ALAIN DELON, HENRI RODE & LES HOMMES SANS ÉPAULES

Les Hommes sans Épaules ont toujours quelque chose à dire !... Est-ce le cas à propos d’Alain Delon, lequel, comment l’ignorer ?, est décédé le 18 août 2024 à Douchy-Montcorbon (Loiret), à l’âge de 88 ans. Oui, mais de manière indirecte, contrairement à son ami et rival Jean-Paul Belmondo (disparu en 2021, au même âge que Delon : 88 ans) qui, a, pour sa part, publié dans la revue Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacrée à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a eu son idée et a appelé la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » Le texte de Belmondo est excellent et a été reproduit dans mon article, Jean-Paul Belmondo, l’an 1969 de Poésie 1 (in recoursaupoeme.fr, 21 septembre 2021).

La relation à Alain Delon, concerne Henri Rode1, grand écrivain autant que grand poète, qui fut l’ami précieux et l’aîné tutélaire de trois générations d’Hommes sans Épaules, de 1953 à sa mort, en 2004, à 87 ans. De ses débuts littéraires (romans, nouvelles et poésie) à Avignon, durant l’Occupation, aux côtés de Pierre Seghers et Louis Aragon, René Tavernier et sa revue Confluences, Jean Ballard et Les Cahiers du Sud, Alain Borne, André de Richaud, etc. Henri évolue, sans jamais lâcher la littérature, vers le monde du cinéma en devenant à la fin des années 50, rédacteur (durant douze ans) du magazine Cinémonde, ce qui l’amène à nouer des relations privilégiées et même des amitiés, avec, je cite en vrac, Alfred Hitchcock, Federico Fellini, Alberto Lattuada, Simone Signoret, Marlon Brando, Jean-Pierre Merville, Sophia Loren…, cette dernière que je croise un jour, début des années 90, en montant l’escalier qui me mène au petit studio parisien dans lequel Henri vit modestement.

Parmi les amitiés d’Henri, la plus emblématique et inattendue, au premier abord, est assurément celle d’Alain Delon qui, en 1960, a tourné dans moins de dix films, dont, tout récemment : Plein Soleil de René Clément et Rocco et ses frères, de Luchino Visconti, qui est un ami d’Henri, qui rapporte : « Delon, déclarait Luchino, a quelque chose qui n’est qu’à lui, outre sa séduction fulgurante. »

Henri Rode, Delon, PAC, 1977, 312 pages, 35 €.

Cette amitié entre Delon et Henri se noue sur la durée et elle est mise à l’épreuve car l’acteur est méfiant et exigeant : « C’est environ à l’époque de Plein Soleil, témoigne Henri, que je vis pour la première fois Alain, avenue Kléber. Mal dégagé encore d’une juvénilité impérieuse, à vingt-quatre ans, il semblait brûler et danser à la fois sur la plante des pieds, un pull blanc faisant ressortir sa carnation, sa chevelure japonaise, ses yeux bleus d’un étonnant éclat. Sa personne entière, d’un jet uniment racé, donnait l’idée d’un éveil, qui n’était pas défi mais certitude, sans doute, de porter l’apanage de l’être rare – celui que l’on ne rencontre que par exception. » Henri a toujours été réglo avec lui et Delon le sait, qui a lu et aimé ses écrits et pas seulement ceux qui sont liés au cinéma. Tout début des années 70, Henri se trouve chez Delon, qui n’est plus seulement le jeune Rocco Parondi de Visconti, mais son Guépard (1963), la Tulipe noire (1964), L’Insoumis (1964), le Centurion (1966), le Samouraï de Melville (1967), le Jean-Paul Leroy de La Piscine (1968), le Sicilien du Clan d’Henri Verneuil (1969), le Roch Siffredi de Borsalino (1970), ou le Corey du Cercle rouge de Melville (1970).

Delon a toujours refusé que l’on écrive sa biographie. Il a même attaqué plus d’une fois. Ce jour-là, il demande à Henri de l’écrire cette fameuse première biographie : « Certains journalistes romancent, d’autres pas. Je suis bien certain avec vous, aujourd’hui, de ne pas être trahi. ». Henri, surpris, n’a pas le temps de réfléchir : il accepte. Delon en confiance, ouvre ses archives le laisse aller et venir chez lui comme sur les plateaux, chez ses proches (longs entretiens d’Henri Chez Mireille Darc et chez Jean-Pierre Melville) et répond à toutes ses questions, nombreuses et fouillées, sans filtre, car Delon l’a décidé ainsi. Delon, le livre d’Henri Rode paraît en 1974, chez PAC éditions. Il sera régulièrement réimprimé et augmenté jusqu’en 1981. C’est un grand succès, car Delon, qui nous dit sincèrement : « J’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident »), est un immense acteur et il se livre ici comme jamais il ne l’a fait, sans rien esquiver. Que l’acteur ait, parallèlement à son existence réelle, une réalité mythique, voilà qui est une évidence depuis longtemps. L’accord entre Delon et Henri fut de faire ressentir plus avant, l’individualité de l’homme : « Pour Delon, chaque fois qu’il doit être Delon, il s’agit d’un certain tour de force. Rien n’est jamais du tout cuit avec lui et c’est sans doute ce qui, dans son cas, est passionnant… Delon doit créer, à chaque fois, Delon. Le tour de force est d’autant plus appréciable qu’aucun comédien mois que Delon ne donne l’impression de se conformer à des clichés personnels. Delon ne fait jamais sa propre parodie, comme Belmondo sait faire celle de Bebel – à quoi l’on applaudit d’ailleurs… La discrétion, la pudeur de jeu d’Alain Delon ont toujours été sa règle. Ce n’est jamais de l’Actor’s Studioou du Conservatoire qu’il relève, mais du Hollywood plus discret de Spencer Tracy, de Gable, de Bogart, des stars des années 40-55. Il n’a pas traversé les phases démonstratives d’un Brando ou d’un Warren Beatty. Sauf exception, il ne s’exerce jamais au morceau de bravoure. À quoi correspond tant de mesure ? Au fait, sans doute, qu’il n’a pas éprouvé à l’origine le « feu sacré ». Il ne s’en est jamais caché, ayant réalisé ses réussites par intuition, maîtrise de soi, goût du perfectionnisme. Mais un fait l’a certainement conduit à son professionnalisme sans bavure : un jour, encore jeune homme, Delon s’est vu embarqué vers la gloire, et sommé d’accepter l’aventure, ou de se démettre… Jamais, à ses débuts, Delon ne cultiva cette tentation romantique : être un grand acteur, une star qui ferait date. Il s’est contenté d’accepter, un beau matin, le fabuleux cadeau, qu’il dut d’abord à son rayonnement physique, puis à ce « petit quelque-chose en plus », dont a si bien parlé Jean-Pierre Merville à propos de Delon-star. Le tour de force fut qu’ignorant de tous les trucs du métier, ne sortant d’aucune école, Alain Delon ait pu si tôt tenir tête à un René Clément, un Visconti, un Antonioni. C’est qu’il rassembla tous les possibles de sa personnalité, fonça en se resserrant, avec, sinon le besoin d’obtenir une auréole, le goût de bien faire le travail qu’on lui demandait, en se défendant de la gratuité d’un « charme » trop facile, d’un angélisme un peu noir… Delon, par défi peut-être, un peu par orgueil, par revanche sur une enfance malaisée, puis par reconnaissance envers le privilège qui lui était accordé, a forgé Delon… » Jean-Pierre Melville déclare à Henri Rode : « Delon, avec Gabin, Montand et Belmondo, est l’une des quatre dernières stars masculines qui nous restent en France . Les autres n’étant que des vedettes. Mais qu’est-ce qu’une star ? Quelqu’un que les Américains définissent comme n’importe qui, avec quelque chose de plus. Eh bien oui, j’aime le petit quelque chose en plus. »

On découvre sous la plume, non pas d’un critique de cinéma, mais d’Henri Rode, c’est-à-dire d’un écrivain (c’est une première et cela reste sans équivalent), un Delon qui n’omet rien de sa vie et de son parcours, de ses engagements, de ses idées et conception du cinéma : Acteur, mais aussi producteur (sa société de production, Adel Productions, produit une vingtaine de films jusqu’en 1988), réalisateur, comédien au théâtre et homme d’affaires, Delon confie à Henri : « Je n’ai jamais accepté un film pour l’argent ou le prestige qu’il représentait. J’ai tourné sans cachet Mélodie en sous-sol, de Verneuil : je sentais le personnage. » Delon confie à Henri : « Melville connaissait mieux que moi ce personnage qui et moi. » Apprenant que Melville était au plus mal, durant l’été 1973, on sait que Delon traversa de nuit la France en voiture pour se rendre auprès de lui, hélas, trop tard. Melville est décédé le 2 août 1973 à 55 ans des suites d’une rupture d’anévrisme. Arrivé sur place et apprenant la nouvelle, Delon s’effondra littéralement sur place. « Alain, rappelle Henri, m’a dit avoir des rapports professionnels solides, un ami d’enfance et deux ou trois autres amis qui ne sont ni célèbres ni connus. Plus qu’à l’amour, il croit à la passion, et plus qu’à la passion à l’amitié. » On découvre avec Henri Rode, que Delon n’est pas seulement le plus grand acteur de sa génération, mais un être intelligent, cohérent avec lui-même (même si, comme Henri, nous ne partageons pas tout, loin de là, de cette « cohérence ») et doté d’une grande culture. Ses réponses et confidences à Henri le démontrent, comme le texte inédit qu’il confie à Rode : une rencontre imaginaire avec Pablo Picasso. Avec Delon, vous parlez bien sûr cinéma : « La responsabilité de l’acteur me paraît personnellement très minime. On ne peut pas situer l’acteur sur le plan de ses personnages. Il interprète, il traduit un individu, truand ou saint, sans plus. Par ailleurs, lorsqu’un film est signé Melville par exemple, il présente objectivement deux points de vue : celui de la loi et celui de la pègre. Dans Le deuxième souffle, Melville donne des chances égales à Meurisse, le policier, et à Ventura, le truand. Au public de juger… J’observe les gens, le milieu ambiant qui correspondent au film que j’interprète, ou même en général : cela fait partie du propre de l’acteur. On pique, ici et là, un petit truc. Dans l’autobus, au café, partout où je vais, j’observe. Je sais que des comédiens préfèrent la tour d’ivoire. Pas moi. C’est une question d’éducation. On a tort quand on imagine un acteur différent des autres hommes. Il doit rester en contact avec l’humanité : c’est essentiel. » Avec Delon, on parle aussi de politique, de littérature ou de peinture. Delon ne voulait pas de vente posthume, alors il a fini par vendre en 2023, l’attachement de toute une vie, sa collection d’œuvres d’art : Dufy, Delacroix, Millet, Vlaminck, Bugatti, Dürer, Véronèse, Géricault (« La personnalité de Géricault m’a toujours fasciné : on la retrouve dans La Semaine Sainte d’Aragon, dont j’aimerais beaucoup camper le héros »), Degas, Corot, Rivera, Riopelle, Hartung… Delon dit : « L’art doit circuler pour continuer à vivre. » Henri remarque aussi chez Delon, fasciné par Géricault dont il possède tableaux, des œuvres de Bronzino, Rubens, Dürer, Balthus, Ingres et Callot. Mais une chose agace Delon, qu’il répète à Henri : « Je m’admets comme je suis. J’estime que chacun a le droit de faire ce qu’il veut, et je ne comprends pas pourquoi l’on tient toujours à savoir ce que je pense, moi. » Naturellement, et comme Henri le fit observer à Delon qui acquiesça lui-même : « Quand il est question d’Alain Delon, rien ne ressemble à l’attention qu’on prêtre aux autres acteurs. » Alors, la mort d’Alain Delon, pensez-donc !

Beaucoup d’émotion et d’éloges, de notices mortuaires, de nuances sur l’homme et sa carrière, sans oublier, sans nuances, les insultes des « gens aux cuisses propres » (sont-elles si propres que cela ?). Alain Delon a répondu à Henri Rode : « En tant qu’acteur, je me suis toujours refusé à exploiter la violence gratuite. Je la hais. Rien ne m’est plus odieux que ces mouvements de foule dont l’objectif numéro un, d’abord politique puis décalé, ressemble au plaisir de tuer. » Delon n’a jamais caché qu’il était un homme de droite, se déclarant gaulliste (« Dès mon enfance, de Gaulle a été une référence pour moi. Il s’est assimilé à un ordre de grandeur qui, à mes yeux, reste une empreinte fulgurante. Si l’image de « père de la patrie » est concevable, c’est tel qu’il m’apparaît… Une des plus grandes faveurs de mon destin a été d’avoir pu acquérir le manuscrit de l’appel historique du 18 juin, pour le restituer à l’Ordre de la Libération ») et qu’il s’était engagé dans la marine pour échapper à un avenir promis par sa famille de charcutier, dont il a obtenu le CAP (« Alain plaisante en prétendant qu’il est le seul acteur à pouvoir couper correctement le saucisson et à faire un pâté en croute »), à dix-sept ans et demi, ce qui l’avait amené dans Indochine en guerre (« J’étais entraîné dans un mouvement dont l’horreur ne m’est apparue que lorsque j’ai repris pied dans un monde normal. La frousse, la peur de la mort, tout cela, alors semblait faire partie de mon excès de vitalité, de jeunesse », confie Delon à Rode, qui ajoute : « Alain connaît les embuscades, le canon qui vous met en joue et l’autre, qui tonne »), période qui le lia d’amitié à Jean-Marie Le Pen. Delon était contre l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. Il était aussi pour la peine de mort, etc. Certes, on peut ne pas partager cela avec lui, et je ne le partage pas.

La chose la plus moche concernant Alain Delon, c’est Ari Boulogne, dont personne ne parle, « étonnamment ». Ari Boulogne est le fils que Delon « aurait eu » en 1962 avec Nico, mannequin allemand et future chanteuse du Velvert Underground, alors qu’il est en couple avec Romy Schneider. Delon a toujours refusé la reconnaissance en paternité, bien que Ari lui ressemble physiquement, à l’instar d’Anthony, comme deux gouttes d’eau, et qu’il ait été élevé par Édith, la mère d’Alain Delon. Sa vie, c’est l’histoire de bout en bout d’une lente et certaine autodestruction, un jeu de massacre, une course vaine après l’amour, qu’il raconte dans son livre, L’amour n’oublie jamais (Pauvert, 2001). Ari Boulogne, devenu hémiplégique, est retrouvé mort, chez lui, le 20 mai 2023, à l’âge de 60 ans. L’histoire est horrible. Il n’y a aucun « romantisme » là-dedans, pas même l’histoire souvent romancée, en fait, plutôt la chute continuelle de la belle Nico, la mère, qui n’assume pas davantage son fils et l’entraîne même dans l’abîme de ses veines blanches... Je ne dédouane, ni Nico, ni Delon, mais, je demande à ce que les juges d’autrui ouvrent... leurs propres armoires familiales.

Je note en revanche que plusieurs films d’Alain Delon contrebalancent son image réac, ainsi : L’Insoumis (1964), d’Alain Cavalier, et Les Centurions (1966), de Mark Robson, qui prennent position contre la guerre d’Algérie, et Monsieur Klein (1976), de Joseph Losey, sur la France de Vichy et la rafle du Vél’ d’Hiv, film, un chef d’œuvre, pour lequel il s’est battu. En 1973, il incarne aussi le rôle principal dans Deux hommes dans la ville, avec Jean Gabin : un film à charge contre la peine de mort. Ajoutons son engagement à propos de la réforme du milieu pénitentiaire, comme il s’en ouvre à Rode : « C’est dans le même esprit, en vue d’une justice plus humaine, après les évènements de Clairvaux, Toul, Nîmes2, etc., que j’ai pris parti, dans la presse, pour la réforme pénitentiaire – et contre les sévices infligés aux prisonniers : mise prolongée au « lit de contention », carence des organes de contrôle, autorité abusive faisant abstraction de toute personnalité chez le délinquant. Il me semble que la privation de liberté en soi, dans bien des cas, est une punition suffisante pour ne pas supporter d’être assortie de brimades, d’humiliations ou de violence. » Ajoutons encore les films avec Visconti, qui était, on le sait, et communiste et homosexuel. Alain Delon n’ignorait pas non plus, qu’Henri Rode était homosexuel et c’est pourtant à lui qu’il a confié l’écriture de sa biographie, lui disant : « Qui pourrait penser qu’en cette fin du XXe siècle qui a vu tous les progrès scientifiques s’épanouir, où la « conscience morale » tend à devenir quelque chose d’universel, où l’antiracisme est le fait de tout honnête homme -, oui, qui pourrait penser que le génocide, cette plaie dégoûtante de l’humanité, cela puisse exister encore ? (..) Notre époque ! Ce qui m’indigne le plus en elle, c’est que le génocide, cette plaie dégoûtante de l’humanité, puisse encore s’y produire à cause de certaines guerres. Que, dans des camps de misère, vivent encore des enfants à peu près abandonnés – de quelque race qu’ils soient : indiens, noirs, arabes, juifs, jaunes. C’est là une condamnation évidente de notre civilisation. Voilà pourquoi j’applaudis à des mouvements comme l’Unicef, la Croix-Rouge internationale, Oxfam, Terre des Hommes, la Caritas mondiale et à divers organismes œcuméniques…. Danny Kaye ne cesse de se déplacer dans le Tiers-Monde pour des gosses qui meurent de faim. Kaye nous rappelle qu’un acteur est semblable à tous les hommes doués de conscience, que la tour d’ivoire des stars est devenue une légende dérisoire… Qu’est-ce qu’une star ? Quand vous sortez du studio, la vie se charge de vous ramener à la réalité. »

En mai 2004, j’arpente le boulevard Hausmann, à Paris, lorsque soudain, avançant face à moi, à une dizaine de mètres, je reconnais Alain Delon. Nous allons nous croiser, mais je n’ai pas l’intention de lui adresser la parole. Pourtant, arrivé à sa hauteur, je lui dis : « Monsieur Delon, Henri Rode est mort ! » Il s’arrête et me fixe quelques secondes avant de continuer son chemin sans rien dire. Il ne s’écoule pas une minute, avant qu’il ne revienne vers moi : « Henri Rode, bien sûr ! Excusez-moi. Je me souviens très bien de lui. Que lui est-il arrivé ? Quel âge avait-il ? » S’en est suivi un court échange. Delon, un « sale type » ? Ce ne fut pas le cas, ce jour-là. Les « sales types » sont à chercher ailleurs, sur les réseaux sociaux (?), il me semble !...

Notes

  1. À lire : Henri Rode ou l’émotivisme à la bouche d’orties, par Christophe dauphin, dessins de Lionel Lathuille, Les Hommes sans Épaules n°29/30, 2011.

     2. Clairvaux, Nîmes, Arras, Paris, entre le 19 juillet et le 5 août 1974 près d’une centaine de prisons, 89 selon l’administration pénitentiaire, sont touchées par un mouvement de révolte des prisonniers, qui refusent de réintégrer leurs cellules en fin de journée.




Regard sur la poésie Native American : Emerson Blackhorse Mitchell, ou ce que beauté veut dire

texte et traductions de Béatrice Machet

 

Emerson Blackhorse Barney Mitchell est membre de la nation Navajo, c’est-à-dire Diné si l’on s’en tient au mot de leur langue qui désigne ces habitants du sud-ouest des États-Unis dont la vaste réserve englobe les « four corners », c’est-à-dire le lieu où se jouxtent les états de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Il est né en 1945 sur la réserve Navajo, près de Shiprock, état du nouveau Mexique.

Shiprock (rocher-vaisseau) est un lieu sacré pour le peuple Navajo, nommé  Tsé Bit' A'í , soit la roche avec des ailes. Cette montagne d’origine volcanique s’élève à 518 mètres au-dessus du plateau du Colorado lui-même atteignant en moyenne 1500 mètres d’altitude. Figure de proue du paysage Shiprock rappelle la migration opérée par les ancêtres avant d’arriver et de s’installer sur leurs terres du sud-ouest américain. Il est dit que les ancêtres  Navajos avaient traversé une mer étroite loin au nord-ouest pour échapper à des guerriers d’une autre tribu. Les medecin-men avaient prié pour obtenir de l'aide auprès du grand mystère. Soudainement la terre était montée de sous leurs pieds pour devenir un énorme oiseau qui les portaient. Jour et nuit l'oiseau avait volé au sud, jusqu'au lieu où se situe maintenant Shiprock. Ce récit traditionnel enseigne non seulement l’histoire et les origines Navajos, mais c’est aussi une métaphore de la puissance de l’esprit humain capable de s’élever pour résoudre les problèmes de l’existence quand il est relié aux puissances de l’univers, avec cette conscience de faire partie d’un grand tout dont l’harmonie permet de vivre et de grandir dans une ouverture propre à rendre l’existence enrichissante, et ce pour le bien de la communauté. Blackhorse Mitchell a d’abord été élève à l’Intermountain Indian School, puis a été étudiant à L’institut des arts Amérindiens de Santa Fe, et enfin a terminé sa formation au Fort Lewis College. Il est devenu enseignant, professeur d’études sociales à Chinle, état d’Arizona, il a aussi enseigné la musique Navajo à la Rough Rock Demonstration School.

Blackhorse Mitchell, Horseback Riding Song,  Don't Let Go ℗ 2007 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Il a commencé à écrire de la poésie alors qu'il était en pension dans les années 1960. Il écrit soit en Navajo, soit en Anglais, il lui arrive aussi d’alterner les deux langues dans un même poème ainsi que d’autres auteurs Navajos le font, par exemple Rex Lee Jim, Nia Francisco et Laura Tohe pour n’en citer que trois. La poésie en anglais et en anglais+navajo atteint à la fois un public plus large de non-Navajos, mais aussi un public plus large parmi les Navajos car tous ne savent pas écrire leur langue, ou même ne la parlent pas couramment. En 1964, Emerson Blackhorse Mitchell a reçu le prix « National Poetry Day » et en 1965 le prix Vincent Price d’écriture créative.  Connu pour son récit autobiographique intitulé Miracle Hill : the Story of a Navajo Boy (La colline des miracles : histoire d’un garçon Navajo) paru en 1967 aux éditions University of Oklahoma, il a également écrit un poème portant ce titre, paru en 1972 dans la revue  American Highways qui publiait régulièrement des poèmes rédigés par des habitants des différentes réserves du sud-ouest.

La colline des miracles

Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Je m'interroge sur la distance au loin,
Là-bas je me demande où j'arriverai?
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Le vent murmure à mon oreille.
J'entends les chants des anciens.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Je m'enveloppe de ma solitude.
C'est ma couverture rayée.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Et j'envoie des vœux émouvants
Au monde hors de portée de main.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Le merle bleu qui vole au-dessus
Me conduit à mon ami, l'homme blanc.
Je reviens à ma colline miraculeuse.
Enfin, je me connais tout entier
Là-bas, au-delà, et ici sur ma colline.

Ce poème qui prend des allures de chant, dit bien la distance qui sépare deux mondes régis par des principes tellement différents que les fréquenter tous les deux en restant équilibré semble relever du miracle. Mais les fréquenter tous les deux est gage de se connaître tout entier, aller chez « les blancs » est l’expérience initiatique indispensable qu’un-e  jeune Indien-ne d’Amérique doit accepter pour mieux retourner dans son monde, riche et humainement complet, ayant acquis les connaissances qui serviront à défendre sa communauté.

Blackhorse Mitchell, Where Were You When I Was - Single ℗ 2006 Cool Runnings Music - by CDBaby.

La colline des miracles, ce récit autobiographique que Blackhorse Mitchell écrit sous les traits d’un jeune écolier, commence ainsi : « C’était en 1945, un matin froid, le troisième jour du mois de mars. Un petit garçon naissait alors que le vent soufflait son froid glacial contre le hogan et que les étoiles disparaissaient dans le ciel. » Broneco, un jeune Navajo raconte sa quête d’un miracle. Il s’agit de la lutte d’un garçon pour apprendre – ce qui serait pour lui un miracle – face à des handicaps que la plupart des gens qualifieraient d’insurmontables : pauvreté, racisme entre autres choses. Sous la direction d’un professeur déterminé à l’aider à réaliser ce miracle, il raconte sa vie depuis sa naissance jusqu’à l’aube de l’âge adulte, le résumé pourrait  ressembler à cela : d’abord il garde les moutons de la famille, puis vit dans un pensionnat, rencontre des Blancs pour la première fois, voyage sur la réserve et finalement s’inscrit à l’Institut des arts amérindiens de Santa Fe, où son talent est encouragé. Miracle Hill est écrit dans un style très personnel, avec des entorses faites à la grammaire anglaise, mais l’authenticité est à ce prix puisque l’anglais n’est qu’une langue acquise sous la contrainte et transformée par l’usage de ses locuteurs Navajos. Ce livre nous donne une mine d’informations sur les traditions culturelles, sur les relations familiales, sur la vision du monde des Navajos. Mais c’est un livre à portée universelle en ce sens qu’il encourage chaque lecteur à chercher son propre miracle. C’est ce livre, dit Luci Tapahonso, elle-même Navajo, qui l’a inspiré, qui lui a donné l’élan et l’envie d’accomplir son miracle à elle, de devenir la poétesse reconnue qu’elle est aujourd’hui.

Mais la réserve Navajo n’est pas toujours le lieu de miracles. Et si la beauté des paysages, ceux que nous voyons souvent dans les westerns (ceux du canyon de Chelly, de MonumentsValley, de Antelope Canyon), il y a un autre aspect moins riant : Emerson Blackhorse Mitchell en introduisant son poème lors d’une lecture publique a dit ceci : « Quand les gens viennent en Navajoland , ils disent toujours : Mon Dieu, votre pays est magnifique, les rochers, les montagnes, mon vieux vous avez un super pays. Quand j’entends ça, je regarde toujours sur ma propre route. Et ce que je vois, c’est le contraire.  Alors j’ai écrit ce poème. »

La beauté
de NAVAJOland

Des sacs en plastique
soufflés par le vent,
l’aluminium
des canettes de bière
brillant dans la campagne
des mouches profitant des déchets sur
le vide ordure des couches
PLUS
une bouteille vide de Zima*
ornant le bord de la route
La BEAUTÉ un  NAVAJOland
petites et grosses ordures dérivant dans la bourrasque de vent
écrasant chiens et coyotes
vautours
se régalant de l'odeur détériorée de la viande
PLUS
les corbeaux
s’envolant avec les yeux de la proie
« La beauté de NAVAJOland »,
dites-vous
ces nuages ​​sombres pollués ne sont pas les vrais nuages
​​les rivières
et les ruisseaux sont contaminés
par la pisse et les excréments des ploucs
PLUS
l'uranium dans la rivière innocente et mugissante
La BEAUTÉ de Navajoland
bretelle de soutien-gorge
suspendue
au poteau indicateur
crucifix avec bouquet de FLEURS en plastique
DEBOUT rappelant les humiliations
PLUS
le décapage du charbon de la Terre Mère
PLUS
les inondations de pluie acide
ce n'est pas la beauté de
Navajoland
c'est comme ça que je vois la Nation Navajo
il n'y a pas de beauté

À MOINS qu'ils nettoient
les centrales électriques et toutes ces saletés
alors je serai fier
mais je ne suis pas fier

je vois tout ça
je vois les gens de ma Nation Navajo
donner des conférences
ils portent tous ces bijoux
turquoise
en disant « Mère Terre »
et je ris
je me regarde un peu
je ne vais pas venir ici
en portant tout ça
sauf cette montre
mais je ne vais pas venir ici
jouer à l’homme-médecine sauvage
en tenue d'apparat
me promenant dans les alentours,
non, ce n'est pas mon style.
Je préfère venir ici
et être moi-même
c'est ce que j'aime faire
donc c'est ce sur quoi j'ai travaillé
écrire

 Et Emerson Blackhorse Mitchell de conclure :

 le titre du livre (Miracle Hill) ne parle pas de beauté
 mais simplement du pays
de la terre telle qu'elle était à la fin des années 40
 je dirais
et c'est de là que je suis sorti. 

Zima est une boisson maltée créée et distribuée par Coors, très en vogue dans les années 90,  commercialisée comme une alternative à la bière. Elle est généralement aromatisée aux agrumes

Loin de décrire une version idyllique et idéalisée de la réserve, Emerson Blackhorse Mitchell  la montre telle qu’il la voit hors des circuits touristiques. Au début du poème il expose crûment la saleté, témoin et conséquence de plusieurs centenaires de politique colonialiste et raciste ayant inscrit des traumatismes profonds, parfois au-delà du guérissable, dans les mémoires et les inconscients ; saleté témoin et conséquence de l’état de pauvreté dans lequel bien des gens sur la réserve vivent, avec son corollaire : désespoir, alcoolisme. Saleté aussi à cause de l’exploitation minière américaine sur la réserve, exploitation débridée et à ciel ouvert qui a ouvert les flancs de la terre. Mais tout pourrait changer, il suffirait d’abandonner l’exploitation des mines de charbon, d’uranium (presque 500 d’entre elles ont été abandonnées après des luttes juridiques et bien des cancers), il suffirait de décontaminer et de nettoyer ce qui défigure les paysages grandioses. Le poète ici dénonce un modèle de société qui n’hésite pas à choisir la laideur pourvu qu’elle rapporte à quelques exploitants et entreprises n’ayant aucun scrupule à empoisonner les eaux que boivent les Navajos. Un modèle de société qui insulte, qui blesse, qui bafoue la Terre Mère. Un modèle de société qui ne laisse pas beaucoup d’autres choix aux Navajos eux-mêmes que de correspondre aux stéréotypes (tenues de cérémonies, bijoux de turquoise) s’ils veulent gagner quelques dollars auprès des touristes pour survivre. Pourtant l’aspiration à la beauté et à la dignité est forte, ce sont des valeurs cardinales pour la culture Navajo. Et ce qu’un Navajo comprend comme beauté n’est pas cette émotion esthétique, ce concept encadré par quelques normes occidentales.  

Blackhorse Mitchell, Dine Two Step,  Don't Let Go ℗ 2007 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Lorsqu’Emerson  Blackhorse Mitchell parle de «beauté », il ne faut pas la comprendre selon notre acceptation ordinaire du mot beauté en français ou « beauty » en anglais. Les points de vue Navajos sur cette notion viennent tout droit de la vision du monde Navajo, une sorte de philosophie qui est aussi une forme de spiritualité et qui est fondée sur le concept Navajo de « Hózhó˛ ». Hózhó˛ est formé à partir du radical verbal -zhó˛ qui désigne aussi bien la beauté, l’harmonie, le paisible, l’ordonné. Le Hó pour entrelacer les diverses nuances de sens entre elles. Car sans paix pas de beauté possible, pas de vie au sommet de sa plénitude et de ses potentiels. Parce qu’ordre extérieur autorise une paix intérieure. Parce que l’harmonie est ce que recherchent les Navajos, (et avec eux les amérindiens en général), c’est une quête et un idéal, c’est le but de la vie, c’est un accomplissement toujours recommencé dans la paix et dans la beauté. Je reproduis ici quelques vers d’un chant de prière Navajo comme une preuve à ce que j’avance.

Dans la beauté, je marche
Avec la beauté devant moi, je marche
Avec la beauté derrière moi, je marche
Avec la beauté au-dessus de moi, je marche
Avec la beauté au-dessous de moi, je marche
Avec la beauté tout autour de moi, je marche

Tout est fini dans la plénitude
Tout est fini dans la plénitude

Alors en effet, non, à vivre selon le modèle occidental, agressif, impérialiste, capitaliste, il n’y a pas de beauté. Quant au laid, ce contraire de la beauté, en langue Navajo on dirait hóchxó˛, soit « laid, désordonné ». Les conditions laides et désordonnées que sont la pollution, les bretelles d’un soutien-gorge sur un poteau indicateur et une rivière souillée ne permettent pas de vivre bien et tous les rituels Navajos visent justement à rétablir l’harmonie, qu’elle soit intérieure à l’échelle individuelle ou qu’elle soit sociale et collective à l’échelle d’un clan, d’un peuple, d’une nation. Les rituels visent à permettre les conditions de Hózhó˛. Le poème de Mitchell, par sa tentative d’amener les auditeurs à réfléchir et à voir, est aussi une tentative de rétablir l’ordre, de restaurer la « beauté ».

Faire réfléchir, c’est ce pour quoi la poésie est faite selon la vision Navajo du rôle de la poésie. Mais la poésie pour eux n’est pas à mettre dans une autre catégorie que d’autres modalités littéraires. Le mot « hane’ » sous-entend narration, il désigne aussi bien les récits et les histoires, qui contiennent des enseignements, et cela implique l’idée de partage. Pour les Navajos (comme pour d’autres peuples amérindiens), le langage, la parole, les mots ont un pouvoir vu comme sacré à ne pas dévoyer. Il consiste à pouvoir changer la conscience de qui écoute ou lit, et changeant les consciences, la poésie peut effectivement participer au changement du monde et au rétablissement de l’harmonie. Néanmoins le but n’est pas d’imposer un point de vue ou des idées, raconter suffit, car éthiquement parlant il faut respecter la liberté de penser d’autrui et ça se dit : t’áá bí bee bóholnííh, ou, en anglais, « it’s up to her/ him to decide ». Les gens doivent être respectés, les conditions du Hózhó˛ voudraient que quiconque puisse avoir toute latitude pour prendre ses propres décisions, se faire sa propre opinion, développer sa propre interprétation.

Blackhorse Mitchell, Bull Song · Where Were You When I Was Single ℗ 2006 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Et c’est cette liberté inculquée par sa culture Navajo qui permet à Blackhorse, alors élève dans un pensionnat, de surmonter l’épreuve de la séparation d’avec sa famille, de s’adapter à l’éducation telle que pratiquée alors dans les pensionnats pour Indiens dont les actualités récentes ont démontré qu’il s’agissait trop souvent d’une série de mauvais traitements pour « tuer l’Indien » et « sauver l’homme » (ainsi que la formule consacrée de Richard Henry Pratt, directeur du Carlisle Indian Industrial School en témoigne). Voici un poème touchant montrant à la fois la vulnérabilité et la force de ce jeune Navajo arraché à ses moutons et aux siens, qui deviendra poète.

La graine solitaire à la dérive

Venu du ciel-caséine bleu foncé
À travers le vide de l'espace,
Un brin de coton navigue.
Je n'ai jamais été aussi ravi!
La graine solitaire à la dérive
Est passée devant ma fenêtre à barreaux,
En orbite tourbillonnante, elle a atterri devant moi,
Comme un agneau laineux -
Intouchée, indomptée et seule -
Marchant sur mon bureau, délicatement,
Lisant dans mes mains, je t'ai trouvée
Douce, en apesanteur, captivante.
Je t'ai soufflée par la fenêtre barricadée ;
Tu t'es pavanée, tu as tourné autour de moi,
Partageant avec moi ta liberté aérienne.

Aujourd’hui Emerson Blackhorse Mitchell vit toujours à côté de la colline des miracles, tond les moutons en juin, participe aux cérémonies et rituels Navajos, et contribue à soit rétablir, soit à conserver l’harmonie du monde.




Les Carnets du Dessert de Lune : Lune de Poche !

Les Carnets du Dessert de Lune, avec leur collection Lune de Poche, ont la très bonne idée de nous proposer des recueils d'auteurs contemporains, assez courts (de 40 à 60 pages) dont l'écriture vient percuter des représentations plus classiques de la poésie, nous disent-ils. Format qui tient dans la poche, d'où le nom de la collection, petit prix (7€) pour de jolis livrets qui donnent envie.

Thierry Pérémarti nous donne ainsi Un jour plus loin dans le jour qui se positionne volontiers dans l'abstrait : semer ou démolir / et vivre ailleurs // survivre en dedans / de tout ailleurs // d'un soi pour germer avec toutefois des bribes de réalité qui donnent de la consistance à cette plongée dans le profond : soleil, l'aube / mise en branle // feu de tout bois // se tenir à la corde / tacite pour une écriture serrée qui a émondé tout ce qui semblerait fioriture.

silence qui au mieux foudroie

d'eux, rien
il ne reste

quel séisme inverser
louanges au feu
quel espacement fuir

au crissant des heures
on attend un geste quelque chose

qui exhorte

Thierry Pérémarti, Un jour plus loin dans le jour, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2024, 60 pages, 7 €.

Le rapport au temps revient régulièrement : la minceur de la vie, au baissement du jour / qui chavire, aux aguets / de ce devenir, temps fermé qui s'ouvre, un temps qui est celui du souvenir et de la vacuité du présent car ce sont des poèmes de perte qui se retournent pudiquement sur ce qui fut je suis la lèvre / de tes premiers / baisers, disent maintenant le manque douloureux, l'ivresse meurtrie et la nécessaire écriture, rouverte la plaie / ne sachant / se taire

cherché
ta main, toute la nuit

le point d'ancrage

la vie s'écrivant
portes ouvertes
s'escrime

plus aucune rive n'atteindre

le soleil suffit ici
qui tire à vue

Une infinie tristesse chemine aux côtés des mots, cette éternité / entre nous promise // silencieuse / et vide / dans nos mains // viendra-t-elle à notre rencontre / exhumer nos caresses mais avec une belle densité qui emporte notre adhésion.

∗∗∗

 

Avec Séverine Rième, nous sommes dans un autre registre. Nos soifs disent une rencontre (l'homme des bois aux pieds couverts de sabots, le Viking... à qui ce recueil est dédicacé), disent le désir, la sensualité.

Ton urgence immobile
m'agrippe
m'allonge
m'inonde
j'abandonne
je me suspends
tu es le bois
tu es le nuage et la pluie
et tu vois... sous nos yeux
fleurissent des collines

Séverine Rième, Nos soifs, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2024, 60 pages, 7 €.

Si le corps est affirmé — quoi de plus normal dans le champ lexical de l'amour ? — nuits sous tension / de sexes aimantés / nous buvons nos souffles / de lait d'eau d'air c'est un espace plus vaste qui est ici embrassé : le monde et ses paysages.

au cœur du pincement, de la caresse des cordes,
les espaces défilent et fondent en aplats vert vif
une cabane ici, un plan d'eau là
les touffes d'arbres flous sont des taches fuyantes
verticales au-dessus de la terre
des lumières éparses pointent sur l'étendue

les ailes d'éoliennes tournent dans la plaine
immobile
sous le ciel déchiré de traînées blanches

je n'oublie rien

Séverine Rième est chorégraphe et performeuse. On le sent dans la scansion de certains vers qui dansent :

ici
on verse l'heure
on verse l'air
on verse l'or
on verse lentement au comptoir
on verse le temps
verse le vin vient l'ivresse

Et : Collés. Vivants. Nous. / Sueurs mêlées. / Élevés / au même blé. // D'eau. De sel / notre pâte / pétrie / d'amour, de hargne, d'acide. […] Nos folles farandoles, comme des failles dans nos rires.




Chronique du veilleur (56) : Rûmî

Les chefs d'oeuvre, on le sait bien, n'ont pas d'âge. L'oeuvre de Rûmî date du XIIIème siècle, son auteur (1207-1273) est un maître vénéré de la poésie persane classique. Les choix et la traduction des ghazals du « Livre de Shams de Tabrîz », réalisés par Jean-Claude Carrière, avec l'aide de Mahin Tajadod et Nahal Tajadod, sont particulièrement éblouissants.

Jean-Claude Carrière a privilégié le rythme, en essayant de retrouver la cadence originelle des poèmes. La réussite est parfaite, l'octosyllabe français se tenant au plus près de la danse des ghazals.

Tout est danse en effet dans cette œuvre. Shams de Tabrîz, que Rûmî rencontre à l'âge de 37 ans, est le maître qui transforme la vie du poète. Il le forme à la poésie, l'entraîne dans la danse des derviches tourneurs. L'anthologie qui paraît ici suit le parcours humain et mystique de Rûmî, l'attente, la rencontre, les souffrances, la séparation et l'absence le jalonnent. N'est-ce pas là une ligne universelle du destin amoureux ?

Tout est désir et chant du désir. Jamais aucun lyrisme ne pourra surpasser la pureté et l'intensité de ce chant.

 Rûmî, Cette lumière est mon désir, Poésie / Gallimard, 10,20 euros.

 

                  Tu es la lumière, la fête,
                  Tu es le bonheur triomphant,
                  Tu es l'oiseau sur le mont Tûr,
                  Je suis accablé de ton bec.

                  Tu es la goutte et l'océan,
                 Tu es la bonté, la colère,
                  Tu es le sucre, le poison,
                  Ne me rends pas plus malheureux.

 

Le souffle ne retombe jamais, il est porté par une force qui élève et bouleverse à la fois. A chaque strophe, à chaque poème, on est frappé par un renouvellement continuel de la même pensée, du même élan vital. Les derniers poèmes choisis affrontent le néant et  la mort, se tiennent sur le seuil de l'indicible et du divin.

 

                  Mourez, mourez, dans cet amour mourez,
                            Si vous mourez dans cet amour,
                            Le pur esprit vous recevrez.

                  Mourez, mourez, sans peur de cette mort,
                              Si vous vous levez de terre,
                           C'est le ciel que vous saisirez.

 

« On trouve dans nos têtes / une très haute ardeur », peut-on lire. Le lecteur la ressent, tant elle circule et ne cesse d'affirmer en nous son pouvoir envoûtant.

 




Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Traduction et présentation par Alice-Catherine Carls

Rochelle Hurt fait partie de la nouvelle génération des poètes américains. Féministe, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité unique. Sa poésie est peuplée de personnages pris dans la chute libre de leurs sensations qui font résonner le monde entier en elles. Révolutionnaire est un terme qui lui convient mieux, car elle transgresse les formes et les thèmes – vers libres, proésie, écriture en collaboration.

Partant d’un événement vécu et de situations en apparence banales, elle décrit les sensations parfois extra-corporelles et parfois surréelles ou surnaturelles par lesquelles les femmes touchent le monde et les êtres humains. Les émotions, les sentiments, puis les pensées et enfin la philosophie et l’esthétique de vie se télescopent au détour d’un mot ou d’une image sans toutefois tracer le parcours souterrain qui les relie aux sensations.

Le thème du lieu et la place qu’y tiennent les êtres est très important pour Rochelle Hurt. Native de Youngstown dans l’Ohio, elle représente les États-Unis « de l’intérieur » trop souvent négligés et pourtant si féconds en grands poètes. Et elle fait honneur à cet État frappé par le marasme post-industriel des années 1990.

Rochelle Hurt lit ses poèmes à Paging Columbus : Getting Out of Dodge (mai 2014).

Son premier volume, The Rusted City (La ville rouillée), publié en 2014, évoque le siècle métallurgique qui fit la richesse de l’Ohio. On y trouve déjà des thèmes qui forment la trame de son deuxième volume, In Which I Play the Runaway (Dans quoi je joue la fugueuse), publié en 2016 : l’importance de l’enfance, seule continuité d’une famille désaccordée, les sensations vécues par les personnages, l’importance de la mère sacrifiée. Ces drames se jouent sur la toile de fond du  voyage symbolique auquel la poète nous convie à travers les États-Unis, énonçant avec un humour subtil des noms inusités de localités inconnues des touristes qui révèlent l’Amérique profonde et vraie. Dans son troisième volume, The J Girls (Les filles J), publié en 2022, elle met en scène des ados vivant dans une petite ville de l’Ohio et dont les prénoms commencent par un J, prénoms très populaires dans les années 1980. À partir de documentaires filmés, journaux, et interviews, les « filles J » se racontent en monologues poétiques qui prennent place sur scène, c’est-à-dire dans leurs lieux de vie. Son quatrième volume, Book of Non (Le livre de Non), publié en 2024, se rapproche de l’autobiographie. Écrivant en collaboration/symbiose avec la poète Carol Guess, Rochelle Hurt y construit son portrait de Non-mère, signifiant qu’elle n’est pas définie par un rôle féminin traditionnel. La collaboration entre les deux poètes a servi à faire naitre un portrait de femme autonome dans lequel bien des lectrices se reconnaitront. 

Lecture de poésie avec Rochelle Hurt.

Maitre de conférences dans le programme du Master of Fine Arts à l’University of Central Florida, Rochelle Hurt a reçu plusieurs prix. Outre ceux qui lui avaient été remis par plusieurs revues dans lesquelles elle publiait avant 2014, elle a reçu le Barrow Street Poetry Prize en 2016 et le Blue Light Prize en 2022 pour ses deux premiers volumes. Carol Guess est professeure de littérature à l’University of Western Washington et a plus vingt recueils de poésie et de prose à son actif. Elle en a écrit plusieurs en collaboration. Comme Rochelle Hurt, elle base ses œuvres sur des événements contemporains et sur des documentaires filmés. La source de son inspiration est également ancrée dans la réalité : personnes transgenres, pandémie du Covid, situation politique, et faits divers lui servent à révéler les strates et les fissures de la société américaine d’aujourd’hui.

Rochelle Hurt. In Which I Play the Runaway  (2016).

 

P. 3 - Poème dans lequel je joue la fugueuse

Ça pourrait commencer par une fête avec des filles
éparpillées comme des paillettes, des filles qui
cherchent une maison où se caser, des filles
avec deux parents, des filles qui respirent
la joie de leur inutilité.

Ou une scène de chasse : une maison de fermier
aux murs minces comme une robe maternelle,
vide depuis longtemps et qui m’enferme.

Je n’ai jamais voulu être chez moi en lui,
mais – sexe en tôles ondulées,
la corrosion. À elle seule, son odeur
était comme le retour de minuit
à la maison, à l’empoignade du père.

Ainsi j’étais pour toujours
fugitive, son indolent jouet.

Mais si vous le voulez, je vous dirai
l’histoire d’une femme désossée
par deux mains aux sillons crasseux,
sa bonne moelle vendue à un couillon
pour une promesse en lame de rasoir.

Et combien elle a aimé ça, le péché,
ce nouveau genre d’errance.

P. 36 - Poème dans lequel je joue la tricheuse

                                               Je pourrais expliquer
que lorsqu’il touchait mon bras, un champ s’ouvrait
en moi et que je restais étourdie comme une biche
épousant la terre pour sa verdance.

Mais il faut comprendre que tout avait commencé plus tôt –

Le soleil fut mon premier amour d’enfant,
je fermais les yeux chaque après-midi
et me pressais dans sa chaleur semblable
à un corps, un poids bienvenu sur moi.
Sa lumière fendillait ma peau et je m’ouvrais
à l’infini rouge et à l’éclat sous mes paupières
pendant que le temps s’épaississait et que le sirop du plaisir
coulait dans la coupe de mon crâne.

Cela veut dire que je tombe amoureuse des surfaces –

Quand je touchais son bras, l’horizon clignotait devant nous
et je savais que le ciel n’était que la pellicule rayée
du ciel. Je fixais néanmoins son soleil, le désir durant
jusqu’à ce qu’une sorte de nuit tombe dans mon coeur.

P. 47 - Autoportrait à Entre, en Géorgie

À Entre, se trouve notre champ de paupières vides,
notre verger de mains à quatre doigts et de troncs
coupés et, notre marmaille maladroite s’y accrochant,
rien encore de très
remarquable. Nous ne sommes jamais
vingt-six à Entre – juste
à mi-chemin vers vingt-sept,
ou bien vingt-cinq et trois-quarts.

Les enfants d’Entre n’ont pas d’émotions
fortes. Ils veulent de ci. De ça. Ils manquent
de conviction. Mais on pourrait dire, et leurs grand-mères
s’en assurent mutuellement, qu’ils iront loin.

À Entre, nos bébés tournent en dormant
comme les aiguilles d’une montre, grappes d’orteils
frôlant les montants en bois, cochant le berceau barreau
par barreau.

                        Ils refusent les espaces vides
et l’ordonnance des membres impitoyables
et confortables deux à deux.

Après la montée des pupilles cuivrées dans le jardin,
et avant que les lampadaires verts de la rue
s’éteignent sous nos fenêtres,
les mères d’Entre rêvent.
Nous voulions
seulement atteindre Ceci, en Géorgie,
ou Cela, qui est moins connu.
Souvent nous restons des jours entiers
dans la morosité de notre réveil.

P. 50 - L’héritage

                                                           Tu reviens
et découvres que la porte a attendu ta clé,
            elle chante quand tu la cherches et cliquète
dans ta main comme des dents de lait mélangées.

Drapée dans le satin de ta mère, la chambre à coucher est un cercueil
            illuminé par des ampoules électriques, un entretien.

Le téléphone ronfle sur son support
et, surpris par ton attouchement, dit
ne confonds par cette maison avec la tienne.

Mais les voix de tes parents mitonnent
            dans une mijoteuse sur le comptoir de la cuisine.
                        Depuis combien de temps ?

                                               Comme ils doivent
            être tendres maintenant, rien que des murmures,
                        se détachant de l’os.

N’ouvre surtout pas la porte de ton ancienne chambre – cet
            univers ne te reconnaitra pas.

C’est ainsi que finit une maison : une vois vidée,
            les murs s’érodent sous la poussée du vent,
et tu restes là
à rappeler tes souvenirs comme un chien.                                                                    

p. 57 - En semant Ohio

Confiné à cette ville, l’amour jaunit.
Reste et regarde les murs peler
par leurs plafonds.

                                   Regarde par cette fenêtre :
                                   une mère s’étire et tire sur
                                   le toit, petite couverture feignant la fuite.

Sa peau jaunâtre est une lettre roussie
sauvée d’un feu.
                                   Derrière elle,
            en robes du dimanche, deux filles se penchent,
            pliées à la taille, elles passent des heures à
            inspecter le tapis de couleur jaune curry –
                                   un objet perdu, un bouton tombé.

Leur chevelure noire est devenue fauve,
            couleur d’une quête trop longue,
            couleur de l’absence de couleur.
                                  Un tourbillon miniature se donne le tournis
                                  et dessine des huit à travers la pièce.

Coques, les filles ondulent
et plongent, puis se redressent.

            Les murs palpitent, retenus par la mère
aux longs bras.

                                   En haut, un père murmure,
                                   je veux vivre, à jamais
                                   en train de sortir par la fenêtre.

Tu vois, tout arrive si facilement -- 

 

 

p. 65 - Le fleuve Miami en crue

Au-dessus du barman, la télé flotte comme un satellite et présente
la crue comme une de nos nombreuses fins. Au centre de la ville, le Miami

            se lève d’un lit affaissé pour reposer dans les bras grêlés de rouille
de sa ville. Nous considérons que les mythes proviennent de coïncidences :

            combien de bébés naitront ce soir dans des conditions héroïques
sur les sièges arrière de voitures flottant sur l’autoroute ? Ils porteront

            ces histoires toute leur vie comme tout le monde –
non par le souvenir mais par l’héritage raconté. Et nous avalons

            consciencieusement les circonstances comme notre destin. J’imagine
que tu es venu à ma mère comme un corps aérien vole – par saccades

            peureuses avant d’avoir appris à te tenir debout,
à stabiliser tes poumons pendant que les rapides respirations de la mort

            pompaient en toi leurs gorgées de rhum – constante menace d’une vie
bouleversée. Le chant des égouts entre dans le bar. Je peux entendre

             le fleuve monter, dis-je, prenant le son de l’eau
pour le récipient dont elle s’échappe. Tu insistes que le mariage a été ma perte,

            et je ne te dis pas que ma mère cherchait la joie
sous le bûcher de sa vie d’après toi, sans jamais deviner

            de combien de façons un monde peut finir. Dans un poème
après l’autre, j’ai laissé les crues et les cyclones t’emporter.

            La vérité est que tu es parti sur tes deux pieds. Ou vous avez simplement
décidé de vous séparer. J’ai écrit jadis que ton père à toi s’était enfui

            de la maison dans une tempête de glace en faisant déraper sa Ford. Il
a cru une fois ou deux que le ciel tombait, d’après certains.

            Et le reste ? Il est mort d’un infarctus ou d’un cancer.
Et le désastre d’aujourd’hui ? Thalès pensait que l’eau avait donné naissance

 à l’univers, dis-je en philosophe amatrice de crises –
et donc nos corps sont faits d’eau, jumeaux de leur origine.

            Je ne peux m’empêcher de croire que tu es estampillé en moi,
et j’ai peur de ma maison -- ses miroirs et sa dépendance. Nous quittons

            le bar pour marcher, mais trouvons la face fracturée du ciel
dans l’eau qui engorge la rue, -- incroyable illusion optique, mensonge

            complété par les débris qui tournoient et plongent
comme des oiseaux. Piètre excuse pour fuir –

            cette mythologie familiale. Je me mouille les pieds,
ne voulant pas attendre que l’eau se retire.

p. 69 - Le sang en boucle

La tendance de ma fille à voler se forma en miroir de la mienne – un marqueur génétique, comme
l’arc du nez ou les mentons à fossette. Enfant, je prenais tout ce qui me parlait : la souris en peluche
du chat, les tulipes du voisin, un cheveu sur la tête de mon frère. Bien qu’ayant refusé le sein de ma
mère, des années plus tard je repoussais la joue de ma sœur pour boire son lait – ce qui est donné
gratuitement ne m’a jamais intéressée. Les gronderies ne faisaient que m’exciter et le butin grandit
avec moi : vélos, autos, garçons. Vous pourriez même dire que je volai ma fille à son père. Je glissai
tout simplement une main dans sa poche quand il regardait ailleurs et je fis tomber la promesse
d’une fille dans une petite tasse. Une graine secrète.

Quand je la portais, elle m’épuisa et je sus que je lui avais donne mon gène du vol. Aucun monceau
de nourriture n’était assez grand, aucune carafe d’eau assez haute, aucune nuit de sommeil
satisfaisante. Dans le sang en boucle, sa faim dansait avec la mienne : plus je donnais, plus elle
voulait. Je maigris et jaunis, seul mon ventre se gonflait à partir de mes hanches comme une cloque.
Pendant des mois, mon cœur affolé se contracta en sentant l’appel de sa soif. Parfois je pouvais
entendre un léger bruit de succion au milieu de la nuit, puis un roucoulement satisfait faisant écho
aux grillons dehors.

Je n’ai pas honte de vous dire que je suçais aussi fort. Le jeûne marcha d’abord, mais la tentation
gagna. Alors je trouai la boucle d’un coup de dent : après chaque repas, je me reposais pendant une
heure, puis je courais toute la nuit dans le voisinage pour brûler la nourriture avant qu’elle ne puisse
le faire. D’autre fois, je mettais la main dans ma gorge et faisais tout remonter. Pendant le reste de
ma grossesse, elle devint une petite batterie de réserve. Son énergie me rechargeait. Je voyais du
magenta derrière mes yeux.

Elle pesait moins de trois livres à la naissance – et elle s’était fait attendre. Ils la firent sortir par le
siège et durent détacher sa petite bouche de sangsue d’entre mes jambes. Les deux poings pleins de
placenta. Par la suite, elle eut toujours les mains pleines de choses qui ne lui appartenaient pas : mes
boucles d’oreille rouges, des poignées de sac à l’église, des poupées au jardin de jeux. Pouvez-vous
croire que je me surprenais à lui dire de les rendre ? Elle m’avait volé la joie de prendre.

Je décidai de me réinvestir dans cette passion, en commençant à la maison. Un jour où je cherchais
des pièces de monnaie dans sa chambre, je trouvai ses dents de lait dans un étui à médicaments –
quatre petites perles subtilisées de ma boite à bijoux. Je les mis dans la paume de ma main et lorsque
je me retournai pour partir, elle était à la porte avec la bague de fiançailles de ma mère qui n’avait
jamais été léguée. Nous étions là, figées dans une boucle de honte : fais ce que je fais – toutes deux
rouges comme des gyrophares de police.

Rochelle Hurt, Entretien diffusé dans l'épisode 526 du podcast The Drunken Odyssey.

Rochelle Hurt. The J Girls. A Reality Show (2022).

p. 23  - Intérieur. Église. Jour. Jennifer est assise sur un banc vide ; derrière elle un vitrail dépeint l’Annonciation.

Prière pour la tempérance

O ma succulente muselière, mon ortie brûlante,
Mon plaintif lasso, mon poing fermé,
ma selle la plus profonde, mon étreinte la plus radiale,
mon omniprésente clôture électrique invisible,
ma ceinture de sécurité sacrée, ma solennelle camisole de force,
ma chaine de salut, mon attelle d’âme en airain,
mon moulage de corps en plâtre, mon rigide sac à langue,
mon corset moral, mon tirant de botte renforcé,
mon Tupperware étanche, mon joint sous vide,
mon gobelet tippy à l’épreuve du péché, ma boite à joie sous clé,
ma cellule de prière capitonnée, ma matrice permanente,
mon confessionnal verrouillé – je rampe
dans l’espace humide de ta grâce, tendre mâchoire de lion
dans laquelle je tressaille et tremble, ton éternel hoquet.

Carol Guess & Rochelle Hurt. Book of Non (2023).

p. 31 - Non-excuses

Mon premier projet artistique à l’école fut un masque fait d’excuses humides. Je le mis sur ma figure
et une fois durci, je l’enlevai – un bol de désolée – et je sus à qui je ressemblais.

Quand ma sœur et moi allions passer les fêtes chez notre père, il n’avait jamais de jouets pour nous.
Il mettait un seau d’excuses entre lui et nous et partait. Nous avons construit des villes entières d’excuses.

Au lycée, je trimballais mes excuses au fond de mon sac comme des Tic-Tacs, enviant les excuses
des autres qui me semblaient si bien organisées. Comme Louise qui les rangeait au fond de son
casier. Elle en sortait une d’une main manucurée et c’était sa façon de dire qu’elle vous aimait bien.
Une fois, je surpris Louise dans le vestiaire avec ma poignée d’excuses ; paniquée, sans tampon, elle
me dit, « va te faire foutre. »

Je me souviens qu’au bal de fin d’année je portais mes excuses comme une robe fuseau et que je
laissais mon cavalier les peler de mon corps une par une. Il avait l’air de s’ennuyer, mais il avait
continué.

À l’université, j’appris à distribuer mes excuses plus prudemment. Mais, quand, saoulée d’Amaretto,
je déambulais la nuit et tombais sur des gens, je vaporisais mes excuses comme du spray au poivre
dans les yeux de ces étrangers.

La plupart du temps maintenant mes excuses sont tranquillement assises sur le canapé avec moi –
des non-excuses. Il se fait tard, dis-je, et elle me crochètent une chemise de nuit suffisamment vaste
pour m’y noyer.

 

p. 41 - La non-matière

Un trou noir ouvre une étoile comme un sac poubelle et répand sa vieille lumière à travers l’espace.
Sur terre, les fleurs en plastique et les cigarettes électroniques remplissent ma poubelle. Quelqu’un
trie ce rebut en piles – mangeable ou pas, portable ou pas, masculin, féminin, mari ou femme. Le
lendemain, les ratons laveurs passent la journée à tout mettre en vrac. Quelques-uns d’entre nous se
retrouvent ensemble, non-entités s’enfonçant dans la terre. Je vis dans un corps, ce qui veut dire que
je vis dans un chariot à déchets qui me conduit chaque jour vers le non-être.

Malgré tout, les ordures se font. Quelqu’un sort des sacs noirs d’une poubelle en métal. Voici un
cercle, voici un couteau. Il n’y a pas de poubelle pour la matière noire. Voici des sacs fendus au
milieu, des couvercles de boite en plastique, et des préservatifs qui se déversent sur l’asphalte. Les
ordures n’appartiennent à personne. Elles s’assemblent dans des coins de comédie, pailles en
plastique, verre brisé, capuchons de bouteilles et éponges moisies. Elles collent aux yeux comme les
paillettes d'hier soir et tournoient en blocs massifs dans la Mer des Sargasses. Elles vont vivre
derrière un mur qui nous permet d’oublier et devient matière noire quand l’amnésie dame le pion à
l’invisibilité.

Les ordures sont ce qui vient après. Elles sont pupilles de l’état de décomposition, cette ultime
forme de la matière. Nous les utilisons pour nous flatter jusqu’à l’arrivée, crachant du néon en cercle
autour de nos corps, nous croyant meilleurs que ce que nous laissons derrière nous.                     

Présentation de l’auteur

Rochelle Hurt

Rochelle Hurt est titulaire d'une maîtrise en beaux-arts de l'UNC Wilmington et d'un doctorat de l'université de Cincinnati. Elle vit à Orlando et enseigne dans le cadre du programme de maîtrise en beaux-arts de l'université de Floride centrale.

Bibliographie

Rochelle Hurt est l'auteur de trois recueils de poésie : The J Girls : A Reality Show (Indiana University Press, 2022), qui a remporté le Blue Light Books Prize de l'Indiana Review ; In Which I Play the Runaway (Barrow Street, 2016), lauréat du Barrow Street Prize, et The Rusted City : A Novel in Poems (White Pine, 2014), sélectionné pour la Marie Alexander Series en poésie en prose, ainsi que Book of Non (Broadstone Books, 2023), une collaboration avec Carol Guess.

Ses écrits ont été inclus dans Best New Poets et listés comme remarquables dans Best American Essays. Elle a reçu le Greg Grummer Prize de Phoebe, le Richard Peterson Poetry Prize de Crab Orchard Review, le Ruth Stone Prize de Hunger Mountain, le Rumi Prize d'Arts & Letters et le Poetry International Prize. Ses poèmes et essais ont été publiés dans des revues telles que Poetry, Ninth Letter, The Georgia Review, Prairie Schooner et Iowa Review. Elle a reçu des bourses du Vermont Studio Center, du Jentel Artist Residency Program et de Yaddo. Elle est la rédactrice en chef fondatrice du site de revue The Bind.

Poèmes choisis

Autres lectures

Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Traduction et présentation par Alice-Catherine Carls Rochelle Hurt fait partie de la nouvelle génération des poètes américains. Féministe, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité [...]




Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

Le 24 février 2021, avec ce message informatif : « Joseph Ponthus nous a quittés dans la nuit », je postais sur mon blog La rive des mots un extrait de son poème-récit À la ligne, ce chapitre 65 qui résonnait tragiquement, comme si la fin de parcours, si jeune, de son auteur, était le prix à payer pour l’expérience d’ouvrier intérimaire embauché dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons, opposant a posteriori un arrêt brutal, un point, sans retour à la ligne, un point final, interrompant ainsi la possibilité de partage de tous ces textes dont ce poète était encore porteur : « Et tous ces textes que je n'ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S'enchaînaient les unes aux autres / Implacablement / Où des alexandrins sonnaient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l'humanité / Des sonnets de rêve »…

L’on peut se prendre alors à rêver au prolongement de cette vie volée au temps du travail, à la virtualité de ces textes non encore rédigés dont À la ligne, ce premier roman fondateur, aurait été le sésame, mais la résistance qu’il fallut déployer pour l’existence, le dur labeur de la condition ouvrière contemporaine, dont un documentaire dans lequel l’écrivain était interrogé en dévoilait le sort des « damnés », a opposé un tribut plus lourd peut-être à la fougue, à la combativité, à la volonté souriante du jeune poète qui mordait la vie. Car s’il est un souvenir à garder de Joseph Ponthus, dans la rencontre que j’eus la chance de faire avec lui, pour la lecture collective de son ouvrage, lors d’un moment de convivialité où il fut invité à prendre un repas entre amis, non loin de la ville de Narbonne que chante également le grand Charles Trenet, lui dont les refrains l’ont soutenu, il l’écrit lui-même, dans un entrain presque spinoziste à une gaieté qui désamorcerait chacune des causes des passions tristes, c’est cette joie radieuse, grâce à laquelle loin alors du travail à la chaîne, ce dernier, peut-être déjà conscient de l’issue fatale que lui préparait la maladie, mordait, littéralement, la vie, il rayonnait, tout au plaisir de se délecter des saveurs d’un plat, tout à l’affût d’un bon mot, d’un trait d’esprit, qui en agrémenterait le goût…

Joseph Ponthus nous parle de son livre À la ligne, feuillets d'usine (éditions La Table Ronde), dans l'émission Dialogues littéraires, réalisation : Ronan Loup. Interview par Laurence Bellon. Librairie Dialogues. 

Une vitalité qui lui aura pour le moins permis de tenir à l’usine, par ces feuillets qu’il écrivait par ailleurs, le soir, au retour chez soi, dans un inventaire méticuleux des gestes appliqués à la ligne de production, dont la ligne d’écriture était peut-être la conjuration : écartez la fatigue, la douleur, le bruit, le cauchemar que le corps encaisse, que la main note tout de même, mais que la poésie sublime, cette autre vie de lettré qu’il a eue, venant embellir la dureté au jour le jour des citations d’auteurs latins, des aventures des romans d’Alexandre Dumas, des envolées des poèmes de Guillaume Apollinaire, quand il ne s’agit pas des airs des chansons de Vanessa Paradis, Il y a lalala… Des comptines populaires aux vers libres, c’est sous toutes ces formes, ce cœur vivant d’une poésie authentique qui n’a cessé de palpiter dans une telle épreuve, lui a donné de la ressource, ce second souffle, cette autorisation à la seconde vie de l’embauche à se sauver par la première vie d’une jeunesse toute à la découverte de la littérature, les deux inextricablement liées, ne faisant qu’une, traversée d’existence étudiante, associative, ouvrière, fraternelle, trame d’un combat extraordinaire entre cet Ulysse inavoué et le géant Cyclope au corps de carcasses de bœufs et à la chair pétrie des tonnes de bulots, du boulot impitoyable qu’il abattait, portée par l’esquisse de cette ligne de fuite, pour reprendre la terminologie philosophique deleuzienne, qui le traversait et faisait de lui le héros d’une possible trouée de tout un système d’exploitation, faisant fuir ce carcan de calvaire par toutes les lignes de force qu’il s’employa à déployer, lignes salvatrices d’écriture à bras le corps, d’empoigne à la fois âpre et salutaire du travail à la chaîne, en offrande, en définitive, aux compagnons de lutte d’un possible espace, au creux de ce quotidien, de libération pour soi, pour les siens et pour les autres...

Joseph Ponthus vous présente son ouvrage À la ligne : feuillets d'usine aux éditions La Table ronde. Rentrée littéraire janvier 2019. Librairie mollat.

À l’injonction délicate de Barbara dans Perlimpinpin à ne pas poétiser, à ne pas manquer de délicatesse, de tact, scrupule éthique qui se ramifie dans l’élégance du style, la justesse de la forme de ce roman À la ligne, répond également le boucan d’enfer de ces mêmes Feuillets d’usine d’où s’élève son chant, à la fois individuel et collectif, personnel et universel, sans critère esthétisant, sans jugement de bon goût, une clameur populaire, dont il devient, au chapitre 48, à l’instar de Guillaume Apollinaire, un chantre : « À l’usine on chante / Putain qu’on chante / On fredonne dans sa tête / On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines / On sifflote le même air entêtant pendant deux heures / On a dans le crâne la même chanson débile / entendue à la radio le matin / C’est le plus beau passe-temps qui soit / Et ça aide à tenir le coup / Penser à autre chose / Aux paroles oubliées / Et à se mettre en joie / Quand je ne sais que chanter / J’en reviens aux fondamentaux / L’Internationale / Le Temps des cerises / La Semaine sanglante / Trenet / Toujours Trenet et encore / Le grand Charles « sans qui nous serions tous des comptables » comme disait Brel / Trenet qui met de la joie dans ce putain d’abattoir qui me fait sourire à mon épouse quand J’ai ta main dans ma main et puis La Folle Complainte reste quand même la plus belle chanson de tous les temps ou Ménilmontant / L’Âme des poètes / Que je les cite / Reggiani évidemment Daniel Darc Nougaro Brel Philip Buty Fersen Fréhel et la Môme Vian Jonasz les Frères Jacques ou Bashung les Wampas Ferrat Bourvil Stromae NTM Anne Sylvestre et toujours Leprest et Barbara ». Véritable ode à la joie de la chanson française pour tenir, tenir encore, damer encore le pion à l’usure, à la mort, ce dont Joseph Ponthus n’aura eu de cesse, citant néanmoins lors d’une dédicace privilégiée, cette phrase latine tragique de l’historien lucide Tacite: « Ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. », « Lorsqu’ils font un désert, ils l’appellent paix. », enjeu tant poétique que politique, clé égale pour rentrer dans sa vie, son œuvre, nous y embarquer, préscience peut-être de l’épisode qui suivit, aveu d’un destin de celui qui préféra pourtant à la surdité de l’ordre des choses la fragile beauté du poème…

La Grande librairie, France Télévision.

Présentation de l’auteur

Joseph Ponthus

Joseph Ponthus, né Baptiste Cornet le 4 septembre 1978, fait des études supérieures dans la région du Grand Est, à Reims et Nancy : hypokhâgne, et khâgne.

Il travaille à la mairie de Nanterre, comme éducateur spécialisé, puis suit et aide des jeunes en difficulté. Avec quatre d’entre eux, il cosigne un livre, Nous… la cité, publié en 2012 aux Éditions La Découverte. C’est le résultat d’ateliers d’écriture, mais aussi un témoignage de ces jeunes sur leur quotidien, et leur rapport avec la société. L’éducateur raconte aussi son vécu.

En 2015, son mariage le conduit en Bretagne, à Lorient. Ne trouvant pas de travail dans la continuité de son activité en région parisienne, il s’inscrit dans une agence d’intérim. Cette société lui propose des postes successifs comme ouvrier. Tout d’abord dans une conserverie de poissons, où il passe de la ligne des poissons frais, à celle des poissons panés, puis à l’égouttage des tofus et enfin à la cuisson des bulots. L’emploi suivant est dans un abattoir.

À la ligne est bien accueilli par la critique. Dans l'émission La Grande Librairie, François Busnel fait de cette œuvre son coup de cœur du 6 février 2019. En mars 2019, l'ouvrage reçoit le Grand prix RTL-Lire, puis, quelques semaines plus tard, le prix Régine-Deforges 2019, le prix Jean-Amila-Meckert en avril 2019, le Prix du premier roman par les lecteurs des bibliothèques de la Ville de Paris, en juin 2019. Au mois de novembre 2019, il reçoit également le Prix Eugène-Dabit du roman populiste et en juin 2020, le prix littéraire des étudiants de Sciences Po. Avant même ces prix, l'ouvrage bénéficie d'un fort succès en librairie.

Il témoigne en 2020 dans le documentaire « Les Damnés, des ouvriers en abattoir », d'Anne-Sophie Reinhardt.

Il meurt dans la nuit du 23 au 24 février 2021 des suites d'un cancer, à 42 ans. Une librairie, À La ligne, du nom du dernier livre de Ponthus, ouvre ses portes peu de temps après son décès à Lorient.

© Crédits photos Archives Thierry Creux.

Bibliographie

Romans

  • 2012 : Nous... la cité éditions La Découverte (collectif)20
  • 2019 : À la ligne, éditions de la Table ronde – Grand prix RTL-Lire 201921

Autres écrits

  • 2021 : Aux flâneurs des deux rives, préface à Je ne sais écrire que ma vie, d'Henri Calet, Presses universitaires de Lyon
  • 2021 : Ne vivent haut que ceux qui rêvent [archive] hommage collectif à Xavier Grall, Joseph Ponthus : "À l'inconnue qui nous dévore", p. 35 à 40, éditions Calligrammes

Poèmes choisis

Autres lectures

Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

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Michèle Finck, de La Voie du large au prix Apollinaire

Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment collectif. Comment la poésie, qui est perception ou élaboration d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fixer pour ainsi dire, le maintenant ainsi à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la figure troublante d’un double, presque un doppelgänger. Elle ouvre le livre, dont une partie est faite de poèmes écrits pendant l’épidémie de coronavirus et en préserve, avec le souvenir d’une disparue, le caractère apocalyptique par beaucoup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les solitaires condamnés à plus de solitude encore, où les plus fragiles allaient à la mort sans presque aucun soutien des proches. Tel est le cas de ce double de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et conditions de la vie saisis à cette distance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un certain instrument poétique.

Il faut éclairer la conjonction de ce présent – aussi bien collectif – et de cet instrument, conjonction jamais acquise tout à fait, toujours ébauchée, parfois atteinte, invitant le lecteur, la lectrice, à la vérifier à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. 

Michèle Finck, La Voie du large, Arfuyen, 2024, 215 pages, 17€50.

Toute une section du livre porte ce titre : Santa Reparata, du nom d’une chapelle entrevue dans la campagne Corse, un des lieux où se joue l’événement de la poésie. « Santa Reparata », sainte réparée, mais aussi réparatrice, qui pourrait être seulement un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son primordial qui résout l’oscillation, sensible dans beaucoup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expérience, non datée, de mer enveloppante, natale, et d’audition marine. « Entendre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri répercuté en spirale au large par les rocs de la plage et les montagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mystérieux cosmique sans origine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de panthéisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pourrait suggérer, dans le passage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récurrents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

Jour     de vraie vie

matin :    nager

après-midi :    écrire

ne plus    distinguer

écrire    et    nager

Plusieurs valeurs de cette forme verbale peuvent être distinguées. Hors du temps et de la personne, indiquer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nager » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la relation à l’écriture. Mais aussi, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonction, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, imparfaitement, peut-être inatteignable. Une demande qui introduit le doute, et simultanément fait du doute un appui.

L’expérience première qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix, pour être intemporelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mystérieux cosmique sans origine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditerranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nager » a pour titre « Alarme » et parle de « l’île de déchets plastiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est suspendue, en même temps que rendue plus vive, par la conscience d’un présent et d’un avenir menacés.

La poésie a-t-elle véritablement le pouvoir de réparer un monde que la destruction aujourd’hui fait plus que menacer ? Mais la question ainsi posée resterait sans réponse et il faut plutôt questionner ici la définition de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fondamentale, déjà suggérée, de la croyance et du doute. Michèle Finck intitule  « La langue du doute » la première section de son livre : un doute aussi radical peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croyance, ou plutôt faisant de son existence même le socle d’une certitude, sorte de cogito poétique. La section se referme ainsi par un poème, « Renverse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucidité du doute    ouvre le large ». Une affirmation à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frappante qu’elle est directement reliée au titre général du livre.

On aura sans doute noté que ce titre, « Renverse du doute », fait allusion au dernier livre de Paul Celan, Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seulement un hommage, ou la reconnaissance d’une filiation. La poésie, par l’alliance du doute et de la certitude – inspir et expir d’une même respiration – s’ouvre à la lecture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analyses spectrales que contiennent les poèmes portant sur les lectures faites dans la solitude du confinement de 2019-2020. Analyses qui passent en lucidité certaines proses critiques porteuses parfois de davantage de légendaire.

Ces poèmes parlent la lecture empathique des correspondances entre Celan et Nelly Sachs ou Ingeborg Bachman, ou encore de la correspondance à trois entre Tsvetaieva, Rilke et Pasternak. Qu’il y ait identification, que ces lectures – qui sont aussi traversées du temps de confinement, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins suspendu –, relèvent d’un choix que domine la pensée amoureuse et la grande poésie internationale, n’empêche pas, c’est remarquable, une lecture sans emphase ni masque, avec une justesse que permet paradoxalement à Michèle Finck son écriture. La « Lettre-poème » adressée aux protagonistes de la Correspondance à trois en témoigne, s’immisçant dans le triangle avec une compréhension remarquable de la pensée de chacun et de sa projection dans l’échange, dans un rapport à la fois de proximité et de distance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croyance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musicale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le septième sceau de Bergmann), ou de graffitis saisis au hasard des rues.

Cette lecture-écriture doit sa force à l’instrument poétique travaillé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invitant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, interroger quelques rouages ou mécanismes de ce solide instrument (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la proximité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le récit. Ce sont des histoires parfois qui sont racontées, et même enfantines parfois. Mais le récit s’accompagne d’une différence essentielle qui fracture le narratif et ouvre le poétique, c’est la respiration rythmique apportée par le découpage des énoncés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque systématiquement par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, interrompt la continuité de l’énoncé. La séparation, interrompant la continuité verbale, au moment même où elle fragmente cette continuité fait signe vers une possible unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, prennent une autre résonance, et presque une autre nature. Une plus grande densité ontologique, certes, mais aussi une plus grande responsabilité, qui est mise à l’épreuve le poème.

Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la disposition verticale des mots d’un énoncé qui pourrait être un vers, et qui devient poème. Le discours, là encore, est ralenti, fragmenté. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait entendre souvent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Miraculeuse

                                               Rencontre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Reconnaissent.

Grande alors est la responsabilité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

Michèle Finck, Connaissance par les larmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a publié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réunit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a publié aussi plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-peintre Laury Granier, l’association culturelle Udnie qui a réuni des poètes et des artistes de toutes disciplines. Elle a écrit le scénario du film de Laury Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aussi assistante de réalisation et s’est improvisée actrice (aux côtés de Carolyn Carlson, premier rôle, Jean Rouch, Philippe Léotard). Parallèlement à l’écriture poétique, elle a traduit des poètes allemands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aussi  consacré un livre à Yves Bonnefoy (Yves Bonnefoy : le simple et le sens, José Corti, 1989, réédition Corti, 2015) et plusieurs essais aux rapports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie moderne et danse : Corps provisoire, Armand Colin, 1992) ; avec la musique ( Poésie moderne et musique : « vorrei e non vorrei », Champion, 2004, Epiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musicien panseur, Champion , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Hermann, 2012). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Strasbourg où elle est actuellement professeur de littérature comparée (littératures européennes). 

 

Autres lectures

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Jacques Sicard : Opus — Jim Jarmush, , Permanent vacation, Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood, Jacques Rozier, Adieu Philippine, Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière

Jim Jarmush, Permanent vacation.

Une fois le chant désenchanté, reste la chanson. C’est, de Jim Jarmush, Permanent vacation.

John Lurie au saxophone alto casse entre ses lèvres des brindilles de bois dur, de chaque morceau claque une étincelle. Son nom d’Ayler dans Manhattan bombardé – clin d’œil intellectuel, et pourquoi non ?

The dance scene, Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

Le jeune Aloysious Parker vaque d’ici à ici d’un quartier de New York dévasté par l’économie. Parce que ces ruines à gaspards ne sont plus un endroit où socialement quelque chose a lieu, elles ressemblent, du moins est-ce ainsi que je les vois, à une salle de cinéma, en ses fauteuils de parfois grand inconfort l’esprit se divertit, aucun mystère ne s’y célèbre, on ne sacrifie à aucun rite, rien n’appelle à la communion, la tête phosphorescente se détourne de l’immonde religiosité des sociétés humaines.

Christopher Parker dance on music of Earl Bostic, Permanent vacation, Jim Jarmusch.

Permanent vacation. Vacance est un nom de jeunesse, c’est un état de disponibilité si intense qu’il décourage l’invite. On la voudrait durer jusqu’à la nuit. Ce plus tard, dont on cherche la dispense, où vieillir sera ne plus cesser d’habiter la vie réelle.

John Lurie joue du saxophone, dans Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

 

Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

 

Dans Once Upon a Time… in Hollywood Quentin Tarantino expose l’envers du décor de l’usine des Studios à la fin des années soixante. Il documente la réalité. On y voit ce que chacun plus ou moins sait, à savoir des rapports sociaux qui sont des rapports de force d’appartenir aux rapports de classe, le travail difficile des acteurs (et de tous les professionnels), l’humiliation dont ils sont l’objet surtout dès que le déclin s’annonce, humiliation favorisée par leur faiblesse morale et par leur médiocrité intellectuelle – tout cela exaspéré par le changement de pouvoir industriel déterminé par l’avancée de la télévision.

Scène de fin, première partie, Once Upon a Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Comme nous sommes dans la réalité, la forme filmique a moins de grâce, le rythme ne va pas sans une irrégularité cahoteuse, la lumière n’épargne la laideur ni les rides.

Seulement voilà, dans cet envers-là, l’assassinat de Sharon Tate n’existe pas…

Avec pour conséquence de changer l’envers du décor ou la supposée réalité en fiction et, par vases communicants, l’endroit du décor, là où l’œil sniffe les bords du cadre de l’image animée comme des lignes de coke, en réalité pure et dure – pour la raison que dans cette dimension, au cours de la nuit du 8 au 9 août 1969, au 10050 Cielo Drive de Los Angeles, trois membres de la famille Manson massacrèrent la femme enceinte de Roman Polanski et ses amis.

Brat Pitt meets Pussycat, Once Upon A Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Le passage de l’envers à l’endroit se fait lors de la tuerie finale dans la villa de l’acteur Rick Dalton : le mouvement retrouve sa fluidité, le montage son inventivité.

D’où la conclusion suivante : la barbarie est garante de la réalité des films.

Un souvenir vient à l’esprit : dans les années cinquante, des cinéphiles appelés mac-mahoniens, du nom de la salle ayant leur préférence, défenseurs des œuvres de Losey, Lang, Preminger et Walsh, l’un d'eux, Michel Mourlet, contribuant parfois à Défense de l’Occident, affirmait que par esprit de cohérence l’amour du cinéma américain conduit à l’amour du système qui le produit, parce qu’il est impensable sans lui.

Bande annonce de Once Upon A Time in Hollywood, de Quentin Tarantino.

 

Un souvenir en appelant un autre : dans le fragment réalisé par R.W. Fassbinder pour le film collectif L’Allemagne en automne, réalisé à la suite de la mort par suicide aidé en prison de Baader, Ensslin et Raspe, sa mère avec laquelle il se dispute, lui confie qu’elle serait pour un pouvoir autoritaire… qui serait bon, aimable et juste.

Ajouter, enfin, cette sublime nuance : la réalité des films, qui influe sur la réalité du spectateur, est, elle, inspirée de Rosa Luxembourg, Anarchie ou barbarie.

Quentin, tu nous en racontes de belles !

Interview de Quentin Tarantino, à propos de Once Upon A Time in Hollywood.

Adieu Philippine de Jacques Rozier

Les films de la Nouvelle Vague eurent le tropisme du Sud. C’est bien étrange.

Les cinéastes de ce mouvement informel, qui n’avaient eu de mots assez durs contre le nihilisme mis en œuvre dans les productions du cinéma de qualité-française, furent fascinés par le crâne humain que sur la terre projette le soleil en ce lieu géographique. Leurs récits n’ont de cesse de quitter les rues brouillonnes du Nord pour rejoindre ou plutôt fuir littéralement vers les rives de la Méditerranée. Chemin faisant, au contact de la luxuriance des couleurs, ils se romantisent - puis s’attristent, car le sud, c’est la mort. La sécheresse, la pauvreté, la brûlure. La lumière y a une odeur de soupe chaude sur le feu et le décor y éprouve la défaite de ses traits.

Jacques Rozier, qui préluda à la Nouvelle Vague, voyage aussi vers le Sud. Où il se sert de l’aspect modal des mélodies corses, de leur insistance sur un son, pour troubler l’inconscience de ses deux « Philippines » – lorsque l’on devine que le rouge monte à leur front, lorsque les demoiselles comprennent que ce qui appelle le jeune appelé du contingent, c’est la mort de l’autre côté de la mer, à ce moment-là, et le bateau s’en va, la flûte en roseau du Maghreb remplace le chalumeau taillé dans le figuier du maquis.

Roubaix, une lumière 

Arnaud Desplechin filme le malheur comme un mystère religieux – dont la signification est immanente, c’est-à-dire existentielle et sociale, rien moins que mystérieuse.

Il décompose en tableaux de pitié silencieuse les visages – qui sont comme front à front avec nous, même de profil, ils regardent à travers nos peaux. Lenteur cérémonielle – lenteur de l’irrémédiable. Lumière d’un doré laineux – que les corps glacés ainsi saisis ignoreront jusqu’à la dernière seconde, ils ne sont pas de son duvet. Bienveillance maternelle des voix, entrecoupée des éclats paternels du loup – mais il n’est plus de chaperon rouge ni de fable, la beauté ne peut rien, l’enfance est une trahison : sa proximité avec la nature en fait un concentré de faiblesse, ce qui aide à comprendre la révolte de l’homme mûr empoisonnant les eaux, polluant l’air et le feu partout, où que se tournent les yeux.

Affiche du film Roubaix, une lumière.

La voiture de police les amène, le film s’achève. Les deux jeunes femmes, que Desplechin a livrées à un sentiment d’impuissance où prend figure la folie meurtrière, n’ont plus que quelques minutes à passer avec nous. Comme moi qui n’ai plus que quelques années à vivre. Aimeraient-elles les consacrer à les regarder passer ? Mais est-il possible de regarder passer le temps ?

Jacques Rozier, Adieu Philippine.




Rossano Onano : carnet de poèmes inédits

Cela te suffit-il, si je te dis merci ?

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textes recueillis par Giancarlo Baroni,
traduction de Marilyne Bertoncini

 

 

Ce sont des inédits absolus, même en Italie, que nous vous proposons : issus d'un "carnet à la couverture ornée de petites corolles aux couleurs délicates comme une prairie fleurie" contenant environ 130 poèmes inédits en volume de l'écrivain Rossano Onano que Giancarlo Baroni ( qui nous avait déjà offert une large sélection de poèmes publiés, édités par ses soins et traduits en français par Marilyne Bertoncini, le 6 novembre 2020 dans  Recours au poème) nous donne à découvrir en avant-première, grâce à  Erminia (Emy, protagoniste d'un texte affectueux ici) , la femme du poète, que Giancarlo Baroni a le plaisir de connaître.

"Dans le cahier se trouvent des textes de différentes longueurs, comme c'est généralement le cas dans les nombreux livres d'Onano publiés de son vivant" nous écrit Giancarlo Baroni. "J'en ai choisi quelques-unes parmi les plus concises : Rossano était un maître des formes courtes. Dans la succession des pages, surtout dans les dernières avec l'aggravation de la maladie, l'écriture manuscrite révèle une plus grande incertitude qui rend son interprétation plus compliquée.
Rossano Onano nous a quitté en avril 2019 ; donc plus de 5 ans se sont écoulés depuis son décès, mais son souvenir reste indélébile chez ceux qui ont eu la chance de le connaître."

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Intelletto

 

Nel suo tendere alla perfezione

era sulla buona strada, prossimo all’arrivo.

Sollevò lo sguardo, vide un’immobile

landa fiorita, un’alba temperata.

Fortunatamente accorse l’urlo

della lupa, capì come il percorso

fosse infinito, proseguì il cammino.

 

Intellect

 

Dans sa quête de perfection

il était en bonne voie, sur le point de l’atteindre.

Il leva les yeux et vit immobile

une terre fleurie, une aube tempérée.

Fort heureusement, lui parvint le cri

de la louve, il comprit que le chemin

était infini, il poursuivit sa route.

 

*

 

 

 

Tav

 

Tutti i binari, in lontananza, convergono.

Per questo coltiva le lontananze

con umiltà. Aspetta timido l’ultima

convergenza, fioca, nella speranza.

 

TGV

 

Tous les rails, à l’horizon, convergent.

C’est pourquoi il cultive les distances

avec humilité. Timide, il attend l’ultime

infime  convergence, pleins d'espérance.

 

*

Io

 

Dimmi, Signore, da quali inopportune vie

mi sopraggiungi, quale meta proponi, quale ingaggio?

Sappi che mi rammarico, nel tiepido calore

dell’accampamento, io, pauroso che termini il viaggio.

 

Moi

 

Dis-moi, Seigneur, par quels chemins inopportuns

Tu viens à moi, quel but tu me proposes, quel engagement ?

Sache que je regrette, dans la douce chaleur

du campement, moi qui suis peureux, la fin du voyage.

 

*

 

 

Fobica

 

Il silenzio rompeva da tutte le fessure

non dava tregua. Finalmente una lama di luce

ferì la stanza nel costato. Ci riversammo

nei vicoli, ancora una volta sopravvissuti.

 

Phobique

 

Le silence se brisait par toutes les fissures

sans répit. Enfin une lame de lumière

perça le flanc de la chambre. Nous nous déversâmes

dans les ruelles, encore une fois survivants.

 

*

Adriatico

 

Nulla vedi più calmo di questo mare

vedi rosse bandiere sui pennoni dondolare.

Quale pericolo incombe non devi sapere

un corvo bianco (un albatro) guarda dalle scogliere.

 

Adriatique

 

Tu ne vis jamais plus calme que cette mer

tu vois de rouges drapeaux flottant sur les mâts.

Quel danger plane, tu ne dois pas le savoir

un corbeau blanc (un albatros) regarde depuis les falaises.

 

*

Rosa rosae

 

Un giardino rivolto ad occidente

le madonne coltivano le rose

vengono e vanno le tribù terrestri

nel giardino si piantano le rose.

 

 

Rosa rosae

 

Un jardin tourné vers l'occident

les madones cultivent des roses

les tribus terrestres vont et viennent

dans le jardin des roses sont plantées.

 

*

Rossano e Emy 

 

 

Non sapevo che cosa raccogliere

di quanto ho tenuto per me

di quanto non ho speso,

cosa portare via.

 

Ti basta se dico grazie? Il ricordo

della tua mano, il viaggio

leggero o greve, nel giorno, comunque?

 

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Rossano et Emy

 

 

Je ne savais pas quoi rassembler

de ce que ce je m’étais tenu

ce que je n'ai pas dépensé,

quoi emporter.

 

Suffit-il que je te dise merci ? Le souvenir

de ta main, le voyage

léger ou grave, ce jour-là, en tout cas ?

(a cura di Giancarlo Baroni e con la traduzione di Marilyne Bertoncini)




De Car le jour touche à son terme à Seule chair : Entretien avec Frédéric Dieu par Isabelle Lévesque

Après deux recueils publiés par les éditions Ad Solem, Matière à joie (2017) et Processions (2012), le poète Frédéric Dieu a fait paraître chez Corlevour deux livres: Seule chair en 2021 (Prix international de poésie francophone Yvan Goll 2022) et Car le jour touche enfin à son terme en 2024. A cette occasion, il a bien voulu nous accorder un entretien.

Isabelle Lévesque :  Car le jour touche à son terme : Le titre annonce-t-il une prophétie ? une vision ? Avec « Terres brûlées » au début du livre et « Il arrive » à la fin, il semble nous placer dans cette perspective.
L’utilisation du verset apparente le poème aux grands textes religieux ou mythiques. S’agit-il d’une sorte d’apocalypse personnelle, humaine, ou générale ?
Frédéric Dieu :  Le titre de ce livre est à vrai dire une citation des Evangiles, plus précisément de celui de Luc et de l’épisode dit des disciples ou pèlerins d’Emmaüs qui a inspiré tant de grands peintres, parmi lesquels Rembrandt et Le Caravage. Ces deux disciples, dont certains ont dit qu’ils étaient mari et femme, tournent le dos à Jérusalem et s’en éloignent vers le village d’Emmaüs ; ils sont tristes, las, découragés, remplis et saturés d’une espérance déçue, d’une mort qui a le dernier mot, qui est le terme de tout. C’est dans cette extrême désolation, à la fin d’une de ces journées qui semble avoir épuisé, vidé de l’intérieur, l’âme et le corps, qu’ils sont rejoints par une présence, une chaleur, une personne qui ne suppriment pas la souffrance mais viennent la visiter, la partager, l’habiter et lui donner un sens, c’est-à-dire une issue. Cette visite, cette visitation sont, pour les pèlerins d’Emmaüs, celles du Christ qui, déployant sous leur regard et dans leurs oreilles l’ensemble de l’histoire du Salut, leur explique que ce qu’ils ont cru être la fin est en réalité l’aube de la création nouvelle. Et c’est quand le Christ, près d’Emmaüs, à la fin du chemin qu’il a ainsi parcouru et partagé avec eux, fait mine de s’éloigner, que les deux pèlerins lui adressent cette supplique de pauvres et d’enfants qui est d’une beauté et d’une simplicité, d’une humilité magnifiques : Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme (Lc 24, 29 ; traduction de la Bible de Jérusalem).
Voilà l’argument de mon livre qui, au-delà de cette référence et citation scripturaires, se place à l’un de ces moments de la vie où l’on est à la fois épuisé et las du chemin parcouru, parce qu’on n’en voit plus la raison d’être et le sens, et prématurément usé et fatigué du chemin qu’il faut continuer de suivre. Il se situe, ce livre, à la fin du jour, une fin qu’il déplore et désire à la fois, qu’il déplore parce que toute lumière, toute joie semblent s’en être allées, qu’il désire parce que la seule lumière qui subsiste est celle, cérébrale, artificielle, presque diabolique, qui éclaire crûment et cruellement toute chose, tout visage, toute relation : une lumière qui ne découvre au regard, au cœur et à la mémoire, que des paysages désolés, dévastés, irrémédiablement stériles, soit les « Terres brûlées » que l’on arpente au début du livre.
Et pourtant, dans tout cela, « Il arrive » : des choses arrivent encore, des évènements continuent de se passer et, plus incroyable encore, des visages continuent de se lever sur la détresse, comme des aubes, comme des promesses auxquelles, resté enfant, on continue de croire. Et pourtant, dans tout cela, la vie n’est pas vaincue.

Frédéric Dieu, Car le jour touche à son terme, Éditions de Corlevour, 2024 – 80 pages, 15 €.

Ce « Il » est donc à la fois impersonnel, figure de retrait et d’humilité derrière le prodige de la vie dans tout son déploiement, et personnel : il est, en ce second sens, quelqu’un, dont la visite est l’inattendu que l’on attendait et que l’on reçoit enfin parce que l’on est arrivé au bout, au terme d’un chemin, au terme d’un jour qu’il fallait gravir ou descendre, qu’il fallait éprouver et souffrir pour déposer les armes, renoncer à toutes ambition et possession, se défaire de l’encombrement et de la mutilation de soi-même pour qu’advienne, que naisse en soi le/la tout autre, qu’y circule comme chez elle la vie dans toute sa prodigalité, sa gratuité, sa fécondité.
Il y a donc bien, comme vous le soulignez très justement, un itinéraire, un chemin, une histoire menant des « Terres brûlées » à « Il arrive », à cette rencontre inouïe qui est, « littéralement et dans tous les sens », un présent. Et si le jour touche à son terme, c’est non seulement qu’il touche à sa fin mais aussi qu’il atteint en quelque sorte, et dans le même mouvement, sa propre substance verbale, son être (notamment de parole) véritable et paradoxal. Le paradoxe est en effet que le jour devient véritablement jour, véritablement lumière, véritablement lucide, dans le soir et dans la nuit : il fait plus jour, il fait mieux jour dans la nuit que dans le jour. C’est alors et c’est désormais avec les yeux de la nuit que l’on voit.
Je reviendrai sur le choix (qui en réalité s’impose à moi) du verset mais, pour dire un mot du terme d’apocalypse que vous mentionnez à juste titre, terme qui signifie « révélation », celle qui se déploie dans mon livre est en effet à la fois personnelle et générale : elle est comme toute expérience vécue une histoire personnelle qui s’inscrit dans l’histoire générale, dans l’histoire humaine et même dans l’histoire du Salut. Mais elle est générale seulement en ce qu’elle est une expérience personnelle authentique et offerte, présentée, universalisée. Je veux dire par là, et cela me semble essentiel, qu’il n’y a pas dans ce livre, et qu’à mon sens il ne doit pas y avoir en poésie comme dans tout art, l’affirmation d’un credo, d’un programme, d’une idéologie, d’une idée : il n’y a rien d’asséné car tout est éprouvé, rien de professé car tout est vécu, rien d’imposé mais tout d’exposé, l’écriture, la poésie étant tout à la fois le moyen, le lieu et l’aboutissement d’une révélation qui est reçue, donnée, intériorisée, cachée d’abord pour être ensuite livrée aux regards. De même que le vêtement, s’il couvre notre intériorité, notre intimité, l’exprime aussi de manière voilée, l’on pourrait dire métaphorique.
I.L. :  Pourquoi ce choix du verset ? S’agit-il pour vous du choix de la souplesse de cette forme hybride entre prose et vers ? Ou s’agit-il de s’inscrire dans une tradition toujours vivante passant par Péguy, Claudel et bien d’autres ?
F.D. :  Ce choix du verset est à vrai dire la façon dont la poésie se présente à moi et m’invite à la suivre car elle a toujours été pour moi un chemin, un itinéraire, une route que l’on ne prend pas mais que l’on reçoit, que l’on écoute, qu’on laisse se tracer et dessiner dans la dense opacité de son paysage intérieur. Quand la poésie, sa parole, me visitent, me gratifient de leur présence, je dirai même de leur amour, alors je désire demeurer avec elles, rester avec elles, surtout quand le jour touche à son terme !

Frédéric Dieu, Seule chair, Éditions de Corlevour, 2021 – 80 pages, 15 €.

Il y a ainsi, si je puis dire, le désir d’une vie commune, de son déploiement, de son histoire et cela suppose une ampleur dans l’écriture, une ampleur qui est mouvement, rythme, musique et durée. Il y a le désir de laisser l’écriture, la poésie déployer sa trame, le désir d’être tissé par elles et ainsi renouvelé par elles, le désir d’être par elles et en elles un vêtement nouveau, un vivant et vrai vêtement d’intériorité, et d’une intériorité qui est tout entière ouverture. Le verset est le vêtement, la musique et le temps de ce déploiement.
Et puis, de façon non calculée (non théorisée) mais découverte au fil de ma « pratique » du verset, il y a dans celui-ci une lancinance et une progression par amplification, parfois un processus de dépouillement, qui introduisent une narration, une histoire qui permettent au poème de me dire, de prendre le temps de me dire ce qu’il a à me dire.
I.L. :  Seule chair est entièrement composé de versets. Pour Car le jour touche à son terme, des fragments en vers s’insèrent dans les suites de versets. Le poème « Proch dolor » est lui-même entièrement en vers libres. Et le livre se termine sur un tercet. Quelle énergie différente fait-elle passer d’une forme à l’autre ? Quel est le rôle de ces changements prosodiques ?
F.D. :  Le poème « Proch dolor » est en effet particulier, atypique dans ma production récente, j’en ai eu conscience en l’écrivant, me demandant même, pendant que je l’écrivais, si je faisais bien de procéder ainsi, de façon inhabituelle, par affirmations et constats déploratifs, secs, définitifs. Comme je le fais souvent, je m’en suis remis à des relectures successives, à divers moments du jour et dans divers endroits : seul un poème qui tient dans toutes ces circonstances est un poème vrai, nécessaire, doué d’une cohésion, d’une nécessité et si je puis dire d’une personnalité que l’on doit respecter et seulement accompagner lors d’éventuelles corrections. Ces relectures successives m’ont convaincu que « Proch dolor » devait être écrit ainsi, à ce moment du livre et de ma vie : dans cette extrême déploration, ce deuil total, cet accablement de tristesse et de fatigue qui font que l’on n’a plus la force et que l’on ne désire même plus emprunter un chemin ou ne fût-ce que l’envisager. L’ampleur et le déploiement du verset, sa quête d’un mouvement, d’une musique, d’un chemin, ne pouvaient convenir à cet accablement, ils l’auraient plutôt trahi et défiguré. S’imposait au contraire une accumulation de constats amers, une longue plainte s’égrenant par empilements successifs de souffles courts. L’énergie qui fait passer du verset à cette forme courte, essoufflée, amère et définitive, c’est donc l’énergie du désespoir !
Le tercet qui clôt le livre est aussi un écho de cette traversée, disant par-là que ce qui a été traversé a laissé des traces, des marques, des cicatrices qui se manifestent dans l’écriture, dans le type d’écriture, comme il le ferait sur un visage. Le « Il arrive » ne peut effacer cela, il le trahirait sinon. Au contraire, il l’assume et l’endosse, tout en y introduisant sa vie.

© Éditions de Corlevour

I.L. : « Proch dolor » dans Car le jour touche à son terme, « Dominus flevit » dans Seule chair : ces quelques mots latins participent-ils de l’inscription de ces livres dans une tradition ?
F.D. :  Il est certain que j’aime la langue latine, que j’ai longtemps étudiée avec bonheur durant ma scolarité et qui est aussi la langue dans laquelle sont parfois chantés, dans certains monastères, les Psaumes qui sont parmi les textes les plus poétiques de la Bible. Mais les titres que vous mentionnez ont une origine plus précise. « Proch dolor » est le titre d’un motet de Josquin des Prés (1450/1455 – 1521) que j’aime beaucoup, c’est une chanson de deuil composée en hommage à l’Empereur Maximilien, dont la trame et le déploiement polyphoniques accompagnent l’âme du défunt dans sa montée vers Dieu.
« Dominus flevit », qui signifie « Le Seigneur a pleuré », est le nom d’une église de Jérusalem située sur le Mont des Oliviers, édifiée là où, selon les Evangiles, le Christ a pleuré sur Jérusalem (Lc 19, 41-44), une église à laquelle son architecte italien, Antonio Barluzzi, a donné la forme d’une larme : une larme posée donc sur le Mont des Oliviers, qui ne coule pas, qui ne peut ainsi disparaître, parce qu’elle ne cesse jamais d’être versée, parce qu’elle est le fruit d’une lamentation qui ne passe pas.
I.L. :  Deux œuvres musicales apparaissent dans Car le jour touche à son terme, un motet de Josquin des Prés (« Proch dolor ») et le Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen. Est-ce en raison du texte pour l’un, des circonstances de composition pour l’autre ? Ou la musique elle-même entre-t-elle en compte ? Quel rapport votre écriture entretient-elle avec la musique ?
F.D. :  J’aime, dans certains poèmes, entretenir une forme de dialogue et de résonance avec d’autres arts. Ou plutôt, parce que le terme d’entretenir relève d’un volontarisme et d’une théorisation/systématisation qui ne sont pas les miens, il arrive que des œuvres relevant d’autres arts me touchent et m’émeuvent tellement, s’insinuent si profondément dans le secret de mon cœur, s’y déposant comme une question personnelle essentielle, que se manifeste en moi, impérieux, vital, le désir d’y répondre par le poème.
Je viens de parler de « Proch dolor » qui relève de la forme du tombeau et qui a révélé et suscité chez moi cette réponse sous forme de déploration et de plainte sans recherche et désir de consolation. Le poème qui fait écho au Quatuor pour la fin du Temps créé par Olivier Messiaen pendant son temps de captivité au stalag de Görlitz en Silésie (Pologne actuelle) a quant à lui été suscité par les conditions de création de ce quatuor autant que par sa substance musicale même : une création dans l’hiver et la nuit de la guerre, dans la souffrance du froid et de la faim, dans le plus grand dénuement, à un moment où l’Allemagne nazie paraissait avoir définitivement asservi l’Europe entière, à un moment où tout semblait perdu. Et pourtant, prenant fond sur tout cela, en faisant sinon le motif du moins la motivation de la création, se déploie un long poème musical et se dessine une délivrance dont les oiseaux sont les annonciateurs et les éclaireurs.
Mais il m’arrive aussi de recevoir d’un peintre l’émotion et la « convocation » sous forme de question que j’évoquais à l’instant. Mon deuxième livre intitulé Matière à joie (Ad Solem) se clôt ainsi sur un poème inspiré par l’œuvre picturale de Giorgio Morandi (1890-1964) dont les natures mortes ne cessent de me bouleverser, notamment par leur disposition « épaule contre épaule » en quasi-portrait de famille, par leurs contours tremblés, précaires, par leurs couleurs passées, par leur fond laiteux, indécis, profond. M’émeut également la façon dont Morandi a travaillé toute sa vie : dans le même atelier familial de Bologne, à partir de pots, bouteilles, carafes, boîtes de conserve ramassés ou collectés au hasard, à partir de toute une « population » d’objets modestes, d’humbles matériaux auxquels il a conféré une incomparable stature et dignité, une beauté discrète et pourtant puissante.
Je peux aussi citer le poème de Seule chair intitulé « La dérobée » : il m’est arrivé tout entier et presque d’un seul coup de l’un des tableaux profondément mélancoliques du peintre danois Hammershoi (1864-1916) qui avait pris l’habitude de peindre son épouse de dos, présence/absence de celle qui est à la fois proche mais comme aspirée par les couleurs là aussi profondes et passées de l’appartement, de son intérieur, ainsi presque en voie de disparition, son visage étant parti le premier. Ce tableau était au fond la projection très exacte du poème qui, en moi, était appelé par la situation que je rencontrais et attendait d’être écrit : ce poème m’attendait et m’appelait mais je ne percevais que des bribes de voix, des morceaux de phrase, qui revenaient, lancinants mais isolés, membres épars détachés de leur corps. La vision du tableau de Hammershoi a totalement ouvert en moi le passage de ce poème en attente et elle me l’a livré et montré tout entier, je n’avais plus qu’à écouter et retranscrire ce qu’il disait !  
I.L. :  

      « Erre le regard sur les bâtisses calcinées, erre et se blesse à l’angle des rues mortes,
où l’on cherche sa vie cherche son bien quelque part où croit que visage et vérité se cachent.

Dès le matin sur les ruines éclairant devant soi la
ville
détruite à l’intérieur de soi. La ville où seul appelle et blesse l’angle des rues sans visage.

Appelle et blesse mais l’inverse des caresses est plus supportable que leur absence.
Dès le matin un soleil sans pardon se propose ta perte. »

(« La femme de Loth », in Car le jour touche à son terme, p. 13)

Les versets de vos deux derniers livres contiennent souvent des cellules lexicales qui glissent de l’un à l’autre comme, dans cet extrait : « erre », « blesse », « dès le matin »… tissant un réseau serré de reprises, mots répétés, allitérations et assonances. Comment envisagez-vous l’écriture en versets, leurs rythmes, leur musicalité ?
F.D. :  Cela relève en effet de la musique interne au poème et à son déploiement, son mouvement. Mais il est difficile pour moi d’expliquer comment j’aboutis à ce réseau de reprises et de mots tissés (terme tout à fait approprié à ma pratique d’une écriture comme/en tissage d’un vêtement) car au fond, dès lors que le poème a lancé et fait entendre son premier coup d’archet, je suis ensuite, dans le cheminement de mon écriture, dans le sol de la page que je foule, à son écoute et c’est lui qui me parle de cette façon tissée, par reprises, résonances, échos et (sans connotation péjorative pour moi) ressassements. Cette écriture de la lancinance et de la répétition m’est devenue si intérieure qu’elle avance « toute seule » : elle est au fond ma façon de marcher (chaque personne marche d’une façon différente !), ma façon d’avancer. Et quand on marche, on ne pense pas qu’on est en train de marcher, sinon on risque de tomber ! Non, on marche, c’est tout, et on marche à sa façon. C’est ce que je fais dans mes poèmes : je marche à ma façon.
Mais vous avez tout de même raison de pointer cette pratique des reprises lexicales et vocales/phoniques car elle vient bien de quelque part ! Je crois qu’elle est largement inspirée par la lecture de la Bible et en particulier par la rhétorique sémitique qui irrigue les grands livres prophétiques et sapientiaux, tels que celui d’Isaïe, des Psaumes ou de Job. Ces livres, leurs versets, sont construits sur la base d’une structure concentrique dans laquelle la parole se déploie tout en revenant sur elle-même de manière symétrique, en mettant en parallèle des phrases et des termes qui sont différents mais qui se répondent et expriment la même réalité (on parle alors de parallélisme synonymique, par opposition au parallélisme antithétique) tout en l’amplifiant par cette répétition et ce prolongement. Ainsi, dans le livre d’Isaïe (41, 24), il est dit des idoles : vous êtes moins que rien, et votre œuvre, c’est moins que néant. Et dans le livre de Job (3, 3-7), qui a tant marqué Samuel Beckett : Périsse le jour qui me vit naître / et la nuit qui a dit : « Un garçon a été conçu. » / Ce jour-là, qu’il soit ténèbres…/ Cette nuit-là, qu’elle soit stérile.
Enfin, je dois dire aussi que, depuis très longtemps, je suis un amateur de Blues, particulièrement des anciens, d’abord, bien sûr, Robert Johnson, mais aussi Son House, Lightnin’ Hopkins, Smokey Hogg, John Lee Hooker… Or, tout morceau de Blues est répétition et ressassement avec quelques variations des mêmes « idées noires »…

I.L. :  

      « Un trait qui tremble sur l’eau, une ligne brisée, reste ou début d’écriture. Si
sujet à l’effacement. Menacé de disparaître dans le silence blanc de l’océan. »
      (« Sein », in Car le jour touche à son terme, p. 50)
      « Ainsi s’achève chaque jour d’été, le regard posé sur la table grise de la mer,
debout sur la terrasse à contempler la grande toile du repos
et goûter, ardente et fragile, la paix des volcans qui passe l’entendement
      brûlant à l’intérieur mais présentant figure douce et tiède, renonçant à son
incendie pour se porter jusqu’à nous en brise délicate. Que l’on ne craigne pas sa
caresse. »
(« Salina », in Car le jour touche à son terme, p. 60)
Souvent vos phrases sont segmentées par des points. Parfois, au contraire, elles s’allongent sur deux ou trois versets, le point se fait attendre. Par rapport à l’usage, quelques virgules manquent. Comment envisagez-vous la présence de la ponctuation ?
F.D. :  Là encore, la ponctuation doit être pour moi la plus fidèle possible à la « retranscription » du rythme et de la musique que le poème fait entendre en moi, à la façon dont il se fait entendre et veut se déployer. Il a son autonomie, qu’il faut respecter, son mouvement propre : parfois il veut accélérer, dans un seul souffle, et demande alors qu’on ne le ralentisse pas par des virgules ; parfois il ne peut se faire entendre que dans un long déploiement de plusieurs versets, en reprenant sa respiration entre deux versets (c’est le cas dans l’extrait du poème « Salina » que vous citez) ; parfois enfin il fait entendre sa foulée, sa scansion, ses saccades, car il progresse à marche « normale », quitte à allonger le dernier pas (c’est le cas dans l’extrait du poème « Sein » que vous citez).
La ponctuation est donc pour moi, mais c’est assez banal, au service du rythme propre du poème, de sa musique intérieure, à la façon dont il imprime sa marche en moi. Et je reconnais que, ce point de vue, je m’accorde parfois quelques licences, comme vous l’indiquez, en omettant en particulier des virgules, délibérément, pour accélérer le rythme et manifester d’un seul souffle le drame, comme par exemple dans le poème « Terres brûlées » qui ouvre le recueil où je parle de « même les enfants pris arrêtés dans leurs jeux ».
I.L. :  Votre poésie est-elle de préférence à lire ou à écouter ?
F.D. :  Je répondrai par un terme et un verbe tiers : elle est à dire. J’entends par là qu’elle n’est pas à proprement parler orale, elle ne nécessite pas de performance orale et peut tout à fait s’accommoder d’une simple lecture solitaire, dans le secret d’une chambre ou d’un paysage, d’un environnement que ne mutile pas l’horrible grésillement métallique des prothèses auditives et des écrans atroces qui déversent sans trêve leur bruit et leur bêtise. Mais elle doit être dite, donc proférée à l’intérieur de soi, et pas seulement lue car c’est seulement en étant dite qu’elle peut faire entendre son rythme et sa musique qui participent tout autant que ses mots au déploiement de son mouvement et de son histoire.
I.L. :  Vous évoquez au début de Car le jour touche à son terme (p. 9), votre « poétique de la peau livrée ». Seule chair commençait en automne, dans une ville dont le nom (Saint-Maur-des-Fossés) évoque les défunts, puis venaient mariage, naissance, séparation, lutte… Car le jour touche à son termecontinue dans un paysage dévasté, où l’on tente de se relever par des voyages, une quête de sens… Les poèmes peuvent-ils se lire comme les fragments d’un journal intime ou du récit d’une vie ? 
F.D. :  Oui, mes poèmes sont inspirés et même imposés par ma vie et par ses épreuves. Mais s’ils plongent effectivement dans l’intimité et descendent ainsi très bas dans le secret et l’obscurité de l’homme intérieur, c’est pour le faire sortir de ce tombeau et le hisser jusqu’à la lumière du jour, celle-ci se rencontrât-elle, se donnât-elle à connaître dans l’épaisseur de la nuit.
Je pars de très bas et de très sombre pour aller vers la lumière, pour tenter d’aller vers la lumière, pour voir s’il y a, plus haut, plus loin, s’il y a quelque part de la lumière. Dans ces souterrains et ces boyaux obscurs, le poème est ma lampe.

I.L. : 

      « Claire tunique ajourée. Avant que s’abatte un coup comme
      tombé du soir – en plis qui ondoient puis avalent les membres du cortège.
Tombé du soir – en crêpe flottant indécis autour des manteaux. Couvre-feu. Couvre-
face.
L’heure endrapée se pose sur les paupières et contre la bouche. »
(« Un vêtement que l’on passe », in Seule chair, p. 17)
      « Le vent de la colère ne m’a pas emporté. Et, ce matin, visitées par la prime
lumière, terre et chair se surprennent à fleurir. »
(« Terres brûlées », in Car le jour touche à son terme, p. 12)
Comment la nuit remue-t-elle pour vous dans, ou par, l’écriture ? Le « terme » du jour est-il une promesse d’apaisement, ou le début de l’attente de l’aube ?
F.D. :  Par contraste avec un jour qui peut être dur, cru, implacable et accusateur, un jour qui est impudique et sans pardon, la nuit (dont le « substrat phonique » est d’ailleurs lumineux alors que celui du jour est plutôt sombre) est douce, consolante et apaisante, miséricordieuse et respectueuse du secret. La nuit est en quelque sorte le baume passé sur les souffrances et les douleurs du jour, elle est réconciliatrice. Et elle réconcilie ainsi le jour avec lui-même, de sorte qu’elle est doublement le terme du jour : elle en est la fin et l’autre nom, le vrai nom. Par sa lumière (Eloi Leclerc a écrit un très beau livre consacré au retable d’Issenheim qu’il a intitulé La nuit est ma lumière), la nuit fait le jour sur le jour, fait le jour sur mon jour.
Le terme du jour, c’est donc sa fin dans le double sens de ce qui clôt et de ce qui accomplit l’être. Et cet accomplissement advient dans la nuit, celle-ci étant plutôt l’issue du jour que l’attente de l’aube.
I.L. :  La première partie de Car le jour touche à son terme, a pour titre « Arrière-pays », ce qui fait aussitôt penser à un livre majeur d’Yves Bonnefoy. Votre « arrière-pays » est-il d’abord un temps, celui de l’enfance ?
F.D. :  Cette expression aussi a dans mon livre un double sens : l’arrière-pays, c’est bien sûr, dans sa part fondatrice et fertile, cette terre, ce paysage intérieur, cette histoire, ce temps auxquels on peut toujours s’adosser et revenir s’abreuver comme à un puits jamais asséché ; mais c’est aussi, dans sa part sombre, la somme des épreuves et des souffrances endurées, les stigmates ineffaçables et irrémédiables qu’elles ont laissés sur la peau, sur les terres qu’elles ont ainsi abîmées, et c’est surtout la tentation d’en rester toujours à la déploration et à la contemplation de ces malheurs, comme le fait la femme de Job. Le risque au fond de s’y complaire et d’élire domicile dans des « terres brûlées ».

I.L. :  

      « Allongé sur l’eau ton corps souple et fin, frêlement sinueux. Et moi, à peine
Îlien de France, réfugié contre toi. Mon histoire de corps en dérive dans le monde
flottant – dans ton histoire de sauvetages et de naufrages, de terre impossible dans
l’océan. »
      (« Sein », in Car le jour touche à son terme, p. 49)
Les îles sont très présentes. Dans Car le jour touche à son terme, apparaissent Sein et Ouessant, îles extrêmes. Vous adressant à Sein, vous écrivez : « Peut-être reposes-tu sur les plus humbles. Comme le monde sur les trente-six justes cachés » (p. 53). Vous évoquez aussi Salina, île aux deux volcans. Sont-elles source d’une habitation poétique du monde ? Peuvent-elles sauver des naufrages personnels, de la tentation du désespoir quand on ressent « [l]a fatigue et le refus de compter jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (p. 39) ? 

F.D. :  Je suis depuis longtemps, depuis ma jeunesse, fasciné par les îles, par leur forme de retraite et de radicalité dans l’affrontement de l’adversité, par le fait d’être une terre détachée des continents. Vous parlez justement d’habitation poétique du monde : pour moi en effet, vivre sur une île, dans un certain isolement et une certaine précarité et fragilité, dans le détachement de ce qui est continental, massif et plein de soi, vivre sur une île donc est la façon la plus évidemment « extérieure » d’habiter poétiquement le monde. Il n’y a pas d’écriture, pas d’art, pas de création sans retraite, sans contemplation initiale, sans décision de s’écarter du monde et de son bruit, non pour le dénigrer, le mépriser ou le fuir mais pour découvrir ses ressorts cachés, ce qui le fait tenir, pour l’aimer mieux et s’y trouver mieux.

L’île est une mise à distance du continent et une mise à distance de soi, de sa suffisance : mieux vaut se vivre comme une île, précaire, que comme un continent trop confiant dans son assise.
Il y a aussi dans les îles, en effet, une expérience du naufrage conjuré ou surmonté, en même temps que la volonté et le courage de regarder en face, sans fascination, ce qui peut faire mourir. Les îles peuvent-elle sauver du naufrage personnel ? Non, elles le manifestent et le prolongent plutôt. Mais elles lui confèrent ainsi un sens et une dimension universels, lui donnent une parenté et un prolongement géologiques et même cosmiques. Ce qui est bien une façon d’habiter poétiquement le monde.

I.L. :  

      « Comme en prime jeunesse aller sur les chemins le corps et le vélo toujours
prêts à se coucher sur l’herbe des talus. Lire des poèmes, s’en vêtir le regard et peut-
être en écrire. Et repartir avec eux prenant corps dans tout.
      […]       Et presque immobile, en silence et suspens face au vent sans visage –
contempler l’invisible. »
(« Ouessant », in Car le jour touche à son terme, p. 70)
Les poèmes que l’île vous a fait écrire, nous les lisons ici. Mais quels poèmes vous a-t-elle entraîné à lire ? Que découvre de l’invisible la poésie ?
F.D. :  Dans ce poème, quand je parle de lire des poèmes sur le bord du chemin, je rappelle une expérience, une habitude même, de jeunesse : sillonnant à vélo les petites routes du Pas-de-Calais, notamment pour me rendre chez mes grands-parents, j’emportais toujours des livres de poésie, à cette époque-là surtout des livres de poésie chinoise et japonaise (Li Po, Han Shan, Tu Fu, Ryôkan, Bashô bien sûr…), et j’aimais m’arrêter régulièrement pour lire, repartant ensuite avec en tête les derniers vers lus avant de m’arrêter à nouveau pour reprendre ma lecture là où je l’avais laissée mais aussi, de cette façon, prolongée.
Ainsi tout s’ordonnait, se fécondait, s’aimait : la route, le livre, le paysage, le temps. Les poèmes que je lisais me requéraient tout entier. C’était déjà une façon, sans écrire, d’habiter poétiquement le monde et je désirais pouvoir vivre ainsi toujours.
Aujourd’hui, et c’était déjà le cas à Ouessant, je lis beaucoup moins qu’auparavant et, lorsque je lis, je ne retrouve plus dans mes lectures la même intensité, la même révélation, le même caractère décisif, peut-être parce que je ne suis plus « en formation », parce que mon écriture a trouvé sa voie et ne la cherche plus dans d’autres écritures. Je ne saurais donc dire quels poèmes j’ai lus à Ouessant, je n’en ai pas le souvenir, mes grands souvenirs de lecture sont beaucoup plus anciens.
Je pense enfin que ce que la poésie découvre de l’invisible, c’est que l’invisible existe et qu’il agit dans le visible, pour peu qu’on le regarde intensément, de même que le vent ne se voit que dans ce qu’il remue, penche et déplace. La vie est invisible et pourtant elle agit, pourtant elle est la plus grande force qui soit. La vie est une évidence invisible et la poésie découvre la vie : au sens étymologique du verbe, la poésie, le poème inventent la vie.
I.L. :  Simone Weil écrivait que « [s]i belle que puisse être l’intonation d’un cri de douleur, on ne peut souhaiter l’entendre encore ; il est plus humain de souhaiter guérir la douleur » (L’enracinement – Gallimard, 1949). Le « cri de douleur » est bien présent dans vos livres. En quoi la poésie peut-elle être aussi un remède ? S’agirait-il de toujours « rater mieux », comme n’a cessé de le tenter Beckett, dont je crois que vous aimez la lecture ?
F.D. :  Oui, j’ai beaucoup aimé lire Beckett, je l’ai tant lu, commençant par le théâtre puis abordant les romans et les textes plus courts, dont les Nouvelles et textes pour rien qui, à l’époque, m’ont beaucoup marqué et que j’ai vainement et sans profit tenté de relire récemment : elles ne me parlent plus, ces nouvelles, et je ne retrouve plus celui à qui elles ont tant parlé, même si j’ai gardé de Beckett le langage cru, direct, parfois cruellement amer et ironique, qui ne veut rien ignorer et cacher de notre misère.
« Rater mieux », oui probablement : la vie nous apprend que nous courons à notre perte, que nous allons nus vers la mort, que nos entreprises sont destinées à périr et nos suffisances, comme des ballons, à crever lamentablement. Voilà une réalité à la fois personnelle et universelle que la poésie ne saurait négliger ou embellir : le poème ne doit pas craindre de présenter les diverses formes et manifestations de ce ratage.
Cela dit, nous sommes des êtres de relation : malgré ce qui attend ainsi chacun, la vie, invisiblement, ne cesse de circuler et de se prodiguer de l’un à l’autre, elle porte l’un vers l’autre et les porte tous deux vers elle-même. De cela aussi, de cette circulation invisible, de cette respiration du monde et de chacun, du souffle qui anime tout ce qui est vivant et parfois réveille ce que l’on croyait mort, la poésie doit « rendre compte ».
Comme tout art, comme toute création, la poésie porte en elle une faculté, sinon de sublimation du moins d’élévation d’une « cause » personnelle vers une cause universelle et d’intériorisation également, dans la foulée du poème, de la marche du monde. La poésie est un don, elle n’est pas un remède mais un présent, un partage, un échange : elle fait de ma misère la misère du monde mais elle fait aussi de ma joie la joie du monde.

Présentation de l’auteur

Frédéric Dieu

Frédéric Dieu est poète et critique littéraire. Juriste de formation, il est  membre du Conseil d’Etat. 

© Crédits photos Éditions de Corlevour.

Bibliographie 

Frédéric Dieu a publié deux recueils de poèmes chez Ad Solem : Matière à joie (2017) et Processions (2012), puis, chez Corlevour, Seule chaire (2021) ; aux éditions de Corlevour, Seule chair, Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2022.

Poèmes choisis

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