Une lumière venue du fleuve

 

« Ils vinrent avec la lumière
au nom de la lumière
imprévus
comme un chœur d’anges au milieu de la nuit.

Mais leurs ailes étaient noires. »

 

 

Leandro Calle

Una luz desde el río / Une lumière venue du fleuve

 

Un clic ici pour :

 la page du livre
 

 

Extraits (espagnol / français) :

 

Agua

Entre las piedras
un manantial secreto
detiene su andar.

 

I

Entro en tu cuerpo
con los ojos
con las manos
con la lengua
salgo
con la memoria
con el recuerdo
con la ausencia.

Para llegar a tu escondite
debo quedarme quieto.

 

II

Fluye la noche dentro de los huesos.
Mi piel  arrebato de auroras
enciende los lagos del silencio.
Tu cuerpo se desviste
de toda carne
de todo hueso
de todo nervio.
Tu escondite es una masa de agua
un esqueleto líquido.

 

III

Y ahora el pelo es un mar oscuro
que batalla con la gravedad del tiempo.
Y ahora el borde del vestido
es una lengua.
Y ahora caminas a mi lado.
Y ahora
te escondes.

 

Eau

Entre les pierres
une source secrète
arrête son cours.

 

I

J’entre dans ton corps
avec les yeux
les mains
la langue
j’en sors
avec la mémoire
le souvenir
l’absence.

Pour arriver à ton refuge
il me faut rester calme.

 

II

La nuit s’écoule dans la moelle de mes os.
Ma peau débordement d’aurores
enflamme les lacs du silence.
Ton corps se dévêt
de toute chair
de tout os
de tout nerf.
Ton refuge est une masse d’eau
un squelette liquide.

 

III

Et voilà que la chevelure est une mer obscure
livrant bataille à la gravité du temps.
Et voilà que le bord de ton vêtement
est une langue.
Et voilà que tu marches à mes côtés.
Et voilà
que tu trouves refuge.

 

Traduction : Yves Roullière

 

Leandro Calle

 

Recours au Poème éditeurs propose aussi deux formules très simples d’abonnement à ses livres

 

Cliquer ici pour découvrir l’abonnement découverte : cet abonnement permet de recevoir deux livres par mois

 

Cliquer ici pour découvrir l’abonnement de soutien à notre action poétique : cet abonnement donne accès à tous les livres parus l’année de l’abonnement

 

 

Recours au Poème éditeurs

 

 

 

 

 

 




Hommage en traductions au poète grec Yiannis Kondos, par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

 

 

Yiannis Kondos est né à Aighaio (Péloponnèse) en 1943. Études en sciences économiques. Il publie son premier recueil en 1965. Il travaille d’abord comme assureur puis il ouvre une librairie avec un ami, tout en continuant son œuvre poétique. En 1973, il bénéficie d’une bourse de la fondation Ford. Il travaille pendant plusieurs années comme journaliste pour la radio publique, où il anime une émission de poésie. Il écrit aussi des journaux en Grèce et à l’étranger, entre autre « To Vima » du dimanche. Il écrit plusieurs textes de présentation de peintres grecs contemporains. En 1998, il reçoit le Prix National de Poésie pour son recueil « L’athlète du néant ». Conseiller d’édition en poésie dans plusieurs grandes maisons d’édition grecques, Kedros, Metaichmio, en 2009 il reçoit le prix Ouranis de l’Académie d’Athènes pour l’ensemble de son œuvre poétique. À son actif, plus d’une vingtaine de recueils de poésie, des traductions dans de nombreuses langues et d’innombrables publications dans des revues. Il est mort le 22 janvier dernier des suites d’une opération chirurgicale, laissant un grand trou dans les lettres grecques contemporaines, puisque désormais à la retraite, il continuait à soutenir de nombreux jeunes poètes de ses conseils et de ses recommandations.




Mars 2015 : 5 nouveaux titres chez Recours au Poème éditeurs

 

Les livres de mars 2015
chez Recours au Poème éditeurs

 

 

accéder à la librairie de la maison d'édition

 

 

Les livres Recours au Poème éditeurs peuvent être lus par tout le monde : epub ou mobi (liseuse/tablette) ; pdf (pour qui n’a pas ces équipements).

 

En cliquant sur les titres des livres ci-dessous, vous pouvez consulter nos parutions de février, avec des extraits

 

Linda Pastan, Une semaine en avril. Poèmes choisis (1981-1995) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Raymond Farina, collection Ailleurs

 

 

 

 

Dominique Boudou, Poète de la face Nord, collection Poètes des profondeurs

 

 

 

 

Marilyne Bertoncini, Labyrinthe des nuits, collection contemporains

 

 

 

 

Elizabeth Brunazzi, Le commencement prend fin ici, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par l’auteur, collection Ailleurs

 

 

 

 

Yves Roullière, La vie longue à venir, collection Poètes des profondeurs

 

 

 

 

Toujours disponible :
Poème / Ultime recours

 

Coordonnée par Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy, cette anthologie de la poésie contemporaine actuelle des profondeurs présente des poèmes de 51  poètes contemporains :

Gabrielle Althen.
Marc Alyn
Gilles Baudry
Matthieu Baumier
Géard Bocholier
Xavier Bordes
Dominique Boudou
Pascal Boulanger
Jean-Pierre Boulic
Arnaud Bourven
Michel Cazenave
Dominique Cerbelaud
Judith Chavanne
Pierrick de Chermont
Christophe Dauphin
Samuel Dudouit
Marc Dugardin
Michel Dugué
Raymond Farina
Elie-Charles Flamand
Gwen Garnier-Duguy
Matthieu Gosztola
Bernard Grasset
Albert Guignard
Paul Guillon
Déborah Heissler
Mathieu Hilfiger
Gaspard Hons
Marie Huot
Sabine Huynh
Jean Maison
Marie-Christine Masset
Marie-Dominique Massoni
Jean-François Mathé
Margo Ohayon
Etienne Orsini
François Perche
Bernard Perroy
Alain Raguet
Louis Raoul
Yves Roullière
Nohad Salameh
Alain Santacreu
Jean-Marc Sourdillon
Muriel Stuckel
Harry Szpilmann
Richard Taillefer
Bruno Thomas
Serge Venturini
Serge Torri
Jacques Viallebesset

Elle est une sorte de livre « manifeste » (tout en poèmes et en libertés plurielles) de Recours au Poème éditeurs  et de la revue Recours au Poème.

« Révolutionnaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la, vous ne la trouverez nulle part ailleurs », Makhno

 

Recours au Poème éditeurs propose aussi deux formules très simples d’abonnement à ses livres 

 

Cliquer ici pour découvrir l’abonnement découverte : cet abonnement permet de recevoir deux livres par mois

 

Cliquer ici pour découvrir l’abonnement de soutien à notre action poétique : cet abonnement donne accès à tous les livres parus l’année de l’abonnement




Je pas Je

 

Dans Le Monde des Livres
vendredi 6 février 2014

Je pas Je / I not I

Réginald Gibbons

 

 

"Recours au Poème, un nom sans équivoque pour une revue de poésie éclectique qui lance une maison d'édition sur la Toile. Et déjà quelques belles découvertes, comme le vertigineux Je pas Je de Réginald Gibbons (né en 1947), poète prolixe à l'identité déchirée".
Didier Cahen

 

www.recoursaupoemeediteurs.com/ailleurs/je-pas-je-i-not-i

 

Pour se procurer et/ou découvrir le livre de R. Gibbons, suivre le lien. Les livres Recours au Poème éditeurs peuvent être lus par tout le monde, avec ou sans liseuse/tablette. La maison d'édition propose aussi des abonnements, très avantageux, pour ses livres.




Entre poésie et philosophie (1) — Il faut apprendre à aimer — Sur Nietzsche

 

                                           IL FAUT APPRENDRE A AIMER

 

« Il faut apprendre à aimer. - Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical : il faut avant tout apprendre à entendre une figure, une mélodie, savoir la discerner par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant qu'une vie en soi : ensuite, il faut de l'effort et de la bonne volonté pour la supporter, en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et son expression, de tendresse pour ce qu'elle a de singulier ; - vient enfin le moment où nous y sommes habitués, où nous l'attendons, où nous sentons qu'elle nous manquerait, si elle faisait défaut ; et désormais elle ne cesse pas d'exercer sur nous sa contrainte et sa fascination jusqu'à ce qu'elle ait fait de nous ses amants humbles et ravis, qui ne conçoivent de meilleure chose au monde et ne désirent plus qu'elle-même, et rien qu'elle-même. - Mais ce n'est pas seulement en musique que ceci nous arrive : c'est justement de la sorte que nous avons  appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant. Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l'étrangeté, du fait que l'étrangeté peu à peu se dévoile et vient s'offrir à nous en tant que nouvelle et indicible beauté : - c'est là sa gratitude pour notre hospitalité. Qui s'aime soi-même n'y sera parvenu que par cette voie : il n'en est point d'autre. L'amour aussi doit s'apprendre. »

 

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, (1882), §334, trad. P.Klossowski, Folio Essais, Paris, 1982

 

***

      Il faut apprendre à aimer : étrange injonction... Déjà l'injonction chrétienne d'aimer nous submergeait de scepticisme. Un devoir d'aimer ? L'amour n'est-il pas la spontanéité ? N'a-t-on pas affaire au sentiment qui, par excellence, ne supporte aucun commandement ? Que penser alors d'un « devoir nietzschéen » d'apprentissage de l'amour ? Cette injonction est peut-être finalement moins rude qu'elle le semble : il faut apprendre à aimer...pour qui est soucieux d'aimer. Rien d'un devoir, mais bien plutôt un conseil...qui laisse entendre que la spontanéité n'est pas nécessairement la juste approche de l'amour, mieux, qui laisse entendre surtout, par référence à l'apprentissage, que l'amour réclame une disponibilité qui se cultive. Mais invoquer un apprentissage pour l'amour, n'est-ce pas atténuer la noblesse du sentiment qui, à la différence de toutes les choses de la vie humaine, ne requiert pas d'être appris? N'est-ce-pas évacuer la grâce de l'amour que de le rapporter à un apprentissage ? N'est-ce-pas écarter la sublime soumission à l'amour que suggérer un travail de la volonté dans le geste d'aimer ? Nietzsche n'est-il pas ce penseur suspicieux voire ombrageux à l'égard des prétentions de la volonté et de la raison orgueilleuse dans son ambition de saisir et de maîtriser? Mais peut-être n'est-ce pas tant de volonté et de raison dont il est question dans cet apprentissage d'aimer que de liberté et de perception ?

      Afin d' entendre mieux les propos de Nietzsche, peut-être faut-il commencer d'abord par se déterritorialiser, se dépayser. Nietzsche exige de son lecteur qu'il transige avec sa manière coutumière de n'avoir de l'amour qu'une vision sentimentale. Si l'amour est un sentiment, il n'est alors qu'un sentiment parmi la palette des sentiments possibles, comme la jalousie, par exemple. Et la conception sentimentale de l'amour, loin de faciliter l'approche de sa complexité, ne désigne peut-être que la surface des choses. Le fameux « coup de foudre » par exemple avec les bouleversements qu'il engendre, n'est-il pas derrière l'apparence de l'événement radical, la rupture avec une triste routine derrière laquelle se sont opérées de lentes « transformations silencieuses » pour reprendre l'expression et le titre éponyme de l'ouvrage de François Jullien lorsque celui-ci analyse la rencontre d'Anna Karénine et de Vronski dans le roman de Tolstoï ? « Pour qu'un tel « événement » soit possible (qu'elle arrête son regard sur Vronski puis, bientôt, sa vie entière), il convient donc que des conditions soient mûres, qui réclament que la chair ennuyée enfin s'émeuve et que trop de conventions de surface, pesant jusqu'à l'insupportable, basculent en rupture ouverte. Vronski n'est donc à tout prendre que le révélateur ou le déclencheur  - la cause occasionnelle, diraient les théologiens – de la nécessité « éperdue » d'aimer, c'est-à-dire de donner accès sans compter à de l'autre, dans laquelle la jeune femme se contient depuis des années et qu'elle n'a fait que déporter de son mieux jusqu'ici, à défaut de complètement l'enfouir, voire qu'elle se masque à elle-même sous sa réserve élégante. » (François Jullien – Les transformations silencieuses, p.119, Grasset, 2009)  Et François Jullien de préciser que ces deux histoires ne se rencontreront pas, qu'elles resteront parallèles, car chacune continuera dans sa logique propre.

      Et c'est bien là que le texte de Nietzsche peut nous être d'un grand secours car, par le dépaysement qu'il procure, il traque non seulement le lieu commun de la fatalité amoureuse, mais aussi celui de l'impossible rencontre. Il ne s'agit pas davantage de celui de la possession de l'autre, bien sûr...Il s'agit au contraire d'être possédé par une étrangeté, ou plus justement d'être dépossédé de soi par elle...Le travail de l'amour est ainsi un travail de disponibilité en vue d'accueillir une étrangeté qui nous arrache au cercle clos du moi et de sa psychologie stigmatisante.

      Le paragraphe, refusant de s'inscrire dans l'ordre de la fatalité, refuse du même coup celui de la nécessité – en tous cas celui de la nécessité initiale. La rencontre est une possibilité, pas une nécessité. La rencontre est d'abord possible, mais à la condition d'une décision de la liberté. La liberté est au départ. Et les lignes conduisent de la liberté à la nécessité, c'est-à-dire exactement le mouvement inverse de ce que l'on a coutume de croire, à savoir qu'on ne choisirait pas d'aimer, mais que lorsqu'on aime on a ensuite la liberté de s'engager de telle ou telle manière, autant que celle de se dégager... Nietzsche pense que l'on choisit de créer les conditions de la disponibilité amoureuse, ou non. C'est seulement ensuite qu'on n'échappe plus à la nécessité de l'amour. On rétorquera que le choix ne peut être que motivé, et que dès lors, il faut bien qu'une attirance ait lieu initialement. Assurément. Et l'objet qu'il faudra apprendre à aimer n'est certainement pas un objet anodin. Mais il semblerait que l'attirance initiale porte avec elle quelque ambiguïté, voire quelque perversité, dans la mesure où il faut commencer par apprendre à supporter l'objet ! Une attirance – puisqu'on choisit l'objet – qui comporterait donc un certain déplaisir, une certaine irritation... On peut émettre l'hypothèse d'une attirance inconsciente, porteuse d'ambivalence.

      Mais suivons Nietzsche de près. La première surprise du paragraphe vient d'abord de l'exemple de la musique. Nietzsche ne semble pas envisager l'amour humain, et si l'on peut penser que c'est ce qu'il a à l'esprit dans la seconde partie du texte, ce ne sera pas explicitement formulé. Il peut s'agir de n'importe quel objet digne d'amour. Et cette dignité ne se découvre effectivement que par le sujet qui se rend disponible pour aimer. L'exemple de la musique n'est toutefois pas anodin. Chacun connait le goût prononcé de Nietzsche pour la musique. Et chacun, pourvu qu'il ait l'oreille curieuse, a pu faire l'expérience d'une pièce musicale qui ne se donne pas aux premières écoutes. Il faut apprendre à aimer la musique, ou plus exactement, il faut apprendre à aimer une musique, c'est-à-dire une pièce musicale, une « figure », une « mélodie »... « Melos », le chant, est pour Nietzsche le noyau de la poésie, son souffle et son rythme... Et comme pour Rousseau ou Hölderlin, le chant invite à penser le rôle fondateur de la poésie, notamment en raison de la contrainte du rythme.

      On a souvent voulu voir (cf.Gai Savoir, paragraphe 84) dans l'existence de la poésie la preuve de l'existence d'un désintéressement qui suggère lui-même l'existence d'un instinct moral. Aussi, montrer, comme le fait Nietzsche, que la poésie relève des formes les plus subtiles de l'utilité doit contribuer à invalider cette thèse profondément pernicieuse et illusoire de la moralité instinctive. Mais cela doit également permettre de dégager la question de la poésie des définitions enchantées qui en font le domaine de l'inspiration, de la pureté des sentiments, de la naïveté idéaliste. N'allons toutefois pas penser qu'en vertu d'un tel part-pris idéaliste à l'égard de la poésie, le propos nietzschéen en constituerait une forme de dénigrement. Bien au contraire, il s'agit de préciser le rôle fondateur et civilisateur de la poésie, c'est-à-dire de penser en quoi cette fabrication (Aristote) et ce mensonge (Homère) constituent le support et le fondement des autres activités les plus hautes de ce que l'on appelle l'esprit (religion, philosophie...). Si comme le pense le poète Jean-Michel Maulpoix, « le lyrisme est une maladie » qui consiste à ne pas se résoudre à ce que ce qui est ne soit pas ce qui pourrait être, alors on comprend aisément ce que la poésie qui est d'abord chant, « melos » qui nous impose  d'abord son rythme contraignant, peut ensuite avoir de doux, de consolateur. Et Nietzsche remarque avec profondeur que ce n'est pas tant le chant lui-même qui console que ses effets adoucissants, que la possibilité même de son existence...Savoir que le chant existe dans un monde désenchanté : la poésie comme arrondissement des angles de l'instinct qui permet ainsi à l'animal humain de s'accepter comme tel – et de s'adoucir...Et au centre de la poésie qui est chant, il y a le rythme et sa contrainte. « De la musique avant toute chose » disait Verlaine. La poésie comme l'amour, dira Maulpoix...

      On comprend alors que le choix de la musique pour penser l'amour est un exemple emblématique. Il s'agit du modèle de l'apprentissage de l'amour d'une mélodie... « Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical ». Même si l'action libre de choisir d'apprendre est requise, l'essentiel relèvera de la passivité. « Ce qui nous arrive » est une invitation à penser la rencontre...qui n'est pas innocente. L'attirance, la séduction sont là. Mais le pouvoir de la mélodie n'est pas d'emblée de donner du plaisir ou de la jouissance. Ou bien ce plaisir immédiat est intrinsèquement pervers et ambivalent. Car il est d'abord question de désagrément...La rencontre est difficile. Il faut isoler la mélodie et ainsi la distinguer, la saisir dans sa singularité. En la délimitant on s'aveugle, ou plus exactement, on se rend sourd à tout ce qui n'est pas elle. Le premier moment dans la rencontre est ainsi un geste de discernement de la singularité, c'est-à-dire un effort de perception – notons le contexte « esthétique »  -  et de jugement, si tant est qu'il soit pertinent de distinguer ici entre jugement et perception dans cet effort de discernement. Disons qu'il y a focalisation sur une singularité caractérisée par son étrangeté. S'il y a bien mystère de l'étrangeté, il est naturel qu'il ne se donne pas d'emblée – et l'on comprend alors aisément pourquoi il est nécessaire d'apprendre à aimer. Une mélodie trop chatoyante nous lasse aussi rapidement que le plaisir éphémère qu'elle a pu nous donner. Peut-être n'aimerons-nous jamais que ce que nous ne comprenons pas, ce que nous ne possédons pas...

      Ainsi ce qui nous arrive, initialement, c'est la rencontre avec « une vie en soi ». Il faut avoir le pressentiment de cette vie en soi pour s'attacher à l'envisager distinctement, la discerner en elle-même. Il faut apprendre à entendre cette vie en soi. On pourra trouver un écho de cet apprentissage à entendre, de cette éducation de l'ouïe, dans ce passage du Crépuscule des Idoles (« ce qui manque aux allemands »,§6) où l'éducation de la vue (« il faut apprendre à voir ») est présentée comme le préliminaire à toute vie spirituelle. Se précise alors le lien entre la perception et le jugement. Apprendre à voir, c'est d'abord suspendre le jugement, c'est-à-dire habituer l'oeil, dans le calme et la patience,  « à faire le tour du particulier et à le saisir dans sa totalité ». Apprendre à voir, c'est ne pas se laisser submerger par toutes les sollicitations du visible mais hiérarchiser les objets qui sont dignes d'être vus, c'est-à-dire retenir l'attention et la concentration, en écartant les objets auxquels on n'accordera pas cette dignité. C'est résister aux sollicitations de la pluralité des faits, des événements pour ne considérer que ceux qui sont dignes d'être perçus et auxquels on consentira à s'habituer. « Toute attitude antispirituelle, toute vulgarité vient de l'incapacité de résister à une sollicitation : on est contraint de réagir...» L'attitude spirituelle est donc l'exacte inverse de l'injonction permanente de notre temps agité qui réclame que nous réagissions sans cesse aux événements hétéroclites et hétérogènes, et qui fait de la spontanéité et de la nouveauté les vertus cardinales ! Que ce soit dans ce passage du Crépuscule des Idoles ou dans celui sur l'amour dans le Gai Savoir, que nous sommes en train de considérer, rédigé quelques années plus tôt, Nietzsche réapprécie l'habitude et la patience.

      Un autre lieu commun du temps veut que l'habitude (comme l'oisiveté!) soit la mère de tous les vices. Or l'habitude n'est pas nécessairement routine ! L'habitude ici est au contraire la possibilité même de la naissance du désir. L'effort, la bonne volonté, la patience sont des comportements qui relèvent du champ lexical de l'éthique, et qu'il faut considérer comme les vertus qui permettent de s'habituer, et progressivement de créer une accoutumance. La tendresse, ensuite, nous situe davantage dans le registre de l'affectivité . Si on résume : cela commence par le travail de discernement d'une étrangeté, travail de la perception juste (il sera plus loin question d' « équité ») afin d'éloigner le sentiment initial de désagrément ; cela se poursuit par l'exercice de la patience focalisée sur la singularité de la mélodie. Patience « pour son regard et pour son expression » : on commence à percevoir que ce qui nous était insupportable, c'était ce que la musique exprime, et qui, étrangement, nous regarde ! Que la musique nous regarde, cela est à entendre doublement : elle nous concerne, mais surtout elle nous discerne... A mesure que nous la discernons, nous découvrons que c'est nous qu'elle discerne ! Elle nous scrute, et vient chercher en nous des émotions que nous n'extérioriserions pas sans elle. L'étrangeté m'accorde enfin de la profondeur...Ce que la musique bouleverse en moi me permet d'entendre en elle ce qu'elle a de bouleversant...Voilà ce qui crée l'addiction, ce qui explique le relais que la nécessité prend par rapport au risque initial de la liberté et l'effort de la volonté qui l'a accompagné. L'habitude ouvre l'attente, le manque, le désir.

     Nous sommes entrés dans la fascination. Nietzsche insiste sur le caractère contraignant de la fascination. Les « amants humbles et ravis » sont humbles car démunis devant la beauté qu'ils discernent progressivement, et qui les arrache à eux-mêmes , les dépossède. Etre ravi, c'est, certes, être comblé, mais c'est plus encore être dépossédé... La mélodie ravit mais il n'est pas assuré qu'elle comble. On n'attend, on ne désire plus qu'elle ; s'il y a un comble, c'est bien le comble du désir, c'est-à-dire le contraire de la possession et de la maîtrise, le contraire même de la jouissance. Le caractère exclusif de ce désir n'attend pas la jouissance, mais le désir lui-même ! Le désir n'espère plus que le désir. C'est une question d'intensité. La beauté de la mélodie est éprouvée proportionnellement à l'intensité de notre désir d'elle. Nous avons su créer par l'effort et l'habitude les conditions du désir dont l'éveil renverse le choix d'apprendre à aimer en soumission au destin de l'amour.

     Ce que suggère cet exemple de la musique, et bien au-delà de cet exemple, c'est que tout dépend de moi : la musique n'a pas changé entre le temps où je devais faire l'effort pour la supporter et le temps où elle a fait de moi son amant...Ce sont les conditions de ma perception qui ont changé, par la disponibilité que j'ai su créer. Finalement, c'est toujours moi qui invente l'amour. Et c'est pourquoi la musique n'est qu'un cas de figure, certes pas anodin – car quoi de plus immatériel et de plus sensuel à la fois, de plus spirituel et de plus émotionnel que la musique – mais un cas de figure néanmoins parmi les figures de l'amour dont on devine en filigrane qu'il concerne d'abord l'amour humain. Et l'autre de l'amour humain est d'abord un étranger - où si l'on veut une étrangeté. Or cette étrangeté ne se dévoilera pas dans une connaissance. On n'apprendra rien de l'essence de l'amour en apprenant à aimer, car la rencontre de l'étrangeté est, nous l'avons déjà dit, la rencontre d'une singularité, l'apprentissage de ce qui, dans la singularité de l'autre, dérange mon attente, déroute mon chemin. Et quand j'ai enfin appris à aimer, l'étrangeté paradoxalement se dévoile et demeure indicible... Je n'aurai donc pas l'occasion de la connaître, si l'on entend par connaissance le pouvoir d'énoncer rationnellement les critères ou les caractéristiques de son identité. Ce qui se dévoile maintient de l'indicible. Je ne sais pas dire ce que j'aime dans ce que j'aime, parce qu'il ne s'agit pas d'un quoi, mais d'un qui. Et aucun qui ne tient dans une essence, dans une définition, avec des qualités qu'on pourrait recenser et une identité qu'on pourrait circonscrire. C'est pourquoi précisément je suis ravi, et non cloué à moi. Et s'il y a bien, suggérée, la possibilité d'un amour de soi (pas une connaissance de soi!), il passe par le détour de l'amour d'un autre.

     Nietzsche ne dit surtout pas, contrairement à un autre poncif de notre temps, qu'il faille s'aimer soi-même pour être capable d'aimer (aimer un autre, aimer en général). Il ne dit pas non plus que pour s'aimer soi-même il faille d'abord apprendre à aimer un autre, car l'amour de soi n'est pas une fin en soi...Il dit simplement qu'il faut apprendre à aimer (un autre) pour pouvoir prétendre s'aimer soi-même, c'est-à-dire aimer l'étranger en nous...Le détour par l'étranger (l'autre aussi bien que l'étranger en nous) est la seule voie de l'amour (et surtout pas de la connaissance). « …Fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas..., à l'égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »... », écrit Nietzsche dans La Généalogie de la morale ! (Avant-propos, parag.1).Mais cet étranger, nous pouvons chercher à l'aimer (nous-même comme l'autre par lequel on a commencé). Il s'agit même précisément d'apprendre à aimer ce (celui!) que l'on ne comprend pas, et parce qu'on ne le comprend pas.

     Le mouvement de l'apprentissage de l'amour n'est rien d'autre que le geste de se rendre disponible - en quoi consiste l'hospitalité vraie,  débarrassée des scories de la psychologie de la volonté de puissance sur laquelle les commentateurs de Nietzsche ont tant insisté. Il s'agit d'écarter progressivement tout ce qui entrave la juste perception de ce (celui) qui est et que l'on apprend, de la sorte, à aimer. A savoir notamment toutes les sollicitations psychologiques, propositions de rapports de forces, objectifs à atteindre, finalités de l'action,  invitations à réagir, opinions préconçues...C'est-à-dire encore, pour le dire avec plus de précision, ce qui entrave l'accueil bienveillant de la présence étrangère, que l'apprentissage patient permettra d'accueillir enfin, pour son étrangeté même, et parfois, grâce du présent, avec sa beauté qui me sidère. Et la « gratitude » de l'objet aimé est inhérente à la perception juste de cet objet, en tant qu'il agit enfin sur moi, et, en dévoilant sa beauté pour mon amour, découvre la profondeur infinie de mon sentiment. Je suis récompensé au centuple pour les vertus que j'ai cultivées à son égard (« patience », « équité », « tendresse envers l'étrangeté »). L'éthique et l'esthétique sont réconciliées et deviennent indissociables, tout autant que le cœur et l'intelligence. Le bouleversé renvoie au bouleversant qui, en se dévoilant, l'a révélé ! On peut penser à Platon, ou mieux encore à Plotin par le lien entre la bonté et la beauté, à Heidegger dans sa réflexion sur l'essence de l'oeuvre d'art, voire à Levinas, pour la question de l'étrangeté ou à Derrida pour celle de l'hospitalité. Un Nietzsche déroutant, mais cohérent, car la volonté de puissance n'est ni une idéologie, ni un plaidoyer pour le vitalisme, ou la brutalité, mais une explication de la configuration des instincts multiples et contradictoires qui animent tous les êtres. La volonté de puissance est ainsi à son comble lorsqu'elle se veut elle-même, ayant surmonté les instincts de ressentiment, c'est-à-dire lorsqu'elle innocente le devenir, lorsqu'elle se transmue en amour par l'alchimie complexe de l'apprentissage...

     Il faut apprendre à aimer ! Mais l'apprentissage n'est-il pas dès lors le mouvement même de l'amour ? Toute forme d'apprentissage n'est-elle pas geste d'aimer, la dignité de l'objet résidant alors dans la beauté qu'elle dévoilera ? Mais ce dévoilement a-t-il un terme ? L'apprenti ne désire pas la beauté, il désire apprendre, il désire apprendre à aimer parce qu'il désire aimer. L'esprit, le corps d'un autre (œuvre ou être humain) deviennent les symboles de mon désir, et désignent, dans la gratitude de leur dévoilement pour moi – de leur don – la beauté du désirable : le jamais encore atteint...à jamais hors de prise...l'amour ! Ce que j'accepte dans le devenir innocent, la présence pure et son mystère immanent.

 

     Nietzsche a ainsi écrit, dans ses Poésies complètes :

« La vague ignore le repos
la nuit aime le jour radieux -
Il est beau de dire « Je veux »
mais « J'aime » est encore plus beau. »

 




Extinction (3)

 

J’ai copié le temps
Je savais que j’étais une fiction
Mais je ne pouvais me suspendre

A retarder
Ou à avancer
Je n’ai rencontré
Aucun obstacle

(Léonard Cohen,  Le Livre du désir, Points, Sept. 2013)

 

Autrefois, il y eut aussi une ville, immense, énergétique, fiévreuse. Pathétique et grise, lumineusement morbide, cloaque sur-éclairé, intensité de récréation. Il avait marché. Marché les artères. Marché les ruelles. Piétiné à pas perdus sur les avenues. Rythme soutenu, certitude de la rectitude des détours. Jambes, mécaniques charnelles de précision. Coordination, tête, muscle, jambe, le plan se déroule, se trace, s'exécute. La carte s'élabore sous l'éclairage artificiel aussi dur que le sol, aussi dur que les enjambées par lesquelles la carte précédente s'efface. Marcher. Sacrificiel.

Aller. Sans faillir. Malgré la touffeur et l'épaisseur palpable de l'air tout autour. Malgré le froid qui coupe. Et l'air toujours aussi chargé, malgré tout, malgré la pluie aussi qui sait gracieusement tomber. Marcher. Sans faillir. Respect du rythme. Sans défaillir.

Quoi s'ouvre ? Dans la marche ? L'espace. Le temps. Dans le mouvement ils se matérialisent. Amère saillie. Sous nos pas ils se lisent :

Comme des mots
Comme des mots
Comme des mots
Com dé mo
Com dé mo
Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d Kom-démo, komdémo, komdémo : kom-d

            Avec la lumière d'or rosé se lève une brise tout à fait légère, singulière, tout à fait unique, particulière. La toute première brise d'un tout premier matin, édénique. Tout pareil pourtant, de tout temps à tout autre pareil. Le rose, alors, intensément lumineux, semble n'avoir aucune, aucune source visible. Comme la brise, primordiale, absolument légère. Les vénéneuses et blanchâtres mappemondes se balancent plus visiblement, plus intensément. 

            La teinte grisâtre, trop blafarde de l'horizon se découvre. Ses jambes encore, encore, et encore s'élancent. Balancement symétrique. Contre l'azur de métal et de verre les lumières trop criardes. Electriques, trop. Comme les mots qui l'entourent et l'enserrent. Des dunes incandescentes pourraient se lever. Il pourrait marcher dans le désert. Tracer de ses pieds une carte pour rien, pour le vide lui-même. Il pourrait marcher le désert. Une seule matière, pas d'humus. Une puissance, toutefois, de vie/mort !

Electrique trot... (Epileptique trop –plein de mots…)

            Les nuages d'un blanc-crème ridicule s'affaissaient en hautes platitudes. Le bitume s'effaçait et se vaporisait en une multitude de billes noires d'impuissante amertume. Les façades lugubres et tous les gris alentours dégoisaient en syntaxe déroutante, tout dégoulinait de paroles d'égo(uts), dégoûtantes et tout, tout toutou tout aboyait, injuriant d'incongrues assonances qui claquaient, cognaient et grondaient comme mille canons en furie... Ce dé-monde s'engloutit lui-même, il se dévore ses mots-membres qu'aimer il a désappris. Il s'en-gouffre. S'auto-goinfre de lui le malappris. Ces mots à lui, par lui toxifiés, internellement toxissisés  il se les boulotte maintenant, tranquillement, impavide, comme autant d'acides qui le déglingue et le ronge. (Ego-cannibalisme)

 

                        Que calfatent-ils nos vieux mots aux jours putrides,
                        des jamais, plus jamais, jamais non plus jamais... ?
                        Que cautérise-t-il l'homme bègue dans un souffle ? (chanté)

 

            Tout empris des mots non-pensés il marchait en traçant l'axe désorbité, encore.

            Quoi s'ouvre ? Dans la marche ?

L'espace.

Le temps.

Dans le mouvement ils se matérialisent. Sous nos pas ils s'enlisent. Quoi ? S'échapper, échapper au vent qui tourne et claque. Aux choses que nous avons transformées en torrents glacés qui nous submergent... Quoi ?

            Il marchait et les mots s'épuisaient. Les mots pensés s'exténuaient. S'élevaient de son cœur désert aurifère les mots non-pensés. Avec le rythme,     en le rythme

                                                                                                          dans le rythme

                                                                                                                  en dedans le rythme

 

            Alors qu'il reposait encore de tout le long de son corps dans la décomposition vivante et grouillante, s'élevaient aussi les mots, les paroles frémissantes de mystère. Alors qu'il savait encore le corps de la jeune fille presque entier. Et les paroles brûlantes. Et le corps blanc, tranchant. Par cœur il les savait. Il les savait mais, dans la possession ne les voulait. Comme il ne pourrait jamais vouloir avoir le monde qui, toujours, s'enfuit et revient, meurt et revit. Il reposait dans l'herbe endormie qui avait, pour un temps, pour son temps, cessé de croître. Dans l'herbe qui avait voulu cesser de croître.

Désaccointance de l'orbe. 

Parmi les feuilles qui, pour un temps encore, étaient jaunes et or. Au milieu des champignons, excroissances explosives de la vie souterraine en rhizome qui était vie authentique. Au sein du monde comme sarcophage il reposait. Au sein du monde comme dévoreur de chair. Mais, la chair excède le corps. La chair, explosion énergétique de vie, extension du réseau rhizomique du νούσ.

            La lumière non-visible du jour vint effacer les étoiles. Les étoiles comme les yeux innombrables des Chérubins ! Les étoiles brillantes comme miroirs noétiques. Myriade d'anges dont les voix d'exaltant silence sont la lumière hypercéleste traversant le temps à la durée incompréhensible. L'espace-temps qui ne peut jamais être un territoire et que, pourtant, les archanges et les anges arpentent de leurs pas ailés. Ils/elles attrapent les temps et les envois ribouldinguer afin qu'ils recommencent. Manège ailé.

 

J’attrape au si près  précieux
L’enlaçant lacis de tes yeux…

A l’étonné regard
J’énonce sans fard
La tardive doxologie
De l’âme endolorie
Qui, dans un soupir soyeux,
S’éveille à son envie.

Sous les sévères pins blafards
S’ébroue des feintes, sans égards
Pour l’émacié passé des jeux
Aux contraintes alourdies,
Extraite des cloaques bilieux,
L’âme, l’ange aux cent milles yeux.
 

            Silence d'une inouïe profondeur. Aberrante béance. Oubli.

                     

Qu'irais-je chercher dans d'autres yeux ? A quelle rencontre marcher encore ?
Qui comprend sans réduire ? Qui questionne sans séduire ?
Quelle langue parler ? Quelle langue taire ? Quelle langue, donc, parle sans                                                                                                                                                     détruire ?

 

            La littéraire ?
                                  Encore ?
                                                   mentir ?

 




Fil de lectures

 

Autour de Didier Cahen, Joëlle Gardes, Paul Pugnaud et Quine Chevalier

 

 

La quatrième de couverture de ce récent recueil profond, authentique, de Didier Cahen donne le ton :

 

Vos sentiers ne sont pas battus
On ne retranche rien, on n’ajoute pas
Tout est là invisible intact

 

Ce pourrait être une définition de ce que Paul Vermeulen nomme, dans nos pages, « poésie des profondeurs », cette même poésie défendue par Recours au Poème éditeurs en une forte et récente collection.

Et ceci :

 

Un vrai secret
de très ancienne
présence
 

le verbe
on n’en a pas
idée
 

un feu de paille
 

Et le poème
qui accompagne
sa façon d’être
 

ou pas
 

Ces murs
avec leurs voix
 

Un petit mot
écrit
avec ses lettres
 

Un jeu d’enfant
nourri avec le temps
 

Des notes
venues
de la main gauche
 

Sa langue
qu’on aime
refroidie
par la terre
 

Langue étendue
langue
de petite vertu
 

La grâce
 

On s’en défend
à peine

 

Ces mots sont donnés par Didier Cahen dans Les sept livres, recueil édité de fort belle manière par La lettre volée, dans ce grand pays de poésie qu’est la Belgique. Le poète est aussi de ces hommes/poètes généreux, c’est-à-dire capables de tourner leur regard vers l’autre poète, ce que Cahen fait régulièrement dans les pages du Monde. Ce n’est pas le plus important en apparence, mais c’est… important tout de même pour qui sait, au plus profond de lui, qu’il n’est pas de poème ni de poète sans générosité sincère. Chacun aura compris ce que l’auteur de ces lignes est en train d ‘écrire. On lira Didier Cahen ici, en ce recueil, et ce faisant on lira un poète important, on ira alors sans doute plus loin, à la découverte de son œuvre, conséquente depuis le premier recueil de 1978, et on le retrouvera, dans quelques mois, avec des poèmes inédits dans les pages de notre revue.

Didier Cahen, Les sept livres, La lettre volée, 200 pages, 2013, 23 €.

 

 

Nos lecteurs connaissent les travaux de Joëlle Gardes, dont nous aimons à défendre la poésie et l’écriture sur la poésie. Poète, romancière, traductrice, poète agissante en revues, dans Phoenix par exemple, Joëlle Gardes est aussi universitaire et critique, on lui doit par exemple l’édition des correspondances de Saint-John Perse avec Paulhan (figure éditoriale tutélaire à nos yeux) et Caillois (que chacun gagnerait à lire/relire en cette époque trouble) chez Gallimard. Trois figures qui, au sein de Recours au Poème, ne sont pas anodines. La poète nous offre, avec Sous le lichen du temps, un double ensemble (Jardins de toute sorte ; Gouttes et lignes de temps) qui finalement n’en est qu’un (de mon point de vue). Des poèmes en forme de proses poétiques, accompagnés de belles photographies de Patrick Gardes. Le volume s’ouvre ainsi :

 

« De mes bras, j’ai entouré le tronc du vieil arbre et j’ai appuyé ma joue sur son écorce rugueuse. Immobile, j’ai tenté de percevoir la circulation de la sève, le cheminement des racines nourricières et l’avancée tranquille du temps. »

 

Je tiens que l’on devient poète au moment même où, posant la main sur l’arbre, murmurant avec lui, avec sa pensée intérieure, l’on saisit ces mots de la poète : « l’avancée tranquille du temps ». Car le poète se tient devant le précipice des temps quantifiés, s’en attriste et s’en amuse tout à la fois, sachant combien l’inscription de l’être est historiale et non historique. Comme l’arbre et la pierre. Tout le reste passe, le présent, comme toutes les névroses, et chacun des humains vivant/créant ces présents / névroses. Demeure cette tranquillité du temps qui suit son cours, sans nous, et ce qui en fait l’essence profonde : le Poème.

Ce même poème d’ouverture qui se prolonge ainsi :

 

« J’aurais voulu que la terre me retienne, que je devienne minéral et végétal pour vivre de la vie mystérieuse des choses qu’on croit inertes. ».

 

Car la mémoire de l’arbre, celle du monde, et la nôtre forme le métissage d’une même étoile. Nous sommes cette unité-là, réconciliée, celle-là même qui, à mes yeux, forme Poème. La poésie de Joëlle Gardes remet son lecteur à l’ordre, le long d’un axe vertical, et cette force retrouvée est un sacré cadeau offert par les mots de ce très beau livre. « Alors je suis devenue arbre, je suis devenue jardin », écrit la poète.

 

Joëlle Gardes, Sous le lichen du temps, éditions de l’Amandier/poésie, 58 pages, 2014, 14 €

 

La poésie de Paul Pugnaud connaît un regain d’intérêt grâce à l’attention et au travail d’Olivier Rougerie, de Sylvie Pugnaud, et d’un petit groupe de personnes ou lieux, petit groupe auquel Recours au Poème a la prétention sereine d’appartenir. Pugnaud est un poète fondamental, en tant que poète, bien sûr, mais aussi, pour nous, en tant qu’inspirateur de l’action poétique que nous menons ; non du fait de ses propres actions en terres de poésie, plus simplement du fait de sa poésie. Et c’est déjà beaucoup. Il est des poètes que l’on rencontre, et ils ne sont pas si nombreux, finissant par former une famille poétique vivant en nous. La poésie de Paul Pugnaud vit en nous. Une influence, en somme. Et cette influence, sur et en nous, René Depestre l’exprime, sans le savoir, dans son importante préface donnée à l’édition de ce recueil d’inédits chez Rougerie, Les jours pulvérisés : « J’appris de lui qu’on peut être un homme de haute fraternité tout en se tenant éloigné de l’activité syndicale et de l’idée de révolution. De même, le refus de l’anecdote et des faits divers, le dédain du romantisme, peuvent, sans danger pour l’identité du poète, assurer le triomphe des seules valeurs harmoniques du cosmos. C’est ce qui distingue essentiellement l’esthétique austère de Pugnaud des nombreux courants poétiques qui ont jalonné le 20e siècle. Une importance prépondérante y est accordée aux quatre éléments des anciens : l’air, l’eau, le feu, la terre. »

Comment ne serions-nous pas d’accord avec cette lecture de Depestre ? Lorsque nous lisons cela :

 

J’arrête les déferlements
Des eaux des rocs et de la Terre
Un cri suffit pour alerter
Le veilleur aux aguets
Les vagues hérissées observent
Le rythme du vent qui poursuit
L’éternité d’un instant

 

Regain d’intérêt pour la poésie de Paul Pugnaud disions-nous. Cela se lit au fil des pages de notre revue ici ou encore ici, mais également, récemment, en ouverture de l’un des derniers numéros d’Arpa ou encore dans un dossier d’un récent numéro de la revue Les Hommes sans épaules. La poésie de Paul Pugnaud revient dans la lumière et c’est une excellente nouvelle. Ce regain se perçoit aussi avec l’exposition consacrée au poète par le centre Joë Bousquet, que l’on peut visiter jusqu’au mois de mars.

L’ensemble de la poésie de Paul Pugnaud est disponible aux éditions Rougerie, ce simple fait dit beaucoup sur ce qu’est la profondeur et l’importance de cette œuvre. Une œuvre majeure que l’on ne peut qu’engager tout amoureux de la poésie à découvrir – si ce n’est pas déjà fait.

Paul Pugnaud, Les jours pulvérisés, préface de René Depestre, éditions Rougerie, 86 pages, 2014, 13 €

 

Quel objet/livre ! De toute beauté, cet Au babil de lumière signé Quine Chevalier. Beauté du livre/objet, beauté et force des textes. 20 poèmes accompagnés de 9 gravures exceptionnelles de Florence Barbéris, édité sur Rivoli Ivoire, dans un format vertical peu habituel où poèmes et gravures, rangés dans un étui/pochette, se déplient.

 

Enfoui au fond du temps
dans la résine d’une trace
le premier songe que tu frottes
au matin sur la buée.
 

Au fond du temps et de la nuit
pliée aux quatre coins
 

elle brille
dans un mouchoir de cendres,
l’ombre.

 

« Aux lèvres itinérantes/ la source tremble », ce « babil de lumière » est un livre de haute poésie, de grande poésie. Un chef-d’œuvre, au sens que donnent à ce mot les compagnons du Devoir.

 

Une seule fois
surgi d’un ailleurs
l’or
dans le soleil
 

La voix de Quine Chevalier, rare, présente en peu de revues (La main millénaire par exemple), s’installe cependant doucement. Comme toutes les vraies voix / voies du Poème.

Quine Chevalier, Au babil de lumière, gravures de Florence Barbéris, Les Cent Regards, 2014, np, prix non indiqué. Adresse de l’éditeur : 60 impasse Ermengarde. 34090 Montpellier.




Je me souviens

 

Je me souviens[1]

 

Je me souviens de la rencontre avec Jacques Derrida, rue d’Ulm, à la fin de la première séance du séminaire de 1975/1976 . Les volontaires s’inscrivaient au GREPh[2] ; voyant le nom du tout jeune homme que j’étais alors, il m’avait dit: « vous êtes Didier Cahen ? je viens de lire votre texte sur Jabès [3]» !

Je me souviens de la torture à chaque fois qu’il fallait l’appeler, lui téléphoner, me confronter à son embarras au-delà du raisonnable …et de cette litanie d’excuses, de culpabilité (non feinte) quand on restait un moment sans se voir : « pardonnez-moi, j’aurais du vous appeler, je ne vous oublie pas etc. etc. »

Je me souviens de la marotte (fort/da) qu’avait offerte Jacques et Margueritte à la naissance de ma fille Marine.

Je me souviens de ma lecture de l’Ecriture et la Différence ; sans rien comprendre…,  j’ai eu le sentiment intime, profond, que ce livre était d’abord écrit pour moi. Comme si son insondable mystère parlait pour moi, de moi.

Je me souviens du chat qui n’avait pas de nom à Ris Orangis . JD : « pas forcément mon chat, je ne suis pas le seul à vivre ici » (sic)

Je me souviens qu’il ne supportait pas certaines intonations « pied noir » dans son « parlé », seul signe tangible (ou presque) de sa Nostalgérie.

Je me souviens de son insistance militante pour coller des enveloppes pendant des heures entières lorsqu’on devait envoyer  les courriers du GREPh.

Je me souviens qu’il prononçait Tselannn… pour parler de Paul Celan et de façon  assez étrange Chtrette comme si Strette[4] avait été un mot allemand !!

Je me souviens de Derrida s’emportant : « mais oui il y a de grands écrivains, des petits, des nuls etc. etc. »

Je me souviens de sa sévérité excessive à propos de l’Anti-Oedipe au moment de sa sortie.

Je me souviens de Derrida me confiant qu’il aurait aimé écrire de la poésie , ce qu’on appelle de la poésie mais rien à faire à chaque fois la théorie revenait empiéter sur le propos, reprendre le dessus.

Je me souviens d’une soirée merveilleuse chez lui à parler des juifs d’Alger, d’amis pieds-noirs etc. et un Derrida bouleversé nous embrassant Claire et moi au moment où nous repartions.

Je me souviens de sa phobie de l’avion.

Je me souviens  de ce sale virus qui, pour un temps,  lui avait déformé le visage. (Je me souviens …du rictus ! non de l’ennemi invisible).

Je me souviens d’un exposé que je devais faire au séminaire rue d’Ulm; j’improvisais tant bien que mal, et plutôt mal que bien ! (quelques excuses ? j’étais bien jeune  et pour mille et mille raisons n’avais pas pu le préparer) et Derrida abrégeant ma souffrance d’un : «où voulez-vous en venir ?» 

Je me souviens que l’ineffable C. (pilier indéfectible du séminaire où il intervenait sans cesse pour contrer Derrida au nom de Lacan (ou Deleuze), faisant strictement le contraire chez Lacan (ou Deleuze ), disait-on) m’a défendu becs et ongles…à ma plus grande honte.

Je me souviens d’un rendez-vous dans son bureau rue d’Ulm où je lui donnais mon Faux-tableau de Derrida  à paraitre dans Critique[5]…et des très longues minutes ou je suis resté incrédule, bouche bée, assis devant lui tandis qu’il lisait tranquillement mon texte (fort heureusement à la lecture du titre il m’avait gratifié d’un amical « ça commence bien ».)

Je me souviens de son humour et de ses yeux rieurs quand il risquait, toujours avec une infinie délicatesse,  un «mot d’esprit».

Je me souviens avoir fumé un paquet de cigarettes (au moins) en une après-midi pendant que nous enregistrions, chez lui, le Bon Plaisir pour France Culture[6].  Le cendrier débordait de mégots, il était étincelant - c’était pourtant son premier enregistrement pour un « grand » média - et je tissais entre nous …un écran de fumée !

Je me souviens comme si c’était hier des craintes de Jacques parlant de son fils Pierre,  et ne pouvant imaginer qu’il vive seulement de sa plume sans avoir un métier, sans gagner sa vie  « comme tout le monde ».

Je me souviens de sa sainte colère quand pris par le contrôleur du train sans avoir composté son billet  - nous partions présenter le GREPh en province -, il a refusé de payer l’amende et longuement résisté avant de sortir avec une mauvaise volonté évidente sa carte d’identité.

Je me souviens mais préfère ne pas me souvenir de sa remarque terrible au sujet des bidasses avinés qui nous cassaient les oreilles au retour.

Je me souviens d’un séminaire sur Temps et Etre[7], rue d’Ulm où rien n’allait, où il lisait le texte sans vraiment parvenir à le lire,  où on sentait qu’il n’irait pas au bout ce jour-là   …et de mon soulagement en pensant : même à lui, la panne sèche, ça arrive aussi !

Je ne me souviens pas des innombrables scènes qu’a pu lui faire son amie Sarah K. (malgré l’affection réciproque). Je me souviens qu’il lui reprochait parfois avec pas mal de véhémence.

Je me souviens de sa joie sincère quand je lui ai confirmé que j'avais pu joindre Green, le chanteur de Scritti Politti, auteur de la chanson « Jacques Derrida » et que rendez-vous était pris pour l’enregistrement du Bon Plaisir.

Je me souviens de ses premières lunettes (au milieu des années 80 ?) très loin du style attendu - pas « intello » plutôt style couturier, contresignant son élégance naturelle.

Je me souviens de la bousculade sur le quai de la gare de l’est à son retour de Prague, après son arrestation pour «production et trafic de drogue » (pharmakon ?) et sa libération grâce à l’intervention de Mitterrand.

Je me souviens du séminaire le mercredi suivant…et de la fin surtout. Après qu’il eut emprunté bien des chemins (le séminaire portait sur « la méthode »), parlé de toutes les filatures, le type en imper couleur mastic qui est sorti vite fait, la tête un peu courbée et les mains dans les poches ! Comme dans un « polar » ! Assez discret pour susciter un éclat de rire général…

Je me souviens qu’il m’avait sidéré en m’avouant en 1998 (un peu poussé par Margueritte, c’est vrai) qu’il ne supportait plus le football, malgré son rêve de gamin, si souvent rapporté,  de devenir footballeur professionnel – rêve que je partageais !

Je me souviens de notre dernière rencontre très matinale  au colloque Blanchot à Jussieu en mars 2003 et de ces simples mots qui m’avaient profondément touché: « je suis venu vous écouter ».

Je ne me souviens pas du nombre exact de livres qu’a publiés Derrida ; compte, par ailleurs difficile à faire pour un tas de raisons…qu’on trouvera aussi bien dans les livres !

Je me souviens de ces mots que j’ai risqués il y a 10 ans tout juste pour dire ce que je n’arrivais pas à dire : « goût absolu de la vie, désir absolu du possible, rêve absolu de l’impossible, quête permanente d’une aventure absolument philosophique pour rechercher une autre humanité de l’homme, lui offrir un avenir. (…)Soyons-en sûrs, Jacques Derrida aura donné sa vie à la philosophie. »

 

                                                                       

 


[1] Ce texte reprend donc la forme imaginée par Georges Perec s’inspirant directement du I remember de Joe Brainard

[2] Le Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique a été créé en janvier 1975.

[3] Le corps nomade, revue Change n° 22, mars 1975

[4] Strette, Mercure de France, Paris, 1971, trad. André du Bouchet

[5] Faux-tableau de Derrida sur La vérité en peinture, Critique n° 390, novembre 1979

[6] Le Bon Plaisir de Jacques Derrida une émission de Didier Cahen et  Mehdi El Hadj diffusée sur France Culture le 22 mars 1986

[7] Temps et Être in Questions IV, Gallimard, 1976

 




Regard sur la poésie Native American (14). La poésie de Simon Ortiz

 

Simon Ortiz (Pueblo Acoma),
figure clé de la poésie Native American

     Après la renommée acquise de Norman Scott Momaday dans les années 1970, et avant l’ascension de Sherman Alexie dans les années 2000, Simon Ortiz dans les années 1980-2000 fut un des poètes Indiens le plus en vue aux Etats-Unis. Modèle pour certains jeunes auteurs, il est un parfait héritier de ses ancêtres et revendique puiser aux traditions orales de son peuple pour écrire. Il incarne dans sa poésie la manière dont les Indiens d’Amérique du nord considèrent la planète comme un organisme qui nourrit et fait naître toutes les formes vivantes. Ces peuples se sont vus imposés les valeurs de la culture dominante occidentale qui met en avant le dualisme, qui sépare les hommes des femmes, qui plaide la ségrégation blancs/non-blancs … Les Indiens d’Amérique ont subi un génocide, un processus d’acculturation violent. Afin de lutter contre le phénomène « d’invisibilité » comme il l’écrit, Simon Ortiz prend à cœur de présenter les récits et l’histoire depuis les témoignages Indiens, depuis ses valeurs tribales afin de contrer les mensonges et les dénis de la  société dominante. L’aspect sociopolitique de son travail ne fait aucun doute. Il écrit :

And so you tell stories.
You tell stories about your People’s birth and their growing.
You tell stories about your children’s birth and their growing.
You tell stories of their struggles. You tell that kind of history, and you pray and be humble.
With strength, it will continue that way. That is the only way. That is the only way
.”

« Alors vous racontez des histoires.
Vous racontez des histoires à propos de la naissance et de la croissance de votre peuple.
Vous racontez des histoires à propos de la naissance et de la croissance de vos enfants.
Des histoires de leurs luttes. Vous racontez ce genre d’histoire, vous priez et êtes humble.
Avec force, c’est comme cela que ça continuera. C’est la seule manière. C’est le seul chemin. »

     Champion de la survie, héritier et passeur des traditions de son peuple, Simon Ortiz dans chacun de ses livres est un modèle de fidélité, à sa culture  comme à l’innovation. Son travail suit la trame du « storytelling ». C’est-à-dire une trame narrative importante qui se mêle aux mythes et récits de la création tout en dénonçant les injustices environnementales et les scandales tels que la confiscation de territoires Indiens pour ouvrir des mines d’uranium qui polluent la réserve. Sont aussi évoqués et dénoncés le génocide, le racisme, les oppressions sociales et sexistes. Son message est d’encourager les Indiens à prendre en main leurs destinées. Il faut bien reconnaître que les communautés Indiennes ont été les premières à souffrir dangereusement de la perte de l’équilibre de l’écosystème. Les problèmes écologiques causés par la culture Euro-américaine industrielle ont provoqué une crise culturelle dans les communautés Indiennes confinées sur les réserves. Mais au-delà de la terre et des éléments, Simon Ortiz veut attirer l’attention sur le formidable processus de survie et de maintien des cultures Indiennes, processus  qui allié à la poésie, peut faire prendre conscience aux lecteurs de la relation de partage à ressentir, à vivre avec chaque chose et avec tout. Cette dimension de partage est fondamentale, elle est au cœur de la survie même. La relation au tout est fondamentale pour que l’homme sache sa possibilité de participation dans l’univers, sache et sa place, et sa mesure.

     Simon Ortiz est Pueblo Acoma, il est né en mai 1941 à Albuquerque dans l’état du Nouveau-Mexique de parents dits de « sang pur » qui tous deux appartenaient au clan de l’aigle et qui avaient à cœur de transmettre les valeurs et la culture de leurs ancêtres. Comme de nombreux enfants Indiens de cette époque, le jeune Simon, après l’école primaire, fut envoyé dans un pensionnat pour Indiens dont la mission était d’assimiler et de faire en sorte que ces jeunes Indiens oublient, méprisent  leurs origines et adoptent les valeurs occidentales. Il avoue avoir été très troublé par ces années au pensionnat et avoir trouvé refuge dans les livres. C’est dans cet univers qu’il commença à se confier par écrit, à mettre noir sur blanc des histoires, bien que ne considérant pas encore l’écriture comme une chose sérieuse. Souffrant de sa situation de pensionnaire, Simon Ortiz se fit transférer dans un autre établissement pour acquérir une formation manuelle et de commerce. Il entra dans la vie active en se faisant employer dans une usine nucléaire appartenant à la tristement célèbre firme Kerr-McGee (qui intenta mais perdit, après 8 ans de bataille juridique, son procès contre la réserve Navajo, en 1985). Il économisa de l’argent puis entra à l’université pour étudier la chimie. Après sa licence il s’engagea dans l’armée (alors mobilisée au Vietnam) pour une période de trois ans et en 1966 il réintégra l’université. C’est alors, au sein de l’université du nouveau Mexique qu’il prit conscience de l’émergence d’une littérature « Native American ». Il décida alors de se consacrer à l’écriture et gagna l’université de l’Iowa célèbre pour ses programmes d’écriture créative. C’est en 1969 que sa carrière de poète fut officiellement lancée. Il se joignit alors aux nouvelles voix qui signeront la « renaissance » Indienne. Actif, il réussit à montrer combien cette énergie puisée au cœur des cultures indiennes pouvait révolutionner la littérature, et comment les auteurs Indiens pouvaient se montrer pionniers en matière d’écriture poétique. Pour pleinement comprendre ce dont parle Simon Ortiz, il faut s’imaginer les villages Acoma Pueblo. Ils sont construits au sommet d’une mesa, forme de plateau juchée de falaises sur chaque côté … le village flotte en quelque sorte et est longtemps resté accessible uniquement par des escaliers taillés dans la falaise. Cette communauté Indienne a, pendant des siècles, continuellement habité ce lieu (au contraire d’autres tribus occupant selon leurs mouvements migratoires, divers territoires du continent nord-Américain). Le langage parlé est le Keres, que maîtrise Simon Ortiz. Ces villageois à l’origine, cultivaient la terre, faisaient du commerce avec les Aztèques et les Mayas, puis avec les peuples d’Amérique du nord quand les conquistadors envahirent le sud. Le catholicisme fut « intégré » aux pratiques religieuses locales, pour d’une part donner le change aux autorités colonisatrices, mais aussi parce que cette religion venue de l’Europe était considérée comme déjà inclue dans les principes plus vastes des religions Indiennes. Et les missionnaires fort adroitement instituaient des jours de fêtes qui coïncidaient avec des fêtes Pueblos pendant lesquelles des banquets étaient tenus.

     L’un des poèmes connus de Simon Ortiz, intitulé Making Quiltwork, met en scène comment l’activité de récupération des tissus, puis de couture, évite aux habits et étoffes usagées de se retrouver intégralement à la poubelle. Ortiz établit ainsi une analogie avec les vies humaines qui elles aussi peuvent être rassemblées en une couverture d’existence humaine. Les couvertures sont les métaphores des vies Indiennes. Il dit : “Folks here live by the pretty quilts they make, more than make actually, more than pretty.” Les gens vivent auprès des jolies couvertures qu’ils fabriquent, plus que fabriquées en fait, plus que jolies.” L’idée étant que chaque jour est ajouté un morceau, un carré au patchwork de leur existence. Et l’image s’étend ensuite quand Ortiz explique ce que les couvertures sont pour les cultures Indiennes : “Indian people who have been scattered, sundered into odds and bits, determined to remake whole cloth.”  « Les peuples Indiens qui ont été éparpillés, décimés et disséminés en des endroits  improbables, sont déterminés à refaire l’habit tout entier. » Malgré les temps amers et difficiles les populations Indiennes redressent la tête, ne sont plus victimes, veulent reconstruire ce qu’elles avaient perdu et cherchent à préserver leurs cultures. Ortiz montre toute la force et l’optimisme des Indiens qui malgré les épreuves subies dans le passé, conservent une force de survie telle, que pour finir ils triompheront des tragédies, ce qui se fera par l’intermédiaire de l’art car ces peuples ont une tradition inégalée de créativité exercée au quotidien. A la fin du poème le narrateur demande au lecteur de regarder ces habits multicolores, ce qui est une façon d’attirer l’attention sur la beauté des différentes cultures Indiennes dont l’auteur est un membre actif, participant à la fabrication de cette grande couverture humaine.

Un autre poème est construit comme un entretien entre l’auteur lui-même et une femme dont on ne sait pas le nom. Le poème souligne la force des stéréotypes qui continuent d’être véhiculés à propos des Indiens d’Amérique. Le poème s’intitule A New Story (une nouvelle histoire).

A New Story

Several years ago,
I was a patient at the VA hospital
in Ft, Lyons, Colorado.
I got a message to call this woman,
so I called her up.
She said to me,
"I'm looking for an Indian.
Are you an Indian?"
"Yes," I said.
"Oh good," she said,
"I'll explain why I'm looking
for an Indian."
And she explained.
"Every year, we put on a parade
in town, a Frontier Day Parade.
It's exciting and important,
and we have a lot of participation."
"Yes," I said.
"Well," she said, "Our theme
is Frontier,
and we try to do it well.
In the past, we used to make up
paper mache
Indians, but that was years ago."
"Yes," I said.
"And then more recently,
we had some people
who dressed up as Indians
to make it more authentic,
you understand, real people."
"Yes," I said.
"Well," she said,
"that didn't seem right,
but we had a problem.
There was a lack of Indians."
"Yes," I said.
"This year, we wanted to do it right.
We have looked hard and high
for Indians but there didn't seem
to be any in this part of Colorado."
"Yes," I said.
"We want to make it real, you understand,
put a real Indian on a float,
not just a paper mache dummy
or an Anglo dressed as an Indian
but a real Indian with feathers and paint.
Maybe even a medicine man."
"Yes," I said.
"And then we learned the VA hospital
had an Indian here.
We were so happy,"
she said, happily.
"Yes," I said.
"there are several of us here."
"Oh good," she said.
Well, last Spring
I got another message
at the college where I worked.
I called the woman.
She was so happy
that I returned her call.
Then she explained
that Sir Francis Drake,
the English pirate
(she didn't say that, I did)
was going to land on the coast
of California in June, again.
And then she said
she was looking for Indians . . .
"No," I said.

 

 

Il y a quelques années
j’étais soigné à l’hôpital  pour les vétérans de l’armée
à Ft, Lyons, Colorado.
J’ai reçu un message me disant d’appeler cette femme,
Ce que j’ai fait.
Elle me dit :
« Je cherche un Indien.
Etes-vous Indien ? »
“Oui” répondis-je.
« Oh très bien” dit-elle,
« je vous explique pourquoi je cherche
un Indien. »
Et elle expliqua.
« Chaque année, nous faisons défiler la parade
en ville, la parade du jour de la frontière.
C’est passionnant et c’est important,
cela demande une grosse part de participation. »
« Oui » dis-je.
« Voilà, » dit-elle, « notre thème
est la frontière,
et nous essayons de faire ça bien.
Dans le passé, nous fabriquions
des Indiens de papier-mâché,
mais il y a des années de cela. »
« Oui » dis-je.
« Et plus récemment,
nous avions des gens
habillés comme des Indiens
pour faire plus authentique,
vous voyez, des vraies personnes. »
« Oui » dis-je.
“Bon” dit-elle,
“cela ne semblait pas correct,
mais nous avions un problème :
Nous manquions d’Indiens. »
« Oui » dis-je.
« Cette année nous voulions faire bien les choses.
Nous avons cherché de fond en comble
mais il ne semble pas y avoir d’Indiens
dans le Colorado. »
« Oui » dis-je.
“Nous voulons que ce soit réel, vous comprenez,
nous voulons mettre un vrai Indien sur le char,
pas un mannequin de papier mâché
ou un blanc déguisé en Indien,
mais un Indien réel avec des plumes et des peintures.
Peut-être même un homme-médecine. »
« Oui » dis-je.
« Ensuite nous avons appris qu’à l’hôpital des vétérans
se trouvait un Indien.
Nous en étions heureux, »
dit-elle d’un ton réjoui.
« Oui » dis-je,
« nous sommes plusieurs ici. »
« Oh parfait, » dit-elle.
Bien, le printemps dernier
J’ai reçu un autre message
à l’université où j’enseignais.
J’appelais donc la femme.
Elle était si heureuse
que je donne suite à son appel.
Alors elle expliqua
que Sir Francis Drake,
le pirate Anglais
(elle ne le précisa pas, c’est moi qui le fit)
allait de nouveau débarquer sur la côte
Californienne en juin.
Puis elle dit
qu’elle cherchait des Indiens …
“Non”, dis-je.

 

Le poème souligne l’ignorance qu’ont les Anglo-américains de la diversité des différentes cultures, des différents peuples Indiens. Dans l’inconscient collectif seuls les Indiens des Plaines existent et représentent le tout des populations indigènes. Le manque d’Indien évoqué est le résultat du génocide et des traitements atroces subis par les Indiens au long de l’histoire de la colonisation.
Quant au pirate Francis Drake, il est resté célèbre pour avoir « exploré » l’Amérique après avoir fait un tour du monde. Il fut accueilli par des tribus locales qui le nourrirent et lui fournirent les stocks nécessaires pour continuer son périple. Il a été rapporté que ces Indiens le considéraient comme une divinité, qu’ils l’avaient même couronné, qu’ils lui vouaient une forme de culte puisque ces gens n’avaient jamais vu d’Européens auparavant. C’était donc insultant de demander à des Indiens contemporains de répéter cet épisode où ils se seraient trouvés en position humiliante, en train de vouer un culte à un Européen. Bien entendu Simon Ortiz refusa de cautionner et de participer à un tel mémorial. Il répond non, et c’est le premier non après une série de oui répliqués à la femme. Il est symbolique et marque l’attitude que les Indiens désormais adoptent, ils veulent garder leur dignité et ne se soumettront plus aux mascarades et fantaisies qui salissent leur image, qui dénient l’histoire dramatique qu’ont vécue leurs ancêtres, (comme par exemple l’avait fait le Wild West Show de Buffalo Bill.)

     Simon Ortiz exprime souvent le mouvement de conscience et la vie humaine comme un voyage. Le langage serait "un mode de vie qui est chemin, un sentier, une piste que je suis pour rester conscient autant que possible de ce qui m’entoure et de la part que je suis et assume dans la vie". Le langage et donc l’écriture inscrivent un passage de connaissance et de connaissance de soi. Il permet à quelqu’un de trouver une route à suivre depuis l’individuel et l’intérieur vers l’extérieur et vice et versa. Deux exemples ci-dessous :

 

Blind Curse

You could drive blind
for those two seconds
and they would be forever.
I think that as a diesel truck
passes us eight miles east of Mission.
Churning through the storm, heedless
of the hill sliding away.
There isn’t much use to curse but I do.
Words fly away, tumbling invisibly
toward the unseen point where
the prairie and sky meet.
The road is like that in those seconds,
nothing but the blind white side
of creation.

                   You’re there somewhere,
a tiny struggling cell.
You just might be significant
but you might not be anything.
Forever is a space of split time
from which to recover after the mass passes.
My curse flies out there somewhere,
and then I send my prayer into the wake
of the diesel truck headed for Sioux Falls
one hundred and eighty miles through the storm.

 

 

     Juron aveugle

Vous pourriez conduire aveuglé
pendant ces deux secondes
et elles seraient éternelles.
Je pense cela pendant qu’un camion diesel
nous double douze kilomètres à l’est de Mission.
Ballotté par la tempête, inconscient
du glissement de la colline.
Il n’y a pas grande utilité à jurer mais je le fais.
Les paroles volent au loin, trébuchant
invisibles en direction du point occulte où
prairie et ciel se rencontrent.
La route ressemble à ça pendant ces secondes,
rien d’autre que le côté blanc aveugle
de la création.

                        Vous êtes là, quelque part,
une minuscule cellule qui lutte.
Vous pourriez être seulement significatif
mais vous ne pourriez pas être n’importe quoi.
Toujours est un est espace de temps éclaté
à partir duquel récupérer après que la masse soit passée.
Mon juron s’envole là-bas quelque part,
et puis j’envoie ma prière dans le sillage
du camion diesel se dirigeant vers Sioux Falls
deux cent quatre-vingt-dix kilomètres dans la tempête.

 

 

Culture and the Universe

Two nights ago
in the canyon darkness,
only the half-moon and stars,
only mere men.
Prayer, faith, love,
existence.
                       We are measured
by vastness beyond ourselves.
Dark is light.
Stone is rising.

I don’t know
if humankind understands
culture: the act
of being human
is not easy knowledge.

With painted wooden sticks
and feathers, we journey
into the canyon toward stone,
a massive presence
in midwinter.

We stop.
                       Lean into me.
                       The universe
sings in quiet meditation.

We are wordless:
                       I am in you.

Without knowing why
culture needs our knowledge,
we are one self in the canyon.
                                                                    And the stone wall
I lean upon spins me
wordless and silent
to the reach of stars
and to the heavens within.

It’s not humankind after all
nor is it culture
that limits us.
It is the vastness
we do not enter.
It is the stars
we do not let own us.

 

        Culture et l’univers

Il y a deux nuits
dans l’obscurité du canyon,
seulement une demi-lune et des étoiles,
simplement des hommes.
Prière, foi, amour,
existence.
                 Nous sommes mesurés
à l’aune de la vastitude au-delà de nous.
Le noir est la lumière.
La pierre s’élève.

Je ne sais pas
si le genre humain comprend
la culture : l’acte
d’être humain
n’est pas un savoir aisé.

A l’aide de bâtons peints
et de plumes, nous voyageons
dans le canyon vers la pierre,
une présence massive
au milieu de l’hiver.

Nous nous arrêtons.
                                Penche toi sur moi.
                                chante l’univers
paisiblement dans sa méditation.

Nous restons muets :
                                  Je suis en vous.

Sans savoir pourquoi
la culture a besoin de notre connaissance,
nous faisons un dans le canyon.
                                                             Et la paroi rocheuse
sur laquelle je me tiens me fait tournoyer
silencieux et muet
pour atteindre les étoiles
et les cieux qui vont avec.

Ce n’est pas le genre humain après tout
pas plus que la culture
qui nous limitent.
C’est la vastitude
que nous ne pénétrons pas.
Ces sont les étoiles
que nous ne laissons pas nous posséder.

     
Sources: After and Before the Lightning (University of Arizona Press, 1994) et Out There Somewhere (University of Arizona Press, 2002)

     En guise de conclusion dire qu’en 1981, From Sand Creek: Rising In This Heart Which Is Our America, est un recueil remarqué qui reçut le prix pushcart de poésie ; il narrait  le massacre des Cheyennes et Arapahos perpétré à Sand Creek le 29 novembre 1864. Mais les poèmes de Simon Ortiz ne sont pas uniquement centrés sur les traumatismes subis par les peuples Indiens non plus que sur la culture Acoma Pueblo, ils parlent avant tout de la condition humaine, ils observent, décrivent et nous instruisent en nous donnant la preuve que chaque vie peut être une œuvre d’art. Simon Ortiz ne se complait pas dans la narration des atrocités commises, il regarde lucidement l’histoire et nous éclaire en nous montrant que les Euro-Américains furent eux aussi les victimes de la colonisation : victimes de leurs propres ambitions, victimes de leurs aveuglements, leur ignorance, leurs conditionnements. Et si les « blancs » reconnaissaient cela, ce serait peut-être le premier pas vers la guérison, le premier pas vers l’apaisement des traumatismes car cela offrirait une base commune, à savoir une juste appréciation des responsabilités à partager désormais pour le futur de l’humanité et de la planète. Ce que nous montre Simon Ortiz, c’est la force de la culture des Indiens d’Amérique du nord qui demande à l’humain d’aimer, de respecter, d’être responsable de soi mais aussi des autres afin d’être transmise et de permettre non seulement la survie mais une vie en harmonie. Sa poésie témoigne de cette ambition et au-delà, le message qu’il fait passer dans ses poèmes est que l’état Américain, s’il veut lui aussi survivre, doit reconnaître la réalité des Indiens, la réalité de l’histoire de ce continent Indien. Le rôle des auteurs Indiens serait donc d’aider l’Amérique à aller au-delà des stéréotypes et des manipulations enregistrées par les politiques, par les écrits occidentaux et Euro-Américains, afin que la survie de la planète soit envisageable. C’est en passant par la reconnaissance des effets néfastes et destructeurs de l’exploitation coloniale et particulièrement  sur les populations et cultures Indiennes, c’est en luttant contre cette mentalité de prédateur, que les Etats-Unis pourront construire une société plus juste et un environnement sain.

Pour aller plus loin : Vent sacré. Une anthologie de la poésie féminine amérindienne publiée il y a peu sous la direction de Béatrice Machet.

 

 




Extinction (2)

 

 

 

« I’m becoming a ghost,
So, nobody can knock me. »

Jack White,  All Alone in my home

 

 

              Autrefois, les pensées furent comme des mouches noires. Un éclat cruciforme de métal en fusion lui ôta un instant la vue. Une fissure. Sa vue des choses comme monde. Un éclat de lumière en fusion aurifia ses yeux noirs et blancs.

            Autrefois. Ses yeux, à elle. Bleus et blancs de grand plein jour. Entre eux. Le silence glacé et métallique des mots vidés de sève. Des paroles exsangues.

            Les étoiles purpurines, larmes pur d'yeux invisibles. Les étoiles, yeux de feu du sublime abîme absolument insondable. La bruine qui s'écoule doucement dans l'air uniformément doux de la nuit, composée de minuscules larmes célestes. Les mots s'élèvent de son cœur-étoile.

 

Elle, jeune fille.
Entre eux. La chaleur d'un silence essentiel.
La prière des corps.

 

            Et puis ce jour-là elle avait pleuré dans ses bras.  C’était tant de temps plus tard, plus loin. Et, comme si quelque chose vraiment existait encore. Vivait encore entre eux. Comme si… Il l'avait consolé. Enlacés. Désolés. Ils étaient restés là, au milieu des cartons, des sacs éventrés, troués, rongés par le feu acide du temps. Là, au cœur de toutes ces choses qui avaient été amassé, accumulé et qui avaient pesé sur leur vie. Leur vie commune, à eux et aux objets, aux choses acquises mais pas vraiment chéries, pas comme il aurait fallu. Tous ces amis maltraités étaient devenus poison. Des kilos de plastique, de bois, de verre, de céramique et de tissus sans vie, sans vie, ils en étaient persuadés. Maintenant il fallait s'en débarrasser, les liquider, en fermant les yeux, vite, vite, sans y penser. Sans laisser aux objets le temps de les ramener vers les émotions passées, enfouies désormais sous d'autres kilomètres de tissus et kilos de verres, de bois, de plastique... Les oiseaux chantaient, ils martelaient les étincelantes paroles sonores de leur poésie rythmique, indifférents en apparence à cette déchirure. Et le vent aussi, insensible vent qui faisait tintinnabuler les feuilles et les fleurs, et le lilas de blancheur virginale qui éclatait en frisson...

Maintenant tout est éteint, tout est fini

 

 

Quel était ce parfum à ses yeux,
Cet ondoiement à ses cheveux ?
Ce sentier semblait si lumineux
Qui frôlait l’église d’où
Elle contemplait les cieux

Les nuages percés, les âmes emperlées
En carence de fièvres
La cadence est mièvre
Les prières bâclées.

Dis moi, dis moi,
Combien de perdrix
Pour faire ce pré tout gris ?

Dis-moi, dis-moi,
Quel est cet appétit
A perdre ce qui est acquis ?

Tu jettes des cailloux
Dans ma rivière
Mais, rien à faire,
L’eau placide en reste claire
Rien ne la trouble,
Elle reste limpide
Elle demeure fière…

 

 

            Les mots s'élèvent de son cœur aurifère ! Appel insondable. Parole non formulée, irréductible à une formule. Pure parole du cœur d'or. Suivent, encore : [… inaudible]

            Sur le chêne une corde. Oui, là, un nœud. Pourrissant l'attache se cache, imitant le lierre, singeant la liane. Les jeux furent continuels. Continuent-ils (invisiblement cruels, hors de portée) ? Un rire cristallin s'enfuit, infini. Caracole, cour, dégringole. Le rire d’une petite enfant qui agite ses frêles guiboles qui, à peine, la porte. Qui courre et qui rit en s’échappant sur le vert tranchant de l’herbe, déplaçant l’air embaumé de la fragrance de l’herbe fraîchement coupée. Qui courre et rit à perdre haleine ensemble. Le rythme saccadé de la respiration inséparable de l’hilare hoquet. Tout cela chancelant. 

            Autrefois ce fut une plage. Le soir, tard. Il est toujours tard dans la mémoire. Une lumière agonique, et des ombres découpées, et la mer immense et noire. Des silhouettes qui s'ébattaient comme taillées, par une lame émoussée. Et la mer, intense et noire qu'on entendait plus qu'on ne la voyait. Tout s'éteignait et l'on devinait. Les choses, les mots, tout se fondait, et s'infondait, tranquillement, paisiblement. Sans confusion. Paisible dragon. Tout, les mots, les choses, les rires s'unissaient distinctement. Et les lumières de l'obscurité révélaient les vérités infuses. Entendre les couleurs, goûter les sons, voir son souffle. Les pensées sont plus nombreuses que les grains de sable, et une mer lisse, abysse inconcevable les recouvre. La mer lisse de l’ordinaire. L’eau lourde du ON…

            Autrefois, ce furent les vagues; autrefois, toujours le soir… mais, la mémoire n'est pas pour les souvenirs.

            Allait-il se relever. Allait-il se lever ? S'extraire de cette couche ? Dans cette humilité il y avait une puissance. Une puissance de mort/vie. « Si le grain ne meurt… ». Et puis, la semence et la terre, assassine fertile. La nature muette et puis les mots. Les mots, qui contenaient une puissance de mort/vie.

            Allait-il se défaire ?