Michele Miccia — Il Ciclo dell’acqua / Le Cycle de l’eau (extrait)

présenté et traduit par Marilyne Bertoncini

"Michele Miccia est né en 1959 à Bernalda, en province de Matera. Il vit à Parme depuis plus de 50 ans. Quand, finalement, il est mort, il a commencé à écrire, pour son propre malheur et celui des autres, même si personne ne s’en est aperçu.

Le Cycle de l’eau complet se compose de 9 parties. On ignore si les autres résisteront. Sans parler des centaines d’épigrammes qu’il devra publier en plusieurs volumes, quand il sera mort une seconde fois."

Ce que la biographie,  confiée par le poète, ne dit pas, tant il est discret, c’est son parcours dans le monde, ce qui l’a amené à l’écriture.  Est-ce parce que Miccia est un philosophe devenu ébéniste qu'il construit une oeuvre poétique comme on fabrique un meuble ? Est-ce, ainsi qu’il le déclare quand on parle avec lui, le désir de « donner un corps » à sa poésie, en lui procurant le cadre scientifique du cycle naturel de l’eau ? Je l'ignore – mais le "Cycle de l'eau" dont nous vous proposons un extrait est bien né tout armé, conçu comme un projet toujours en cours, qui comprendra 9 livres.

Le premier se penche sur le berceau de l'eau, encore fangeuse, prisonnière de la terre germinale, en-deçà de sa conscience d'eau. Au fil des volumes, elle acquiert le sens de son individualité matérielle, puis prend conscience des autres, interagit avec eux, poursuit son parcours et devient l'eau de nos canalisations, témoin de la vie quotidienne, puis fleuve tourné vers la mer (Michele habite dans la Valpadane, où coule le Pô et ses affluents : l’imaginaire de l’eau y a tout son sens), et sa conscience fluide s'élargit au monde… Dans les prochains volumes, en gestation, la vie de l’eau se perdra dans la mer, avant d'accomplir l'acte ultime/premier du cycle, et de s'évaporer.

Cet ensemble  a été conçu par Michele Miccia comme "une cage" dit-il, pour donner un corps à ses poèmes. Ce beau corps liquide – dont les premiers livres ont été écrits de façon presque contemporaine, dans une forme contenue en "fragments" au nombre de 66 ou 90 - est soumis à une écriture dont l'apparente simplicité cache une redoutable construction, non dépourvue de la liberté de se créer des exceptions. Le poète s’y fait la voix de l'eau, et son regard (candide?) sur le monde, et ses contemporains : le point de vue scientifique adopté (le poète suit scrupuleusement le devenir de l'eau, et toutes les implications techniques qui sont liées à son emploi, domestique ou industriel, sa pollution, les méandres de son destin), se double ainsi d'une histoire plus personnelle, qui parle de l'humain, de son développement psychologique, du passage de l'inconscient à la conscience, des affects, amour ou haine – mais aussi des aspects plus physiologiques de l'existence  - les maladies, le vieillir et diminuer, avant de disparaître …  

Quoiqu'il s'en défende – un peu -  le poète ouvre aussi au lecteur la porte vers une réflexion plus métaphysique : à travers l'eau, c'est un cycle de renaissances qui se dessine, une démarche vers une spiritualité toute matérielle – l'un des grands paradoxes de ce travail – dans laquelle l'assomption de l'eau vers son destin de nuage et de pluie fait scintiller un espoir de survie, sous d'autres formes – qu'accomplit peut-être cette suite du "Ciclo dell'acqua", écrite dans le sentiment de l'urgence procurée par la claire perception de ce qu'on porte en soi, et qu'on craint de n'avoir le temps de réaliser.

 

*

Moi aussi j'ai l'eau qui m'arrive à domicile après

qu'elle ait perdu la pudeur

de sa naissance et la prudence

du premier sillon à creuser

dans la terre plus docile,

canalisée sous

les rues elle répudie son charme et les rives qui s'y

mirent, le plaisir de creuser un fond

qui la repose,

chaque eau a un compteur

qui la mesure et porte

le nom de son usager.

 

Anch’io ho la mia acqua che arriva a domicilio dopo

aver perso il pudore della

nascita e la prudenza

del primo solco da scavare

tra la terra più docile,

incanalata sotto

le strade ripudia la sua avvenenza e le rive che vi si

specchiano dentro, il piacere di scavarsi un fondale

che la riposi,

ogni acqua ha un contatore

che la misura e assume

il nome del suo utente.

 

*

Maintenant je restaure le moi,

je lève le rideau quand je parle,

face au miroir je suis de nouveau un sujet, une

présence qui fait tendance, biodiverse,

centre et périphérie, toujours connectée,  frontière

de moi-même,

je m'explique seule parce que

je suis juste, je m'auto-absous, la première à

tomber malade jusqu'à l'autodestruction en raison

de tant de sa vérité,

je suis tellement immergée dans mon

moi que je ne me semble pas moi.

 

Adesso ripristino l’io,

alzo il sipario quando parlo,

di fronte allo specchio sono di nuovo un soggetto, una

presenza che fa tendenza, biodiversa,

centro e periferia, sempre connessa, confine di me

stessa,

mi spiego da sola perché

io sono giusta, mi autoassolvo, la prima ad

ammalarsi fino all’autodistruzione per

tanta sua verità,

sono così immersa nel mio

io che non mi sembro io.

 

*

Je n'use pas la ponctuation

nul ne peut m'arrêter,

je ne veux pas être obscur

parce que je crois seulement

aux choses que je comprends, je ne suis

pas lyrique, ni même expérimental peut-être presque

normal ou bien tout ce que vous voulez

il suffit que je sois dans mon particulier, j'appartiens à la

race

des morts qui m'ont enseigné à  voir d'en haut,

c'est la distance qui me reste de la confusion

du nous.

 

Non uso la punteggiatura

nessuno mi può fermare,

non voglio essere oscuro

perché credo soltanto

alle cose che capisco, non

sono lirico, nemmeno sperimentale forse quasi

normale oppure tutto ciò che vi pare

basta che stia nel mio particolare, appartengo alla

razza

dei morti che mi hanno insegnato a vedere dall’alto,

è la distanza che mi resta dalla confusione

del noi.

les poèmes traduits et présentés ici sont tous
extraits de ce volume.

 

 

 

 

 

*

Si je suis concave je n'ai

pas de concavité qui me contienne,

si lumière une ombre me baillonne, je n'ai

nul contraire qui me fasse concurrence

me limite ou m'augmente,

mon nom va pour moi

dans le détroit de son orbite

pour éviter la

fracture pour sortir

des rangs, échapper à l'affrontement.

 

Se sono concavo non ho

un incavo che mi contenga,

se luce un'ombrami imbavaglia, non ho

un  contrario che mi faccia concorrenza

mi limiti o mi aumenti,

il mio nome va per

me nello stretto della sua orbita

ad evitare la

frattura per uscire

dai ranghi, sfuggire allo scontro.

 

*

 

J'adviens dans le présent, je n'entends pas ma

voix qui est déjà dans le futur

avec le regret du passé, je sui ici et maintenant et chaque

fait m'arrive délivré de son exotisme, sans

importation et franchissement des frontières ni déplacement de lieu

et d'espace, je ne suis pas épuisé par des marches forcées, par

des cols passés avec quarantaines imposées,

je suis à zéro kilomètre

de moi-même, vierge à jamais.

 

Avvengo nel tempo presente, non sento la mia

voce che sta già nel futuro

con il rimpianto del passato, sono qui e ora e ogni

fatto viene a me sgravato del suo esotico, senza

importazioni e sconfinamenti né spostamenti di luogo

e di spazio, non vengo sfibrata da marce forzate, da

valichi superati con quarantene imposte,

sono a zero chilometri

da me, per sempre vergine.

 

*

Je me pare, j'orne mon corps

de diamants que la chair a pêchés dans mon sang

plus vif , ma beauté est profonde

autant que ma peau, plus loin

elle est filtrée comme

une prédisposition au mensonge, je préfère la lumière

des astres qui se perd vers d'autres mondes pour

ne pas s'enamourer de la terre, ainsi chaque autre ciel

accroît l'ambre de mon corps où

mes amants voudraient se cacher.

 

Mi addobbo, allieto il corpo

con diamanti che la carne ha pescato nel mio sangue

più scaltro, la mia bellezza è profonda

quanto la mia pelle, oltre

viene filtrata come

una predisposizione a mentire, preferisco la luce

degli astri che si perde verso altri mondi per non

invaghirsi della terra, così ogni cielo in più

accresce l’ambra del mio corpo dove

i miei amanti vorrebbero annidarsi.

 




Magda Igyarto, poète et peintre

Née en Belgique d’un père hongrois et d’une mère polonaise, Magda IGYARTO n’a jamais dissocié la peinture de l’écriture. Agrégée  en philosophie et lettres, elle a mené sa carrière d’enseignante tout en peignant et en exposant ici et ailleurs. Désireuse de participer  à rendre la poésie vivante partout où elle le peut, elle réalise et anime depuis octobre 2014 « Les Mots d’ Azur », sur Agora Côte d’ Azur.FM , une émission centrée sur la poésie d’aujourd’hui, mais ce n’est que tardivement qu’elle a fait la démarche de publier ses écrits longtemps demeurés son jardin secret.  

Certains recueils sont nettement engagés: Métamorphose, Eau Mère, porte sur le thème de l’eau, Cris de femmes, Des graines germeront sur leurs pas, sur les discriminations et les violences que les femmes subissent encore à l’heure actuelle  partout dans le monde. Les autres écrits sont ceux d’une femme qui pose un regard sur sa vie, sur la vie, et tout ce qu’elle peut apporter de merveilleux, de terrible et d’inattendu.

La forme autant que le thème des poèmes fait penser à l'indissociable activité picturale de Magda Igyarto, dont une récente exposition résumait le travail de ces deux dernières années au travers de différentes séries utilisant des poudres de pigments purs sur résine et toiles de lin. Les titres de ces toiles - Dérives, Traces, Ondes, Ondes invisibles, Variations et Paysages intérieur – pourraient tout aussi bien servir aux cinq poèmes que nous présentons.




Ping Pong : 3 poèmes bilingues de Max Ponte

1

Ho provato a star senza di te

ma poi mi appassivo

 

Ho provato a star senza di te

ma poi mi appassivo

il cielo diventava

plumbeo plumcake plastico

i giorni non sterzavano più in curva

anche il mio rapporto con i gatti

diventava difficile

mi pareva che tutto

mancasse di sostegno

che gli alberi si afflosciassero

e anche le auto le auto

se ne andassero in giro stancamente

Ho provato a star senza di te

ma poi mi appassivo

non capivo la funzione della ghiaia

e continuavo sì continuavo

a pensarci senza motivo

 

 

 

*  *  *

 

2

La tua voce, le frequenze

 

E poi ora ho

soprattutto la tua voce

che è il sottile filo

la serica emittente

dove intercetto

del tuo petto

le frequenze

 

1

J’ai tenté de faire sans toi

mais je me flétrissais

 

J’ai tenté de faire sans toi

mais je me flétrissais

le ciel se plombait

plum-cake plastique

les jours n’assuraient plus les virages

même mon rapport avec les chats

devenait difficile

il me semblait que tout

manquait de soutien

que les arbres s’affaissaient

et que les voitures les voitures

traînaient d’un air lassé

j’ai tenté de faire sans toi

mais je me flétrissais

je ne comprenais pas la fonction du gravier

et je continuais oui je continuais

sans raisons à y penser

 

(Trad. de l’Italien par Camilla Gastaldi)

 

*  *  *

 

2

Ta voix, les fréquences

 

Et puis maintenant j’ai

surtout ta voix

qui est le mince fil

le soyeux émetteur

où j’intercepte

de ton avant-coeur

les fréquences

 

(Trad. de l’Italien par Suzanne Dracius)

 

*  *  *

 

3

L’età minoica

 

Ora che ho scoperto

l’estetica minoica e la scimmia azzurra

sono fermamente risolto

a far reagire i miei liquidi con i tuoi

 

Tale cromostoria

consisterà nel fatto che

nella piena applicazione dei principi

della stechiometria, della termodinamica

e dell’art. 43 del contratto collettivo nazionale

precipiterò inevitabilmente dentro di te

 

Questo tuttavia

superato lo shock gravitazionale

mi permetterà di esperire

la tua civiltà palaziale

e le tue composizioni

esotiche e fluviali

 

Ora che ho scoperto

l’estetica minoica e la scimmia azzurra

sono fermamente risolto

ad inoltrarmi nell’ombra sinuosa dei tuoi arti

articolando articoli e monosillabi ruffiani

collaudando ascensori in lattice

 

In assenza di pressione atmosferica

ci rotoleremo su pareti ornate

di gigli e nature da sballo

ci inietteremo profumi

con dominanti ambrate

 

*  *  *

 

3

Civilisation minoenne

 

Maintenant que j’ai découvert

l’esthétique minoenne et le singe bleu

je suis fermement résolu

à faire réagir mes liquides avec les tiens

 

Une telle chromo-histoire

va consister dans le fait que

dans la complète application des principes

de la stoechiométrie, de la thermodynamique

et de l’article 43 du contrat collectif national

je vais inévitablement précipiter à l’intérieur de toi

 

Cela, toutefois

dépassé le choc gravitationnel

va me permettre d’expérimenter

ta civilisation palatiale

et tes compositions

exotiques et fluviales

 

Maintenant que j’ai découvert

l’esthétique minoenne et le singe bleu

je suis fermement résolu

à m’introduire dans l’ombre sinueuse de tes membres

en articulant articles et monosyllabes proxénètes

testant ascenseurs en latex

 

En absence de pression atmosphérique

on se roulera sur parois ornées

de lys et natures géniales

on s’injectera parfums

aux dominantes ambrées

 

(Trad. de l’Italien par Camilla Gastaldi)

 

 

 

 

 




Actualité de La Rumeur Libre

ACTUALITÉ DE LA RUMEUR LIBRE
ou
   LA POÉSIE REVUE ET CORRIGÉE  

 

Jean-Charles BOUSQUET : ON SUPPOSE LE SILENCE

 

Jean-Charles Bousquet mêle récits et poèmes dans ce recueil, ce qui montre une manière personnelle de traquer la poésie. Mais qu'est-ce que la poésie pour celui-ci ?

Du moins, dans la première partie, le lecteur sait l'amour que porte Bousquet à un pays qui le captive ou le fascine malgré ses colères. Mais c'est l'histoire de l'humanité qu'il retrace à travers ces histoires de lieux (ainsi dans "Une histoire très ancienne") ou l'histoire des humains qui affrontent une nature hostile ("Au moment") et c'est là que Jean-Charles Bousquet est le plus prenant. Mais à travers ses légendes, il dit l'inanité du pouvoir, des armes ou encore le pouvoir du fou duquel vient le changement : "Le fou est passé, le monde respire, retourne dans son aliénation facile"

Jean-Charles Bousquet, "On suppose
le silence", 
La Rumeur Libre, 144 pages, 16 €.

Le lecteur a l'impression que Jean-Charles Bousquet voit le monde à travers le filtre de l'heroïc-fantasy (comme dans "La mort"), ce qui met ainsi en valeur ce que ce monde, cette réalité ont d'insoutenable et d'inacceptable. Les lieux ne sont jamais nommés (sauf exception et en notes : p 42, 43, 57…), les êtres sont désignés par des termes génériques mais on reconnaît des lieux déjà traversés par l'auteur, des êtres déjà rencontrés… "La manifestation" dit parfaitement l'horreur d'un peuple qui n'est jamais entendu par un pouvoir qui le réprime parfois durement. Si Jean-Claude Bousquet sait observer (et voir ce que voient ses personnages : ainsi dans "Derrière la fenêtre"), il n'évite cependant pas des banalités comme "le froid soleil de décembre" ou "la neige humide de février" qu'on lui pardonnera car extraites d'un poème parlant du Larzac que le lecteur n'aura pas oublié… Ailleurs, dans les récits, c'est la disparition des petits libraires indépendants ou des humbles artisans qui émeut le lecteur… Ailleurs encore, l'écrivain fait preuve d'un beau talent pour décrire la mort d'un monde que l'on regrette devant celui qui le remplace, deux univers durs où l'on perd sa vie à la gagner. Au total, cette première partie, sobrement intitulée "Rencontres" et très nostalgique, évoque la disparition d'un monde, une disparition qui fait mal, comme fera mal un jour la disparition de ce monde de clapiers informatisés : car rien de ce qui advient n'est un progrès pour les hommes…
Dans la seconde partie, "Les voix dans le vent…", la prose domine : 29 récits pour 7 poèmes, si j'ai bien compté…   Nostalgie et souvenirs sont à l'origine de ces textes (le grand-père, par exemple, traverse aussi bien un poème que quelques récits). Le passé est prégnant : les souvenirs font revivre ce passé, presque charnellement. Non que chaque moment du passé soit forcément un bon souvenir ; d'ailleurs Jean-Charles Bousquet écrit : "Le reste de la journée était le pire moment […], je passais mon temps à vomir le repas de midi. […] j'aurais voulu mourir avant que d'arriver dans la maison qui nous attendait dans son odeur de vieille poussière humide". Le souvenir est retranscrit au plus près de la réalité ou transformée par la littérature (ainsi avec le récit intitulé "Les livres"). Mais tous sont recevables, les bons comme les mauvais et, singulièrement, ces derniers ainsi que le montre "En sortant de l'école" où l'on voit littéralement la vieille Souèze pisser… Comme si devant l'afflux de souvenirs, Jean-Charles Bousquet faisait le tri pour retenir les plus significatifs, même les pires, même ceux qui ne disent rien si ce n'est un silence supposé. Quelques remarques s'imposent. Tout d'abord que Bousquet fait parfois penser à Patrick Laupin et son livre "Les visages et les voix" par la qualité de l'évocation du monde du travail passé. Ensuite et surtout parce qu'il y a dans ces écrits de véritables réussites : "Première rencontre avec la mort solitaire" en est un parfait exemple par sa chute et l'émotion qui s'empare du lecteur. Reste que l'ensemble peut paraître inégal, que les proses peuvent sembler parfois trop longues tant ces réussites sont éclatantes…
 Quelle conception de la poésie se fait Jean-Charles Bousquet ? Un récit comme "Regarder passer les nuages" répond à cette question. Il fait irrésistiblement penser à ce petit poème en prose, "L'Étranger", de Charles Baudelaire. Le fragment du poète des Fleurs du mal, "J'aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas…", n'est pas sans rappeler le titre du récit de Jean-Charles Bousquet "Regarder passer les nuages" qui sert d'amorce à chaque paragraphe du texte, "J'aime regarder passer les nuages", (le verbe regarder faisant place successivement aux verbes partir, venir, courir, surgir…) Mais il y a aussi l'écriture en versets, la répétition… Le récit n'est pas qu'un vrai récit, il est un exercice d'écriture qui se place entre le récit proprement dit et le poème en prose. Il est à l'image de la position de Jean-Charles Bousquet qui observe (ou se souvient) et écrit en même temps. Cette forme correspond parfaitement au fonds.

 

On le voit avec ces trois recueils : les choses changent quant à l'approche de la poésie (le poétisme aurait   écrit Patrick Laupin) avec la collection Poésie de La Rumeur libre. Prose, récits qui regardent du côté de la poésie, mise en page, attention à la construction de l'individu qui fait penser à la cure psychanalytique, tout concourt à la définition d'une nouvelle poésie.

 

 

 Patrick LAUPIN : Le dernier avenir

 

 Le nouveau recueil de poèmes de Patrick Laupin se présente de manière originale : 138 poèmes d'une forme fixe mais très libre !

C'est écrit sans ponctuation (en général) mais avec des majuscules pour identifier les phrases ou certains mots sur lesquels Patrick Laupin veut attirer l'attention du lecteur et des ? pour terminer les questions et des , pour séparer les termes d'une accumulation verbale. C'est écrit en prose, mais une prose justifiée par le milieu, ce qui donne une allure de poème à la page que ne dépasse jamais le poème. Ce sont des poèmes comme autant de bribes d'un soliloque qui explore le temps qui s'est enfui et qui essaie de cerner le dernier avenir. C'est une poésie résolument subversive en ces temps de consensus mou (mais parfois dur car imposé), cependant toujours discret ou larvé : et il faut remercier Patrick Laupin de cette subversion. Ce sont des poèmes fin de siècle ( ! ) ou d'une fin d'époque, très dialectiques pour reprendre le mot de l'exergue du recueil…
 Pour que les choses soient claires, Patrick Lapin commence par un poème d'amour : "La vie n'est pas une option et on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre fil sans mémoire". La dialectique, c'est d'être "troublé par quelque chose que je connais bien et que je ne connais pas" ajoute-t-il un peu plus loin. Un homme parle et cherche à donner sens à ce qui lui reste à vivre en puisant dans son passé. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans un poème ce qui ressemble à une évocation de l'émigration espagnole en France à la fin des années trente même si le lecteur peut s'interroger : est-ce un souvenir personnel ? Patrick Laupin a-t-il côtoyé des Espagnols dans sa jeunesse ? Comme il ne faut pas s'étonner de ce qu'un poème fasse écho à ce livre merveilleux par lequel je suis entré dans l'univers de Patrick Laupin , "Les visages et les voix"… Là encore l'expression associations libres me vient à l'esprit tant Patrick Laupin paraît écrire en réagissant aux idées qui lui viennent spontanément, à moins que ce ne soit l'inverse : "Écrire me fait soudain penser aux petits enfants morts"… Mais écrire, c'est justement pour redonner vie à tout cela que l'époque a balayé d'un geste intéressé. Et l'intéressant, c'est que Patrick Laupin mêle dans ces poèmes l'intime et l'universel, ce qui ne relève que de sa vie et ce qui relève de ce que nous partageons au-delà de nos différences… Ah, ces mots fertiles mis au bien qui rappellent Paul Éluard !
C'est écrit sans ponctuation (en général) mais avec des majuscules pour identifier les phrases ou certains mots sur lesquels Patrick Laupin veut attirer l'attention du lecteur et des ? pour terminer les questions et des , pour séparer les termes d'une accumulation verbale. C'est écrit en prose, mais une prose justifiée par le milieu, ce qui donne une allure de poème à la page que ne dépasse jamais le poème. Ce sont des poèmes comme autant de bribes d'un soliloque qui explore le temps qui s'est enfui et qui essaie de cerner le dernier avenir. C'est une poésie résolument subversive en ces temps de consensus mou (mais parfois dur car imposé), cependant toujours discret ou larvé : et il faut remercier Patrick Laupin de cette subversion. Ce sont des poèmes fin de siècle ( ! ) ou d'une fin d'époque, très dialectiques pour reprendre le mot de l'exergue du recueil…

 Pour que les choses soient claires, Patrick Lapin commence par un poème d'amour : "La vie n'est pas une option et on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre fil sans mémoire". La dialectique, c'est d'être "troublé par quelque chose que je connais bien et que je ne connais pas" ajoute-t-il un peu plus loin. Un homme parle et cherche à donner sens à ce qui lui reste à vivre en puisant dans son passé. Aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans un poème ce qui ressemble à une évocation de l'émigration espagnole en France à la fin des années trente même si le lecteur peut s'interroger : est-ce un souvenir personnel ? Patrick Laupin a-t-il côtoyé des Espagnols dans sa jeunesse ? Comme il ne faut pas s'étonner de ce qu'un poème fasse écho à ce livre merveilleux par lequel je suis entré dans l'univers de Patrick Laupin , "Les visages et les voix"… Là encore l'expression associations libres me vient à l'esprit tant Patrick Laupin paraît écrire en réagissant aux idées qui lui viennent spontanément, à moins que ce ne soit l'inverse : "Écrire me fait soudain penser aux petits enfants morts"… Mais écrire, c'est justement pour redonner vie à tout cela que l'époque a balayé d'un geste intéressé. Et l'intéressant, c'est que Patrick Laupin mêle dans ces poèmes l'intime et l'universel, ce qui ne relève que de sa vie et ce qui relève de ce que nous partageons au-delà de nos différences… Ah, ces mots fertiles mis au bien qui rappellent Paul Éluard !

Patrick Laupin, "Le Dernier Avenir". La Rumeur libre, 160 pages, 17 €. (ouvrage publié avec le soutien du CNL).

Tout cela est écrit dans "une langue du fond qui touche la folie muette et ne veut pas du poétisme" . Car Patrick Laupin cherche "les traces de [son] peuple dans la lumière". Alors se mêlent dans le plus beau désordre, celui de la vie, le projet d'écriture ("Mon jeu d'écrire c'est essayer d'inventer un art naturel avec les mots qui font hélice dans le remous d'air bleu de la poitrine" ou "Je me méfie de la poésie et de sa vaine absolution par les signes" ou encore "Le langage n'existe pas pour lui-même mais dans le corps de ceux qui parlent"), le temps passé à se réconcilier avec soi-même ("Il en faut du temps pour que les blessures cicatrisent"), les références au politique ("… la vieille pierre à meule de silex du communisme" ou "Le temps du déferlement des misères psychologiques des masses" ou encore "Avant que les Républicains ne partent en Russie s'allier au communisme et soient fusillés sans sommation")… Et puis l'époque de maintenant ("Je n'ai jamais eu peur dans le monde mais aujourd'hui je sens la peur partout" ou à propos des dentelières "Le progrès des machines les a ruinées") ou le passé ("La silicose c'est terrible On a mal quand il fait froid On a mal quand il fait chaud On les voyait assis…" mais c'est toute la page qu'il vaudrait citer) ou encore l'injustice ("J'irai au collège Le collège des fils d'ouvriers et de paysans Je n'irai pas au Lycée d'État où je voulais étudier le grec et le latin"). Et je n'oublierai pas la page 94 avec sa charge contre l'idéologie dominante : "Les dogmatiques ont la gueule appointée du négoce Ils font les finauds les culs de poule Ils susurrent qu'ils luttent contre la barbarie par la pensée…" Etc, etc !). Voilà pourquoi il faut lire "Le Dernier Avenir".
 À quoi mesure-t-on le pouvoir d'un livre ? Sans doute à l'adhésion ou à la transformation qu'il provoque chez le lecteur. Alors "Le Dernier Avenir" est une réussite, un livre fort car il me conforte dans mes choix, il me chavire : je serai toujours aux côtés de ceux à qui on ordonne de décamper parce qu'ils ne consomment pas assez (page 48), aux côtés des mineurs silicosés d'ici ou d'ailleurs (page 77). Finalement, Patrick Laupin se situe contre l'état actuel du monde ; qu'on n'en fasse pas un conservateur, s'il se place du côté de ceux qui souffrent toujours au nom de l'avenir, il veut que cesse cette souffrance et que le monde se transforme (pourvu que nous nous en donnions la peine) pour éradiquer cette souffrance. Dialectiquement.
Mais voilà que je me laisse emporter par ce que je suis devenu, je dérive, je divague et je n'ai fait que paraphraser plus ou moins maladroitement les beaux poèmes du "Dernier Avenir". Qu'il faut lire absolument, en dépit de ce que j'ai pu dire ou ne pas dire… Ai-je trop lu Patrick Laupin ? Encore qu'on ne lise jamais suffisamment un auteur ! Mais je trouve dans ces poèmes la confiance envers les enfants, envers ceux que la société a privés des mots, une confiance entrevue dans "Le Courage des oiseaux"… On finira par boucher les trous du miroir d'éternité. On se rendra compte, sans doute trop tard, que Patrick Laupin est un poète majeur de ce temps. Et nous finirons par écrire le Livre pour ceux que nous aimons…

 

Julie VILLENEUVE : HISTOIRE DU CREUX ET DU PLEIN

 

Le problème du genre auquel appartient ce livre se pose dès la première page. S'agit-il de poèmes ou d'un récit fragmenté ? 

L'ouvrage est publié dans la collection Poésie de l'éditeur. Mais le titre interroge : Histoire… S'agirait-il de poésie narrative, d'une épopée ? Mais, c'est de la prose… Une lecture attentive laisse paraître 19 textes, tous portant un titre, depuis "Les portes" jusqu'à "Le Quotidien des jours". Dès lors qu'il ne s'agit pas d'une prose alimentaire, fût-elle romancée, il est plus facile d'opter pour le poème en prose. Une femme parle de sa vie, de ses expériences existentielles : "Je pouvais rester  des heures et des heures allongée dans cette eau, à me sentir l'élément d'un grand tout, à ne plus penser"

Julie VILLENEUVE, Histoire du creux et du plein, La rumeur libre éditions

Julie Villeneuve, "Histoire du creux et du plein" , La Rumeur libre, 64 pages, 13 €.

Cette quête existentielle serait une recherche de la vérité de l'être : "L'autre que j'ai cherché et qui parfois m'a réconciliée avec je ne sais pas quoi" . S'il est difficile d'écrire quelques lignes à propos de ce livre, on peut cependant se dire que le travail de Julie Villeneuve, c'est de mettre au clair ce "je ne sais pas quoi".
Julie Villeneuve l'avoue dès les premières pages de son livre, elle cherche à "faire partir le je, l'angoisse et les contraintes". Si elle essaie de voir clair en elle, elle éprouve en même temps une grande empathie pour l'autre. D'ailleurs cette empathie se retrouve dans plusieurs textes :  c'est une expérience unique d'amour et de découverte du monde : "J'étais dans le ventre de la petite fille. Elle était dans ma chair" écrit-elle dans "Marianne". C'est une expérience unique car "Quelque chose de la mort m'est apparu dans un excès de vie, dans l'amour d'un enfant sans presque rien de vie, que je ne connaissais pas". Quelque chose qu'elle veut partager avec le lecteur car, sinon, pourquoi écrire, et singulièrement, ce qui a été vécu ?
Julie Villeneuve parle en psychanalyste, elle essaie de cerner ce qui est nécessaire à la construction d'une identité adulte par l'enfant qu'elle a été. Il faut exister dans la chair de l'autre. Alors, "plus besoin de mots, plus de nécessité à se répandre sur des pages, à s'allonger sur des divans, à chercher sa propre parole…" et toutes les difficultés rencontrées dans la famille, à l'école sont nommées, décrites. Je ne suis pas psychanalyste, je ne maîtrise pas cette discipline mais je me risquerais quand même à affirmer que ces poèmes sont comme une auto-analyse…. Mais voilà que je m'exprime maladroitement !
Julie Villeneuve témoigne en prenant de la distance : ne dit-elle pas "elle" ? Ne dit-elle pas "son père" ? Elle refuse de dire "Je". À quoi répond cette écriture a-poétique, ce refus du lyrisme ?  Une nouvelle poésie ( ? ) serait en train de naître : une prose interrogative qui gratte, qui refuse le chant : "Faire du bruit avec ses pas, tourner en rond, peu importe la direction, ce qui importe c'est de faire du bruit, de poser des traces sur le sol, de faire exister une fois encore la promesse d'un rassemblement possible". Il n'est dès lors pas étonnant que Julie Villeneuve, même si dans la seconde partie de son recueil l'auto-analyse laisse la place parfois à des portraits, revisite l'association libre qui sert de base à ses textes/poèmes en prose. Mais le travail d'écriture est évident qui consiste à ordonner ces idées, à leur trouver une signification. On s'éloigne donc de l'association libre pour accéder à une nouvelle forme de poésie car Julie Villeneuve est, avant tout, poète. Et ce n'est pas un hasard si le livre se termine par ces mots "ré-affronter le monde".




Quintan Ana Wikswo et Margo Berdeshevsky

Quintan Ana Wikswo et  Margo Berdeshevsky

Le 26 janvier 2018

 

 

 Margo Berdeshevsky. Nous avons une passion commune pour l’image, linguistique autant que photographique. Vous, ce sont les silhouettes sur fond de ciels aléatoires, les formes qui déstabilisent l’esprit du lecteur, qui reviennent, lancinantes. Nous partageons un lyrisme qui n’est pas toujours, et souvent même pas du tout, beau. Nous sommes enclines à aborder la violence faite, ancrée en mémoire. Nous avons en commun l’envie de pénétrer des domaines où esprit(s) et récit se sentent égaux en puissance et où corps et sexualité über-réelle imposent leur présence autant que peau, sang menstruel et bile. Peut-être bien, aussi, que nous partageons un besoin de sanctuaire. Si tant est que cela existe.

Dans A Long Curving Scar Where the Heart Should Be ((Une longue balafre en croissant à la place du cœur)). on finira par trouver un refuge. Les images, souvent macabres, s’enténèbrent, se chargent, se sous-tendent de bleus funèbres, de la peau mi claire/mi brune des personnages, à la fois dans les couleurs et la tonalité des mots. À lire ce livre semi-surréel, je me suis, à un moment, retrouvée dans l’Ode à un rossignol de Keats, prise du besoin pressant de lire une fois encore Havre lancinant des mouches aux soirs d’été. Du besoin de me remémorer des vers du poème : Maintes fois, à l’écoute quand la nuit descend,/je me suis pris d’amour pour l’apaisant trépas.... Votre livre semble se situer à mi-chemin entre cette sorte de somnolence léthargique et l’envoûtement venu d’un passage à l’écrit brut de décoffrage et effrayant. Avant de pouvoir continuer ma lecture de ce roman âpre à l’âme, il m’a fallu revenir à la première strophe de Keats :

 

Mon cœur a mal et une pénible torpeur

M’engourdit comme si j’avais pris la ciguë,

Ou, venant de vider la languide liqueur

 Du pavot, mon corps, au Léthé, s’était perdu...

 

J’ai dû m’interroger et me demander encore, tout comme Keats à l’écoute du chant caché, sous-jacent : Suis-je éveillé ou en sommeil ?

Une longue balafre en croissant à la place du cœur me faisait l’impression d’être un livre où s’abîmer aussi. Où mourir afin d’y revivre, éprise à demi de la mort et à demi de la vie au fil de son cours, entre les photographies bleues et cyan foncé et l’existence sans fard de quelques membres de ta famille et ancêtres : ceux que tu qualifies de « marginaux et de persécutés de Virginie, de Caroline du Sud et du Tennessee... » ; tous morts aujourd’hui, mais évadés de leur sépulture. Tissu de cauchemar certes, c’est aussi une prose qui transcende le genre, une histoire qui ne saurait occulter son amour de l’image et qui, en conséquence, l’accueille à bras ouverts, attirant le lecteur dans de ténébreuses embrouilles et dans une Amérique audacieusement évoquée. Une Amérique au sein de laquelle les ancêtres de l’auteur « intégrés ou contestataires––ont tous étés renvoyés chez eux chargés d’opprobre afin de ne pas faire de vagues dans la presse ou l’opinion publique. »

Dans les premières pages du roman, des phrases telles que celles qui suivent donnent à penser que cela ne va pas être une partie de plaisir : « Elles mangeaient même leurs propres ongles, au sel, tout comme elles mangeaient ceux qu’elles coupaient à leurs jeunes enfants. Ces ongles étaient très tendres. La terre, sous ceux des enfants, était couleur chocolat au lait. Leurs dents étaient toujours impeccables à cause des cailloux, des bouts de bois et des clous, mais pas question de fumer quoi que ce soit. » Très vite, on se rend compte que ça ne fait pas dans la dentelle : « Les filles entassaient les corps d’hommes à l’arrière sous la galerie, le temps qu’ils se vident, avant de les envelopper dans les feuilles géantes des tiges de tabac pour les accrocher aux fers du fumoir. La moule des filles avait goût de sassafras. Belles et dodues, elles dansaient nues et baisaient ensemble sans payer... »

Viendra bientôt la rencontre avec Maw, gardienne, geôlière, sage-femme et croquemort. Femme un jour abandonnée, mais à qui on ne la ferait jamais plus. « Divinité des épanchements, des larmes et des expulsions. » De qui l’on murmurait que c’était une fausse blanche. Maw, abandonnée « à peine fini d’accoucher, chemise encore maculée d’encre utérine rouge—». Maw, qui chante des airs sombres à ses petites filles... personnage incisé au scalpel. « Maw, divinité de la teigne et des poux. »

Nous y trouverons, comme elle, un homme avec qui elle a fait ses bébés : « Lafayette vit que c’étaient des anges d’horreur––même le sang qui affluait sous leur épiderme nouveau-né ne pouvait occulter leurs origines en d’autres termes que ceux-ci––ils rougeoyaient. » Sauf que l’homme Lafayette se fait adorateur de la fente de chair, fermée autant qu’ouverte, qu’une femme a entre les jambes. » Il est l’homme qui « peut faire comme s’il était tout entier dans son pénis et qui, dans leur bouche, danse lui-même le tango au fond de leur gorge rosée jusqu’à toucher du bout des doigts la draperie de leurs poumons. En totale pureté. »

Côté rejetons, nous avons une fille, infirmière parce qu’elle le peut et le doit, une autre « trop blanche pour être nègre, trop nègre pour être blanche. Trop seule pour se sentir intégrée, tellement dans le bain des secrets du Sud qu’elle passe inaperçue, même si elle saute aux yeux. »

Et donc, de chapitre en chapitre, nous progressons dans un roman en images qui inclut des chants à-demi connus tenant du sacramentel (sinon du sacré) et du profane. Dans un roman qui participe autant de la poésie que de la prose. Un roman d’immémoriale douleur : « plus grande, plus durable, plus persistante que les femmes, qui remonte à la déchirure des continents, s’enfonce jusqu’au ventre de la terre, repue d’un magma de deuil dont la seule trace d’injustice dans le vide reste coulée de lave... ».

Et donc, de chapitre en chapitre, nous progressons dans un roman en images qui inclut des chants à-demi connus tenant du sacramentel (sinon du sacré) et du profane. Dans un roman qui participe autant de la poésie que de la prose. Un roman d’immémoriale douleur : « plus grande, plus durable, plus persistante que les femmes, qui remonte à la déchirure des continents, s’enfonce jusqu’au ventre de la terre, repue d’un magma de deuil dont la seule trace d’injustice dans le vide reste coulée de lave... ».

Il y a aussi les images dont le livre est jalonné : des photographies de bleus foncés, en silhouettes, qui aboutissent à des magentas pour se terminer en vertes suggestions d’un avenir en croissance, avant le retour à la case départ dans le cyan et les bleus d’une nuit lourde de spectres. Tout cela sous forme de silhouettes, mais aussi d’ardente hémorragie, vers un avenir où bleus et rouges se superposent en tranches napolitaines. Chacun des récits que vous dépeignez ressemble à un orgasme qui monte, petit à petit, toujours en manque (si je peux risquer ici une interprétation...) en manque de quelque terre sainte où aboutir.

 

 

 

« Il existe du secret à détruire quand vient le moment. Des choses de prix et fragiles, à briser en mille morceaux. » Ou alors n’existe-t-il, de fait, aucun cadavre à mettre dans la tombe qui reste à creuser, lors du départ des esprits ?

Les dernières séries de photos spectrales se maculent en levers de soleil. Ou des couchers peut-être ? Le doute subsiste. « Le pire pourrait ne pas durer et le meilleur se faire jour. »

« Il était une fois une grande demeure blanche sur la hauteur, maison maudite selon certains, même si personne ne sait avec certitude où elle s’en est allée, sauf à dire que ceux qui l’habitaient ou qui vivaient dans le coin n’en sont pas tous, ni toujours, sortis vivants : esclaves africains, nôtres, malades du temps où elle servait d’hôpital... »

« Il était une fois nos parents. Qui ont fui une maison où il y eut jadis un incendie, de la fumée, des cendres, et qu’ils qualifiaient de sanctuaire. Qui avaient cru en finir, une bonne fois pour toutes, mais à tort. »

Sacré livre !

 

Une longue balafre incurvée à la place du cœur, ça remue. Venons-en aux questions : Qu’est-ce qui détermine/a déterminé l’écriture de ce livre à ce moment donné de votre vie/de l’histoire de l’Amérique ?

Quintan Ana Wiskwo. J’ai commencé à travailler sur ce livre il y a vingt ans et, depuis ce temps-là, il est resté en gestation ininterrompue, toujours présent dans mon existence. Je n’ai jamais cessé d’écrire ce livre, même avant qu’il ne prenne forme sur le papier. C’est, et ce sera toujours, le moment de labourer son propre champ et le champ du vécu américain pour voir quels ossements et quelles semences vont en ressortir. Mais il faut dire qu’écrire et publier, ce n’est pas la même chose. Bien des livres du genre du mien se morfondent dans les tiroirs d’auteurs de talent d’un bout à l’autre du pays... tout, à mon avis, consiste à expliquer pourquoi le moment est venu de publier aujourd’hui.

J’ai toujours bien discerné ce que le livre devrait être : au mieux l’écriture américanienne est fertile et enthousiasmante mais, depuis l’enfance, je me suis rarement trouvée (pas plus que quiconque d’autre de ma connaissance) à l’aise dans les espaces fermés qu’elle offrait. Les « Grands Romans Américains », commercialement corrects, sont des cages qui ressemblent à des livres mais qui châtrent tout ce qui n’entre pas dans la géométrie de leurs tranches de vie américaines, d’histoires américaines, d’identités américaines. Il y a longtemps de cela, l’édition américaine a décidé que la façon la plus simple de sortir du labyrinthe de la vie américaine consistait à fermer les yeux et à s’en tenir fermement à deux ou trois lignes directrices, typiquement : la blanche, la masculine et l’hétérosexuelle. De nos jours, cependant, de plus en plus d’Américains se lancent sur une immense toile d’araignée non cartographiée. Une longue balafre incurvée à la place du cœur plonge au tréfonds d’un monde d’écrivains en marge qui s’emploient à agrandir la toile plutôt qu’à la faire disparaître dans l’aspirateur.

Aux yeux d’une culture––et pour l’industrie littéraire américaine––socialement formatée en vue de perpétuer et de policer la ségrégation, il n’est plus excusable d’escamoter le fait que la plupart d’entre nous vivons au centre névralgique d’une multiplicité complexe d’égos concurrents dans une société multiraciale, multi-sexuée, multigenre, multi-économique, et j’en passe. N’autoriser que trois lignes est inexcusable––il est grand temps que se termine l’arachnophobie et que les éditeurs abordent la toile comme étant la plus élaborée des structures architecturales dont notre art dispose. La littérature américaine, tout comme la littérature américanienne, est à la croisée des chemins. Il revient de choisir quel fil de la toile suivre pour atteindre au sublime de l’aventure, sinon c’est l’atrophie dans le néant.

Le moment de publier, c’est aujourd’hui––disons-le franchement, parce que même si le livre fut d’abord accepté par l’éditrice visionnaire et réceptive qu’est Anitra Budd de chez Coffee House Press, c’est finalement James Reich qui l’a sorti chez Stalking Horse Press dont les collections chapeautent l’écriture alternative américaine. (Peut-être est-ce parce qu’il est britannique et donc moins gêné aux entournures ou coincé par les phobies littéraires spécifiques de notre continent). Il m’a laissée m’exprimer librement suivre le fil d’Ariane de la forme, de l’identité, de la structure, d’une histoire qui m’appartient. Il ne s’est pratiquement jamais manifesté lorsque mon expression viole les frontières du vendable, du commun, ou du confortable. Je n’ai pas encore trouvé d’auteur affranchi des démarcations qui ne se soit retrouvé avec des cartons de courrier en provenance d’éditeurs étonnés lui disant qu’ils ne voyaient pas comment ils pourraient monnayer autre chose que : a) un texte réducteur en matière d’identité, de vécu, de structure et d’expression, fondé sur un présupposé consommable, et : b) une histoire que vendrait sans problème à ses voyageurs de passage le libraire d’un hall d’aérogare.

Margo Berdeshevsky. Êtes-vous arrivée au bout, ou bien n’est-ce qu’un commencement ?

Quintan Ana Wiskwo. J’en suis toujours à découvrir des secrets et des ambiguïtés au sein de ma propre famille––c’est le fondement de mon livre–– alors que de plus en plus de données sur le vécu américain, deviennent disponibles grâce au travail approfondi de tant de gens qui s’évertuent à élargir les descriptions de notre monde. Mais les personnages eux-mêmes et ce qui leur arrive, ont atteint dans leur voyage une étape où des voies s’échappent de la carte. Ils la quittent et vont leur propre chemin ; je suis heureuse de les voir capables de le suivre sans moi. C’est ce qui leur arrive lorsqu’ils rencontrent un lecteur, un témoin, un compagnon de route––j’espère que Sweet Marie et Whitey, que Lafayette et Skinny Jones, la Jazz Girl et Maw m’en feront part de temps en temps !

Ce qui se met en branle, c’est une odyssée poétique plus conceptuelle, qui cherche à savoir comment une mémoire traumatisée se forge un itinéraire dans l’espace-temps. Les blessures infligées par l’histoire, contrairement aux idées reçues, ne se referment pas avec le temps ou la distance pour finalement disparaître. Les séquelles des injustices––génocides, marches à la mort, crimes de haine––ne s’enfouissent pas sous le parking goudronné d’un nouveau Starbuck. Et donc, ce sur quoi je travaille se présente sous forme de constellation de nouvelles, de poèmes et d’essais qui donnent tous à comprendre comment, en tant qu’espèce, nous pouvons mettre fin à cette horrible ruban de Möbius, tissu de haine sadique, cesser de blesser à mort le suspect ordinaire et apprendre à guérir les blessures infligées à notre corps socio-émotionnel plutôt que de les dissimuler jusqu’à ce que la gangrène s’y mette et qu’il faille amputer. L’analogie est macabre mais l’héritage de cruauté que nous nous léguons s’est retourné contre tout le monde. J’ai fini de me pencher sur le spectacle de la violence en Virginie dans les années trente pour maintenant jalonner le parcours qui a permis à la haine de nous écraser des siècles durant sous son talon de fer.

Margo Berdeshevsky. Dans votre ‘À propos de procédés’, en fin de livre, vous parlez de balayer « la répression qui entoure la manière dont le complexe socio-étatique établit les normes et définit l’humain. » Vous mentionnez les tentatives gouvernementales pour mettre au pas le corps « problématique » et avoir prise sur lui. Tandis que ces mots s’appliquent si cruellement aux moments que nous vivons, sur quoi porte votre regard, en quête d’une espérance capable de compenser une telle abomination et une telle mainmise ?

Quintan Ana Wikswo. Bien que mon recueil de nouvelles-poèmes s’intitule The Hope of Floating Has Carried Us This Far ((L’espoir d’avoir un jour des ailes nous mène jusqu’ici)), je ne miserais guère sur l’espérance. C’est une carotte en plastique pour cheval mort de faim––attends que ça vienne, attends que ça vienne––qui ne fournit guère de moyens d’agir. Le concept d’espoir se grève de passivité et cela porte à critique. Tels des chevaux, nous devons tendre le cou pour attraper un antidote bien plus puissant à ce que vous appelez la force du Mal. L’Espoir se brise trop facilement. Je soupçonne l’Espoir d’être une création du Mal qui savait très bien que cela ne ferait jamais un adversaire capable de victoire. Nous nous sommes jusqu’ici laissés mener en bateau à ce propos car nous avons tendance à nous figer sur place ou à nous évader dans une foi en l’espoir, superstitieuse et sous l’emprise de la terreur, plutôt qu’à nous munir d’instruments plus efficaces pour affronter la douleur qui nous écrase.

Ces instruments se nomment Moyens d’action, Prise de recul et Élévation. Agir vaut mieux qu’aspirer. Prendre du recul m’est aujourd’hui d’un grand secours : nous avons la capacité de cesser de soutenir les forces sadiques et exploiteuses et de cesser tout investissement leur bénéficiant. C’est de l’action. Avec du recul, nous avons des moyens d’agir et nous pouvons entamer notre élévation. Michelle Obama l’a dit : « Quand eux sont en bas, c’est nous qui sommes en haut. » La vue est meilleure. Le signal des feux allumés se voit depuis l’espace. On peut voir venir et anticiper. On peut prendre en enfilade. On peut faire obstacle. Là-haut, on peut créer des communautés plus éthiques et plus empathiques.

Margo Berdeshevsky. J’aimerais vous entendre réagir à la question que vous posez dans ces notes de fin de texte : « Comment mon rôle d’artiste, comme celui du public et du lecteur, peut-il changer un rapport voyeuriste de touriste-témoin en relation engagée entre militant et sympathisant ? »

Quintan Ana Wiskwo. Les Américains––lecteurs, directeurs, écrivains et éditeurs américains inclus––sont contenus dans une attitude passive, un comportement de consommateurs formatés pour être le premier, le plus rapide, et le meilleur à ingurgiter n’importe quel bout de gâteau qu’on leur jette du balcon du château. Commencez par vous représenter les milliers de gens qui font la queue à l’ouverture des portes des grandes surfaces le jour des soldes. Ensuite, passez à la diffusion en boucle de mèmes stériles sur les réseaux sociaux, qui montrent la violence faite mais ne sont que placebos bruyants. Troisièmement, voyez ce témoin qui, sur les lieux d’un crime, ne bouge pas le petit doigt. Ce que ces gens ont en commun, c’est, au mieux, leur passivité, et, au pire, d’être fascinés comme ces foules de spectateurs qui, dans les arènes, regardaient le dernier lion n’en plus finir de mourir. Dans un contexte de trauma, c’est le syndrome du cloué-sur-place. En termes d’humanitarisme, c’est se faire complice de ce que vous avez appelé le Mal.

La relation active entre militant et sympathisant nécessite que quelqu’un (artiste inclus) s’implique dans une entreprise systématique de reconstruction de nos propres psychés démolies, qui commence au plus profond, sans, en même temps, se départir de sa ligne de conduite dans la recherche des instruments nécessaires afin de guérir et non pas de blesser, ni de l’inlassable courage de faire face dans l’honneur, la bonté, la générosité, et l’intégrité, quelque carotte, bâton, prédateur ou agréable diversion qui puissent se présenter. Et cela ne s’arrête pas là. L’artiste-sympathisant doit s’en remettre à un processus fondamentalement impitoyable de connaissance de soi ; il doit se faire sondeur et explorateur éthique de blessures faites aussi bien que reçues ; il doit être prêt à offrir réparation concrète aux torts causés, à se détacher quotidiennement de tout et n’importe quel vecteur de violence et de haine, à faire passer l’édification avant le confort moral, à choisir le lien plutôt que le repli sur soi protecteur. Cela revient, essentiellement, à se sentir à l’aise lorsque l’on n’est plus dans sa propre sphère de confort, à prendre en mains sa propre évolution.

Margo Berdeshevsky. Vous dites et montrez qu’il est difficile, sinon impossible de s’y retrouver dans les enchevêtrements de la colonisation et de l’esclavage, ainsi que dans leur séquelle de naissances et de lignées. À défaut de nous réinventer une civilisation commune, ce qui exige de la confronter à ses péchés de destruction de l’humain, qu’est-ce qui vous fait aller de l’avant ?

Quintan Ana Wiskwo. Je me détourne de n’importe quel individu, ou de tout ce qui régit, censure ou contrôle mon intégrité. Je tourne le dos à toute force qui rogne, menace, ou tente de me priver d’exercer mon droit d’exister ou même de m’empêcher d’être. Je me tourne vers des victimes de chocs graves, de gens qui sont atteints du mal d’être, qui sont persécutés mais qui, néanmoins, font face, refont surface, aimants, dignes de confiance, communicatifs, généreux, qui en veulent, des gens qui savent ce qu’éthique veut dire. Je me tourne vers les vivants, autant que les morts, qui s’efforcent ou se sont employés à toujours repousser les limites des valeurs ou des vérités reçues de leur époque ou de leur milieu. Je puise une grande énergie dans la communion avec quiconque s’est efforcé de répondre présent et de conserver son honneur dans une adversité qui, autrement et si l’on n’y prenait garde, donnerait lieu à des comportements prédateurs primaires.

Je regarde aussi les nuages. Je suis le parcours des orages. J’implique effectivement ma sphère spatio-temporelle, je lis des ouvrages de physique, je prends mes distances avec le hic et nunc et pars en durée de rêve. Je passe énormément de temps au lit avec mes chiens. Je me suis lancée dans la recherche de gens, plus avancés que moi dans cette voie et capables de me guider sur celles de l’existence qui est nôtre. Je ne me suis jamais sentie particulièrement humaine. Je n’ai jamais eu l’impression d’appartenir à la planète, à mon corps, à notre époque, à cette entreprise solitaire et pourtant collective qu’est la vie. Je pourrais éventuellement trouver une énergie perverse à me mettre dans la peau de quelqu’un qui défend les droits de l’humanité sans particulièrement apprécier d’en faire partie.

 

Before the Drought ((Avant que ne tarisse)) évoque immédiatement ce qui se fait de mieux en matière de louange, à la gloire de ce qui fait mal, de la question sans réponse, du corps en tant que sépulcre, des houles d’images de feu sur chair qui respire. Le recueil porte l’âpre cri d’une beauté noire qui chante les mélodies et cacophonies croisées de l’existence.

C’est un ouvrage explorateur qui va au plus profond de l’érotisme corporel, qui s’enfonce dans des territoires du corps que l’on pourrait qualifier d’abîme sublime. Il est vaginal cet abîme que l’écriture traverse, entoure, pénètre ; c’est un lieu de ténèbres, de création, de force élastique, de compression et d’expansion ; c’est un tunnel qui l’on atteint à force de ne jamais cesser de jouer avec l’hélice d’un ruban d’ADN. Peau, pourquoi avoir une femme en toi/Pourquoi pas une montagne d’osssements/Pourquoi pas une meilleure prière que celle-ci/si tu ne veux répondre, peau de ma peau/peau qui me fait femme/Il est des lames qui le pourraient.

 

Chair et os, dans votre livre, sont soumis à la tectonique des plaques. Cela pousse et se soulève dans la violence d’un mouvement fondamentalement frictionnel, abrasif et en éruption, le tout dans un sillage lyrique, une atmosphère de poésie nubile. C’est un vautour qui plane sa petite mort quand l’aube se lève sur des ciels inondés de sang. C’est un rythme de séduction mené de main d’artiste à la perfection.

Vous m’avez dit qu’il vous a été difficile d’aller loin dans mon livre sans exhumer Keats. Le vôtre m’a menée à Hélène Cixous, Audre Lorde, Aimé Césaire et Clarice Lispector, pour la ténacité et la persévérance dont ces poètes de proie ont fait preuve dans leur éviscération du langage au point d’extirper leur propre cœur utérin pour le faire battre entre leurs mains et celles du lecteur. Ensuite, je suis passée à Maurice Blanchot et à son L'Écriture du désastre, injustement négligé, dans lequel il écrit, à propos de la lecture : « Il faut franchir un gouffre et si on ne fait pas le saut, on ne comprend rien.((etraduit d’après l’anglais du texte original.)) C’est ce qui m’a conduit à ce vers de Whose Sky, Between ((À qui le ciel, entre.)): une lassitude de pleurer si bien. Votre œuvre partage, avec Cixous, Lorde, Césaire, Lispector et Blanchot cette notion de capacité inlassable à faire le grand saut dans une jouissance qui nargue la présence du désespoir et de l’épuisement. Certaines âmes plongent si férocement au cœur de l’énigme de l’émotion, de l’érotique, de la violence, de la peine, du désir, des souvenirs et de la rébellion.

J’aurais grande satisfaction à dire de votre livre que c’est un recueil de poésie de champ de bataille issue d’une Ligne Maginot fendue, car il contient des poèmes d’amour et chante le meurtre, dans lesquels, ennemis et alliés partagent souvent le même corps. Vous liez et déchirez les instants où l’émotion s’incarne dans la fièvre. Des animaux, papillons, oies des neiges, étoiles de mer, albatros, panthères, criquets, corbeaux, laissent leur trace qui vous sert à évoquer le sang menstruel des filles en parallèle avec une couleur dont on ne parle pas en temps de guerre. La guerre y est présente d’un bout à l’autre et insiste lourdement pour qu’on la prenne en compte. Je me demande : l’incarnation en soi est-elle une sorte de violence ? Quel antidote vaincrait cette violence ? Est-il besoin d’antidote ?

Margo Berdeshevsky. C’est un champ de bataille que, de naissance, nous sommes faites pour habiter. Oui, cela fait bien longtemps que je m’intéresse à la question. Cela vient-il de mes premiers enthousiasmes d’enfant-fleur ? Certes, mais pas seulement. Vous demandez si l’incarnation est une sorte de violence. Lorsque nous disons quelque chose à voix haute, nous y mettons de l’énergie. Nous lui donnons vie. C’est l’un des plus subtils fondamentaux de la magie. Sauf que, de nos jours, je sens que me manque l’audace de ne pas NE PAS en parler pace que, bien évidemment, si ce n’est pas maintenant, ce sera pour quand ? Et si je n’en dis rien, qui d’autre le fera ? Je me sens tenue au moins d’apporter une voix, la mienne, à mon époque. C’est la raison pour laquelle j’ose m’en servir. La guerre reste, de façon monstrueuse, notre réalité globale. Rien n’a changé, des mythes antiques à la course aux frontières et au pouvoir d’aujourd’hui.

Dans le poème Yes, the Lights,((Oui, les lumières.)) je rappelle nos guerres d’hier : Oui, je sais, C’est la guerre. ––On disait ça dans le temps. Et on le dit encore.

Et puis il y a cette strophe publiée naguère dans But a Passage to Wilderness,((Simple échappée dans la nuit.)) dans un poème intitulé Best Love and Goodbye((Très affectueusement et au revoir.)) :

 

Contraire du silence, le frêne.

Contraire de la haine, la paix, calmement, en temps de guerre.

Combien de guerres dans la mémoire collective ? Je ne m’en souviens plus.

Quand pourrai-je écrire le poème sans y inclure « putain ». J’ai dit guerre mais

on m’a corrigée parce que j’ai recommencé à me plaindre’.

 

J’en suis venue à croire que la bataille se livre autant au dehors que, oui, à l’intérieur. Parce qu’avant de pouvoir identifier, affronter et défier l’opposition ennemi et allié à l’intérieur de soi, je me rends bien compte que nous continuerons notre guerre contre les autres moi qui nous cernent de l’extérieur. On se tue à essayer d’apprendre à se comporter en êtres humains capables de paix, mais pour combien de temps encore ? Combien de millénaires ? Et il nous en reste tant à apprendre. Demain peut-être. Peut-être.

Quintan Ana Wikswo. Vous m’avez interrogée sur le réseau américanien qui irrigue mon livre, mais votre ouvrage adresse à l’ensemble qu’est la littérature française de nombreux clins d’œil qui semblent pousser, de propos délibéré, l’attraction vers l’érotisme et l’existentialisme jusqu’à un sommet plus féroce, plus rapace même. Une littérature nationale est-elle un ensemble ? Ce livre est-il l’avatar du rapport sexuel ?

Margo Berdeshevsky. J’estime qu’on peut aller jusqu’à dire que la littérature en tant qu’art ainsi que ses produits et sous-produits tendent largement à la tenue d’une conversation avide, à usage interne ou externe. Je crois que mes propres œuvres participent du flux d’un dialogue en leur sein. (Cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans une salle de musée où les œuvres exposées tiennent de longs conciliabules.) J’irai jusqu’à parler de rapport dans le meilleur des cas, si la conversation débouche sur une communication concrète et pas simplement sur un frotti-frotta de corps et d’âmes.

J’ai souvent faim (à en crever, à l’occasion) de contact. Un contact spirituel peut signifier survie. Je suis souvent profondément pessimiste quant il s’agit d’être rassasiée. Notre faim à tous nous pousse à sortir des nuits de notre époque. C’est, chez moi, ce que vous pouvez éventuellement qualifier d’existentialisme féroce. Si votre question est de savoir si la France en tant que nation possède un corps littéraire, je répondrais que oui. Les auteurs auxquels vous avez l’amabilité de m’associer (plus haut), sont certainement des cellules de ce corps. Mais le romantisme qui s’incarne dans la Renaissance française ne partage pas la chair du corps tourmenté et explosé du Sisyphe de Camus ou que celui de l’intellectualisme du français actuel, plutôt desséché, ou encore de sa poésie qui ne fait guère qu’imiter et réinventer les Language Poets et l’École de New York.

Quant à l’érotisme littéraire à la française, je dirais que me plaît particulièrement celui de Duras dans L'Amant de la Chine du Nord, réécriture remarquablement meilleure du point de vue érotique, après bien des années, de L’Amant. Mais si mon Avant que ne tarisse autorise une forme de rapport, comme vous le suggérez, je me satisferai du « aujourd’hui ». Je n’aurai pas l’audace d’en demander plus.

Quintan Ana Wikskwo. Vous écrivez : et merci à ton œil d’homme qui n’est rien/d’autre que celui de Dieu, me semble-t-il, ou le mien... et moi : parle-moi de la perte. Et ceci aussi : dans le chœur d’adieu aux victimes/Et ce n’est pas suffisant. Qu’est-ce qui, perdu, est récupérable ?

Margo Berdeshevsky. De nos jours, la rédemption me paraît fort compromise. Mais l’humain en nous, en sa quête de connaissance du suffisant et du trop, reste ce qui m’obsède. Dans les poèmes d’où vous extrayez ces vers, je m’intéresse au vieillissement, à la perte et à l’amour qui nous (me) font face. J’essaye aussi de voir comment nous pleurons les victimes. J’ignore si ma (notre) peine est suffisante ou non. Mais c’est un début dans l’honnêteté dont l’humain a besoin pour entamer, pour la centième, la millionième fois peut-être, pour commencer son ascension.

Quintan Ann Wiskwo. Vous avez écrit, à propos de mon livre : « chaque épisode que vous dépeignez ressemble à un orgasme qui monte très, très lentement, en quête (si j’ose risquer une interprétation), d’une sorte de niche consacrée. » Je m’étonne, compte tenu de nos sensibilités concourantes, que vous vous soyez focalisée sur une interprétation qui assimile mon récit en prose à un orgasme féminin à multiple paliers (en spirale) plutôt qu’à la courbe narrative traditionnelle du roman (l’éjaculation masculine). Votre recueil ressemble à une prolongation de permission en temps de guerre, au cours de laquelle orgasme après orgasme se succèdent sur la piste de quelque issue. Comme quelque chose dans notre existence que l’on essaye de quitter alors qu’au contraire on ne cesse d’arriver, d’arriver, d’y arriver. Existe-t-il une issue ?

Margo Berdeshevsky. Ah bon. Oui, nous sommes souvent dans un piège, celui de la durée de notre vie et celui de notre propre corps. L’orgasme, espérons-nous, nous en libère, y compris des instants qu’il dure. Les femmes savent qu’une telle issue et une telle libération peuvent se prolonger, faire spirale, comme vous le dites, bien davantage qu’une catharsis purement physique. Nous allons même jusqu’à imaginer que cela peut mener très profond, et à aimer. Du moins, nous en nourrissons l’espoir. Mais nous avons besoin de bien plus qu’une explosion libératrice pour nous libérer de ce à quoi nos vies semblent nous enchaîner.

Pour en parler, permettez-moi de citer ces vers tirés d’un autre poème, Whisper,((tout bas.)) inclus dans Avant que ne tarisse.

 

Pourquoi ma peau me veut-elle en elle
Sait-elle qu’elle contient une femme ?

Le mal n’est pas brûlure lorsque hurlent les feux de brousse
Sait-elle combien de septembres il lui reste

Suis-je clouée en elle, cellule après cellule,
Pâle voile matrice cousue sur ciel

––est-elle mienne ou bien suis-je son
Cobra domestique qui bruit comme les pierres

au fond du ruisseau en manque de plus de chaleur
de plus de tendresse, de friction, de mises à mort––

 

Ce poème n’est pas une conclusion, mais il me permet de garder ouverte une question. Et peut-être de poser la suivante, ou une autre encore.

Quintan Ana Wiskwo. Nos livres partagent une sensibilité à fleur de bordel. Une sexualité réaliste traditionnellement interdite aux femmes écrivains dans la littérature industrielle américaine autant que française. Alors que nos objectifs diffèrent, il me faut citer la célèbre provocation qu’est Histoire d’O, ouvrage publié par une femme sous pseudonyme et dont on pensa longtemps que l’auteur était un homme parce que ses collègues masculins estimaient qu’une intellectuelle lettrée était incapable d’exprimer toute la force érotique du rapport sexuel. En tant qu’auteur qui entre profondément et explore tous les recoins de cette zone interdite, y a-t-il des prés carrés trop larges, des barbelés trop hauts, qui vous ont empêchée de sauter par-dessus ?

Margo Berdeshevsky. Pas à ce jour, mes propres inhibitions mises à part. Ça, c’est le défi que me je dois de relever. Sans avoir écrit une Histoire d’O d’aujourd’hui, signée de mon nom ou d’un quelconque pseudonyme, je m’aperçois que ceux qui me lisent sont parfois tout feu tout flamme devant mes avancées dans ce domaine. Un jeune Japonais, bien sous tout rapport, m’a entendu réciter Pour mes sœurs de partout, même à la Saint-Valentin. Ce poème explore l’univers de quatre très jeunes filles qui se déflorent pour rester maitresses de leur propre virginité. Il est venu me voir à la fin pour me dire qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi choquant, mais qu’il avait beaucoup apprécié. J’en ai éprouvé un plaisir bien comme il faut.

Le critique Sven Birkirts a écrit, à propos de mon recueil de nouvelles Beautiful Soon Enough,((La beauté a son heure.)) que je comprenais « que l’éros est à la fois force motrice et source de connaissance » et aussi « elle pose le huitième péché capital, qui est le refus de pousser les choses à fond. »

Quintan, permettez-moi cette prière : que nous ayons, l’une comme l’autre, de tels lecteurs et un tel auditoire ! Nous venons tout dernièrement d’entamer un nouveau dialogue à l’échelle mondiale. Certains le penseront dangereux. Nous allons, j’en ai l’impression et pour les temps qui viennent, nous trouver tiraillées entre un puritanisme nouveau, effrayant, malgré tout exigeant, et notre comportement sexuel collectif. Entre ce que nous préconisons car courageux et sain, d’une part, et, de l’autre, ce qu’il nous faut rejeter parce que cela nous a volé notre dignité d’êtres humains. D’un pôle à l’autre, puissions-nous toujours sauter ou voler, ou bien écrire au gré des appels du beau et du réaliste ! Je l’espère, pour notre plus grand bien à toutes.

Quintan Ana Wiskwo. Vous écrivez : Je ne sais/quelles gazes plier/ sur quelles blessures les poser. Et pourtant le recueil tout entier est en quelque sorte fait d’emplâtres, de compresses et, quand on change les pansements, ce qu’il y a en dessous est mis à jour. Je me demande si vous en avez bien conscience. Quelles blessures faudrait-il panser, si nous disposions du pansement adéquat ?

Margo Berdeshevsky. Tout ce que je puis dire, c’est que je crois que la plus grave blessure que je connaisse (même si j’ignore totalement comment mettre fin à l’infection où éliminer les poisons qui sont notre lot), c’est, à mon avis, le fait d’être entre humains. Notre défi (et souvent notre échec) en tant qu’humains, que voix de notre temps, c’est de faire face à ce qui fait de nous ce que nous sommes, et qui reste aujourd’hui aussi vicieux qu’hier.

Et notre (ma) quête restera comment être humain, homme ou femme, en tant que formes de vie capables d’éprouver du sentiment à notre propre égard et à l’égard de l’autre, réciproquement.

Je ne citerai plus qu’une strophe du dernier poème d’Avant que ne tarisse, réceptacle de tout l’espoir de guérison auquel je me raccroche. Et je veux croire qu’il en est ainsi, que la création sait se guérir, nous guérir. J’ai passé une bonne partie de ma vie à apprendre à soigner. Je ne sais pas. Mais je désire de tout cœur qu’il en soit ainsi :

Chaque poison dans une forêt

pousse à côté de son antidote, disions-nous.

J’aspire encore, ai-je dit.

 

version originale ici : http://www.full-stop.net/2018/01/26/interviews/devin-kelly/quintan-ana-wikswo-and-margo-berdeshevsky/

 

 

 

 

Biographie de Margo Berdeshevsky :

À Paris, Margo Berdeshevsky, de new-yorkaise devient poète. En 2017 elle a publié "Before the Drought"/Avant la sècheresse chez Glass Lyre Press. (En France, chez Amazon:  http://tinyurl.com/y9n9w4vb )  C'est son troisième recueil de poésie, après "Between Soul & Stone" (2011) et "But a Passage in Wilderness" (2007). Sélectionnés dans de nombreuses revues des deux côtés de l’Atlantique, ses poèmes tout comme les nouvelles illustrées de "Beautiful Soon Enough" (2009), ont été reconnus et récompensés à maintes reprises. Elle se partage actuellement entre la photographie, la préparation d’un roman qu’elle décrit comme étant multi genre et les récitals donnés en Europe et aux États-Unis. Pour en savoir plus, cf. http://pionline.wordpress.com/category/letters-from-paris/ et son site web:   http://margoberdeshevsky.com

 




Poésie du Québec (5 ) : Bernard Pozier

Professeur de littérature, Bernard Pozier a grandement contribué à porter la parole poétique au Québec. Il a participé à la fondation des revues APLM, Arcades, et La poésie au Québec, revue critique annuelle. Il est directeur littéraire des Editions Ecrits des Forges. En 2012, il a reçu la médaille de la Reconnaissance de l’Etat d’Aguascalientes, au Mexique, pour la qualité de ses travaux de traduction et de diffusion de la poésie mexicaine au Québec. 

En 2013, cet engagement est reconnu et récompensé par le premier prix de calaveritas du Consulat du Mexique à Montréal. Poète avant tout, Bernard Pozier enchante un réel qu’il transfigure dans des vers qui proposent une vision onirique et transfigurée de l’univers qui nous entoure. Il tisse des images qui en dévoilent des contours subtils et parviens à extraire l’essence poétique de toute chose.

 

 

MYSTÉRIEUSES

 

Toutes les villes vivent toujours
Même quand on n’y est pas
Ceux que l’on y connaît s’agitent là
Sans nous
Comme tous les autres inconnus

...

publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

⇒ Lien vers le bon de commande

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (32) : Guillevic

Avec ce nouveau volume posthume de Guillevic, Ouvrir, Lucie Albertini nous offre un rassemblement de textes parus entre 1929 et 1996 à propos d’écrivains et de peintres, ainsi que de poèmes écrits pour des livres d’artistes, publiés à tirage limité. Beaucoup de belles surprises nous attendent là.

On découvrira l’allocution prononcée en 1994 à l’occasion d’un colloque sur Paul Valéry, où Guillevic dit son admiration pour l’auteur de Charmes, qui laissait « son esprit célébrer les noces avec les moindres choses. » Et l’on retiendra sa conclusion : « Pour moi, le poème valérien est la cérémonie d’un culte exaltant, célébrant le monde dans le pur envol de la joie que procure le verbe. »

 La générosité du poète s’allie à l’intelligence aiguë du critique. Ainsi, parlant de son ami Eluard : « Eluard pouvait être nuage, il pouvait être roc tant étaient profondes sa sensibilité, sa réceptivité. C’était un rêveur aux aguets, tout autant qu’un transformateur, un modeleur de ses rêves. »

Des suites de poèmes se succèdent, par exemple « Les chansons d’Antonin Blond » parues dans Poésie 50 de Seghers :

 

                    C’est sûr qu’on voulait être

                    Au milieu du repos

                    Et voir venir.

                    Mais il n’y en a pas,

                    De centre au repos.

 

                    Ou c’est le zéro,

                    Le zéro de rien.

Ouvrir. Poèmes et proses 1929-1996, Guillevic, Gallimard

Guillevic, Ouvrir, Gallimard, 25 euros

« Les chansons de Clarisse » des années 1967-1968, d’après Elsa Triolet, furent chantées par Jeanne Moreau. Le goût du chant fut toujours très vivace chez Guillevic. Il apporte aux chansons le même soin rigoureux qu’aux poèmes.

 

                             Je vais par des chemins

                             Qui n’arriveront pas.

 

                              Pour me faire arriver,

                              Il n’y aurait que toi,

 

                              Si tu étais un autre.

 

Des poèmes inédits restent à publier, tels ceux « choisis pour André Clerc » en préparation chez le graveur qui les illustrera et qui datent des années 80 :

 

                            Il n’y a pas

                           Tellement de moyens

 

                           D’approcher l’instant

                           Sur le point de venir.

 

                            Il faut savoir

                            Qu’il sera unique

 

                            Et le lui dire.

 

La proximité du poète avec les peintres nous apparaît dans ce livre très forte, très fructueuse aussi. Une longue liste de poèmes qui leur sont dédiés fait suivre les noms de Bonnard, Brancusi, Pol Bury, Mandeville, Manessier, Pignon, Dubuffet, Bazaine, Julius Baltazar, Fernand Léger, entre autres. Quelques poèmes en prose figurent aussi dans ce chapitre. Ainsi, celui de 1990 sur Baltazar :

 

 

Balthazar est toujours en partance, toujours sur le point de partir et d’arriver en même temps.

Où ? En pleine lumière, mais vers une lumière qui, par le sombre, le noir, le porte plus loin.

Evidemment, il ne sait où.

En passant parmi les choses il les foudroie et chante avec elles le temps de l’éclat.

 

Humilité, fidélité, exigence dans l’acte créateur relient Guillevic à tous ceux-là. « Ouvrir au-dehors et s’ouvrir en soi », quelle belle devise, donnée dans sa préface par Lucie Albertini, et qui fut mise en œuvre durant toute sa vie par ce grand poète !




BAL(L)ADES EN IRLANDE

Poèmes d’aujourd’hui traduits par Jean Migrenne

 

 

 

 

 

 

DERRY O’SULLIVAN

 

Né à Bantry, Comté de Cork en 1944, fixé depuis longtemps à Paris où il enseigne, co-fondateur du Festival Franco-Anglais de Poésie, il écrit en gaélique. La traduction anglaise de ce poème, récompensée par le Prix Stephen Spender en 2012, a servi à établir la version française.

 

Marbhghin 1943: Glaoch ar Liombó (Stillborn 1943: Calling Limbo traduit en anglais par Kaarina Hollo)

Derry O’Sullivan

Mort-né, 1943 : Allo ! les Limbes !

 

à Nuala McCarthy

 

Tu es né mort,
membres bleus repliés
sur le catafalque vivant de ta mère
reliés que vous étiez par le cordon
comme celui d’un téléphone en panne.
Le curé a dit que c’était trop tard
pour l’eau bénite du baptême
puisée dans le Lough Bofinna,
qui rince du péché les élus de Bantry.
Alors on t’a retranché d’elle,
enveloppé sans te laver
dans un exemplaire du Southern Star,
titre sur la guerre en travers de la bouche.
Une caisse à oranges a servi de cercueil.
Pour tout requiem, ta mère a entendu
le marteau cogner dans le couloir,
l’infirmière lui dire
que tu irais aux Limbes sans problème.
Au sortir de l’Hôpital de la Pitié,
le jardinier t’a emporté sous son bras,
les chiens t’ont aboyé une oraison funèbre
jusqu’au carré couvert d’orties
qu’on appelle toujours petit cimetière.

 

Ta tombe est là,
sans croix ni prière,
trou sans profondeur,
anonyme entre mille, que ne fréquentent
que des chiens faméliques.
Aujourd’hui, quarante ans après,
je lis dans le Southern Star
que les hommes d’église ne croient plus
aux Limbes.
Laisse-moi te dire, petit frère
qui n’as jamais ouvert les yeux,
que c’est en eux que je ne crois plus.
Les Limbes sont bel et bien là, comme le Lough Bofinna :
Les Limbes, c’est là que ta mère est toujours,
que ses pensées fustigent comme autant d’orties,
Southern Star en guise de bréviaire non lu sur les genoux ;
là qu’elle essaie d’entendre l’appel d’enfants sans nom,
quand aboient les chiens, à longueur d’après-midi.

 

inédit

https://www.thetimes.co.uk/article/boulevard-of-broken-dreams-nj0j2n66mbv

 

SEAMUS HOGAN

Né en 1960, c’est un poète rare. Il produit peu. Il produit court. L’étiquette de poète paysan lui irait bien. Après avoir roulé sa bosse, de bonne heure, en France et notamment à Shakespeare and Company, et produit très tôt la majeure partie de son œuvre, il est rentré au pays, dans le comté de Cork, où il a longtemps élevé des porcs en liberté à Kanturk. Il résidait, jusqu’à ces deniers temps, à Ballydehob, la perle du comté, où il vient de s’illustrer par son travail de traduction (collective) de 30 poèmes de Rilke. Superbe. Voir ci-dessous :

https://youtu.be/ioGxlxE-mvQ?t=3

https://img.rasset.ie/000d081b-800.jpg

Sa production imprimée tient en deux recueils, Interweaving et New Poems, publiés à Paris en 1988 et 1993 par Johnny Granville, alors patron de pubs littéraires (Ty Johnny et Finnegan’s Wake). Les traductions que j’en ai faites (les seules) ont vu le jour en 1996 grâce à Max Pons : Choix de Poèmes, La Barbacane, Bonaguil.

La seule pièce en prose que je connaisse de lui vous est livrée ici en traduction. Elle vous en dira plus sur l’homme que toute autre notice. La date exacte, récente, ne m’est pas connue. Il en va de même des vignettes jointes qui me sont parvenues au goutte à goutte ces dernières années.

J’ai pris sur moi de présenter la version originale (brute encore parfois) des poèmes.

 

 

 

Seamus Hogan

À la pêche

« Il en va de la pêche comme des fraises, comme le disait le Docteur Boteler : Pour sûr, Dieu aurait pu créer une meilleure fraise mais, pour sûr, Dieu ne l’a jamais fait. Et donc, pour autant que je puisse en juger, Dieu n’a jamais créé de divertissement plus calme, plus tranquille, plus innocent que la pêche à la ligne. »

Izaac Walton (The Compleat Angler, I, v, 1577).

 

Quand je suis né, mon père avait soixante ans. Ma mère avait vingt ans de moins que lui. Il est mort quand j’avais douze ans, et elle il n’y a pas longtemps. Elle disait souvent que c’était le plus bel homme qu’elle avait rencontré. Pendant ses longues années de veuvage, je doute fort qu’elle ait jamais regardé un autre homme.

Je crois que j’ai été plus proche d’elle que je ne le fus de mon père, Jack. Mais c’est à propos de lui que j’écris, pas de Maureen, ma mère. Je l’ai à peine connu. Sucrait-il son thé ? Préférait-il la tarte aux pommes à celle à la rhubarbe ? La couleur de ses yeux ? Je n’en sais rien. Le temps que je grandisse assez pour comprendre que tout n’est pas rose en tout jardin, il avait disparu.

Il avait deux frères, Steven et Bill, de vrais jumeaux qui habitaient la ferme d’à côté, petite, elle aussi. La route du village passait entre nous et eux. Lorsque je les ai interrogés, des années après, quand la roue avait commencé à tourner, ils m’ont dit qu’il n’était pas fait pour les enfants. Je dis « ils » parce qu’ils avaient tendance à partager la même phrase. Le fait est qu’ils se ressemblaient tellement que c’est seulement lorsque Steven est mort que j’ai pu dire « Comment ça va, Bill » en étant sûr de ne pas me tromper. Un photographe de l’Evening Press avait entendu parler de leur ressemblance et les avait pris en photo. Un an après Steve, Bill s’en est doucement allé. Ils avaient couché dans le même lit toute leur vie. Jimmy, c’est comme ça qu’ils m’appelaient toujours, Jimmy. En vérité, mon nom de baptême c’est James John, d’après mon grand-père maternel, mais tout le monde m’appelait Seamus.

Nous vivions dans une petite ferme, culture et élevage, en bordure du comté d’Offaly. Ma mère disait que la terre était si bonne qu’elle valait plus que la plupart des exploitations deux fois plus grandes. Mon père aimait le progrès. Nous sommes l’une des premières familles du pays à avoir produit notre propre électricité. Avec les jumeaux et quelques voisins, ils avaient détourné la rivière vers un canal qu’ils avaient creusé pour amener l’eau à un bief. Une roue à aubes donnait l’électricité. On la conservait dans des accus en verre et il en arrivait assez chez nous pour une ou deux ampoules et un poste de radio.

Gamin, tout cela me dépassait. Ce que j’aimais faire avec lui, c’était aller à la pêche dans cette rivière qui apportait chez nous la lumière et le son. Les cannes en bambou refendu étaient accrochées dans la cuisine, là où on pendait jadis le bacon. Peut-être bien que c’est ma mère qui avait mis les crochets pour donner à la maison un air plus vieux que son âge. Elle avait accepté de se marier à condition de s’installer dans une ferme neuve. Le mariage avait été arrangé. Je crois bien qu’en ce temps-là c’était toujours comme ça chez les paysans.

Les deux cannes avaient cette élégante et légère voussure typique de celles qui ont servi ; les moulinets ronronnaient plus qu’ils ne cliquetaient quand on prenait du fil pour le lancer. Je ne sais pas si je suis demeuré ou non, mais je suis capable de vous poser une paire de mouches à trente mètres, exactement où je veux. J’ai ça dans le poignet. Mon père avait ça aussi mais, en plus, il lui suffisait de jeter un coup d’œil au ciel pour dire : ce soir ça ne mordra pas. Une ou deux fois j’ai pris ma canne et je suis descendu à la rivière après l’avoir entendu dire ça : ça n’a pas mordu, ce n’était que du « trempage de mouche », comme on dit. Les poissons passaient au-dessus de la mouche sans y toucher.

Avec nous, les gosses, il n’avait jamais été du genre bavard et le filet de ses mots avait fini par se tarir. Quand on partait pêcher et alors qu’on se rapprochait de l’eau, il disait « Chut ! ils vont t’entendre. » Je ne comprenais pas comment des truites, dans une rivière, pouvaient entendre deux êtres humains ; un seul, en fait : moi. Je n’arrêtais pas de jacasser ou de me faire des messes basses quand j’étais gosse. Arrivé sur la berge, il choisissait son emplacement et me soufflait : « Va jusqu’au fossé de Dwan », à environ cent mètres plus haut. « C’est aussi un bon coin. » Je remontais silencieusement jusqu’à la limite et me mettais à pêcher. Un martin-pêcheur passait dans un bruissement d’ailes et, plus tard, des chauves-souris faisaient de la voltige. J’ai toujours eu peur d’accrocher une chauve-souris au lancer. Je ne sais pas pourquoi, mais ça n’est jamais arrivé.

Quand je dis « pas bavard », je veux dire qu’il avait quasiment cessé de parler aux gens pour de bon, pour autant qu’il m’en souvienne. Il « avait ses nerfs », comme disait ma mère. Ses nerfs. Ses nerfs allaient mal. Je ne voyais pas comment des nerfs pouvaient aller mal ou comment on pouvait les avoir, mais je voyais bien le résultat.

Nous pêchions le soir. Les petits exploitants ne pêchent pas le jour, pendant les heures de travail. Les Chenevix Trench, eux, pêchaient dans la journée. Mon père, du temps où il parlait, m’avait raconté comment le sien avait racheté nos terres aux Chenevix Trench en 1875. Des années plus tard, je suis allé à la pêche avec le vieux Chenevix Trench. Lorsque mon premier recueil de poèmes a paru, il en a commandé six exemplaires et m’a demandé de les lui signer. Là, je me suis senti dans la peau d’un auteur.

Les soirs où mon père et moi on allait à la pêche m’emplissaient d’une béatitude si douce et si intense que je nous revois toujours traverser les herbages de devant pour aller à la rivière en évitant les bouses de vache un peu comme à la marelle, dans toute cette herbe nouvelle. Ça sentait un mélange de tout ce que pouvait offrir un soir d’été. À part son « Chut ! ils vont t’entendre » mes oreilles ne captaient que les borborygmes des bovins qui ruminaient. Nos vaches avaient toutes un nom.

On prenait toujours quelque chose. Avant de partir, Jack avait choisi les mouches qui intéresseraient les poissons : des Greenwell’s Glory, une Red Spinner ou, peut être une Black Midge. En juillet, il choisissait plutôt une paire de Green Drakes. Il n’a jamais eu besoin d’ouvrir un poisson pour voir ce qu’il avait dans le ventre. Dans le noir, les truites ont tendance à gober la mouche et ça ne fait guère de pli. Même pas une éclaboussure. Rien que la ligne qui se tend.

Quand on rentrait, il ne devait pas être très tard parce que ma mère en mettait toujours quelques-unes à la poêle, sur le gaz, à revenir dans du beurre de sa fabrication. Une pincée de sel et une tranche de pain blanc au bicarbonate. Et encore du beurre.

Et puis, on n’est plus allés à la pêche. Pas à cause de la saison ; ça s’est arrêté d’un coup. Enfant, je ne m’étonnais pas que maintenant, le dimanche, on aille à Clonmel (ou Borrissoleigh, ou Thurles, ou Cashel), avec notre mère, dans un hôpital qui soignait les gens pour « les nerfs ». Je ne trouvais pas bizarre qu’on nous laisse dans la voiture tandis qu’elle allait le voir. Nous étions les trois plus jeunes de cinq. Les deux aînés, qui faisaient des études, avaient des boulots d’été et n’étaient pas si souvent que cela à la maison. Une fois, j’ai vu mes parents se promener dans le parc de l’hôpital et je me suis dit qu’il allait me reconnaître, à l’arrière, et qu’il allait venir me dire quelles étaient les meilleures mouches pour la saison. Il n’a jamais tourné la tête de notre côté.

Quand Jack est revenu chez lui, la saison touchait à sa fin. On nous avait dit de ne pas « l’embêter » car il n’était pas encore remis. Comme je maudissais ces « nerfs » ! Mais j’avais douze ans et je savais très bien que, pour « les nerfs », il n’y avait rien de mieux que d’aller à la pêche. C’était le remède infaillible. Un soir, après souper, je suis monté en douce jusqu’à la porte de la chambre de mes parents. Il ne quittait déjà plus son lit. Je lui ai dit à l’oreille que je ne voulais pas que maman sache que je l’embêtais à lui demander si c’était un bon soir pour décrocher les cannes. Décrocher les cannes, c’était notre façon de dire qu’on allait à la pêche. Comme il me tournait le dos, je n’ai jamais su s’il avait les yeux ouverts ou fermés. Il a dit « Non ». C’est le dernier mot qu’il m’ait jamais adressé.

 

inédit

***

 

Seamus resta très proche de sa mère (qui devint vite aveugle). Vous remarquerez que le poème de Rilke lu à Paris (Shakespeare and Company, 2016) est étroitement lié à celui qui suit, extrait de Choix de poèmes.

 

 

 

Damas

 

À Maureen Hogan

Mince consolation peut-être de savoir que les villageois
déroulent un tapis de voix basses quand on te mène à l’église le
dimanche. Que, risquant un regard de biais vers ton banc, c’est un
aperçu de leur vie qu’ils gagnent
dans ce vide qui fait l’effet d’un miroir.
Quand tu entends ces prières pour les malades
sous l’ogive des mains du prêtre, que vois-tu ?
Qu’entends-tu ? La glace sur le chemin de l’étable
l’hiver dernier ou la chute de quelque pomme
d’octobre. Qui jamais plus ne craquera, jamais plus
ne traversera ton regard.

Un jour, te croyant seule, tu as eu le frisson.
Puis, tels des fruits transparents, deux larmes
se sont détachées de ta branche de souffrance.
Un sanglot –déjà trop lourd pour tes mains– a brisé le silence qui s’est
vite fendu jusqu’aux rivages de ma vue,
y a dévoilé un torrent d’impuissance.
Parfois, aux prises avec un pois rebelle dans mon assiette vide, où à dire :
« cette fille est vraiment jolie »,
j’ai le sentiment d’ouvrir une lettre
qui ne m’est pas destinée.

Choix de poèmes, 1996.

 

***

 

Advice

When you are drunk
Write away-
As much as you want!
You’ll sober up.
But remember,
What you’ve written will not.

 

Conseil

Quand tu en tiens une bonne,
Noie-la dans l'encre
Jusqu'à plus soif !
Tu dessoûleras.
Pourtant sache bien
Que tes mots seront toujours pleins.

 

(variante, pour qui verrait double)

 

Quand t'as trop bu,
Mets-toi à écrire
Jusqu'à plus soif !
Ça rince eul’ cochon.
Mais rappelle-toi,
Les mots, ça n’dessoûle jamais.

 

***

 

Heron, West Cork

Near a pool
Surrounded by crashed clouds of rock,
Stands a heron.
In its beak
The X of a frog
About to make his final ‘plop!’

The heron collects itself,
Tip of the beak first,
Then all the way down
To the tips of its claws
And draws itself up, up into air.

 

Héron, Cork ouest

Au bord d’un étang
Au creux de nuages de rocs écrasés,
Un héron est planté.
Dans son bec,
Une grenouille en croix
Va faire son dernier ‘gloup !’
Le héron se concentre :
Ça lui part du bout du bec,
Ça lui descend
Jusqu’au bout des griffes,
Et, d’un coup, il décolle. 

 

***

 

 Untitled (Mai 2006)

 

In the orchard
Our dog Mr. Lynch
Rolls in his own happiness.

Framed by Marybrook pond,
A heron.
Still life
On the easel of himself.

Across the river
Sunshine butters Knocknanuss  
With furze blossom.

 

 

Sans Titre

 

Sous les pommiers
Mr. Lynch, notre chien,
Se vautre en plein bonheur.

L’étang de Marybrook entoile
Un héron.
Nature morte
Et chevalet d’échasses

Sur l’autre rive
Le soleil roussit Knockanuss
Au beurre d’ajoncs.

 

***

 

Mizen Sky

 

From the upside down saucer
Of an evening in this July sky
A nearly full moon laps cloud.

An invisible boat
With propellers of starlings
Heads west.

As silent as smoke
Bats waft from the barn
Into Sunday evening.

 

Sur le Cap Mizen

 

À la soucoupe retournée
D’un soir dans ce ciel de juillet,
Une lune boit, presque pleine, son nuage.

Une nef invisible
À pales d’étourneaux
Met cap à l’ouest.

La grange en silence exhale
Des bouffées de chauves-souris
Dans la fin du dimanche.

 

 

***

 

Territory

For Hannah

 

Before settling for the evening
A cock pheasant
Hammers in stakes of sound.

Then applauds himself.

After a pause
Smaller birds
Trellis the in-between spaces.

 

Terrain

Pour Hannah

Comme des pieux que l'on bat
Un faisan clappe
Sa fin de journée.

Puis il s'applaudit.

Un ange passe
Et de moindres volatiles
La palissent de trilles.

 

 

***

 

 

Starlings

 

From their control tower
The nest of chicks
Guide in their parents
On a runway of cries.

Following the briefest turnaround
Take off across the backyard
Is over a broken white line
Of birdshite.

 

Étourneaux

De sa tour de contrôle
La nichée d'étourneaux
Piaille pour les parents
Les balises d'une piste.

 

Virage au plus court et
L’envol derrière la maison
Suit le pointillé blanc
d'une ligne de fientes.

 

***

 

En arrêt

Our train has stopped
But the platform seems to move.
Your book is closed
And that poem moves me still!

 

Gare

Notre train est à l’arrêt
Pourtant le quai semble bouger.
Ton livre est fermé
Mais, là, ce poème me remue !

 

***

 

Whoosh

A murmuration
Billowing black.
For whose sake?
A whiteness of swans
Wedge into flight
Above the lake.
Tilted by the wind,
Billowed white.

 

Fchouff…

Une nuée noire joue
Les houles de nuit
Pour qui, je vous prie ?
Une candeur de cygnes
Pointe sa flèche
Au-dessus du lac.
La rafale en lève
La houle blanche.

 

***

 

 

Cloghroe

For Trish

We pass each other
Between the walled and pleasure garden.
Flick a glance, flick it back.
Incline a smile
Incline it back.
Beguile those who may be watching
As we wander, pondering

 

Cloghroe

À Trish

On se croiseAu jardin entre murs et massifs.
Étincelle d’œil à œil.
Un sourire va
Un sourire vient.
On se promène, les curieux éventuels
En sont pour leurs frais

 

inédits

 

 

 

 

 

 

 

 

LESLEY WHEELER

Originaire des U.S.A. (New York) où elle enseigne et écrit, Lesley Wheeler a publié ses premières œuvres en 2002. Elle ne vient pas d’Irlande, mais Liverpool l’en rapproche car c’est à là que, la plupart du temps et des siècles durant, un pied irlandais se posait pour la première fois sur le sol grand-breton.

Publications :

Le Burren : Radioland, Barrow Street Press, New York, NY, 2015.
Pièce forgée/Forged, Chant des terres/Inland Song : Heterotopia, Barrow Street Press, New York, NY, 2010

https://vimeo.com/91520685

Lesley Wheeler

Le Burren est un spectaculaire désert de rocaille situé dans le Comté de Clare.

 

LE BURREN

 

Il t’arrive d’avoir la douleur sur toi comme un porte-billets
aux drôles de couleurs, ou un mobile.
Pour le Burren ce sera un torticolis. Un causse de l’esprit,
rappel de calcaire à lapiaz. Un paysage
karstique à ton image : gris déchirés, lichen blanc,
ciel pâle de lassitude. Debout sur un bloc, fais-toi
invisible, sous parfait camouflage de douleur.

Pourtant aux diaclases humides naissent petites fleurs roses,
et frondes en attente d’anthèse. Des bourgeons se desserrent
dans le jour nébuleux, poings finalement épanouis.
Parfois meurent des gens : des pères, bons ; des pères,
blessés ; et tu traînes ça avec toi : eau de bouteille,
goût de plastique, forcée de boire : tu as soif.
Guide épais et lourd, prolixe sur la région
mais nul sur les détails. Il est des fardeaux qui peu

à peu s’allègent, perdus ou consumés, devenus cadeaux.
Certains, tu peux les poser à terre. L’endroit sied
à qui marche. Passer d’île en île requiert
toute ton attention : saute de pierre arrondie
en table plate sans écraser l’orchidée ni te fouler la cheville ;
mise d’un champ entier tel que celui-ci
entre toi, la terre ouverte et les tristes ossements.

 

***

 

Pièce forgée

 

Pour elle, le feu c’est dans la cheminée,
gueule béante, noire de suie. Liverpool,
est pour moi une ville irréelle, expurgée,
inodore comme un conte de fées

ou un décor de cinéma, pourrie, desquamée
comme un vieux meuble d’occasion. Femme,
on pourrait, sans dommage, grimper dans les flammes
vives, maintenant rincées et mythiques,

copies refroidies. Je suis bien incapable
de situer la narration : est-ce dans une cuisine
que je pourrais parsemer de signes
de travail et de conversation, d’une mère

et d’une fille en larmes sur des oignons, ou dans
une voiture qui roule. Trop de méli-mélo
dans mes souvenir de ses souvenirs à jeter
au feu, brisés, morceau par morceau.

Ici, du moisi va fleurir sur les murs humides.
Ici, des gros souliers traînent et cognent
contre un pied de table. Ici, des boules horrifiées
de légumes à l’eau, naguère roses,

jade et jaune carotte. Éclat d’une voix
de ténor, odeur de laine qui ne sèche jamais.
Cet univers bombardé, affamé, filet de fumée,
m’a inventée : ses ardents mensonges

sont mon héritage. Il y a du vrai dans l’histoire.
Même la mienne. Elle est venue au monde.
Le soleil était chaud et l’annonce s’en fit
dans le charbon du feu.

 

***

 

Chant des terres

 

Certaines demeures aimables ne ferment
pas vraiment leur porte. Chaque table
s’orne d’une coupe d’œufs, bois
ou agate, frais au toucher.

Quelle vie peut prendre en un tel œuf ?
Une journée se fait histoire se fait oiseau,
mouette égarée qui se rétracte à chaque
description. Regarde-la refermer

ses ailes filigranées, se faufiler dans
la coquille. Son chant ne valait guère,
qu’elle tente pourtant de ravaler,
capable qu’elle est de se recadrer

en virtuel à l’état ornemental.
C’est impossible, même quand,
sur la terre ferme, le village s’appelle
Barnacle. Contente-toi d’effleurer

les œufs du bout des doigts en partant,
d’en mémoriser la texture.
Les sentiers regorgent d’orties,
mais si ça pique, arrache

une poignée de patience et frotte.
Douleur et apaisement gagnent
et voisinent, dans quelques aimables
contrées. Demeure et aile.

 

inédits

 

MOIRA LINEHAN

 

Bostonienne, Moira Linehan n’a publié que deux recueils de poésie : If No Moon, en 2005 et Incarnate Grace en 2015 (Southern Illinois University Press). Elle se consacre à l’écriture et a élaboré toute une poésie de deuil en mémoire de son mari, dont voici un extrait, fruit d’un pèlerinage aux Îles d’Ar

Boston est la plus grande ville irlandaise des États-Unis

http://www.moiralinehan.com/

 

 

Moira Linehan

REFUGE

 

« Terre et population inhospitalières »

                     Guide des Îles d’Aran

 

J’y étais allée voir les veuves,
ou leur tradition de veuvage,
leur concentration sur cette île
qui envoyait les hommes pêcher dans l’Atlantique nord
en solitaire, parce que la terre n’offrait que cailloux
à empiler. Chacun dans son coracle, à la rame––
des jours entiers parfois–– tandis que les femmes
attendaient leur retour. Pour repartir.
Un coin à rendre folle.

                                 J’y étais allée
voir des stèles de péris en mer
dressées au bord des routes, histoire de veuves
gravée dans la pierre. Atavisme
de crainte ––hommes présents, puis non––
transmis de mère en fille. Ces femmes
qui tricotent sur le pas des portes. Maille à l’endroit,
maille à l’envers. Des points
aux noms de terroir : graine, mousse,
mûre. Les pulls prennent forme.

                                 J’y étais allée,
veuve, quand les femmes tricotaient encore,
mais seulement pour les touristes, ces mêmes motifs
différents de famille en famille. (Sinon comment
reconnaître le cadavre rejeté à la côte ?) Ces femmes
qui tenaient des aiguilles) à la façon de leur mère
––et de sa mère avant elle–– qui donnaient forme
à leurs prières, faisaient de chaque rang
un chapelet, une litanie du cadavre.

                                 J’y suis restée
une semaine, mais je ne parlais pas
comme elles. Dans le temps, on coupait
le bout de la langue à quiconque
se faisait prendre à parler gaélique.
Cette terreur ––qu’y a-t-il à perdre si
le cœur s’exprime–– transmissible, peut
réduire un peuple au silence, faire qu’une pierre
(moi, veuve) se sente chez elle.

 

***

 

 

Vol d’oiseaux

 

Quiconque a dit À vol d’oiseau

ignore que les freux derrière chez moi,

 

d’arbre en mur de pierre et toit de garage, croassent,

zigzaguent, repartent de mur en branche et caniveau, hachurent

 

l’air d’une frénésie de lignes. Essaye de les déchiffrer

pour comprendre le monde, le fardeau sur le cœur,

 

ce qui te maintient en vol, t’empêche

de revenir à ton point de départ. D’un champ

 

autour de moi, sous moi, cette maison où la mort

de mon mari m’a laissée des années déjà, ces pièces

 

où je vais toujours de long en large, monte quelque force

des profondeurs ou de moins loin peut-être :

 

son corps, enterré à deux rues d’ici, ou ces jaillissements,

de désirs discordants qui s’égaillaient tout au long des mois

 

de son agonie. Et quand je me dis qu’ils sont partis,

les revoici qui s’abattent en masse, toujours aussi criards.

 

***

 

Vœu de stabilité

 

1.

En chaire, il est dit qu’il sert à rappeler que plus verte
est l’herbe sous nos pieds, le vœu de ces moines
endormis dans leur bure pour qu’à leur réveil,
quelle que soit l’heure nocturne prescrite pour la prière,
peu importe le lieu, ils soient en prise
directe avec leur tâche ––travail et prière, même combat––
ces moines qui essaient d’aimer écritoire et basse-cour,
autel et champs, ratisser, nettoyer,
chanter et jeûner, demain, la semaine prochaine
et l’an prochain du pareil au même, si bien que le lieu
seul importe, flou partage des eaux entre
promesse et intention, vêpres et bouquet
de violettes en bocal, ces moines, appliqués à gommer,
aujourd’hui comme hier, la frontière entre ailleurs et ici.

2.

Notre couple finit dans la routine :
mon mari qui s’éteint et moi sur ses basques,
qui le mets dans la douche, lui lave le dos,
le sors de la douche, lui essuie le dos, le ramène
dans la chambre, l’aide à s’habiller, descendre
marche à marche, déjeuner, qui le cale avec des oreillers,
téléphone et télécommande à portée, qui rentre du travail
à midi, le nourris à la petite cuillère, de bribes
de nouvelles de son monde peau de chagrin,
de base-ball pour avoir au moins quelque chose à nous dire,
et le soir c’est l’inverse : tout à défaire, déshabiller
et donner les somnifères ––c’est mon rôle
d’épouse, santé ou pas–– linge, déchets,
factures à trier, fermer à clef.

 

inédits

 

 




Martin Harrison

3 poèmes extraits de Wild Bees, avec leur traduction par Marilyne Bertoncini




Le Bel amour (23). L’amour de la madeleine

 

On sait que, au tournant des années 1910-1911, Rilke, l’un des plus profonds poètes de notre Occident, après la rédaction des Cahiers de Malte Laurids Brigge, s’interroge beaucoup sur son écriture poétique. Et c’est alors que, presque par hasard (mais un hasard qui ne cesse d’insister), il tombe sur un sermon anonyme du XVII° siècle français, L’Amour de Madeleine. Rilke en est si bouleversé qu’il traduit ce texte dans son allemand natal - tout en suspectant qu’il s’agisse d’une œuvre de Bossuet, redécouverte à Saint-Pétersbourg. Ensuite, les textes de Rilke ne seront plus jamais tout à fait les mêmes : il suffit de lire ses dernières productions, les Elégies à Duino, ou les Sonnets à Orphée, ou même ses considérations sur la Vie de Marie, pour s’en rendre compte.

Il est vrai que ce texte, comme il était de tradition dans l’Eglise d’alors, confond en Madeleine trois femmes que les Evangiles (de Luc et de Jean) avaient pourtant clairement spécifiées. Mais, en vérité, qu’importe ? Car on voit bien que pour Rilke, c’est la réflexion sur l’amour, inspirée par l’Esprit saint, qui importe. D’où sa référence au Cantique des cantiques, lu à son tour selon les enseignements de la lecture mystique qu’en avait imposée à Yabné le rabbi Aquiba …

Ainsi, après une évocation de la Madeleine perdue d’amour au pied de la croix, l’auteur d’origine ne craint pas de l’interroger : « Si c’est l’amour qui vous pousse, Madeleine, que craignez-vous ? Osez tout, entreprenez tout. L’amour ne sait point se borner, ses désirs sont sa règle, ses transports sont sa loi, ses excès sont sa mesure. Il ne craint rien que de craindre ; et son titre pour posséder, c’est la hardiesse de prétendre à tout et la liberté de tout entreprendre. »

Sommes-nous si loin de Bernard de Clairvaux quand il assène à son auditoire (mais il est vrai aussi que c’est presque à la fin de ses sermons sur … le Cantique des cantiques !), que « la mesure de l’amour, c’est l’amour. Et que la seule mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure… » 

Oui, seulement voilà ! on ne peut en demeurer là ! Car c’est bien du Christ qu’il s’agit, du Logos fait homme, du Dieu soumis à l’anthropomorphose pour que  tout humain connaisse la théomorphose : « Si vous aviez marché droitement à Dieu, vous oseriez tout avec Jésus-Christ : (…) le Dieu fait homme pour être à l’homme se fût abandonné tout entier à vos embrassements, autant chastes que libres (…). Vous prétendriez tout sans crainte, et posséderiez tout sans réserve. »

Et ce n’est pas encore fini : car derrière le Christ c’est aussi le Dieu inconnu et insondable qu’il faut aimer, et il n’existe aucune meilleure façon de l’atteindre dans l’Absolu de son amour, à travers son Fils, que de renoncer à soi-même et de s’évanouir à tout désir quel qu’il soit : « Elle (la fiancée du Cantique), voit que son chaste Epoux se donne durant cette vie en fuyant, en se cachant, en se dérobant. Ainsi, elle le presse de fuir ; et ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elle agit de la sorte dans le temps qu’il la caresse plus tendrement que jamais. (…) Il voudrait apparemment entendre d’elle quelque parole de douceur, et il reçoit ces mots pour toute caresse : Fuyez,ô mon bien-aimé, avec la vitesse d’un cerf. Elle aime mieux ses privations que ses dons mêmes et ses faveurs. C’est pourquoi elle dit : Fuyez. Et c’est là que finit le  Cantique.

C’est que c’est la  consommation de tout le mystère du saint amour. Toutes les ardeurs et tous les transports se terminent enfin à vouloir tout perdre. Madeleine (…), quand il le faudra consommer (votre amour), Jésus vous dira : Ne me touchez plus. »

Sommes-nous tellement loin, ici, de la « supposition impossible » que fera justement le siècle spirituel français, et dont on sait, comme, à la suite de leur maître, les lacaniens auront fait leurs délices ?

Bref, un texte à lire de toute urgence !