les enfile
Comme sur un fil à mon cou,
Prends le relai, toi, Lucille,
Si ma mémoire a un trou !

5.

Une étoile, du ciel tombée
A roulé dans la poussière.
Moi, si je  n’peux plus chanter
J’finirai au monastère !

5bis.

Je commence à fredonner
La première de la liste :
De la joie je veux donner -
Que les gens ne soient pas tristes !

Tout va bien, tout va bien à la ferme du voisin...

6.

Вы послушайте, ребята, 
Нескладуху будем петь:
На дубу коза пасётся, 
В бане парится медведь.   

 Припев :

Здорово, здорово
У ворот Егорова. 
А у наших, у ворот, 
Всё идёт наоборот. 

7

По реке плывёт корова, 
Обогнала пароход. 
На рогах сидит ворона 
И соломинкой гребёт. 

8

Сидит ёжик на берёзе,
Новая рубашечка, 
На головке сапожок, 
На ноге фуражечка.  

9.

Черти вилами поели 
Из баранины уху. 
Не пора ли нам, ребята,
Да закончить чепуху ?

6.

Écoutez donc les sornettes
Que nous allons vous chanter :
Sur un chêne broute la biquette,
Et au bain l’ours s’est lavé.        

Refrain :

Tout va bien, tout va bien
A  la ferme du voisin,
Dans la notre, au contraire,
Les choses vont tout de travers !

7.

Dans l’eau nage la Rosette,
Elle dépasse un bateau,
Sur sa tête il y a une chouette,
Qui rame avec un roseau.

8.

Sur l’bouleau le hérisson
Porte un nouveau manteau,
Une botte sur la tête,
Et, à la patte, un chapeau !

9.

Avec leur fourche les diables
Mangent un ragoût de mouton.
Il serait peut- être temps
D’arrêter nos boniments ?

 

Brin de paille, brin de blé…

10.

Ой, солома, ты солома,                      
Ты солома белая,                               
Не рассказывай, солома,                   
Что я в девках делала.       

11.

Что ты, белая берёзка,-
Ветру нет а ты шумишь?..
Что, ретивое сердечко, -
Горя нет, а ты болишь?..

12.

Полем шел- милка жала
Серебристенький овёс.
Заунывшу песню пела –
Довела меня до слёз!

13.

Мою белую берёзку
Ветром распороло
Мово милого дружка
Жорновом смололо!

14.

Я посею в поле маку,
По цветочку буду рвать...
Я из армии милого<
По денечку буду ждать.

15. 

Сидит кошка на окошке –
Белолапенький коток...
Подарила я милёнку
Беловышитый платок.

16.

Не  ходите, девки, в лес -
Комары кусаются. 
А на тех, кто краше всех,
Пуще всех бросаются.

17.

Дайте кисти, дайте краски
Живопиской буду я:
Спишу с милого я глазки
И оставлю для себя!

18.

Мой милёнок далеко
Далеко за рубежом.
«Милый имечко твоё
На сердце вырежу ножом!»

19.

Cамолёт летит
А под ним вода.
Уехал миленький
И не сказал — куда.

20.

Ой гора, гора
А под горой ручей.
Проводил меня,
Сама не знаю — чей?

25.

Девушки, зима- не лето,
Не насадишь огурцов.
Видно, нечего надеяться *
На наших молодцов!

10.

Brin de paille, brin de blé
Toi la blanche brindille, 
Ne t’en vas pas raconter
Mes frasques de jeune fille…

11.

Toi, mon bouleau, bouleau blanc,
Y a pas d’vent et tu frémis?..
Toi, mon petit cœur ardent
T’as pas d’ peine et tu gémis?.. 

12.

Aux champs mon aimée je croise,
Fauchant l’avoine argentée.
Un chant si triste elle entonne –
J’en aurais presque pleuré !

13.

Mon bouleau, mon bouleau blanc -
Le vent t’a bien fouetté ! 
Mon amant, mon bel amant –
La meule t’a bien broyé !  

14.

Du pavot, moi, je sèmerai,
Le cueill’rai fleur après fleur…
De l’armée, moi, j’attendrai
Son retour, jour après jour.

15.

A la fenêtre dort minet,
Petit chat aux pattes blanches.
J’ai offert à mon aimé
Un  mouchoir de blanc brodé.

16.

Les filles, n’allez pas au bois :
Y a trop de moustiques.
Sur les plus belles qu’ils voient
Ils se jettent, ils les piquent.

17. 

Être artiste, moi, je veux,
Vite un pinceau, des couleurs !
Je croquerai  tes  doux yeux, 
Les garderai sur mon cœur. 

18.

Il est parti, mon mignon
Loin, loin, à l’étranger.
« Avec un couteau, ton nom
Sur mon cœur, je vais graver ! »

19.

Un avion volait 
Au dessus de l’eau.
Lui s’en est allé
Sans me dire un mot !

20.

Au pied d’la montagne
S’écoule un torrent.
On me raccompagne -
Est-ce Paul ou Laurent?

25.

L’hiver c’est pas l’été, les filles –
On plante pas les cornichons.
C’est clair :  y a rien à attendre
De tous nos fichus garçons ! 

Si les demoiselles étaient des poissons...

26.

Если б девочки
Были рыбами,
За ними мальчики
В воду прыгали.                           

28.

Всё бы пела, всё бы пела
Всё бы веселилася.
К миленкину характеру
Насилу применилася.

29.

Я в Иванове была,
Себе юбку добыла:
Тут прореха, тут дыра…
Зато в Иванове была!

30. 

Меня дроля провожал
Очень осторожно:
Один раз поцеловал
Из десяти возможных !

31.

Изменил- так наплевать,
Не стану уговаривать,
С малых лет я научилась
Дураков обманывать!

32.

У меня милёнка два:
Забулдыга да балда.
Забулдыга редко ходит
А балда-то никогда!

35.

Ты милёнок, не балуй,
При народе не целуй.
Целуй меня в улочке,
В тёмном переулочке.

36.

Ты подружка, сплeтница,
Какая ты советница?
Такую сплетенку сплела-
Навеки с милым развела!

37.

Мне не нравится машина,
Мне не нравится мотор.
А мне нравится в кабиночке
Молоденький шофёр!

39.

Это разве что любовь:
Постоял - и нету.
А по-моему любовь -
С вечера до свету!

40.

Ой ты Маша, попляши
Твои ножки хороши!
Твои щёчки как цветочки-
Целовать их разреши!

42.

С неба звёздочка упала,
На тропиночке лежит,
Не споткнулся бы милёнок,
Как домой он побежит.

44.

Что за парень, что за слон!                  
Неуклюжий очень он.                          
Если обнимает,                                     
Сердце замирает! 

45.

На меня один мужик                           
Обратил внимание.                                 
Говорил, что чемпион,                         
Да по обниманию! 

47.

Мужчин много у меня,                            
Не скрываю это я!                                   
Только в толк я не возьму,                      
С кем пойду я к алтарю!    

48.

Не глядите на меня.
Глядите на чулочки:
Мне милёнок подарил
За четыре ночки!

49.

Я любила четверых,
Пятого — женатого.
Никого так не люблю
Как его — проклятого!

50.

У залётки моего
Дом соломою покрыт.
Если он мне изменит -
Подожгу, пускай горит!

51.

Мой мужчина так умен,                          
И, конечно же, силен!                             
Тащит все подряд домой,                       
Кошелек только пустой! 

52.

Cамолёт летит 
В небе голубом.
А мне понравился
С золотым зубом.

53.

Милый ловкостью хвалился
В сад полез, дроздом свистел,
За ограду зацепился 
И до зорки повисел.

54.

Полюбила я его,
Тихого, унылого.
«В тихом омуте черти водятся,
Милая моя!»

55.

У залёточки походка,
Словно ласточка летит.
Целоваться не умеет -
Только портит аппетит.

56.

Мы у озера гуляли,
Там лягушки квакали.
Только бы поцеловаться -
Уточки закрякали!

57.

У заборов снега много -
Он ещё лежит, лежит.
У меня милёнок добрый:
Позову — сокрей бежит!

58.

Меня милый провожал -
На крылечке задержал:
Сколько звёдочек на небе,
Столько раз поцеловал.

26.

Si les demoiselles
Étaient des poissons,
Dans l’eau après elles
Plong’raient les garçons. 

28.

J’voudrais bien chanter, danser,
J’aimerais bien m’amuser...
Mais j’ai du mal à me faire 
A son fichu caractère !

29.

A la ville je suis allée,
Une jupe j’ai dégotté,
Bien trouée, bien crottée...
Mais j’ mens pas : j’y suis allée !

Quand il m’a raccompagnée
Il n’a point été hardi :
J’ai eu droit qu’à un baiser
Moi qui en attendais dix ! 

31.

Il me trompe – je m’en fiche,
J’irai pas le supplier.
Y a longtemps qu’les imbéciles
J’ai appris à les berner !  

32.

Des chéris – j’en ai une paire :
L’un noceur, l’autre dadais.
Le noceur, je n’le vois guère,
Le dadais - je l’vois jamais !

Тoi, l’ami, faut pas pousser :
En public – pas de baisers !
Mais j’en veux bien dans l’impasse,
Là où personne ne passe !

36.

Toi, l’ amie, la cancanière
Tu te prétends conseillère :
T’en racontes tant et tant
Que j’ai perdu mon amant !

37.

C’est pas le camion que j’aime,
C’est pas non plus son moteur -
C’est, dans sa petite cabine, 
Le jeune et joli chauffeur !

39.

Il y en a pour qui l’amour
C’est juste « Bonjour et au r’voir ! »
Alors que pour moi l’amour
C’est du matin jusqu’au soir !

40.

Viens donc danser,  toi,  la fille : 
Tes gambilles sont gentilles !
J’aime beaucoup ton cou, tes joues –
J’l’ai couvrirai de bisous !    

42.

Une étoile tombe du ciel.
Elle est là sur le chemin.
Pourvu qu’il ne trébuche pas
Quand il rentrera à la maison !

44.

Quel lourdaud, ce grand dadais !
Il me fait bien rire.
Mais quand il embrasse, c’est vrai, 
J’ai l’coeur qui chavire !

45.

A un mec, un jour, je plais, 
Il m’observe, me repère
- Pour les étreintes, - qu’il me fait
J’suis un champion, un expert !

47.

Des hommes, j’en ai beaucoup,
Ça je ne le cache pas !
Mais je ne sais pas du tout
Qui m’ mettra la bague au doigt !

48.

Ne me fixez pas des yeux,
Regardez mes bas, plutôt,
Après quat’nuits dans son pieu -
« Tiens, - qu’il m’fait - v’la ton cadeau ! »

49.

Des amants – j’en ai eu quatre,
L’ cinquième était un mari.
Pourtant, j’n’ai aimé personne
Autant que lui, ce maudit !

50.

Il est recouvert de chaume,
Le toit de mon bien-aimé.
Mais, si, un jour, il me trompe,
Moi, le feu, tant pis, j’y mets !

51.

Mon homme, il est malin, bien sûr,
Une vraie force de la nature :
Il stocke de tout à la maison
Mais ne ramène pas un rond !

52.

Dans le bleu du ciel
Passe un météore.
Lui m’a tapé dans l’œil
Avec sa dent en or !

53.

Le mien s’est pris pour un merle 
En sifflant dans le jardin.
Il s’accroche à la barrière -
Fut coincé  jusqu’au matin !

54.

Moi, un garçon j’ai aimé,
Tout discret, tout tristounet.
« Attention, ma chère amie :
L’eau qui dort, on s’en méfie ! »

55.

Quand il marche, mon bien-aimé, 
On dirait un canari.
Il ne sait pas embrasser
Et ça m’coupe l’appétit 

56.

Au bord du lac on s’promène -
Les grenouilles de coasser !
Un doux baiser on échange -
Les canards de cancaner !

57.

Elle tient bon, la neige
Qui s’amasse dans la cour.
Qu’il est gentil, mon compère :
Au moindre appel il accourt !

58.

Après m’avoir raccompagnée,
Il s’ arrête sur le seuil
Et  me donne autant d’baisers
Qu’il y a d’étoiles dans le ciel !

 

Oh, toi mon bel anneau d’or...

59.

Ой колечко золотое
На полу вертелося.
Насмотрелись мои глазки
На кого вертелося!

60.

Я на реченьке сидела,
Одинокая была.
На два пуда похудела
Пока милого ждала!

61.

Утром рано просыпаюсь
И сажусь на коечку.
Закрываю свои глазки,
Думаю про Колечку

62.

Мой милёночек уехал,
А я на просёлочке.
Разбивается сердечко
На мелкие осколочки.

63.

Я не знаю почему
Сегодня небо синее.
По залётке грудь болит -
Тоска невыносимая!

64.

Я от горя – в чисто поле,
Я от горя -  в тёмный лес,
Я в любовь ушла от горя,
Оглянулась – горе здесь!

65.

Шла по тоненькому льду,
Провалилась - ойкнула.
Никого не было жалко -
Только дролю вспомнила!

66.

Ты зачем сюда приехал
Незнакомый паренёк?
Иссушил моё сердечко
Как на печке сухарёк.

67.

Износила белы тапочки
И красные  носки.
Меня лечат от простуды -
Я болею от любви!

68.

Говорят: из речки пей -
Тосковать не будешь.
Не один я раз пила: 
Где его забудешь?

69.

Из ведра вода не льётся
Лишь тихонько сочится.
Как ни весело живётся
Целоваться хочется!

70.

Не стругает мой рубанок,
Не пилит моя пила:
Ко мне милка не приходит -
И работа не мила.

 

59.

Oh, toi mon bel anneau d’or,
Sur le sol tu as roulé.
Du regard je te dévore :
Sur qui vas-tu t’arrêter ?

60.

J’attends le prince charmant
Bien seulette, au bord de l’eau.
Et je l’attends tant et tant
Que j’ai maigri d’vingt kilos !

61.

Tôt le matin je me lève
Et j’m’asseois au bord du lit.
Mes p’tits yeux alors je ferme
Et ne pense plus qu’à lui

62.

Mon aimé s’en est allé ;
J’suis seule au bord du chemin
Et mon p’tit cœur s’est brisé
En mille morceaux ! Hé, reviens !

63.

Je ne sais pour quelle raison
Le ciel est bleu aujourd’hui.
Mon cœur souffre pour ce garçon :
Ma douleur est infinie !

64.

Dans la forêt, dans la plaine,
Même jusque dans l’amour,
J’ai échappé à ma peine -
Hélas, elle est de retour !  

65.

La fine croûte de glace
Oh ! - en marchant j'ai brisé!
Ma seule pensée - hélas
Ce fut pour mon bien-aimé!   

66.

Chez nous, qu’es-tu venu faire,
Oh toi, mon bel inconnu ?
Tu as asséché mon cœur
Comme dans le four un biscuit.

67.

J’ai usé mes blancs souliers
Et troué mes bas de laine.
Pour un coup’ d’froid j’suis soignée -
D’amour j’ai le cœur en peine !

68.

On m’dit : va à la fontaine
Ça soulagera ta peine.
J’ai bu de l’eau tant et tant
Mais je l’aime toujours autant !

69.

Y a peu d’eau à la fontaine -
Un petit filet, à peine.
On est bien gais tous les deux
Mais c’est un baiser que j’veux !

70.

Il n’coupe plus, mon ébauchoir,
Elle ne taille plus, ma hache :
Depuis qu’elle n’vient plus me voir
Je n’ai plus l’cœur à l’ouvrage !

 

L’orpheline a tant de peine…

71.

У сиротки столько горя,
Куда горюшко девать?
Я снесу во чисто поле:
«Поди, горюшко, гулять!»

72.

Меня дома бьют, ругают,
Велят с богатым знаться,
А я с милым дружком
Не могу расстаться.

73.

Ой, какая моя мать,
Не пускает погулять.
А я пойду, потопаю,
Завиляю жопою!

74.

Мамаша строгая
Вовсю ругается.
А мне перечить ей
Не полагается!

75.

Не ругай меня мамаша,      
Что сметану пролила,         
Мимо дома шел Алешка,   
Я без памяти была.  

76.

Не сердись, подружка, зря,
Отбила милого не я.
Отбили глазки серые
Да молодость моя!

71.

L’orpheline a tant de peine :
« Quoi faire de tout ce malheur ? »
-Je le jett’rai  dans la plaine :
 Malheur, va-t’en  faire un tour ! »

72.

On me frappe, on me gronde :
« Fréquente plutôt  un rupin ! »
Mais pour moi pas question
De quitter mon copain.

73.

Ma mère à moi, elle abuse,
Elle veut pas que je m’amuse.
Mais moi, j’irai dans la rue
Danser et  rouler du cul !

74.

Sa mère est bien dure;
Tout l’temps elle aboiе!
Mais la contredire,
Pas question, pour moi…

75.

Ne me gronde pas, ma mère
D’avoir  renversé  le lait:
J’ai perdu un peu la tête
Quand j’ai aperçu André...

76.

Sois pas fâchée, toi l’amie
C’est pas moi qui te l’ai pris :
Ce sont mes jolis yeux gris,
Mon charmant et doux souris !

 




Chronique du veilleur (58) : Guillaume de Pracomtal

Clair-augure est le troisième livre de Guillaume de Pracomtal, qui fait suite à deux recueils parus en 2024 chez Encres vives. Il faut écouter cette voix qui dit une profonde soif intérieure : « Ton âme a soif / Et dans ta nuit / Tu ne sais que faire ».

Cette soif s'exprime à mots souvent murmurés, sur le ton d'une méditation simple et sobre. Guillaume de Pracomtal ne reste pas dans une solitude qui serait sourde aux solitudes du monde. « Les étoiles aussi se sentent seules ». Il sait combien la vie peut devenir éprouvante, faire « perdre pied ». Mais il sait aussi qu'une lumière vient toujours au secours de celui qui sait l'accueillir. Il suffit sans doute de

 

         Sentir la joie simple du soleil sur sa peau
         Debout dans le matin recommencer le monde.

Guillaume de Pracomtal, Clair-augure, Les Cahiers d'Illador, éditions Illador, 14 €.

Le poète s'encourage et, par-là, nous apporte l'envie de vivre autrement, de puiser en nous l'énergie nécessaire pour affronter ce qui arrive.

 

         Accepte que la vie
         Puisse te faire descendre
         Au point d'ombre

          Connais que tu n'en es pas
          Toi-même la cause

         Mais par ta lutte sereine
         Sans armes
         Trouve la force du rebond.

 

L'écriture poétique est un moyen très salutaire pour cela. « Sois pressé d'écrire », conseille le poète, « Hâte-toi vers tes sources. »  Les sources les plus pures et les plus abondantes ne seraient-elles enfouies dans l'enfance ? « Voir le monde au travers  / Du rire d'un enfant », ne serait-ce pas la voie la plus simple, celle qui nous réconcilierait avec nous-même et avec la vie ? Ceux qui ne sont plus là peuvent aussi nous permettre d'avancer sur le chemin. On sent que le poète est tout proche d'eux, malgré l'absence, fidèle à la Saintonge de son enfance, à laquelle il consacre l'épilogue de ce livre. De « ceux qui sont  passés », il faut recueillir « le legs de lumière » qu'ils nous ont laissé. Ainsi, nous ne pourrons nous égarer sur le grand océan, notre route sera bien tracée :

 

                  Tiens le cap qui te ramènera
                  Toujours vers les rivages de l'enfance.

 

Ainsi, la poésie donne  une boussole irremplaçable, mais aussi permet d'ancrer, avec l'encre des mots, la vie que le temps agite de ses flots.

 

                  Les mots s'assemblent
                  En barque frêle mais constante
                  Qui devance l'ensablement

                  L'écriture comme point fixe
                  Ancre qui raccroche à la rive

                   Encre qui maintient en vie
                  Force vitale augure des mots.

 

Quel bel éloge de la poésie ! Les poèmes de Guillaume de Pracomtal la servent de belle manière, la font briller d'une aurore fraîche, comme celle du dernier poème « Angélus du matin dans l'île » :

 

                  La blancheur des façades écrème la lumière
                  Qui ricoche sur les tuiles et les volets verts
                  Ici chez elle parmi les roses trémières

                   Du ciel trop grand
                  Le soleil est tombé sur la place
                  L'Angélus du matin sonne

                  Effectivement la grâce me suffit.

Présentation de l’auteur

Guillaume de Pracomtal

Guillaume de Pracomtal est né en 1979 à Paris. Il a passé son enfance dans les Charentes. Il vit actuellement dans la région de San Francisco en Californie.

Bibliographie 

Guillaume de Pracomtal  est l'auteur de poèmes et d’articles littéraires publiés régulièrement dans des revues en France, depuis 2017 (Arpa, NUNC, Poésie/première, Phœnix, Décharge, Verso…).

 

Poèmes choisis

Autres lectures

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L’œuvre poétique de Marc Alyn : un itinéraire alchimique

Les trois volumes des œuvres poétiques de Marc Alyn se déclinent comme une merveilleuse somme poétique dans les éditions de La Rumeur Libre, Andrea Iacovella, l’éditeur étant lui-même un extraordinaire visionnaire du livre et de la collection, créateur d’une sorte de bibliothèque absolue, bibliothèque universelle qui a pu être rêvée par un philosophe et mathématicien comme Kurd Lasswitz ; ou encore véritable architecte, lancé dans une quête d’un Graal littéraire, renvoyant à la Bibliothèque de Babel de Borgès.

Cette vision, ou véritable pensée philosophique du livre, s’exprime dans le soin apporté à chaque partie de ce volumen qui se déploie comme un fabuleux monument aux lisières du rêve et de l’imaginaire.

Chacun de tomes est initié par une préface magistrale, la première de Jean-Jacques Celly, la deuxième par Georges-Emmanuel Clancier, et la troisième signée Pierre Brunel.  Chaque recueil s’ouvre également par une notice explicative retraçant, au sein de l’histoire littéraire, le parcours d’un poète qui commence dès l’âge de 18 ans à être reconnu pour une poésie nouvelle entée dans les fééries de l’imaginaire. Les trois titres des tomes des œuvres poétiques, comme piliers d’un remarquable édifice, sorte de temple poétique, renvoient d’ailleurs tous à une forme de pénétration dans un monde sacré, « L’aventure initiatique », « Le Rêveur éveillé », et « L’Image, la magie ».

Le premier tome se présente comme la quête initiatique de « l’enfant de poésie » qu’a été le poète. C’est dans une quête alchimique le premier stade de l’initiation, celui de « l’œuvre au noir », sorte de cheminement qu’emprunte le poète en Hermès Trismégiste pour découvrir les sentiers de la création. 

Marc Alyn, Œuvres poétiques, Tome I, « L’Aventure initiatique » (1956-1991), 2024, 448 pages, 21 € ;   Tome II, « Le Rêveur éveillé » (1992-2004) ; Tome III « L’Image, la Magie » (2006-2023), La Rumeur libre, 2024.

Des bonheurs d’écriture jalonnent cet élan vers le mouvement sacré d’une vocation, véritable témoignage sur les étapes d’une architecture, celle d’une œuvre en poésie, celle d’un destin de poète : « Peut-être, ayant rêvé, seconde après seconde, notre vie, serons-nous quelque jour vécus par notre rêve ». Celui qui s’est rêvé Fantomas ou prestidigitateur, celui qui a contemplé l’apocalypse du feu, celui qui choisit le pseudonyme de Marc Alyn, celui qui a vécu la passion de la mère pour les livres d’aventure et de mystère, et celle du père pour la magie des livres, celui-ci devient le poète, le grand rêveur de mots, « passages secrets se profilant et menant aux demeures austères du Merveilleux », désir de l’Autre, du divin et de l’absolu « s’exaltant pour les couleurs mystiques des rosaces des cathédrales », ainsi le poète de l’extrême, nouveau Rimbaud auréolé de jeunesse, s’engage-t-il  avec bonheur dans l’oxymore comme danse de liberté qui brise ses liens, comme cristal de rythme :  

Plein feu !
je suis sur la balance
du désespoir et de l’extase
de la tendresse et de la cruauté.
je dépends d’un seul mot
comme fruit de sa branche
quand le vent vient musarder 

Traces de pluie, empreintes de l’arbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de l’invisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles d’eau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige, cette poésie cosmique s’affirme dans un deuxième temps alchimique comme « l’œuvre au rouge », dans la force d’une parole devenue fulgurante par la traversée de l’imaginaire. "Le Rêveur éveillé " du Tome II,  affirme désormais sa fantasmagorie, s’ouvre au monde, rêve qu’il s’envole :

 

au printemps les mésanges se nichent entre ses feuilles
pour becqueter joyeux don texte lettre à lettre
et lui parler d’amour avec des mots d’insectes.

Le texte se fait archétypal, dans la force originelle d’une brûlure :

 

langue d’avant la langue
ouragan déferlant sur les soleils futurs
nébuleuses chiendent archipels tropiques !
le Verbe originel à jamais se répand
clarté embrasant les vitraux
source qui lie le prologue à la fin
l’éclair inaugural à l’ultissime braise 

Le tome III est celui de « l’œuvre au blanc » à travers la maîtrise du poème en prose. C’est l’ultime ouvrage achevé par le poète et il constitue l’acmé du travail poétique, comme s’il parvenait, par sa recherche de perfection dans cette forme poétique bien particulière qu’est le poème en prose, à placer le diadème ou l’auréole sur son œuvre tout entière. Le poème en prose semble répondre à cette exigence, un concentré en même temps qu'une « devanture » de ce que la littérature fait, des compétences qu'elle met en œuvre, des opérations de reconnaissance et de méconnaissance auxquelles elle soumet la singularité des œuvres. Le genre poétique du poème en prose, permet ainsi, par sa forme même, d’établir une réflexion forte et achevée sur le processus de création et son lien à l’intertextualité avec Baudelaire par exemple.

Ce recueil n’est pas, en effet, un tout autonome et fermé dont les éléments composent un système clos. Il présuppose un dialogue avec l’Autre, avec les autres créateurs, en particulier les peintres, dont T’ang. Le poème et la calligraphie adviennent alors par ce qu’il y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant l’un à l’autre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence. Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : « Nulle empreinte sur la grève ». Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien n’accapare l’attention ni ne l’obnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé d’écriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole l’écriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de l’eau, de « la respiration des oiseaux privés d’ailes ». Poésie qui n’est accessible qu’à partir d’un véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles du poète initié, désormais réconcilié au monde :

Il n’y avait jamais personne
au bout du fil.
Seule une abeille aux ailes diaphanes
nous pénétrait de son bourdonnement
porteur d’une verbe intraduisible. 

Présentation de l’auteur

Marc Alyn

Marc Alyn, né le 18 mars 1937 à Reims, en Champagne, reçoit vingt ans plus tard, le prix Max Jacob pour son recueil Le temps des autres (éditions Seghers). Auparavant, il avait fondé une revue littéraire, Terre de feu, et publié un premier ouvrage, Liberté de voir à dix-neuf ans. Ses poèmes en prose, Cruels divertissements (1957) seront salués par André Pieyre de Mandiargues, tandis que l’auteur doit revêtir l’uniforme et partir pour l’Algérie en guerre. De retour à Paris, en 1959, il donne articles et chroniques aux journaux :  Arts, La Table Ronde et le Figaro littéraire parallèlement à des essais critiques sur François Mauriac, Les Poètes du XVIe siècle et Dylan Thomas. En 1966, il fonde la collection Poésie/Flammarion  où il révèlera Andrée Chedid, Bernard Noël, Lorand Gaspar, publiant ou rééditant des œuvres de poètes illustres : Jules Romains, Norge, Robert Goffin, Luc Bérimont. Sa création personnelle s’enrichit alors d’un roman, Le Déplacement et de deux recueils : Nuit majeure et Infini au-delà, qui reçoit le Prix Apollinaire en 1973. 

A partir de 1964, il s’éloigne volontairement de Paris et vit dans un mas isolé, à Uzès. De ce port d’attache au milieu des garrigues, il accomplit de nombreux voyages en Slovénie (où il traduit les poètes dans deux anthologies, et étudie les vers tragiques de Kosovel), à Venise, puis au Liban où il rencontrera la femme de sa vie, la poétesse Nohad Salameh, qu’il épousera des années plus tard. De ses périples marqués par la guerre à Beyrouth, naîtra sa trilogie poétique Les Alphabets du feu (Grand Prix de poésie de l’Académie française) laquelle comprend : Byblos, La Parole planète, Le Scribe errant.

Revenu enfin à Paris, Marc Alyn connaîtra de douloureux problèmes de santé (cancer du larynx) qui le priveront quelques années de l’usage de sa voix. Contraint de substituer l’écrit à l’oralité, l’auteur entreprend alors une œuvre où la prose prédomine, sans perdre pour autant les pouvoirs du poème. Le Piéton de Venise (plusieurs fois réédité en format de poche), Paris point du jour, Approches de l’art moderne inaugurent une série d’essais fondés sur la pensée magique irriguée par l’humour :  Monsieur le chat (Prix Trente Millions d’amis), Venise, démons et merveilles. Notons enfin les poèmes en prose : Le Tireur isolé et les aphorismes, Le Silentiaire, Le Dieu de sable et Le Centre de gravité. En 2018, paraissent les mémoires de Marc Alyn sous le titre : Le Temps est un faucon qui plonge (Pierre-Guillaume de Roux).   

 

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Marc Alyn rêvait jeune « d’une poésie verticale, toujours en marche ». Son vœu est exaucé. Qui mieux que les forêts peut rendre compte des « ressources infinies du Temps » ? Surtout lorsque, « domaniales », leur titre de [...]




REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : Mikhu Paul, ou comment mettre l’accent sur ce qui est important pour la communauté des humains et leur « mère », la Terre.

Mikhu Paul (née en 1958) est une poète Wolastoq (Malécite). D’ascendance mixte, née dans la nation Malécite (qui originellement vivait au Québec, au Nouveau Brunswick et dans le Maine). Elle est membre de la communauté de Kingsclear, lieu situé au Nouveau-Brunswick, au Canada.

Après le lycée, Mikhu Paul a obtenu une licence en développement humain et communication à l’Université du sud du Maine, ce diplôme a été suivi d’un master en création littéraire à Stonecoast. Dans un entretien, quand on lui demande quelles sont les personnes qui l’ont le plus inspirée dans son art et dans sa quête de justice, elle cite d’abord son grand-père et sa mère, mais elle reconnaît également l’influence puissante que d’autres écrivains autochtones d’Amérique du Nord ont eu sur son travail et sa démarche. Leslie Marmon Silko, par exemple, et surtout son célèbre roman Ceremony, sont cités comme une influence particulière, tout comme la poésie et la prose de Joy Harjo et Louise Erdrich ainsi que les études de Robert Warrior, Jace Weaver et Craig Womack. Son poème intitulé « House of Dawn » est certainement un clin d’œil à une autre voix autochtone canonique, celle de N. Scott Momaday, qu’elle cite également comme une influence littéraire importante. Pareil au roman de Momaday, la poésie de Mikhu Paul s’intéresse à la guérison qui doit suivre un traumatisme.

La poète Mikhu Paul lit son poème 21st Century Lullaby extrait de l'anthologie de poésie Littoral Books Enough ! Poèmes de résistance et de protestation.

Elle vit à présent à Portland dans le Maine (États-Unis) où elle enseigne l’écriture créative. Elle est à la fois éducatrice, artiste et militante. Son recueil 20th Century PowWow Playland a été publié en 2012 par Bowman Books et ses poèmes ont été publiés dans diverses revues, notamment dans la revue numérique Cabildo Quarterly. Elle milite pour un meilleur système d’éducation, débarrassé du racisme et de la discrimination, avec de meilleurs programmes présentant et incluant les populations autochtones comme part de la société, avec leurs cultures, leur histoire, leurs héritages toujours bien vivants. Elle a participé à la réflexion collective sur ce sujet en écrivant un chapitre dans Transforming Our Practices, il s’agit d’un texte pédagogique axé sur les paradigmes éducatifs autochtones. Elle prend souvent la parole afin de faire connnaître, de partager son expérience dans différentes écoles, comme par exemple lors d'événements organisés soit par l'Immigrant Legal Advocacy Project, soit par le Maine Wabanaki REACH, ou encore par la Maine Wabanaki-State Child Welfare Truth & Reconciliation Commission. Elle veut faire comprendre que le procédé de génocide contre les amérindiens continue, elle veut « faire briller la lumière de la vérité », elle veut  que soit visible le génocide jusqu’alors resté invisible, faire entendre ce qui est passé sous silence à propos du génocide ; et faisant cela elle cherche à  motiver le développement de la sensibilisation et des actions afin de faire face aux défis que tente courageusemement de relever la population indigène du Maine.

Mikhu Paul est également une artiste multimédia dont les œuvres ont été exposées dans des musées et des galeries, et vendues aux enchères afin de collecter des fonds pour des causes caritatives. Elle utilise la plume et  l'encre, l'aquarelle, la gouache, elle a recours au collage pour créer des œuvres qui visent à affirmer son identité à travers ses propres valeurs artistiques. La première exposition multimédia de Mikhu Paul fut une installation en 2010 au musée Abbe de Bar Harbor, dans le Maine, intitulée « Look Twice : The Waponahki in Image & Verse ». Les poèmes publiés dans l'anthologie Dawnland Voices étaient accompagnés de photographies et de ses propres dessins. Son but est de changer le regard du spectateur afin qu’il abandonne les stéréotypes attachés aux Amérindiens, qu’il ait un regard plus objectif afin de comprendre ces autres cultures qui sont les premières s’étant dévelopées sur le continent américain, ce dont tout américain devrait être conscient.

Dans ses écrits elle met en lumière les abus et les conséquences du racisme systémique enduré par les peuples autochtones mais aussi par les communautés afro-américaines. Dans ses écrits elle dénonce également le système scolaire et l’éducation qu’elle a reçue. Dans son poème Jefferson Street School elle se décrit comme une captive forcée de mémoriser et de réciter des paroles dans  la langue de l’envahisseur, elle fait part de son expérience personnelle au contact de l’éducation des « blancs » qui perpétuent la discrimination, les inégalités sociales et les différences culturelles, qui présentent de façon biaisée de nombreuses choses et notamment l’histoire. Les enseignements traditionnels autochtones lui ont été transmis par son grand-père sur la réserve indienne de Penosbscot, près d’Old Town, dans le Maine. Dans un entretien mené par Lisa Panepinto, Mikhu Paul parlant de son grand-père décrit comment il a été enlevé à sa famille dans sa maison de Kingsclear alors qu’il était jeune garçon, pour être placé dans le système de pensionnat du Nouveau-Brunswick, un placement auquel il a résisté avec véhémence en tentant à plusieurs reprises de s’échapper. Elle explique : « L’une des choses qu’il avait appris à faire lorsqu’il s’enfuyait était de ne pas rentrer chez lui à Kingsclear. Il allait là où vivaient ses cousins ​​sur une autre réserve […] il a appris à aller là où ils ne le trouveraient peut-être pas ».

Avec ce grand-père, appelé Ray, elle a cueilli des crosses de fougère, elle a chassé et piégé lorsqu’elle était enfant. Elle honore la mémoire de son grand-père dans le poème intitulé « Trapper », qui décrit un homme aux mains « monstrueusement fortes » et à l’index « de traviole », déformé par son métier :

 

Pendant des années et des années, ces mains ont soulevé des mâchoires de métal.
En toutes saisons, qu’elles soient gelées ou humides,

il marchait des kilomètres jusqu’aux endroits où les animaux rampaient et se cachaient,
où ils se nourrissaient et se reposaient.

 L’hiver, la rivière : long chemin enneigé et glacé vers les carrefours secrets de créatures qu’il connaissait comme des parents, comme des cousins.

Bien que Mihku Paul ait grandi principalement à Old Town, elle a également passé une grande partie de son enfance avec sa famille sur Indian Island, qui est le siège du gouvernement tribal de la nation Penobscot. Paul a grandement bénéficié des enseignements culturels de son grand-père, ce qui lui a permis de compenser sa désillusion quant à son éducation dans le système éducatif mainstream des « blancs ». À l’école comme en dehors, ses expériences en grandissant à Old Town ont été la pauvreté et la discrimination ; parmi les quatre enfants de sa famille, elle a été la seule à terminer ses études secondaires. Elle attribue en grande partie ce succès aux enseignements traditionnels et à la forte influence de sa famille, en particulier de son grand-père. Dans ses écrits elle partage ses réflexions, parfois en forme de palimpsestes, sur le passage du temps, réflexions sensibles et frappantes, faisant allusion à la fois à l’assimilation et à l’héritage.

Dans son recueil, à la magnifique couverture aussi orange qu’un coucher de soleil, sur la quelle on peut lire « l’évangélisation des Indiens », de laquelle découlent toutes les catastrophes qu’on sait, Mihku Paul raconte des histoires vivantes de héros malécites à travers les millénaires. Elle s’attache à cartographier de manière vivante un territoire englobant d'anciennes routes de canoë, elle « chante » sur tous les registres, du mythique au moderne. Ce livre nous rappelle la présence autochtone qui a toujours imprégné le Maine et le Québec. Mikhu Paul s’aligne  avec d'autres poètes Wabanaki importants dont les plus connus sont Alice Azure, Carol Bachofner, Joseph Bruchac, Carol Dana et Cheryl Savageau. Son style est simple, sans fioriture, ses mots vont droit au but avoué : faire connaître et faire comprendre ce qu’il en coûte et en quoi consiste être Indien d’Amérique aujourd’hui.

Voici quatre poèmes tirés de son recueil 20th Century PowWow Playland (dont la version originale est publiée dans iwar Mayu, un blog sur internet pour 3 d’entre eux et le quatrième, Her Medicine, est publié dans Dawnland VOICES 2 :0,  n° 11). Le premier évoque les pensionnats pour Indiens et les mauvais traitements subis par les enfants arrachés à leur famille, à leurs cultures, à leur réserve.

Langue maternelle

Enfant volé, étranger sans nom.
Sa bouche a été cousue.
Perdues les chansons, au cours de leur long vol,
années après années, naissance après mort.
Témoin muet, quel silence est-ce là ?
Malheureuse disparition, chair et os,
langue par laquelle nous avons vécu,
dispersée comme la poussière de pollen,
la trace de la poudre la plus fine.
Possédés, nos dents claquent et grincent,
nos lèvres violettes battent et s’enroulent, un gémissement étranglé :
tuberculose, dysenterie, pneumonie.
Mille façons de tuer une chose, et
une seule vraie façon de la sauver.
Nos mots, une forme de sons qui ne sont plus familiers,
enterrés à Carlisle.
Oh, Grand-mère, nous errons maintenant.
La carte obscurcie, déchirée et ensanglantée.
Nous parlons une langue étrange.
Nous sommes des fantômes, nous nous hantons nous-mêmes.

Dans le poème intitulé Sa médecine, Mikhu Paul évoque ce sentiment de perte qui se répercute en sensations désagréables dans le corps. Perte de la liberté et parcage sur des réserves, perte d’estime de soi, perte de la confiance face à la vie, perte du tissu tribal qui donnait sa force aux individus, perte des repères car plongée dans un monde qui n’est pas fait pour les amérindiens et qui veut les faire disparaître. Perte, mais la notion d’interdépendance et d’appartenance à la grande famille des êtres vivants perdure, le lien avec les élements et la nature n’est pas rompu .

 

Sa « médecine »

Ce corps, je le connais mieux qu'un oiseau ne connaît
l'arbre qu'on appelle maison, perché dans les rêves feuillus et
la folie estivale qui m'invite au vol. 

J'ai toujours rêvé que je volais.
Une quête déterminée, je me déplace au-dessus de la canopée,
je contemple les cimes des cousins ​​à la peau d'écorce, les mains vertes ondulant en dessous.
Leur souffle recueilli est un soupir qui me porte au travers d’un terrain inconnu.

Toujours un visiteur étranger au monde,
j'adore néanmoins ces lieux d'ombre,
je crains le passage de l’éclair brûlant comme une résurrection impie,
l'accélération, un effroi élémentaire que je ne peux pas nommer.

Une fois, j'ai entendu ma mère murmurer, après avoir laissé tomber son corps,
au plus profond des heures sombres quand le sommeil ne vient pas.
Sa voix dans mon oreille gauche, le son le plus hésitant et le plus conscient,
la façon dont on parle à quelqu'un au bord d'un bâtiment ou
d'un pont en surplomb d'eaux dangereuses.

Je me suis réveillée seule dans le noir, mon pouls battait régulièrement dans ma gorge.
Le chagrin étouffe comme de l'argile, emprisonne ce corps, alors je dois
lutter pour avancer vers mon propre avenir, mes ailes lourdes d'un
étrange désir du passé m’ayant jour après jour échappé
jusqu'à ce que je me retrouve dans
ce nouvel endroit, cette nouvelle vie.

À présent mes cheveux scintillent, d’argent ils renaissent à la lumière.
Je garde mes ailes en réserve, à l’encontre de
l’aube exhortant de prendre son envol.

Dans le poème qui suit, l’identité morcelée des métis est décrite comme une malédiction :

 

Amerindia

Ces hybrides errent du Mexique à Montréal,
trempés dans le miel, tachés de thé.
Leurs yeux verts attirent la lumière, les paillettes,
les éclats de miroirs brisés.
Maintenant, nous avons sept ans de malchance,
cousin, au moins sept hivers de pénitence.
Nous sommes, nous tous, jetés dans un vent brûlant.
Les mots de prière montent et descendent
les feuilles rouges fendues d'un vieil arbre,
les plumes blanches arrachées à l'aile d'une colombe.
Pas de chiffre, sauf le cœur qui bat,
enfermé dans cette chair nouvellement créée,
battant des rythmes ancestraux.
Dans mille ans, quel visage captif
planera, emprisonné dans du verre argenté ?
Comment l'appelleras-tu,
celle dont les yeux étaient les tiens, qui te scrutaient en retour,
tandis que le miroir se brisait et que l'arbre portait ce nouveau fruit ?

Dans le poème suivant, la création de l’état du Maine en 1820 est évoquée.  Territoire ancestral de nations  Algonquines parlant le wabanaki dont les Abenakis, les malicites, les Miq’mac, les passamaquoddys et les Penobscots, il fut le champ de bataille d’armées colonisatrices, puis partie du «commonwealth of  Massachussetts ».  Une allusion au massacre de Wounded Knee Creek est faite,  massacre perpétré par l’armée américaine contre des Indiens Lakotas guidés par Big Foot, le 29 décembre 1890 dans le Dakota du sud.

 

Aire de jeux - PowWow du 20e siècle

En 1920, une célébration centenaire, le temps mesuré,
à commémorer ce moment
où tout a changé.
Une séparation, un territoire renommé, vicieusement dompté.
Sculpté et revendiqué, colonisé, l'État du Maine.
Deux visages se regardent, des enfants, couleur sépia,
qualité musée, pressés sur des pages.
Un garçon et une fille froncent les sourcils devant l'œil de la caméra,
objectif rigide de l'histoire, une arme dangereuse.
Trente ans depuis cette dernière grande danse dans
les Dakotas, lorsque les balles
voyagèrent plus vite que la lumière
qui piège ces deux-là.
Rassemblant des fantômes, les suppliants enterrèrent leurs cœurs,
moururent sur le sol gelé.
La lumière captive aveugle ces jeunes yeux,
met à nu les sourires à demi grimaçants.
Fini, le wigwam en écorce de bouleau,
le tipi en peau de bison.
Derrière une tente en toile de fond, le garçon
aux joues creusées de peinture de « guerre »
se tient debout à côté de sa sœur, sa cousine.
Ses tresses sont suspendues à des plumes bon marché.
Les enfants posent maintenant,
la guerre remplacée par l'apparat.
Le loup : une légende portant
la peau d'un chien en laisse,
l'œil du guerrier froid est  maintenant fermé,
sa main ferme est vide, son cri de guerre
à présent silencieux sur cette image qui s'estompe,
ce terrain de jeu d’un pow-wow du 20e siècle.

En conclusion je laisserai la parole à Mikhu Paul elle-même, dans un entretien elle explique sa démarche : « En tant que poète et artiste visuel Waponahki (Wabanaki), je suis toujours à la recherche de nouvelles voies vers de nouvelles œuvres et je m’efforce de transmettre mon point de vue sur des sujets qui me semblent à la fois pertinents sur le plan culturel et importants pour notre famille humaine et notre Mère (la Terre). » Ainsi est résumée une façon de vivre, une façon de donner sens, de partager une vision de la vie très familière non seulement aux artistes amérindiens, mais aussi à tout « Native American ». 

Présentation de l’auteur

Mikhu Paul

Mihku Paul (née en 1958) est une poétesse, une artiste visuelle, une conteuse et une militante des Premières nations. Elle est née dans la nation malécite et est membre de la Première nation de Kingsclear, au Nouveau-Brunswick, au Canada. Mihku Paul réside actuellement à Portland, dans le Maine, où elle enseigne la Littérature à la Maine Women Writers Collection de l'université de la Nouvelle-Angleterre.

Bibliographie 

Le premier livre de Mihku Paul, 20th Century PowWow Playland, a été publié par Bowman Books à Greenfield, New York, en 2012.  Parmi ses poèmes les plus populaires, citons The Water Road, Mother Tongue et Genocide and Me. L'une de ses œuvres les plus célèbres est Jefferson Street School.

Mihku Paul a également été publiée dans des magazines, notamment Cabildo Quarterly Online.

On lui a récemment attribué la rédaction d'un chapitre dans Transforming Our Practices.

Mihku Paul associe sa poésie à l'art visuel, créant des œuvres à la plume et à l'encre, à l'aquarelle, à la gouache et au collage mixte. La première exposition multimédia de Paul a été une installation, Look Twice : The Waponahki in Image & Verse - Regardez deux fois : les Waponahki en images et en vers - réalisée en 2010 au musée Abbe de Bar Harbor, dans le Maine. Les poèmes publiés dans l'anthologie Dawnland Voices ont été associés à des photographies et à ses propres dessins. 

Poèmes choisis

Autres lectures




Marin Preda – le plus haï des écrivains

Le « dossier Marin Preda »

La mort du grand prosateur Marin Preda (1922-1980) fut, comme d’autres crimes politiques en Roumanie, officiellement attribuée à l'alcool. Le peu d’éléments qui ont pu filtrer dans le rapport médico-légal, tenu secret et découvert près de vingt ans après dans les archives de la Procurature, indique pourtant clairement, dans ses conclusions, « une mort violente », notamment « par étouffement », mentionnant également des contusions et des plaies au visage, et des tâches noires et violacées sur le buste (marques peut-être d’instruments de torture).

Ce rapport, ainsi que les déclarations et récits divers inclus dans la soi-disant « enquête » (y compris des notes issues des dossiers de la police et de la Securitate), bien que souvent partiels, confus et contradictoires, sont aujourd’hui connus grâce à l’investigation approfondie de la journaliste et écrivaine Mariana Sipoş (Dosarul Marin Preda / Le dossier Marin Preda, Bucarest, 1999, 2017). Les pièces réunies et analysées dans ce livre montrent sans conteste qu’il s’agit d’un assassinat politique. « Motivé » – si jamais une motivation du crime peut être invoquée – par la parution, seulement trois mois auparavant, et l’immense succès de librairie du dernier roman de l’écrivain, la trilogie Cel mai iubit dintre pămînteni (Le plus aimé des terriens) : « le roman qui lui a provoqué, en fait, la mort », comme l’a déclaré quelque part le critique et académicien Eugen Simion1.

Entretien avec Marin Preda, 1970, productrice Alexandra Orban.

Ce chef d’œuvre (hélas, non traduit en français) est un livre réaliste autant que symbolique, dont le personnage principal – un philosophe ex-prisonnier politique des années 50-60, non réhabilité, devenu, d’universitaire, chef d’une équipe de dératisation urbaine (!…) – dénonce les atrocités et les aberrations du système. Il y a des écrits dont la critique et la vérité dérangent, au point que leurs auteurs sont menacés de mort – comme l’a été, on le découvre d’après certains témoignages, Marin Preda – et finalement bel et bien tués, sans que jamais, des décennies après, les responsables, commanditaires et exécutants, ne soient inquiétés, et qu’aucune véritable enquête pénale n’aboutisse. Situation standard pour la Roumanie, où – pour nous limiter à la période d’après-guerre – ni les responsables de la mort du poète Nicolae Labiş, ni ceux de l’assassinat de Ioan Petru Culianu n’ont été mis en cause à ce jour, ni officiellement dénoncés.

Les « déclarations des témoins »

Pour estimer la validité méthodologique des « déclarations » versées au dossier reconstitué par Mme Mariana Sipoş, il faut dire avant tout que certaines sont écrites, sur des formulaires-type, de la main même de l’enquêteur qui les enregistre et les contresigne – et dans ce cas, elles contredisent les déclarations autographes, sur papier libre, du même déposant (c’est par exemple le cas de la double déclaration « manuscrite » du poète Virgil Mazilescu) ; d’autres, dactylographiées, semblent carrément dictées à un greffier par le meneur de l’enquête, tant le style et les fautes de langue sont impensables sous la plume d’un écrivain, même quand il est mis sous pression pour témoigner d’un certain scénario préétabli. Il semble évident que de telles déclarations sont construites de fond en comble par les enquêteurs, avec ou parfois même sans la contribution des déposants…

D’autre part, toujours dans un esprit d’analyse méthodologique, on constate que les différentes déclarations (que nous ne reprenons pas ici, nous les avons citées et analysées ailleurs2) constituent autant de mini-scénarios, dont les variantes confuses et contradictoires portent sur tous les points de détail factuels : l’heure d’arrivée de l’écrivain, le 15 mai 1980, au palais Mogoşoaia, où il a été découvert mort le lendemain en fin de matinée, la personne du chauffeur du taxi qui l’y a amené (qui apparaît tantôt comme connaissant fort bien l’écrivain, tantôt comme ne sachant pas à qui il avait affaire), l’identité du gardien qui l’a réceptionné à la résidence (qui change de nom selon les déclarations), le fait, une fois amené dans sa chambre, d’avoir ou non demandé à manger, le fait d’avoir eu ou non des coulées de sang sur son visage à ce même moment, l’heure où l’écrivain serait descendu de sa chambre, l’état où il se serait trouvé à ce moment-là, les personnes avec qui il aurait été à table dans le restaurant, la quantité et la nature de la boisson qu’il aurait absorbée à cette occasion, l’heure où il se serait retiré, enfin, la position où on l’aurait retrouvé en milieu – ou en fin – de matinée… (tombé du lit ? assis sur son lit ? couché sur le dos ? en pyjama, où habillé de son manteau ?).

Tous ces « faits » sont tellement flous dans les différentes relations, qu’on sent bien le manque d’assurance, le tâtonnement, l’embarras même des « déposants » face à une injonction sous-jacente leur intimant l’ordre de faire croire que Preda était arrivé la veille du décès, « en état avancé d’ébriété », et qu’au cours de la nuit il avait encore bu au restaurant du palais. Ce sont là les deux pivots communs de tous ces scénarios, autrement divagant chacun à sa guise, tant il est difficile d’inventer des détails concrets pour des faits irréels, comme il est difficile de complétement gommer des faits réels. Ainsi les bruits entendus dans sa chambre, selon le témoignage crucial de l’écrivaine Sânziana Pop, qui donne la description la plus saisissante au moins d’une partie de ce qui a dû se passer durant cette nuit du 15 vers le 16 mai 19803 :

« J᾿ai quitté la maison de création Mogoşoaia quelques mois seulement avant la mort tragique et stupide de Marin Preda. Stupide ? Il aurait suffi, rien qu᾿en apercevant les gardiens qui avaient été de service la nuit du drame, pour comprendre que le diagnostic officiel du décès par asphyxie mécanique était un conte à dormir debout. Les gardiens n᾿étaient pas tristes. Ils étaient terrorisés. Ils ressemblaient aux noirs jugés par les tribunaux du Ku-Klux-Klan. La nuit du drame on a entendu des coups très forts dans le plancher. » (n.s.)

En tout cas, selon le témoignage du jour même que je détiens de la bouche du philosophe, helléniste et éminescologue Petru Creţia (1927-1997), qui m’a raconté avoir vu Marin Preda se faire déposer à Mogoşoaia par un taxi au petit matin, et se faire soutenir sinon traîner vers l’immeuble par deux gardiens de la résidence (d’où les bruits entendus de sa chambre), l’écrivain n’était pas arrivé la veille au soir et n’avait pas passé la nuit à boire au restaurant avec ses collègues écrivains... Il avait dû sans doute passer sa nuit ailleurs, en tout autre compagnie, d’où les traces de violence sur son visage et son corps, constatées dans le rapport médico-légal, et il a été amené dans sa chambre à la fin de la nuit, à l’instance de la mort sinon déjà décédé.

Deux éléments, dans la sémantique contextuelle des déclarations, révèlent la non-pertinence, sinon la fausseté de celles-ci.

Marin Preda - entretien avec le grand écrivain sur ses débuts dans le journal « Timpul » en 1942.

Le premier élément de discours révélateur est – au-delà de toutes les confusions et contradictions qui caractérisent les pièces du dossier – un syntagme immuable, présent immanquablement dans toutes les déclarations, avec des variantes minimes, uniquement de topique : Preda aurait été, pour toutes et pour tous, non pas tout simplement ivre, mais « dans un état avancé d’ébriété », respectivement « dans un état d’ébriété avancée ». Voilà ce qui tranche avec les ambiguïtés et met tout le monde d’accord ! Gardiens, serveuses, restaurateurs, taximen, écrivaines et écrivains, poètes et poétesses, sculpteur et peintre, tout ce beau monde multiculturel parle de la même façon et désigne par la même formule administrative-policière un état qui, si réel, aurait été évoqué autrement dans le langage propre de chacun, de manière plus colorée, plus personnelle… (bien grisé, ivre mort, marchant sur quatre chemins, etc. etc.) Mais non ! Il était « dans un état avancé d’ébriété » (avec la variante topique respective) ! On pense immédiatement, en constatant la constance de cette formule, à cette « signature du crime » que repère, dans les différentes dépositions, le juge joué par Jean-Louis Trintignant dans le célèbre film « Z » de Costa Gavras, comme étant en fait un élément de scénario dicté aux « témoins » par le meneur du conclave des généraux tueurs : « il a surgi souple et féroce comme un tigre ! » Oui, dans notre cas, la formule toute faite, introduite dans toutes les déclarations, est une signature du crime. Et d’ailleurs, une constante de système : la victime doit être rabaissée, en général, accusée d’alcoolisme, par exemple.

Rappelons-nous que la même formule « dans un état avancé d’ébriété », apparaissait aussi dans des « déclarations » visant à accréditer le décès par accident – et de sa faute ! – du jeune poète Nicolae Labiş (qui pourtant a bien notifié dans ses confessions faites à l’ami Imré Portik sur son lit de mort : « Je n’étais pas ivre... Je ne suis pas tombé, on m’a poussé par derrière… »)4. Rappelons-nous aussi que la même étiquette visant un prétendu alcoolisme était apposée, à côté d’autres « vices » et « maladies mentales » inventées, sur l’image du grand poète Mihai Eminescu, dont le portrait calomnieux était censé, dans le cadre même d’un soi-disant rapport d’autopsie, couvrir le décès prématuré et brutal !…5

Le second indice révélateur consiste dans le double scénario de l’épisode de l’arrivée à Mogoşoaia. Dans l’un, Preda est parti de son bureau, aux éditions Cartea Românească, dont il était le directeur, le soir autour de 21h, avec un taxi dont le chauffeur le connaissait bien car il l’avait souvent pris en charge pour l’amener à Mogoşoaia, trajet qui lui était donc parfaitement familier, et qui normalement durait environ 15 minutes ; l’écrivain y serait pourtant arrivé… bien plus d’une heure après ! (entre 22h et 23h selon les déclarations). Dans l’autre scénario, le prétendu chauffeur de taxi ne sait pas comment arriver au palais Mogoşoaia (ce qui est fort peu crédible) et ne connaît même pas Marin Preda – il l’apprend en s’arrêtant pour demander son chemin à des officiers de police, dans un commissariat, officiers qui, eux, reconnaissent l’écrivain et indiquent le trajet au taximan égaré, qui passe pourtant encore un long moment à chercher le palais dans la petite commune de banlieue !... (pour y arriver, d’après lui, autour de 22h30).

Tout se passe comme s’il y avait eu en fait deux chauffeurs : l’un, qui l’aurait pris à son bureau à 21h pour l’amener à Mogoşoaia, était un habituel, connaissant l’écrivain ainsi que sa résidence, mais pour des raisons et dans des circonstances sur lesquelles on n’a aucun élément, il n’est pas parvenu à le déposer à sa destination, on dirait que son client a été « intercepté » en route ; l’autre, totalement étranger à la personne et aux habitudes de l’écrivain, a pu le charger, à une heure très avancée dans la nuit, peut-être dans ledit commissariat de police, où l’écrivain, manifestement dans un état qui le rendait incapable de parler pour lui expliquer le trajet, lui a été livré tel un ballot à transporter vers une destination que de toute manière le chauffeur ne connaissait pas (était-il réellement chauffeur de taxi ? peut-être juste le chauffeur du commissariat…). L’arrivée à Mogoşoaia après moult détours se situerait alors, en réalité, vers le petit matin du 16 mai – comme l’avait constaté Petru Creţia – et non la veille.

Les contradictions dont est tissée la déclaration du « chauffeur » nous semblent donc représenter en fait deux scénarios distincts, non pas alternatifs mais complémentaires, l’un suivant l’autre dans la chronologie des événements et expliquant ainsi le grand laps de temps – en réalité, toute une nuit – entre le départ du bureau, le soir, et le moment réel de l’arrivée à la résidence, avec la révélation d’un passage entre temps par un commissariat de police… (c’est là, probablement, qu’a eu lieu la maltraitance qui a entraîné inévitablement le décès).

Comme le reconstituait fort pertinemment le poète et écrivain Ion Caraion (1923-1986), dans un article basé sur ses notes de l’époque, publié posthume6 :

« Dans la nuit du 15 mai 1980 il a été amené là [au palais Mogoşoaia n.n.] par des inconnus, dans un état indescriptible, tout préparé et aux trois quarts emballé, pour qu’après quelques heures il arrive seul dans l’au-delà ».

Le rapport médico-légal

Notre reconstitution ci-dessus est la seule qui permette d’expliquer les traces de violence constatées sur le cadavre, dont atteste le rapport médico-légal – car vu ce qu’on peut y lire, on est loin d’être en présence d’un rapport d’autopsie (nous avons déjà vu ce même manque de professionnalisme dans le cas du soi-disant rapport d’autopsie concernant Mihai Eminescu – mais ici, on est quand même un siècle plus tard !). Tenu secret pendant la soi-disant enquête – vite bouclée au titre des « déclarations » ordonnancées pour faire créditer la mort par alcoolisme –, ce rapport a été découvert dans les archives et rendu public par l’investigation de l’écrivaine et journaliste Mariana Sipoş, dans son livre susmentionné.

Le document faisant office de « rapport médico-légal », sous la signature de distingués spécialistes (le Professeur Dr. M. Terbancea, médecin primaire légiste, et Dr. Constantin Rizescu, médecin légiste secondaire, à l’Institut Médico-Légal de Bucarest), commence avant tout par faire, on dirait, une synthèse des déclarations des « témoins » – comme si c’étaient eux qui faisaient l’objet de l’examen et non le corps de la victime !… On y retrouve donc les principaux éléments accréditant le scénario d’une arrivée de l’écrivain la veille, d’une nuit passée en partie à boire, d’une mort dans son lit, au milieu de son propre vomi : bref, un portrait répugnant de l’écrivain. La méthode, on la connaît déjà – on l’a vue aussi à l’œuvre, toujours sous couvert d’expertise médico-légale, avec Eminescu et Labiş ! Et apparaît aussi – il fallait s’y attendre ! – la formule magique que nous avons appelée signature du crime, comme un sceau : l’écrivain aurait été amené la veille au soir, « en état avancé d’ébriété » !

Mais malgré tout, dans sa partie « médicale », le rapport atteste clairement la « mort violente », notamment « par étouffement avec un corps mou », et fait état d’éléments descriptifs révélateurs, alors même qu’il comporte des manquements inacceptables dans un travail professionnel – notamment, aucun repérage scientifique de l’heure du décès d’après l’état de rigidité et de lividité du corps, aucune identification médicale de la nature et de la cause des plaies, tâches et colorations constatées, au niveau de la tête et du visage ainsi que sur le corps, aucun examen de laboratoire des fluides et des substances gélatineuses trouvés dans la bouche et les narines. Or ces éléments, que les spécialistes n’expliquent pas scientifiquement – alors qu’ils auraient pu et dû le faire – ne s’expliquent pas non plus par le scénario qu’ils nous ont débité dans la partie « témoignages », notamment, par… « l’état avancé d’ébriété » de la victime, ayant amené à un « coma éthylique », comme l’invoquent les légistes !

Mais la description, parfois, est plus parlante que les explications scientifiques… En voilà l’essentiel :

« Le 16.05.1980, autour de 12 heures, dans la chambre n° 6 du Pavillon C, sur le lit près de la fenêtre, la tête appuyée contre le tablier et le pilier du lit, est trouvé l’écrivain Marin Preda décédé, avec rigidité cadavérique installée. (…)

Le cadavre appartient à un homme âgé de 55-56 ans, d’une taille de 170 cm., le tissu musculo-adipeux est bien représenté.

Les signes de la mort réelle : des lividités cadavériques présentes, de couleur rouge violacée, disposées sur les faces antéro-latérales du thorax et de l’abdomen sous formes de plaques grandes, parmi lesquelles quelques zones où la couleur des téguments se maintient (pâle). Les lividités sont présentes aussi sur les faces latérales des deux bras, sur toute la surface de l’avant-bras gauche, sur les faces antéro-latérales des cuisses. Les lividités ne disparaissent pas à la pression digitale.

La rigidité cadavérique se maintient à toutes les articulations. La putréfaction n’a pas commencé.

Dans la région frontale gauche, à 1,5 cm au-dessus de l’arcade et à 4 cm hors de la ligne médiane se trouve une plaie en forme de demi-lune avec la concavité vers le bas, aux dimensions de 1,5/0,5 cm, couverte d’une croûte hématique épaisse, de couleur rouge-foncée. Les tissus alentour ne présentent pas de modifications.

À 3 cm au-dessus d’elle et à 2,5 cm hors de la ligne médiane se trouve une autre plaie ovale irrégulière, aux dimensions de 1,9/1,5 cm, le diamètre le plus long étant orienté transversalement, couverte d’une croûte hématique épaisse, de couleur rouge-foncée. Les tissus alentour ne présentent pas de modifications. Les deux lésions sont légèrement ombiliquées.

Au niveau de la lèvre supérieure, sur la muqueuse, para-commissurale gauche, se trouve une ecchymose rouge-violacée de 1/0,5 cm, aux tissus mous légèrement tuméfiés.

Signes de traitement médical : non constatés.

Signes divers : Les téguments du visage, les pavillons des oreilles, la muqueuse des lèvres, les ongles aux doigts des mains et des pieds ont une coloration violacée-bleuâtre. Sur le fond des lividités cadavériques au niveau du thorax, se trouvent de nombreuses formations de la taille d’une tête d’épingle jusqu’à celle des graines de lentille, de couleur violacée-noire.

La bouche est légèrement ouverte, la langue prolabée entre les arcades dentaires, de la cavité buccale s’étire une trace de liquide jaunâtre, sentant l’alcool. Dans les orifices nasaux se trouvent des bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise. Les pupilles sont dilatées. La cornée, opacifiée. Sur la joue droite, commençant à l’angle externe de l’orbite jusqu’au lobe de l’oreille, se trouve une dépression en forme de fosse, large de 0,2 – 0,3 cm et profonde de 0,3 – 0,4 cm, sans modification des téguments alentours. »

Le rapport omet le minimum indispensable dans une expertise médico-légale : établir l’heure du décès. Avec un minimum de recherche d’information sur la toile, on apprend que les lividités cadavériques installées, non sensibles à la pression digitale, à savoir, exactement comme celles constatées par les légistes, indiquent un décès depuis au moins 12 heures. Preda ne pouvait donc pas arriver à sa résidence du palais Mogoşoaia la veille à 22h30 et descendre de sa chambre pour boire au restaurant du palais entre minuit et 1h30, selon les déclarations ; il était probablement mort à cette heure-là, ailleurs, dans un endroit où le corps, jeté à terre gisant sur le ventre, est resté en cette position pendant des heures, puisque les lividités signalées sont sur les parties antérieures des bras, du thorax et des cuisses – et non sur les fesses et le dos, comme ç’aurait été le cas s’il était mort assis dans son lit, la tête en haut, ainsi qu’il a été découvert dans la matinée du 16 mai vers 12h.

Marin Preda, Le Plus aimé de tous les terriens.

La cause immédiate du décès est établie ainsi dans le rapport médico-légal: « asphyxie mécanique par étouffement des orifices respiratoires avec un corps mou, possiblement lingerie de lit » – autrement dit, un banal coussin maintenu de force sur le visage… – « dans les conditions d’un coma éthylique ». Ce codicille est voué à « adoucir » le scénario d’un étouffement volontaire par des mains criminelles, en introduisant subrepticement la possibilité d’une auto-suffocation, par aspiration de particules alimentaires provenant d’un vomissement – d’où la rumeur de la « noyade dans son propre vomi » – phénomène pouvant en effet se produire en cas de coma éthylique.

Mais, comme le Professeur Dr. Vladimir Beliş, directeur de l’Institut Médico-légal de Bucarest, l’a confirmé en 1998 en analysant le rapport médico-légal mis à sa disposition par Mme Mariana Sipoş, d’une part, le degré d’alcoolémie, même si relativement important, n’était pas aussi élevé pour aboutir nécessairement à un coma éthylique, d’autre part, on n’avait pas retrouvé de particules alimentaires dans les voies respiratoires (au niveau de la trachée et des bronches) : donc, exit « noyé dans son propre vomi » ! D’ailleurs, l’épouse de l’écrivain, Mme Elena Preda, a relaté que ce qu’on lui avait présenté, lors de la découverte du corps, comme étant des traces de vomi sur le lit, lui a clairement semblé, par la couleur, plutôt une tache de sang coagulé. Enfin, Dr. Vladimir Beliş remarque pertinemment qu’un « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » n’aurait pas pu « provoquer les plaies, les tuméfactions, les ecchymoses » sur le visage et la lèvre, et n’aurait éventuellement pu se produire par accident qu’en position couchée sur le ventre, la tête enfoncée dans le lit – or l’écrivain avait été trouvé sur le dos, la tête en haut, dégagée, « appuyée sur le dossier et le pilier du lit » : « s’il s’agit d’une asphyxie mécanique, elle n’est pas accidentelle ».

Sans doute, « l’étouffement par un objet mou » genre coussin par exemple, serait vraisemblable au cas où il se serait produit dans la chambre même de l’écrivain, après son arrivée, comme le Dr. Beliş semble l’impliquer. Or, les lividités cadavériques indiquent clairement un décès antérieur, se situant autour de minuit – une heure du matin. Et dans ce cas, le « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » pourrait s’expliquer précisément par les « bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise » trouvés exclusivement « dans les orifices nasaux », et non dans les voies respiratoires comme cela aurait dû se passer en cas d’étouffement par le vomi.  C’était cette « substance gélatineuse » intentionnellement non analysée, qui, introduite par l’extérieur, constituait donc le « corps mou » utilisé comme arme du crime, pour provoquer, justement, l’étouffement fatal. Mais, si tel a été réellement le cours des choses, pourquoi avoir recouru à une méthode somme toute plutôt laborieuse pour assassiner un écrivain ? Sans doute parce que c’était la plus commode manière pour forger la thèse officielle de la « noyade dans son propre vomi » !

On a pensé aussi – en tout premier lieu, des personnes de la famille de l’écrivain – à un empoisonnement, le poison ayant pu être mélangé à l’alcool. Cette thèse est également soutenue en 2002 par un médecin légiste, Dr. Şerban Milcoveanu (décédé en 2009 à 98 ans), notamment sur la base de la couleur faciale, qui indiquerait un empoisonnement au cyanure de potassium7. Ce qui est peut-être un scénario complémentaire, les traces corporelles restant toujours témoins d’une violence physique extrême exercée sur la personne de l’écrivain.

Dans ce sens un élément non apparent dans la description médico-légale peut s’avérer décisif. Selon les témoignages réunis par Mme Mariana Sipoş dans son livre susmentionné, l’épouse de l’écrivain Ion Caraion, grand ami de Marin Preda et modèle, en quelque sorte, de son personnage Victor Petrini du roman Le plus aimé des terriens, a raconté qu’il a été conseillé à l’un de leurs amis médecins, par le légiste qui avait pratiqué l’examen médico-légal sur le corps de l’écrivain, de ne pas trop remuer cette affaire : il y avait donc des choses à cacher et à taire. Par ailleurs, un autre médecin leur aurait téléphoné pour leur dire qu’il était présent lorsque Marin Preda avait été amené à la morgue de l’Institut médico-légal, « avec deux coups à la tête » – ce que le rapport ne mentionne pas.

Le peu d’éléments présents dans ce rapport, corroborés avec la photographie mortuaire, et avec les indications sur les étranges « têtes d’épingles » et autres tâches sur le corps, les tuméfactions et plaies du visage, la coloration des ongles, les substances qui lui bouchaient les narines ou s’écoulaient de la bouche, tous cela trahit non seulement « une mort violente », mais probablement conséquente à des tortures.

Il y a là comme un air de déjà vu : faut-il rappeler ici l’« égratignure » d’Eminescu, qui était en fait une plaie ouverte dans son crâne brisé, comme l’a prouvé le fragment de cerveau abîmé maculé de sang, apporté par un inconnu à deux jeunes médecins, Alexandru Tălăşescu et Gheorghe Marinescu (le futur grand neurologue), ou, enfin, l’injonction faite aux jeunes médecins par leur professeur, le fort réputé Victor Babeş, de ne pas en parler ?!8

Oui, le témoin-corps, le plus fidèle... c’est lui qui fait mentir les déclarations des soi-disant témoins, regroupées dans des « enquêtes » officielles, et tous les scénarios bâtis autour par les enquêteurs eux-mêmes.

Le « sens » de l’assassinat

En tentant maintenant de déchiffrer le texte du crime, d’en révéler la syntaxe, d’en décrire le style, et d’en saisir le sens – ou l’objectif, si un terme aussi rationnalisé que celui-ci pouvait convenir – nous constatons avant tout que le dossier des déclarations, toute cette embrouille de mini-scénarios confus, partiels, contradictoires, fonctionne comme un voile à double effet : de couvrir, cacher, et en même temps, de faire comprendre, en donnant des indices de ce qui s’est réellement passé. Pourquoi ?

Nous pensons que cette tactique, voire même cette stratégie, répond à l’un des « objectifs » que le pouvoir, en l’occurrence totalitaire, se propose : celui d’intimider. Il veut que le crime soit, techniquement parlant, indétectable en tant que tel (du moins, dans la mesure où c’est le pouvoir qui détient et manipule les moyens techniques de dépistage et donc il ne peut y avoir de contre-expertise) ; il veut, autrement dit, que le crime puisse, aux yeux du public, être facilement masqué en… accident, quelle qu’en soit les circonstances (une syncope médicalement indéfinie, un tramway importun, un excès d’alcool…). Mais, d’autre part, il veut (apparemment, comme tout tueur en série) que sa propre signature soit, sinon clairement affichée, du moins sensiblement perceptible pour tous, car c’est là où il manifeste son pouvoir sur ses « sujets », sa griffe du lion, ou plutôt du chacal ou de l’hyène, sa menace à peine voilée, menace que tout un chacun doit sentir et craindre, s’il ne veut pas finir comme l’« accidenté »… C’est une stratégie d’asservissement, de mise sous la chappe de la peur de toute une population – à grande échelle, le modèle stalinien – ou d’une catégorie d’humains – ceux, surtout, qui sont les plus remuants, ceux qui pensent librement, ceux qui créent sans se soucier de plaire au César ou au Jupiter du moment. Les écrivains, les artistes, les journalistes… Autrement dit, les hommes pour qui l’expression de la vérité compte plus que la vie.

Ainsi l’identité des assassins doit-elle apparaître simultanément, bien que non concomitamment, comme cachée et comme dévoilée, comme évidente et comme indémontrable. Dans les régimes où la violence de cette stratégie est plus feutrée, on parlerait d’hypocrisie, en se rappelant le moraliste : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » (La Rochefoucauld, dans une de ses Maximes). Mais ce n’est guère le cas en Roumanie : à l’impossible nul n’est tenu… Là, pas de masque. Le ricanement du tueur est bien visible, car il se prévale justement du fait qu’on ne puisse pas le confronter. Pourtant, corrompre et subjuguer par la terreur n’est finalement pas si productif que cela, l’histoire l’a prouvé.

Derrière cette stratégie, plus ou moins intentionnelle, il y a peut-être aussi une impulsion plus obscure, moins contrôlée, qui fait échapper aux criminels des éléments de vérité dans la texture de leurs mensonges, en produisant ainsi un mixage de contradictions et d’absurdités : c’est un phénomène que j’appellerais la compensation aléthéique. Car il y a dans l’individu le plus corrompu, dans l’assassin le plus cynique, une structure profonde qui appelle désespérément à être vue, à se rendre visiblement présente, même si occultée par un rôle abject. C’est ce besoin structurel de vérité – faut-il l’appeler, en plaisantant, « conscience » ? – présent même dans le pire criminel, qui fait dire à Richard III sa fameuse « confession » (Shakespeare, acte V, scène III, vv. 178-207).

Reste enfin la question du mobile. Tuer, pour intimider, pour subjuguer, pour terroriser et se faire craindre – mais, à cause de quoi ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Que représente la cible, pour vouloir ainsi l’écraser, en faire un exemple ?

Pour moi, la cause du crime est parfaitement claire : c’est l’œuvre elle-même. Car la littérature, celle de Marin Preda en particulier, est transgression spirituelle, hybris sublime de la connaissance visant la nue vérité existentielle et le dévoilement, parfois brutal, des mécanismes du pouvoir. À commencer par son premier roman, Moromeţii (saga familiale dont le nom est tiré – personne, me semble-t-il, ne l’a remarqué bien que le personnage principal, la figure du père, s’appelle précisément Ilie Moromete – de celui du célèbre héros (Bogatyr) des bylines russes Ilya Mouromets; de ce point de vue, le pluriel du patronyme n’est guère anodin!) ; ensuite, Moromeţii II, axé essentiellement sur ce pillage des terres paysannes qu’a été la « collectivisation », passant par Intrusul / L’Intrus – qui récupère et en un sens dépasse les enjeux de L’Étranger camusien – et par Viaţa ca o pradă / La vie telle une proie, pour culminer avec Cel mai iubit dintre pămînteni / Le plus aimé des terriens.

Faut-il s’étonner alors que Marin Preda était, parmi les écrivains, celui que la Securitate haïssait le plus, plus même que le Soljénitsyne roumain, Paul Goma (1935-2020) !... Car si, à la limite, Paul Goma pouvait encore être expédié en exil comme un simple marginal sans beaucoup d’attaches dans lʼestablishment littéraire roumain, Marin Preda, lui, représentait, tant par sa littérature que par sa fonction de directeur de la plus grande et la plus influente maison d’éditions de Roumanie, Cartea Românească (Le Livre Roumain), le noyau même du système, l’irréductible « grand solitaire » de l’intérieur, exprimant viscéralement dans ses livres la répulsion devant la possibilité même de se conformer aux zombies et aux fantoches de l’« ère des salauds » (la formule lui appartient), une mort à l’apparence de vie, une vie d’abus monstrueux et d’arbitraire scélérat.

Marin Preda, oui, en existant comme écrivain, il dénonçait ! (Il avait même menacé Ceauşescu de se suicider si celui-ci s’avisait de revenir au « réalisme socialiste », comme à une certaine époque « maoïsante » le dictateur en avait eu grande envie). Surtout dans ce dernier roman-fresque où tout était dit à partir non des positions de « l’homme révolté », mais de l’homme normal qui ne peut, dans les conditions données, presque malgré lui, QUE choisir la révolte. Le seul délit de Victor Petrini, son personnage, comme de lui-même, en tant qu’écrivain, étant de ne pas cesser, de ne pouvoir cesserd’être une conscience libre.

Or, c’est cela que s’avéraient incapables de lui « pardonner » les gouvernants communistes ! Eux, les déshumanisés, les aliénés, les damnés qui, tout d’un coup, se voyaient démasqués : se voyaient tout court ! Comme dans un miroir ! Rappelons le final de l’Intrus, qui sonnait déjà comme un avertissement :

« Adieu, les gars ! Vivez et travaillez dans votre nouvelle ville jusqu’à ce que vous lui donniez les vieillards dont elle manque, et ensuite, les morts qui puissent écouter dans le silence de leurs tombes la vie des héritiers. Et créez-vous les légendes qui vous conviennent. Moi, vous m’avez chassé et autant que cela vous importe, sachez que vous n’aurez pas mon pardon. Vous êtes affamés de vie, mais pas de bonheur, et votre seule chance est que vous n’êtes pas éternels et que d’autres, meilleurs, peut-être, viendront prendre votre place. N’espérez pas qu’ils vous épargneront ! »

Le fait, avéré, que le jour même du décès de l’écrivain, la Securitate a soustrait tous les manuscrits trouvés dans sa chambre au palais Mogoşoaia, ainsi que la valise aux manuscrits et documents que Marin Preda avait confiée un an avant sa mort à sa secrétaire, au siège de la maison d’éditions dont il était le directeur, avec consigne de la donner à son frère au cas où il lui arriverait malheur, ne prouve pas que le mobile du crime aurait été, comme dans quelque film d’espionnage, la récupération du précieux contenu de cette mallette. En l’occurrence, à part des lettres, son journal personnel, et des écrits, elle contenait aussi, selon Ion Caraion, quelques documents à valeur de preuve en vue de la préparation d’une suite à son roman Delirul / Le délire, visant notamment l’époque de l’installation du régime communiste en Roumanie.

L’enquête menée par Mme Mariana Sipoş révèle que des intrusions des services de la police secrète au siège de la maison d’éditions de Marin Preda avaient eu lieu bien avant, avec soustraction par effraction de manuscrits et documents, donc s’il s’agissait juste de les récupérer, la Securitate n’avait nul besoin d’en tuer le possesseur ! Même si le procédé anticipe en quelque sorte un braquage similaire, celui des disquettes et de l’ordinateur de Ioan Petru Culianu, à son domicile de Chicago, 11 ans plus tard, braquage qui avait précédé de quelques jours l’assassinat du professeur… Le contenu de ces supports importait peu, ce qui contait, c’était le message : soustraire à la victime ses objets personnels, le support de ses pensées, de ses écrits, est une étape annonciatrice de la suppression physique. Tout comme les menaces.

Et Preda en avait reçu, des menaces, comme en témoignent ses proches.

Quelques jours avant ce fatal 15 mai, selon le témoignage de Cornel Popescu (rédacteur en chef de la maison d’éditions Cartea Românească), l’écrivain recevait des représentants de la Procurature municipale dans son bureau, en présence aussi de son épouse, en relation avec une plainte qu’il venait de déposer pour harcèlement, surveillance et menace : une voiture rouge qui poursuivait partout sa femme et ses enfants, des coups de fils anonymes avec des menaces, insultes et injures. Terrorisé, Preda dit alors à son adjoint : « Mon cher, ils vont tuer mes enfants ! » Il aurait reçu pourtant à cette occasion des assurances comme quoi « le problème allait être résolu » : il l’a été, en effet, quelques jours plus tard, par l’assassinat du plaignant !...

En tout cas, l’état de panique de l’écrivain allait persister après l’entrevue susmentionnée. Ainsi l’atteste un jeune écrivain de l’époque, Radu F. Alexandru, à qui Preda disait au téléphone, dans l’après-midi du 15 mai, la veille du crime : « Mon petit, je suis un homme fini ! » Enfin, témoigne de cet état de terreur Ion Caraion, son ami de longue date, à qui l’écrivain avait téléphoné paniqué le 15 mai au soir vers 21h – sans doute, juste avant de commander le taxi pour se rendre à Mogoşoaia, quelques heures donc avant le crime et dans un état fort éloigné de l᾿« ébriété avancée » qui allait devenir le leitmotiv de l’enquête de la Securitate – pour lui demander de l’accueillir chez lui cette nuit-là (hélas le poète se préparait à déménager le lendemain et n’a pu le recevoir). Manifestement, Preda craignait, avec raison, pour sa vie.

Car ce qui irrite le pouvoir totalitaire et le pousse immanquablement au crime c’est l’être même de l’écrivain, son existence qui se dresse en conscience libre et du coup, ses écrits, son expression la plus directe, son être de mots – et seulement ensuite, ses éventuelles activités.

Ainsi la valeur d’avertissement du crime est uniquement confirmée par la personnalité et l’œuvre de l’auteur de ce formidable roman : Le plus aimé des terriens. Par son assassinat, ont aussi été visés ses personnages – l’héroïque Ilie Moromete, l’utopiste désabusé et l’éternel intrus Călin Surupăceanu9 et, bien entendu, Victor Petrini lui-même – dont le modèle était le poète et écrivain Ion Caraion10. Celui-ci allait d’ailleurs faire l’objet d’une « fatwa » morale suivie d’une longue campagne de dénigrement et calomnie, avant et après qu’il ait quitté le pays en 1981, visant à le briser définitivement (avec le résultat escompté, puisque le poète a fini par se suicider le 21 juillet 1986, dans son exil à Lausanne).

Ion Caraion était lui-même de ceux qui refusent de sombrer dans le magma de l᾿« ère des salauds ». Ainsi il écrivait, quelques jours après l’assassinat de Marin Preda11 :

« … il voulait vivre, mais pas n’importe comment. Pas n’importe comment. Pas à la manière des salauds. Pas comme une canaille. Ni ignoblement et sans lucidité. (…) Il n’y a que les imbéciles pour penser que persévérer à ne pas écraser et vendre aux enchères sa conscience, dans un siècle qui a tué la sienne, veut dire être naïf. (…) Ne pas survivre par l’abjection a toujours préoccupé Marin Preda, et, au sacrifice de sa propre vie, il a réussi. »

Avec Marin Preda était assassinée l’une de formes les plus structurées et les plus profondément individuées de la conscience collective roumaine – ou, pour dire les choses un peu trop pathétiquement peut-être mais au fond si simplement, était assassiné moralement le peuple roumain.

Il résulte aussi, des documents trouvés dans les archives de la Securitate et révélés par Mme Mariana Sipoş, que l’écrivain était sous surveillance depuis très longtemps, et qu’il était entré dans le viseur de la police politique dès 1952 – alors qu’il n’avait même pas encore publié son premier roman, Moromeţii, mais seulement des nouvelles, qui jetaient un regard cru sur le monde paysan, tellement éloigné de la vision idyllique attendue ; l’une en particulier, Desfăşurarea / Le déploiement, publiée justement en 1952, visait d’une manière assez équivoque la collectivisation de la paysannerie, sujet brûlant à l’époque. Un rapport secret de la Securitate préconise alors à l’encontre de l’écrivain l’« intégration à l’U.T. » (« unité de travail », désignant probablement, à l’époque, le fameux canal Danube-Mer Noire, sorte de goulag à ciel ouvert pour détenus politiques envoyés en « rééducation »). Des notes et rapports secrets de la Securitate le concernant, et attestant une surveillance rapprochée permanente, se concentrent ensuite en 1966, juste avant le roman qui démasque la violence de la collectivisation, Moromeţii II / Les Moromete, deuxième partie : est préconisée alors, par un officier de la Securitate, l’installation d’écouteurs téléphoniques à son domicile. Puis, en 1971, après L’Intrus, le roman qui met en cause le système communiste dans son ensemble, a lieu un braquage en règle effectué par les agents de la police politique, dont la préparation minutieuse est bien documentée, avec soustraction de manuscrits et documents à son bureau, au siège de la maison d’éditions Cartea Românească, dont il était directeur depuis tout juste un an…  

Internement, surveillance, confiscation ‒ un trinôme vectoriel indispensable aux régimes totalitaires. Culminant en 1980 avec le quatrième terme, qui change la donne et achève le dôme : l’assassinat, trois mois à peine après la parution du roman Le plus aimé des terriens.

Maintenant, le comble de l’horreur est quand on tombe, dans les documents exhumés, sur des notes d’instruction datées des deux-trois premiers jours après l’assassinat, ayant expressément comme objectif « le positionnement intégral des films de l’enquête sur le terrain », pour « l’interprétation objective, en rapport avec les conclusions médico-légales, des circonstances du décès ». Vu le contenu du rapport médico-légal, tel que décrit auparavant, on est en droit de penser qu’il s’agissait de recommander l’ajustement le plus plausible (« objectif ») entre le scénario des déclarations, en train de constitution (« les circonstances »), et les films réalisés sur le terrain (« les conclusions médico-légales ») : cela peut vouloir dire aussi que non seulement la découverte du cadavre, mais aussi le calvaire et la mise à mort de l’écrivain ont peut-être été filmés… En tout cas, cela suggère fortement que tout le dossier est construit artificiellement de manière à imposer une certaine vision des choses, par exemple, « interpréter » comme des lividités certaines traces pouvant indiquer des coups, des lésions ou une hémorragie interne – quitte à conserver des pièces secrètes (éventuellement détruites ultérieurement : aucun film, finalement, n’a pu être récupéré à ce jour). Ces notes nous semblent prouver également la tentative occulte mais directe d’influencer les médecins légistes.

Revenons à l’idée plus générale du mobile. Dans les dossiers de « mise sous surveillance » de l’écrivain, tenus secrets durant plusieurs décennies de sa carrière littéraire, on invoque – dès le rapport de 1952 – un « motif » : « attitude hostile et liaisons suspectes ». Une manière, typique à l’époque pour le régime communiste, de vouloir tout dire tout en ne disant rien.

En fait, quelle était la cause et donc, la cible de la surveillance, de la répression, et finalement, de la suppression physique de l’écrivain ? La conscience libre, non contaminée, représentée par un combattant de la plume : celle qu’abhorre, par un instinct obscur et inconscient, l’idiotie enragée de l’abjection totalitaire. Le contrôle et la suppression de la conscience libre, voilà la cause efficiente et la cause finale communes aux crimes d’État que nous avons évoqués. D’ailleurs l’État, même non explicitement totalitaire ‒ car il y a une certaine dose d’arbitraire dans toute forme de pouvoir politique, quelle qu’en soit l’étiquette ‒ est le principal vecteur de la corruption et de la destruction des consciences. Rappelons encore l’adage de Culianu : « il n’y a pas de pouvoir bon »12.

Si les manuscrits de Marin Preda ont été confisqués en même temps que sa personne était détruite, c’est encore un indice de la haine viscérale des pouvoirs envers la parole, dictant une volonté brute et brutale de tout faire taire, l’homme et son verbe, dans chaque trace de papier. Et de faire tarir, de faire taire, cet autre sang : l’écriture. Mais il s’agit après tout de régimes moribonds, ou pire, de charognes politiques en putréfaction, paniquant de cette étrange panique devant tout mot de vérité qui pulvérise leurs échafaudages criminels de nuit et de brume.

Le visage martyrisé de Marin Preda, que tout un chacun pouvait voir, grossièrement « réparé » et couvert d’environ un demi-centimètre de poudre rose bon-marché, sans pouvoir camoufler vraiment la pommette gauche tuméfiée par les coups (probablement avec un poing américain), ni la lèvre supérieure écrasée de la même manière, rendait inutile, à nous, les quelques « pèlerins » qui tournions autour de son cercueil ouvert, tout autre éclaircissement supplémentaire. Comment douter d’ailleurs devant cet écrivain manifestement battu à mort et ensuite maquillé par les assassins eux-mêmes, devant cette horreur fardée, abjectement soulignée plus qu’occultée ‒ oui, comment douter ?… Alors je souris jaune, et je sens que sur mon visage pétrifié les larmes ne coulent pas, mais cuisent tels des abcès.

Notes

[1] Dans Portretul scriitorului îndrăgostit. Marin Preda / “Le portrait de l’écrivain amoureux : M.P.”, Editura MNLR, 2010, p. 163.

[1] Voir notre livre numérique Totalitarisme et littérature (II). Une nouvelle synthèse sur les crimes d’État en Roumanie (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.

[1] Non inclus dans les documents de la soi-disant enquête, ce témoignage a été publié dans le journal Seara / Le Soir, du 5/6 août 1991, p. 4, et a été reproduit dans Mariana Sipoş, Dosarul Marin Preda (viaţa şi moartea unui scriitor în anchete, procese-verbale, arhive ale Securităţii, mărturii şi foto-documente) (“Le dossier Marin Preda (la vie et la mort d᾿un écrivain dans les enquêtes, procès-verbaux, archives de la Sécuritate, témoignages et photo-documents)”), Éditions Eikon, 2017, p. 181.

[1] Voir op. cit, (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 21-27.

[1] Voir op. cit. (ibid.) et La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8-20.

[1] “Cîteva detalii despre uciderea lui Marin Preda” / Quelques détails sur l’assassinat de M. P., inclus dans le volume Tristeţe şi cărţi / Tristesse et livres, Editura Fundaţiei Culturale Române, Bucarest, 1995.

[1] Son article est paru dans la revue Lumea Magazin de septembre 2002, qui ne m’a pas été accessible, mais qui est la source à laquelle se réfèrent d’autres auteurs : Lucian P. en 2009 ; Paul B.[ertalan] en 2011 ; I. Chircu en 2013 ; le professeur Ion Coja en septembre 2020.

[1] Voir notre article indiqué à la note 3 ci-dessus.

[1] Pour l’étymologie du nom il ne faut sans doute pas recourir à suru (‘gris’), appellatif prudent utilisé dans le roman par l’écrivain, mais au verbe a surpa – variante surupa (‘renverser’, ‘faire crouler’, ‘détruire’), avec une évidente connotation politique. Non « l’homme révolté » mais le destructeur des mythes, celui qui fait tomber tous les masques. D’ailleurs, le prénom du personnage – Călin – complète en quelque sorte sa sémantique, en renvoyant à deux poèmes de Mihai Eminescu, Călin, file din poveste (Călin, feuilles de conte de fée) et Călin nebunul (Călin le fou), le premier, suggérant plutôt la dimension utopique du héros prédien, le second – son côté déstructurant antisystème.

[1] Le poète, mis sous accusation politique – alors qu’il avait été l’un des plus fervents écrivains antifascistes en Roumanie avant et pendant la guerre – a été emprisonné à deux reprises, 1950-1955 et 1958-1964, effectuant 11 ans de détention, dans les prisons de sinistre renommée Jilava, Gherla et Aiud, véritables camps d’extermination, au Canal Danube-Mer Noire, camp de travaux forcés, dans les mines de plomb, etc. 

[1] Ion Caraion, „Ultima convorbire”, dans le journal România Liberă / La Roumanie Libre, n ° 11059, lundi 19 mai 1980.

[1] I. P. Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484 (éd. Flammarion, Paris, 1984, deuxième partie : ch. IV – “Éros et magieˮ, pp. 147-150).

 

Présentation de l’auteur

Marin Preda

Marin Preda, né le 5 août 1922 à Siliștea Gumești (județ de Teleorman) et mort le 16 mai 1980 à la Maison des écrivains de Mogoșoaia (județ d'Ilfov), est un écrivain1 et éditeur roumain.

Bibliographie 

  • Întâlnirea din pământuri [La rencontre à l'étoile des terres], roman, 1948
  • Ana Roșculeț, 1949
  • Desfășurarea [Le Déploiement], 1952
  • Moromeții, roman, volume I, 1955
  • Ferestre întunecate, 1956
  • Îndrăzneala [L'audace], 1959
  • Risipitorii, roman, 1963
  • Moromeții, roman, volume II, 1967
  • Intrusul (L'Intrus), roman, 1968
  • Imposibila întoarcere [L'impossible retour], roman, 1972
  • Marele singuratic (Le Grand Solitaire), roman, 1972
  • Delirul [Le délire], roman, 1975
  • Viața ca o pradă [La vie telle une proie], essai, 1977
  • Cel mai iubit dintre pământeni [Le Plus Aimé des Terriens], roman, 1980

Traductions en français

  • Dans un village : nouvelle (Desfășurarea) ; traduit du roumain par Ana Vifor, 1955
  • L'horizon bleu de la mort ; traduit en français par Micaela Slăvescu, Bucarest, 1982
  • Le Grand solitaire (Marele singuratic) ; traduit du roumain par Claude B. Levenson, Paris, 1975
  • L'intrus (Intrusul) ; traduction par Maria Ivănescu ; préface par Cezar Ivănescu, Bucarest, 1982
  • Les Moromete (Moromeţii) ; traduit du roumain par Maria Ivănescu ; préface par Mihai Ungheanu, Bucarest, 1986

Poèmes choisis

Autres lectures

Marin Preda – le plus haï des écrivains

Le « dossier Marin Preda » La mort du grand prosateur Marin Preda (1922-1980) fut, comme d’autres crimes politiques en Roumanie, officiellement attribuée à l'alcool. Le peu d’éléments qui ont pu filtrer dans le rapport [...]




Steve Dalachinsky, Reaching into the Unknown, Tendant le bras vers l’inconnu

Choix et traduction de l’anglais (U.S.) Franck Andrieux

 

Steve Dalachinsky - Septembre 2014 - Photo © Philip Bernard.

The Fallout of Dreams

1.

i came from a clean neighborhood
in Brooklyn
there were trees
a bridal path
a bike path
the big scary cemetery
the touch football
the dead-end street
the sewer to sewer stickball
punchball stoopball & potsie
the movie house & barbershop
ringolevio & hide-&-seek
the candy store deli & pizza place
girls the schoolyard the pool hall
the cigarettes hidden in an old tire
in the garage
& more   much more
almost small town U.S.A. except that Brooklyn was
special like hot dogs & the Dodgers in Ebbets Field

when the day ended i went home
ate supper  took a bath  watched tv.....

2.

in the summer we took a trolley to the beach
the hot eye of the sun looked down as mom dished
out the lettuce & tomato sandwiches
i ate quietly with the waves between my ears
sand between the bread & crackling between my teeth
(so this was what a sandwich really was)

there were no cherry trees in Brooklyn except the one
in my backyard. i climbed it for comfort, refuge & protection
i put my hands in my lap  swallowed the cherry pits
& waited for a tree to grow inside me...this was the age of the atom &
every atom of my fiber tried not to think of mushroom clouds
then i’d go inside. take a bath. watch tv

La Retombée des Rêves

1.

je viens d’un quartier sans problèmes
à Brooklyn
il y avait des arbres
un sentier équestre*
une piste cyclable
le grand cimetière effrayant
le terrain de foot
la rue en cul-de-sac
le base-ball sur les plaques d’égout
la balle au poing la balle au mur & la marelle
le cinéma et le salon de coiffure
le chat-perché et le cache-cache
la confiserie et la pizzeria
les filles la cour d’école la salle de billard
les cigarettes cachées dans un vieux pneu
dans le garage
& beaucoup plus  encore
presque une petite ville des États-Unis sauf que Brooklyn était
spécial comme les hot-dogs & les Dodgers à Ebbets Field

à la fin de la journée je rentrais chez moi
je dînais     je prenais un bain        je regardais la télé...

2.

l’été, on prenait un tramway pour la plage
l’œil chaud du soleil se penchait vers maman quand elle sortait
les sandwichs à la laitue & à la tomate
je mangeais tranquillement avec les vagues entre les oreilles
le sable entre les tartines et les craquements entre les dents
(c’était donc ça un vrai sandwich)

il n’y avait pas de cerisiers à Brooklyn sauf celui
dans mon jardin. je l’escaladais pour le confort, le refuge et la protection
j’ai mis les mains sur mes genoux         j’ai avalé les noyaux de cerises
& attendu qu’un arbre pousse en moi... ça a été l’ère atomique &
chaque atome de mes fibres a essayé de ne pas penser aux champignons atomiques
alors je suis rentré. j’ai pris un bain. j’ai regardé la télé

* Steve Dalachinsky joue avec l’homophonie de bridle (équestre) et bridal (nuptial).

3.

every thursday we had to attend auditorium
in public school our colors were green & white
we sang the national anthem & received lectures from the
teachers...sometimes in our class room after the pledge of allegiance
they’d tell us to duck down in a corner or under
our desks stuff our heads into our chests & our hands
behind our necks. they said this would save us if the “commies”
would ever drop the BOMB...  (now i know better)
the standard joke at the time was
“when the bomb comes put your head between your legs
  & kiss your ass good-bye” - it’s still pretty funny

afterwards i went home ate supper
took a bath with my toy atomic submarine...   watched tv...       etc.

3.

chaque jeudi on devait aller à l’auditorium
de l’école publique nos couleurs c’était vert & blanc
on chantait l’hymne national & on recevait les cours des
enseignants... parfois dans notre salle de classe après le serment d’allégeance
ils nous disaient de nous accroupir dans un coin ou en dessous de
nos tables de nous fourrer la tête dans la poitrine et nos mains
derrière la nuque. ils disaient que cela nous sauverait si jamais les « cocos »
lâchaient la BOMBE… (maintenant j’en sais un peu plus)
la blague classique à l’époque c’était
« quand la bombe arrive, mets la tête entre tes jambes
 et embrasse ton cul salut » - c’est toujours très drôle

après ça je rentrais je dînais je prenais
un bain avec mon sous-marin atomique en plastique... je regardais la télé...  etc.

 

4.

on weekends i dreamt of tigers or went to horror movies
with the gang...or best of all we’d hang around the pizza place
on east13th street & ave. j  pretending to be tough
listening to the juke box or singing rock & roll songs on the corner
we called ourselves the j-tones. i was the lead singer
my nickname was little dilly-dally  our gang was called the rebels

but my world began to cloud over  my mind got
side-tracked & my temperament grew dark   panic set in
i was sedated & berated & inundated with 
words like “you’ll get better but it’ll take a long time.”
better from what? i asked but received no reply
so i  closed the door  wrote a poem... picked my nose
...took a shower ...masturbated... watched tv & waited.....waited
i waited    …….   i waited ……..

 

4.

le week-end je rêvais de tigres ou j’allais voir des films d’horreur
avec la bande... ou mieux encore on traînait autour de la pizzeria
à l’angle de la 13ème rue Est & de l’avenue J, on jouait les durs
on écoutait le juke-box ou on chantait des chansons rock & roll au coin de la rue
on s’appelait les J-tones. j’étais le chanteur principal
mon surnom c’était le p’tit traînard          notre bande s’appelait les Rebelles
mais mon monde a commencé à s’obscurcir     mon esprit s’est
égaré et mon humeur s’est assombrie     la panique s’est installée
j’ai été mis sous sédatifs, réprimandé & inondé de 
paroles comme « tu vas te rétablir, mais ça prendra beaucoup de temps ».
rétablir de quoi ? j’ai demandé mais je n’ai eu aucune réponse
alors j’ai fermé la porte         j’ai écrit un poème... j’ai mis mon doigt dans l’nez...
pris une douche... me suis masturbé... regardé la télévision & attendu… attendu…
j’ai attendu...   j’ai attendu…

 

5.

soon came the trips to the world of manhattan -
radio city & crazy times square 42nd street
lights action lust....the growing up blues 
hearing that first jazz record...
zooming off to greenwich village & being real “beat”
& digging the Beatles
& smoking my first joint with the gorgeous bi-sexual black fem...
or ramming into the priest with the station wagon
who blessed our stoned little souls...
& by now coming home real late at night.....
too late to bathe  too late to watch tv  but never too late to sleep

 

5. bientôt les excursions dans le monde de manhattan -
radio city & la folie de times square 42ème rue
les lumières l’action la luxure... le blues en devenir 
entendre ce premier disque de jazz...
filer vers Greenwich Village et être un vrai « beat »
et kiffer les Beatles
et fumer mon premier joint avec la magnifique femme noire bisexuelle...
ou percuter le prêtre avec le break
qui a béni nos petites âmes défoncées...
et rentrer maintenant à la maison très tard dans la nuit...
trop tard pour se baigner trop tard pour regarder la télé mais jamais trop tard pour dormir

 

6.

then the big upset
the principal came over the P.A. one day
announced that the president had been shot
& that we could all go home -
i got home  washed   ate supper & sat in front
of the tv
there was the waiting & the waiting  & then the
death
suddenly weird things began to happen
the fallout from all those dreams
became even more painful…
my eyes started drifting  my ears heard different sounds
different pieces of america started to bombard me
negroes buffaloes  bridges & rainbows
acid rain & strange acid worlds…
there were insides & outsides their side & our side
bathtubs missles & tv

6.

puis le grand chamboulement
le directeur est venu un jour annoncer
par le haut-parleur que le président avait été abattu
et que nous pouvions tous rentrer chez nous -
je suis rentré à la maison me suis lavé j’ai dîné & me suis assis devant
la télé
il y a eu l’attente & l’attente  & puis la
mort
soudain des choses étranges ont commencé à se produire
la retombée de tous ces rêves
est devenue encore plus douloureuse…
mes yeux ont commencé à dériver mes oreilles ont entendu des sons différents
différents morceaux d’Amérique ont commencé à me bombarder
des nègres des buffles  des ponts et des arcs-en-ciel
des pluies acides et d’étranges mondes acides…
il y avait des dedans & des dehors leur côté & notre côté
des baignoires des missiles & la télé

 

7.

well the trolley’s gone & so is the 15 cent fare
the fallout shelters have fallen into decay  &
those funny little yellow signs have rusted
or ripped away
i go to the beach whenever i can    pick my nose
take showers & watch tv  
mostly old movies & the news
i still eat burgers  pizza cornflakes peanut butter &
cherries
i still wait for the tree to grow inside me
though now i know it never will

i think about the world a lot
& pretend that i am safe
as i watch the cherry blossom fallout
   ....................sometimes i sleep... sometimes i......................................  

7.

bon, le tramway a disparu & les tickets à 15 cents aussi
les abris anti-atomiques sont tombés en ruine &
ces drôles de petits panneaux jaunes ont rouillé
ou été arrachés
je vais à la plage à chaque fois que je peux     je me cure le nez
je prends des douches & je regarde la télé  
surtout des vieux films & les infos
je mange encore des hamburgers de la pizza des cornflakes du beurre d’arachide & des cerises
j’attends toujours que l’arbre grandisse en moi
bien que maintenant je sache que ça n’arrivera pas

je pense beaucoup au monde
et je fais semblant d’être en sécurité
tandis que je regarde tomber les fleurs de cerisier
… parfois je dors... parfois je…

« we live in the faces on the wall… »

 

we live in the faces on the wall
in the drum within the soul
of the dancer
in the skuttle & the tap & the 
boogie woogie...
heartbeats

we sing with the arts within our blood
as the hood of the sky shelters us
from
demons & stars
we walk on the waters of life &
fall apart in its presence
like shy little kids by the campfire

life life
we scat in time's trunk
& break the chains of life
we fold like flowers
like old linen
like old paper
& old scotch
fold into ourselves like notes
we live within the monsters & the mothers
of the world
fold into ourselves like notes

we devour our breakfast
we devour our lunch
we devour our dinner
we devour our ancestors
we live in the faces on the wall
embraced by the shawl of winter
kissed by the lips of spring
haunted by the rhythms of summer
devoured by the colors of fall
while we devour our children
devour the lives on the wall
fill our eyes with rainwater
& abandon ourselves to the light

 

« nous vivons dans les visages sur le mur… »

 

nous vivons dans les visages sur le mur
dans le tambour au cœur de l’âme
du danseur
dans l’escampette & les claquettes & le
boogie woogie...
battements du cœur

nous chantons avec les arts dans notre sang
tandis que la capuche du ciel nous protège
des
démons & des étoiles
nous marchons sur les eaux de la vie &
tombons en morceaux en sa présence
comme des gamins timides près du feu de camp

la vie la vie
nous faisons du scat dans la malle du temps
et brisons les chaînes de la vie
nous nous plions comme des fleurs
comme du vieux linge
comme du vieux papier
& du vieux scotch
nous nous replions sur nous-mêmes comme des notes
nous vivons dans les monstres & les mères
du monde
nous nous replions sur nous-mêmes comme des notes

nous dévorons notre petit déjeuner
nous dévorons notre déjeuner
nous dévorons notre dîner
nous dévorons nos ancêtres
nous vivons dans les visages sur le mur
enveloppés dans le châle de l’hiver
embrassés par les lèvres du printemps
hantés par les rythmes de l’été
dévorés par les couleurs de l’automne
pendant que nous dévorons nos enfants
dévorons les vies sur le mur
remplissons nos yeux d’eau de pluie
et nous nous abandonnons à la lumière

GIVERNY met en scène Steve Dalachinsky faisant un aller-retour dans le village français de Giverny, tandis qu'il lit son poème du même nom.

Submarine Kyrsk

(for Marty Marz)
Brighton Beach, Brooklyn, NYC, October 16th, 2000

 

People walk along the garbage strewn shore like gulls
They have forgotten how to look for themselves

Words vanish on water
Fine polished stones in the palm of a great magician

The wind is vast yet concise
It shifts the current sideways
Picks up just enough sand to thinly blanket my eyes
& plays with the feathers of birds
Like a teasing older brother

Only the clouds remain unmoved

A white gardenia in a blue bikini floats by
My wife sleeps powdered donut on sheet
A fattening young man fondles his girlfriend’s heart
Kisses her navel disguising his desires

People litter the shore like garbage
Too heavy for the waves to carry
Too lost & shameless to burrow beneath the sand like crabs
Too large to fit into the mouths of gulls

They have forgotten how to look for themselves

The magnified light of the sun
Burns a whole in my chest
Empty chest
Where once a smooth polished stone lay –
Now disappeared

Like words
Beneath
The ocean floor

 

Le sous-marin Kyrsk

(pour Marty Marz)

Brighton Beach, Brooklyn, New-York, 16 Octobre 2000

Les gens marchent le long du rivage jonché de détritus comme des mouettes
Ils ont oublié comment se chercher eux-mêmes

Les mots disparaissent sur l’eau
Fines pierres polies dans la paume d’un grand magicien

Le vent est large mais furtif
Il déplace le courant latéralement
Emporte juste assez de sable pour couvrir légèrement mes yeux
& joue avec les plumes des oiseaux
Comme un grand frère taquin

Seuls les nuages restent impassibles

Un gardénia blanc dans un bikini bleu flotte tout près
Ma femme dort beignet au sucre sur une serviette
Un jeune homme engraissé caresse le cœur de sa petite amie
Embrasse son nombril en masquant ses désirs

Les gens jonchent le rivage comme des déchets
Trop lourds à porter pour les vagues
Trop perdus et sans gêne pour s’enfouir sous le sable comme des crabes
Trop grands pour entrer dans le bec des mouettes

Ils ont oublié comment se chercher eux-mêmes

La lumière magnifiée du soleil
Brûle tout dans ma poitrine
Poitrine vide
Là où se trouvait jadis une pierre polie et lisse –
Maintenant disparue

Comme des mots
Au fond
De l’océan

tonight @ noon
(Charles Mingus in Tompkins Square Park - 1960’s)

you said you
weren’t you that day
you stood behind me
in the crowded park
    a big man with a camera
       around your neck
          hands nearly
               smothering it

i turned around
      looked into your eyes
             & asked
“Aren’t you Charles Mingus ?”
        you turned your head
                 slightly to the left
           raised one finger to your lips             
      looked off into the distance
           said very softly in that slightly
                    husky voice
         “Shhh. I’m not Charles Mingus today.
                  I’m a photographer.”

           i turned back toward the stage
          waited for the music to begin

 

ce soir à midi
(Charles Mingus au parc de Tompkins Square – années 60)

tu as dit que tu
n’étais pas toi ce jour-là
tu te tenais derrière moi
dans le parc noir de monde
    un grand homme un appareil photo
       autour du cou
          les mains presque
                le cachant

je me suis retourné
     je t’ai regardé dans les yeux
             & j’ai demandé
« N’êtes-vous pas Charles Mingus ? »
        tu as tourné la tête
                 légèrement à gauche
           porté un doigt à tes lèvres             
      posé ton regard au loin
            tu as dit très doucement de cette voix
                     un peu rauque
         « Chut. Je ne suis pas Charles Mingus aujourd’hui.
                  Je suis photographe. »

           je me suis retourné vers la scène
          j'ai attendu que la musique commence

Steve Dalachinsky se produit lors du marathon radiophonique Dial-A-Poem de John Giorno au Red Bull Arts à New York le 30/07/2017. © Steve Dalachinsky.

One for Shepp (1980)

           Shepp screams sweetly into the nite
    summer ‘65
some new thing @ Newport in the rain
some new pain jolting the brain
                          bones moan
    hungry angry shivers wobble the minds of the weak                 
it’s recorded testament now
                as rain & shadows chase the cat that
                         eyes the sparrows
       hanging like leaves from the leafless tree
               cold ghost eyes staring thru these little birds
                       @ some spot beyond even the sky
        meditative eyes that watch the scene
                so blankly
                                   thru cobwebs on the window
                        & thistles on the fence

Shepp screams calmly for the dying ones
 who sped junk sick and beaten  black/blue
        to their private corners   rotting
              on rooftops   engraved into hallways
                       bottoms always bottoms
        moaning “call me by my rightful name”
            to the shining white symbols of light
                     who spit silver onto their corpses
   corpses that dream the frozen golden dream
            while passing borrowed & unnoticed into forever
                          fingers snapping snapped necks coughing chocolate

       into the wind

                                   go out on this nite
     tightly
                 wrap yourself in fire
          make your cry heard
                                               you a gypsy
                       only wanting space  in this overcrowded barren room
                              where even life marks time
                 unnoticed like cats        & birds   in trees.

 

Un pour Shepp (1980)

           Shepp hurle gentiment dans la nuit
   été ’65
une chose nouvelle à Newport** sous la pluie
une peine nouvelle secouant la cervelle
                           gémissement des os
    frissons de colère de faim font trembler les esprits du faible
c’est un témoignage enregistré maintenant
               tandis que la pluie & les ombres poursuivent le chat qui
                        regarde les moineaux
      suspendu comme les feuilles de l’arbre sans feuille
               les yeux froids d’un fantôme qui transpercent les petits oiseaux
                       en un point au-delà même du ciel
        des yeux méditatifs qui observent la scène
                le regard vide
                                   à travers une toile d’araignée sur la fenêtre
                       & des chardons sur la clôture

Shepp hurle calmement pour les mourants
 qui s’injectaient leur came malades et vaincus  noirs/bleus
        dans leurs recoins privés   pourrissant
              sur les toits   gravés dans les couloirs
                       derniers toujours derniers
       gémissant « appelle-moi par mon vrai nom »***
            aux blancs symboles brillant de lumière
                    qui crachent de l’argent sur leurs cadavres
  des corps rêvant au rêve d’or gelé
           tout en passant empruntés & inaperçus pour l’éternité
                 doigts qui claquent nuques brisées chocolat recraché

       dans le vent

                                   sortir dans cette nuit 
     fermement
                    enveloppe-toi dans le feu
         fais entendre ton cri
                                               toi le gitan
en demande d’espace              dans cette salle déserte surpeuplée
                              où même la vie marque le temps
                 inaperçu comme les chats        & les oiseaux   dans les arbres.

* New Thing at Newport, album de Archie Shepp, enregistré en live au Festival de Newport en 1965.
** Call Me By My Rightful Name, composition de Archie Shepp, in New Thing at Newport.

Steve Dalachinsky, l'un des artistes membres fondateurs d'Arts for Art, se produit lors de la célébration de la mémoire du pianiste Cecil Taylor (25 mars 1929 - 5 avril 2018) organisée par Arts for Art.

Insomnia Poem # 14
(continuous loop)

 

insomnia is mostly circular
        then lines & waves       like the passage of time        or the flowers of trees
                 the bedding down of bodies   embraced & betrayed   by life & myth

interlocking mounds of dust           portraits of hanged skin & geometry’s
         profiles of water           a dilating compass        the crisscross & nearmiss
of river & ocean                             of tide & shore

elevated above the treeline there is a winding road            i am there somewhere
        patches of moist hours devour the clock as they gnaw at me

                                            it’s a continuous loop            well travelled
& and i am always so tired

  

Poème d’Insomnie # 14
(boucle continue)

                  l’insomnie

le plus souvent est circulaire
alors des lignes & des ondes   comme le passage du temps   ou les fleurs des arbres
         des corps qui s’allongent       embrassés et trahis      par le mythe & la vie

monticules de poussière imbriqués          portraits de peau suspendue & coupes
   d’eau géométriques   étendue qui se dilate  l’enchevêtrement et la quasi-collision
des rivières & des océans               de la marée & du rivage

hissée au-delà de la ligne des arbres il y a une route sinueuse    je suis là quelque part
         plaques humides les heures dévorent l’horloge à mesure qu’elles me rongent

                                                              c’est une boucle continue      fort bourlinguée
& je suis toujours si fatigué

 

        

 

Steve Dalachinsky et Franck Andrieux - Septembre 2014 - (Photo : Benjamin Duboc).

Présentation de l’auteur

Steve Dalachinsky

Steve Dalachinsky est un poète et un collagiste, né à Brooklyn en 1946 et mort à Long Island en 2019, emblématique de la culture underground du Lower Manhattan où il vécut avec sa femme, la peintre, poétesse et critique d’art japonaise Yuko Otomo.

Influencé par William Blake (« l’éclatement sublime »), l’Odyssée et surtout les poètes de la Beat Generation dont il est l’un des héritiers directs, ses poèmes aux images fascinantes sont marqués par la spontanéité, la transformation plutôt que la description linéaire, l’expressionisme abstrait plutôt que le narratif, brisant les frontières entre le politique et l’intime.

Outre les arts visuels, l’un de ses sujets principaux aura été la musique et les musiciens de jazz, dont il s’entourait régulièrement pour offrir à ses textes une vie de performance, notamment lorsqu’il s’allie avec ses amis musiciens William Parker, Matthew Shipp, Susie Ibarra, Roy Campbell, Daniel Carter, Rob Brown, Daniel Carter, Sabir Mateen, Mat Maneri, Thurston Moore (ex-Sonic Youth)…, faisant la part belle à l’improvisation et l’expérimentation sonore des mots.

Steve Dalachinsky a lu sa poésie (poetry readings et/ou concerts) dans de nombreux endroits à New York, dont le Poetry Project, la Knitting Factory, ou la plupart des éditions du Vision Festival, festival de musiques d’avant-gardes et d’improvisation.

Il a donné aussi de nombreuses lectures aux USA, au Japon et en Europe.

En France, il a joué notamment avec Joëlle Léandre, Itaru Oki, Didier Petit, Abdelhai Bennani, Didier Lasserre, Sylvain Kassap, Benjamin Duboc, The Snobs…

Bibliographie

- Trial and Error in Paris (Loudmouth Collective Press, 2003).

- Arena (en collaboration avec la poétesse Yuko Otomo, Sisyphus Press, 2003)

- Insomnia Poems (Sisyphus Press, 2004), d’après les dessins de Louise Bourgeois.

- Lautreamont's Laments (Furniture Press, 2005).

- In Glorious Black and White (Ugly Duckling Press, 2005).

- St. Lucie (King of Mice Press, 2005).

- Dream Book (Avantcular Press, 2005).

- The Final Nite & Other Poems : Complete Notes from a Charles Gayle Notebook 1987-2006(Ugly Duckling Press, 2006, lauréat du PEN Award), réunissant l’ensemble des poèmes écrits en écoutant le saxophoniste Charles Gayle en concert sur près de vingt ans.

- Logos and Language – a post-jazz metaphorical dialogue, co-écrit avec le pianiste Matthew Shipp (RogueArt, Paris, 2008).

- Le livre de collages Christ Amongst the Fishes (Oil Can Press, 2009)

- Invasion of the Animal People (Alternating Current, 2009).

- The Mantis – for Cecil Taylor 1966-2009 (Iniquity Press / Vendetta Books, 2011)

- Reaching Into The Unknown (RogueArt, Paris, 2009), une collaboration avec le photographe français Jacques Bisceglia.

- The Mantis : collected poems for Cecil Taylor 1966-2009 (Iniquity Press, 2011)

- A Superintendent’s Eyes (Unbearable Books / Autonomedia, 2013)

- Fool’s Gold (poèmes et collages, The Feral Press, 2014).

Ses poèmes ont été publiés dans de nombreuses anthologies :

Beat Indeed, Writers Beyond the Margin, The Haiku Moment, Downtown Poets, Resistance, A History of Jews and the Lower East Side, The Unbearables Anthologies: Help Yourself and The Worse Book I Ever Read, Up is Up but So is Down, viviparous blenny, Ragged Lion, Off the Cuffs, In the Arms of Words, Hurricane Blues, An Eye for an Eye Makes the Whole World Blind, La Tentation du Silence, DOC(K)S ("Leçon d'amour”), Le Petit Mercure, Le Goût du Jazz et The Outlaw Bible of American Poetry.

Il a longtemps collaboré avec le Brooklyn Rail et a également été publié dans de nombreuses autres revues, certaines en ligne :

Big Bridge, Milk, Unlikely Stories, Xpressed, Ratapallax, Evergreen Review, Long Shot, Alpha Beat Soup, Xtant, Blue Beat Jacket, N.Y. Arts Magazine, Tribes, The Helix, 6x6, Cannot Exist, Home Planet News, Polisz, Unarmed, The GW Review, Gare Maritime, Alternating Current, Bathtub Gin, 88, The Wandering Hermit Review, Mima'amakim, Lost and Found Times...

Il écrit des notes de livrets de nombreux CD’s, pour les musiciens Anthony Braxton, Charles Gayle, Derek Bailey, James Blood Ulmer, Rashied Ali, Roy Campbell, Matthew Shipp, Roscoe Mitchell...

Parmi ses CD’s de poésie enregistrée :

- Incomplete Directions (Knitting Factory Records, 1999), une collaboration multiple avec de nombreux musiciens comme William Parker, Matthew Shipp, Sabir Mateen, Thurston Moore de Sonic Youth et Vernon Reid de Living Color.

- I thought it was the end of the world then the end of the world happened again (Live à la Knitting Factory, 577 Records, 2002), avec le batteur Federico Ughi.

- Thin Air (Silver Wonder Recording, 2001), avec la guitariste Loren Mazzacane Connors.

- Phenomena of Interference (Hopscotch Records, 2006), avec le pianiste Matthew Shipp.

- Merci Pour la Visite (Amor Fati 2007), avec le batteur Didier Lasserre et le saxophoniste Sebastian Capezza.

- Massive Liquidity - an unsurreal post-apocalyptic anti-opera in two acts (Bam Balam Records, Paris, 2011), avec le groupe de rock psychédélique français The Snobs.

- The Fallout of Dreams (RogueArt, Paris, 2011), avec le saxophoniste Dave Liebman.

- The Bille Has Been Paid (Dark Tree Records, Paris, 2015), avec la contrebassiste Joëlle Léandre.

- ec(H)o - system (Bam Balam Records, Paris, 2015), avec The Snobs.

- Pretty in the Morning (Bisou Records, Paris, 2019), avec The Snobs.

Poèmes choisis

Autres lectures