Rouge contre nuit (4)

Ne crois qu’en la lumière, celle qui t’oblige à ouvrir les lèvres.

 

Feuille pliée : principe établi des poèmes publiés par Laurent Albarracin au Cadran ligné. Texte unique, d’une dizaine de lignes maximum, tenant sur une page. Laurent Albarracin explique : « Ce qui me plaît dans cette contrainte en partie liée au choix de coûts réduits de fabrication et de port, c'est bien sûr l'obligation d'excellence du poème, le fait qu'il devra tenir debout isolément, faire livre si je puis dire à lui tout seul. Cela implique pour moi un fonctionnement au coup de cœur absolu, chaque poème devant m'émerveiller assez pour le publier tel quel et non pas j'allais dire mitigé dans un ensemble. J'aime assez en poésie les notions de densité, d'évidence pour penser qu'un poème seul, par l'éclat qui peut être le sien, puisse mériter une édition à l'unité. »1

La couleur ivoire porte un seul poème donc, celui de Pierre Dhainaut, Lignes de faîtes. Quels faîtes, quels sommets ? La vision quotidienne de la ligne d’horizon se perdrait-elle parfois dans le ciel de la mer du Nord ? Où lire les lignes du vol des « oiseaux de la mer » ?

Nous connaissons la houle et le souffle que les poèmes de Pierre Dhainaut partagent dans l’espace clos du texte. Or le premier vers résonne dans les autres : même injonction dont le verbe varie (de la restriction du vers 1, au conseil puis à l’interdiction et à l’incitation dans les suivants) pour enserrer avant de la rendre à l’air la nécessaire ouverture. Rien n’est clos : cinq phrases (apophtegmes ?) pour que les noms ne préexistent pas à l’accueil, ils fixeraient un seuil à la perception.

Ce qu’il faut dénouer, les lettres, une à une entrées dans le poème, le révèlent alors.

« [L]es ailes, les vagues », en deux extrêmes juxtaposés, signent l’alliance. Vers ces deux pôles mène l’injonction déclinée dans le poème.

Rythmes, assonances et allitérations les lie par l’écho sonore :

« Les ailes, les vagues avant de voir écoute le cœur est d’accord. » (Les consonnes par trois : l-v-t.)

Les signes, inscriptions ouvertes au silence et au son élargissent l’espace. Somme de noms révélés dans le désordre d’une floraison secrète et nécessaire.

Pour l’exprimer – un élan. Ligne d’horizon initiée par le poème dont l’accomplissement scelle la seule promesse.

 

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Les livres de la collection « d’un seul poème » sont imprimés à cent cinquante exemplaires sur papier vergé. Le Cadran ligné - Le Mayne – 19700 Saint-Clément

http://www.netvibes.com/albarracin#Ce_que_je_fais_parfois

laurent.albarracin@gmail.com




Extinctions (1)

 

« Cette nuit, j'ai vu l'arbre de ma peine sortir de mon cœur ; et couché sur le dos, les yeux dans les étoiles d'hiver, chétif, lié à ma mère, et tel que je serai dans le ventre éternel, renoué au nombril de la mort, je mesurais avec le calme du vertige suprême, le jet de la tige douloureuse ; et je suivais du regard mon arbre dans toute sa croissance, depuis les racines du sein noir jusqu'aux glands des planètes et à ces capitales de lumière, qu'on dit aussi naïvement asters. J'étais là, comme une écaille à l'écorce de la vie et de la terre. »

Suarès, Dostoïevski, Cahiers de la Quinzaine, Huitième cahier de la treizième série, Paris, décembre 1911

 

 

I.

 

« Sois sage ô ma douleur et tiens toi tranquille, tu réclamais le soir, il descend le voici, aux uns portant la paix... » chantait un poète.

           

            Les mots émergent. Les derniers, pour lui. Réminiscence avant l'extinction. L’effrayante. La charmante. Si redoutée, si longtemps et ardemment souhaitée.  Quelques mots, une mélodie diaphane. Avant, avant. Portés par la voix d'un chantre qui chantait comme plus aucun n'oserait le faire aux jours effarants des aujourdemains qui vont aussi, aussi, dans un soulagement... s'éteindre.

 

            Etendu. Là. Le crâne empli d'un froid glacial et suprêmement calme. Etendu. Là. Au creux de l'humus sombre et humide. L'air tout autour extrêmement saturé d'une sainte odeur de décomposition. Fragrance suave de la mort et de la vie mêlées, intimement entrelacées. Tant intimement. Tout cela se propagera jusques à ses os qui ne craindront plus aucune atteinte. Il n'attend plus, de toute façon, aucune étreinte.

 

Par ta peau, ta présence,
Mon corps s’est fondu dans mon âme,
Reste à mon âme à brûler encore…

A brûler, en-corps,
Les scories des passions anémiées,
D’un passé composé,
Encombré de trépassés décors,
De poussière de « feux trésors ».

 

 

            Il repose, allongé, ses yeux noirs écarquillés jusqu'à l'or pâle des étoiles fébriles, vacillantes. Les étoiles, les étoiles, vacillantes... Les étoiles, les étoiles immobiles mais solides. Solidement ancrées dans l'abîme uniformément obscur du ciel. Formant la carte irisée d'un territoire qui n'est pas. Un territoire qui est par ce qu'il n'est pas. Les étoiles, les étoiles roides ;  éclats de n'être pas. Tout au-dessus de sa tête qui repose là,  parmi les feuilles éteintes, rouges pâles, or sombre.  Et d'autres feuilles encore se détachent et s'abattent autour de lui, parfois, le frôlent, rapaces paisibles pleins d'une inexprimable et lointaine tendresse pour leur proie. Tel ces étoiles, points ultra-lumineux; éteints pourtant. Pleins d'une moite compassion sidérale. Points de repères d'une carte ne définissant aucun territoire. Balises ne balisant nul chemin. Balises qui, quoique nocturnes, irriguent de leur froide luminescence d'albâtre morte le monde qui existe, réel mais plus vivant, jamais... Combien froid éclat. Qui, pourtant, réchauffait ce que clandestinement certains appelaient encore « l'âme ». Ou le cœur. Le cœur, cette étoile dans le corps. Le cœur, étoile au cœur du corps. Vivant et pourtant mort, n'irradiant aucune lumière extra-lumineuse capable de parcourir un temps impossiblement long. Un temps qui n'en est plus. Un temps qui est et n'est pas, que seuls de froids calculs peuvent dire mais qui, est, intrinsèquement, pour le cœur, un pur et obscur mystère. Car le cœur, qui bat la mesure, ne bat pas, en fait, pour mesurer le temps mais... autre chose. Une chose qui n'en est pas une. Un impossible.

 

            Tous ces mots-là n'étaient pas dans sa tête, là, celle qui reposait sur l'humus brunâtre. La tête aux cheveux sales et ébouriffés qui reposaient sur ce qui fut vif et qui ne l'est plus. Ce qui n'est plus vie mais qui participera encore, bientôt, déjà, participe, à ce qui sera vivant et vécu.

            Ces mots-là n'étaient pas dans cette tête-là. Ils y étaient et non. Ils n'y donnaient qu'un ton. Tonalité illusoire et presque défunte de son...

            Comme la brume qui montait en exhalaisons mortifiantes et descendait en rosée céleste, ils flottaient pourtant, tant en lui, l'allongé, qu'autour de lui, l'alanguit.

            Les globes de gui se balançaient d'un balancement imperceptible. La beauté. Mappemondes vénéneuses. Le lierre s'élançait contre les troncs, faussement nonchalant, le parasite qui amoureusement étreint son hôte et le perce. Le transperce de vide. Mort, vie, entrelacées. La vie qui donnant la vie meurt. La mort, en vie, pompant la vie, tue. Et, ayant accompli son œuvre, meurt aussi. Et meurt à une vie nouvelle. Ou plutôt à un nouveau germe de la même et toujours même perpétuelle vie. Orobouros, grand ennui circulaire du cycle clos qui, autophage, se dévore et se régurgite ad nauséam.

            Tous ces mots-là, n'étaient pas dans sa tête. Ils flottaient, autour de son cœur, ils auréolaient son cœur. Ils ourlaient d'une fantomatique lumière pâle son étoile dans son corps.

Extinction.

 




Portraits de poètes russes « méconnus » (1), Vélimir Khlebnikov

 

La verbocréation est l’ennemie de la pétrification livresque de la langue…

(V. Khlebnikov, « Notre Base », in  Vélimir Khlebnikov, Des nombres et des lettres, traduction et préface d’Agnès Sola, collection Classiques slaves, L’Âge d’Homme, 1986)

 

 

Vélimir Khlebnikov (1885 – 1922) n’est pas tant inconnu que méconnu. Méconnu, mal connu car trop souvent l’accent n’est mis que sur un seul des aspects de sa vie poétique. Un aspect est accentué et vient masquer, opaque, l’ensemble. La belle harmonie chaotique de l’ensemble. L’union sans confusion, l’uni-diversité  de la vie poétique !

Le masque le plus commun va de pair avec la facilité du classement en « iste ». Il en va comme pour Tristan Tzara et son encagement dans le mouvement dadaïste. Le ¨ en moins,  Khlebnikov, futuriste, se limiterait à être le plus inventif des inventeurs du langage « zaoum » (transrationnel). Déjà qu’il conviendrait de spécifier les différences radicales entre futuristes italiens et russes (ainsi Khlebnikov fut de ceux qui accueillirent Marinetti en le huant), il est encore plus urgent d’en finir avec le camouflage du « zaoum ». Ce désembuage permettra, en outre, de déterminer aussi tout ce qui poétiquement désencage Vélimir Khlebnikov de son supposé futurisme.

 

Perses, voyez – je viens vers vous
Le long du Sinvat.
Au-dessous de moi c’est le pont des vents.
Je suis Gouchedar – makh,
je suis Gouchedar – makh – le prophète
du siècle présent et je tiens dans ma main
Frachokereti (le monde futur).
Aujourd’hui, si une jeune fille
et un adolescent se baisent aux lèvres,
ils sont – Matia et Matian, premiers levés
des cercueils de pierre du passé.

(traduction Luda Schnitzer,
In Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, Pierre Jean Oswald éditeur, 1967, p.199)

 

 

Si à la fin de ce curieux poème, qui appartient à son « cycle iranien » (La Trompette de Gul-Mullah), le poète promet à la Perse qu’elle deviendra un « pays soviétique » c’est que pour lui le soviétisme universel devait être le topos de la paix mondiale, de la réunification et de l’entente. Briser le joug conjoint du temps et de la séparation des langues : « aux langages nous tordrons le cou, comme aux oisons, leur cacardage nous ennuie. »

C’est bien contre le temps, Chronos, le dévoreur, que Khlebnikov s’élève. Dans un texte théorique il écrit que son but ultime fut « de trouver une justification aux morts », à tous ceux qui durent se coucher dans les cercueils de pierre du passé. Ses recherches et ses trouvailles sont toutes déterminées par ce but. Trouver et déjouer les lois du langage et du temps. Langage mathématique et langage verbal sont les deux champs de recherche que Khlebnikov entrelace sans cesse dans sa quête de l’unité et de la paix : « Qu’est-ce qui vaut mieux la langue universelle ou le massacre universel ? »

 

 A son grand poème épique et philosophique, Khlebnikov donne le titre de Ladomir. Et ce mot est le nom du pays à venir, paisible et radieux. Forgé sur Lado beau, bien (qui dérive de la grande divinité féminine Slave Lada) et de mir qui, en russe, signifie à la fois monde, univers et paix. Le mot est polysémique. Que les sens concordent enfin dans la concorde c’est l’espérance que porte cette proximité non encore réalisée, non advenue. Les premières lignes introductives de l’immense Philosophie de la cause commune de Nikolas Fedorovitch Fedorov interrogent ainsi : « Pourquoi donc les mots paix et monde ne sont-ils pas synonymes ? Pourquoi donc la paix, selon certains, n’existe que dans l’autre monde et, selon d’autres, pas plus dans ce monde que dans l’autre. » 

 

Extraits de Ladomir

Là-haut, vers l’universelle santé
Gorgeons les verbes de soleil.
Comme Péroun le long du Dniepr
Voguent les trônes en dieux déchus.
Envoles toi humaine constellation
Toujours plus loin dans les vastes espaces,
Fond les dialectes terrestriels
En une unique langue des mortels

La divinité fluviale
Tracera la courbe des verdures
Toujours, à jamais, ici et là !
Tout à tous, toujours et partout –
Notre appel filera par-delà l’étoile !
La langue d’amour se répand  sur le monde,
Le Cantique des Cantiques demande
à aller au ciel.

(Traduction Jolif-Maïkov)

 

Etrange futuriste, curieux soviétique, qui ne met pas le feu aux « musées » de la mémoire ancestrale, qui ne fait guère du passé table rase. Certes, athée, il l’est. Si le petit Viktor (son prénom, qu’il modifiera dans un sens plus archaïque) fut élevé par ses deux parents scientifiques dans un athéisme parfait il n’échappera pas au poète Vélimir que la source la plus ancienne de la poésie se trouve dans les contes et les légendes populaires dans lesquels le naturel de la vie quotidienne la plus ordinaire est toujours irrigué par le surnaturel qu’il soit céleste, féerique, divin ou souterrain, démoniaque, maléfique. Et cette ambivalence il la découvrit dans la contradiction interne du  langage qu’il classifiera ainsi  :  domestique/usuel – libérateur/créatif (1).

Esprit mathématique, brillant, rationnel, il l’est ; d’une rationalité débordée par une inspiration exaltée. Il aimera, par exemple, la Volga de son enfance d’un amour immodéré et poétique à l’excès. La « grande divinité fluviale » qu’on peut aussi rapprocher de la déesse Lada des Slaves, c’est encore elle :

 

Eh quoi ! En mère, en louve farouche jadis,
Volga hérissait son poil
Quand la mort s’approchait
Du lit de ses enfants.
Maintenant, ses enfants elle les dévore elle-même,
Les lances en fagots dans le four du temps ?
Qui t’a crevé les yeux ?
Dis, c’est un mensonge !
Dis, c’est un mensonge
Payé cinq sous la ligne !
Volga, redeviens Volga !
Hardiment, comme tu sais le faire
Regarde l’univers droit dans les yeux !

(traduction  L. Schnitzer, op.cit., p. 209)

 

Ses poèmes iraniens émanent eux de son aventure en terre perse. Parti de Bakou avec l’Armée  Rouge pour la campagne de Téhéran, il s’égare lors de la retraite. Au lieu de suivre les troupes il  se met à divaguer à la poursuite d’un « très intéressant corbeau à une aile blanche ». Son père lui avait transmis une forte passion pour l’ornithologie et les références antérieures à « l’aile » unique sont assez nombreuses. Il sera recueilli par des pêcheurs iraniens qui  baptisent celui qu’il prenne pour une sorte de « derviche russe » du nom de Gul-Mullah, « prêtre des fleurs ».

 

Malgré son souhait qu’on ne prophétise plus avec l’écume aux lèvres mais grâce au pur intellect seul, le « Derviche russe », le  pèlerin perpétuel, girovague, il fut  fol-en-poésie… Sa rationalité transrationnelle, à dire le moins. Khlebnikov toujours en mouvement. Comme ses vers ou sa prose. L’unité de la vie poétique. Etre statique c’est être mort. C’est être la proie hypnotisée du temps. Mais, dans le même temps par son verbe unique, par son verbe qui constamment s’élève en spirale vers l’imaginal et fond en piqué vers le réel-quotidien, le poète voit bien que dans cet arrêt, de cet arrêt, il y a la promesse d’un mouvement nouveau, d’une résurgence, d’une ressuscitation (espérance qui est le terme à venir de la Cause commune tel que définie par N.F. Fedorov)…

 

Futurien… C’est le terme forgé par les artistes Russes pour se démarquer des futuristes. Et notre poète ce n’est pas le futur qui le fascine, le subjugue. Le futur c’est encore et toujours être sous la coupe du temps. Le futur est toujours là. A peine le temps de le dire et le voilà. A peine le temps de sauter une ligne qu’il vous saute à la gorge, affamé !

 

Lada, Peroun, les vieux dieux des Slaves. Sinvat, le pont des vents, le passage vers l’autre monde de la cosmogonie des Guèbres, adorateurs du feu. Khlebnikov prend à pleine main l’héritage le plus ancien et le projette dans l’ici-maintenant pour lire-dire le présent transformable … en un avenir délié du temps, de la durée, de l’effacement. C’est Ladomir cet à-venir. C’est en perçant la croûte anesthésiante et sclérosante de ce monde toujours ici et actuel qu’on vainc l’assassine désunion.

En déterrant les lois premières, camouflées, des mots et du temps qu’on s’achemine vers la fraternité authentique.

 

« Ainsi la langue transrationnelle (zaoum) est l’embryon de la future langue universelle. Il n’y a qu’elle pour unir les hommes. Les langues raisonnables ne font plus que désunir. » (« Notre Base », op.cit.)

 

L’art poétique de Khlebnikov est la mise en pratique de ses théories linguistiques et mathématiques, ces théories la mise au clair de ses intuitions poétiques. Aussi la langue zaoum est-elle, en effet, à la fois centrale et accessoire. Zaoum est pour trans-rationnelle (2), qui dépasse, surpasse la raison (razoum). C’est un terme inventé par une clique de futuristes russes. Khlebnikov, par sa connaissance intime des vieilles coutumes russes sait que le peuple n’a jamais hésité à forger des termes pour désigner des phénomènes nouveaux ou inattendus. Il devait bien savoir aussi, quoiqu’il n’en fasse pas mention, que cette notion de zaoum trouvait également une racine dans une vieille expression russe désignant la folie : « être passé par-dessus sa raison » i.e avoir perdu la tête, le bon sens…  Et que la pratique de la glossolalie s’était conservée dans les strates les plus archaïques du peuple. Au sein même de l’Eglise dissidente des Vieux-croyants, auxquels se rattachaient d’ailleurs des poètes contemporains tels que Kliouev ou Essenine…

 

« Le fait que, dans les incantations et les conjurations, la langue transrationnelle prédomine et supplante la langue rationnelle prouve qu’elle a sur la conscience un pouvoir particulier et qu’elle a un droit particulier à exister à égalité avec la langue rationnelle. » (« Notre Base », op.cit.)

 

C’est en appliquant, entre autre, la théorie zaoum à sa poésie que Khlebnikov va plus loin et découvre la portée fulgurante de la similitude consonantique. La semence des mots, les graines de la compréhension mutuelle. Il en déduit que la première consonne des mots simples oriente entièrement ces mots, donc tous les mots simples commençant par la même consonne désignent des notions communes. V, par exemple, désigne dans les langues d’origine indo-européenne la notion de rotation. 

 

Alors se dévoile l’alphabet stellaire. L’espérance inouïe d’un temps qui, tout en s’écoulant encore, ne blesserait plus, d’un temps unissant tous lieux où l’humanité fraternelle ne serait plus divisée « en une série de marché verbaux » par la division des langues, une plénitude de l’archaïque prébabélien s’épanouissant dans  un état poétique projectif des commencements en commencement par des commencements infinis…

 

(1) Gustav Chpet (1879 – 1937) dans sa recherche sur la forme interne du mot distingua lui, entre une forme interne logique et une forme interne poétique…

(2) Il est intéressant de noter que, dans le domaine philosophique, Semion Frank (1877 – 1950) fit de « transrationnel » l’expression de « l’inconcevabilité objective de toutes les manifestations de l’être en tant qu’unité du rationnel et de l’irrationnel… » cf. Dictionnaire de la philosophie russe, p. 893, L’Âge d’Homme, 2012

 




Rouge contre nuit (3), Jean-Pierre Denis, me voici forêt

 

Les arbres    cachés encore
Mais déjà hors de doute

 

En tel monde, les arbres seraient des êtres. Ils borderaient notre vie, nous le voulons, qu’une forêt soit si forte qu’elle existe. Plus que bois, liés à nos corps comme au ciel (« intensément bleus »). Cela qu’une vérité invérifiable nous fait pressentir, cela lié à l’encre. Entre le bleu, le noir : le poème, ses quatrains réguliers, rassurants – pour ce livre, mille cent strophes.

La table des matières de l’ouvrage, en fin de volume, pourrait nous incliner à penser que l’on a en main un ouvrage didactique complet, à l’ancienne, sur l’arbre. La présentation tend vers l’exhaustivité : essences, parties de l’arbre, son environnement et sa localisation précise, l’usage qui en est fait, sa place dans la vie et la création humaine. Chaque partie, nommée « livre », porte un titre d’étude latinisant, commençant par « De »…

Ainsi, la première partie s’intitule : Des arbres en général et de l’arbre en particulier.

Au début de chaque quatrain, le groupe nominal « les arbres » grisé, détaché du reste du texte, semble une excroissance vivante et menacée (une essence). L’anaphore ancre l’expression et la met en relief. La redite, le refrain : ils donnent vie. On pense aux « branches », celles du Moyen Age, qui désignaient les chapitres d’un livre, parties d’une histoire ou sections d’un texte aux multiples ramifications. Arbre / être, nous sommes de vivantes racines qui plongent en une terre où la vie prolifère.

         Nous entourant, ils deviennent démiurges protecteurs d’une vie exposée sans eux et garantissent l’espace ouvert de la danse ou du vent :

 

« Les arbres    cette ronde
Sous les chênes célèbre
Le culte du vent   le vide
S’emplit de vaines chansons. »

 

         Danse initiée par le vocabulaire : la forte concentration du lexique des arbres et de leur environnement (taillis, bosquets, lisières, haies, clairières…) construit une représentation où la feuille signifie et figure. L’attente (« Un taillis est une forêt /Qui attend son heure ») : projection d’émotions et du temps humain. Patience d’arbre où lire la tristesse plane des champs labourés avant le sous-bois qui annonce les arbres petits ou grands. Ils seront nommés (nerprun, cornouiller, fusain, viorne…) : le vocabulaire usuel des variétés communes autant que celles plus rares pour un chant polyphonique, comme celui des oiseaux.

Le temps des dissections est mentionné, comme toute activité humaine qui coupe et casse :

 

« Un temps singulier où les branches
Furent retirées du tronc
Et le tronc libéré de ses racines. »

 

Épopée en vers dont l’essence se lit dans l’aubier, comme les arbres, les hommes, « [d]ans le cœur de l’homme mutilé ». Les coups, matérialisés à la coupe du vers par « tant /[d]e ». Arbre, au milieu, placé tel un totem autour duquel trouver inspiration, force de poursuivre. Ses propriétés gagnent le narrateur-poète, par imprégnation : à son invitation, l’élévation.

Le regard à l’assaut des cimes. La seconde partie, De chaque espèce selon sa nature, pour une énumération patiente des variétés d’arbres : chênes, hêtres, frênes, châtaigniers, érables, ormes, aulnes, trembles, saules… et chacun, à sa place, se tient. De sa particularité fait une force :

 

« Les arbres hirsutes
Trois petits osiers
Montent la garde
Négligemment. »

 

D’un chant le refrain, ce seraient les noms variés, à la rime, le son [e], fermé, clôture de songe car, fruitiers ou non, toute variété devient socle et symbole (« larmes bleues » du prunier en quête de sa « propre énigme »), témoin d’une histoire personnelle (le figuier : « Enfant j’y recueillais / La promesse du monde. ») ou universelle (l’olivier : « de haute époque il m’ignore. »). L’hommage traverse ces noms : reconnaissance d’une existence, ils titrent chacun des poèmes à la manière d’une encyclopédie(l’index final recense 70 essences différentes).

Le culte panthéiste met au centre du vivant et du sacré la vigueur de l’arbre qui,  dans la diversité de ses espèces, nous dit : « Me voici forêt » !

La troisième partie, Des arbres dans le génie des lieux, replace l’arbre dans son environnement géographique précis. Évoquer le « génie d'un lieu », c'est d'abord faire implicitement référence à un être surnaturel qui l’habite : dieu, déesse, nymphe, djinn, korrigan (en Bretagne), fée, lutin... Ce génie, il importe de ne pas le mécontenter(comme les dieux Lares des Romains et les anaon des Bretons pour la maison).On sait que, dans un sens plus moderne et imagé, il s'agit du caractère propre et particulier d'un endroit, ce qui le rend unique. À chaque lieu, son arbre (et le génie qui le caractérise), ou même sa forêt.L’énumération précise dresse l’inventaire d’une forêt composite, plurielle.

Place au rêve, au ralenti,aux souvenirs d’une enfance, d’une vie, « la toile du pays lent ». Il est associé au silence, sa condition, son multiple. Alors les lieux nommés soulèvent une poussière fertile de mots (Orry-la-Ville, Morvan, au sud du mont Beuvray, ici, en France, ou ailleurs, Inde, Japon, New-York) : aux noms propres s’associent les couleurs, celle de la toile d’azur environnante mais aussi ce qui ne se peut nommer. Part d’énigme, temps immémorial suscité autant que son mystère ou son absence.

Place aussi à l’horreur quand arrive sous les arbres de Lampedusa les débris des bateaux et les corps des enfants noyés qui, « partis sans panier », « sans carte ni permis », ne cueilleront jamais les « pommes d’or » de l’exil. Horreur quand la forêt de pins bavaroise semble si paisible autour de Dachau. Horreur devant la forêt disparue de Matushima, où marchait Bashô, forêt emportée par le tsunami…

Et toujours, anaphoriques et loués, « les arbres », l’encre effacée revenant sur le devant du poème, du quatrain, pour rappeler, chanter et taire une force tangible et secrète. Comme si nulle géographie n’échappait à ce pouvoir diffus, ils reviennent et lancent les vers. Toute saison traversant rencontre les arbres et le poète au cœur de ce dispositif de branches : « Les arbres   me voici » en écho au titre du livre, scellant une rencontre inscrite et désirée.

Les lieux s’élargissent à l’univers entier, Des arbres dans leur rapport au cosmos, en quatrième partie. À l’impératif, une déclinaison d’actions pour l’arbre devenu démiurge : fermez, nouez, soufflez… Aux poètes, il ouvre son sens dans une cosmogonie signifiante (autour des saisons, de la pluie, du brouillard, des oiseaux…) :

 

« Et poètes accrochaient
Les saisons de la lune. »

 

Arbres et livres, en équivalence et en acte, réveillant les « oriflammes » de « rois en fête ». Procession flamboyante ou défilé rituel dans lequel l’arbre en tête indique où se rendre – et pourquoi. Ostensiblement.

 

Le poème et le livre s’ouvrent en ultime partie, Des arbres comme écriture et comme imaginaire. Se confondent le règne végétal et celui de l’encre, le poème devenu racine de l’être aspire à effleurer l’essence. Chacun dépasse ce qu’il semble être, « ce que j’appelle ainsi » menant à l’énigme, l’un passant par l’autre, dans une affinité singulière et signifiante. Comme si l’être humain, unissant la verticalité du tronc à son socle de terre, avait fait vœu de ciel et d’étoile au terme du poème.

Alors le titre s’est paré de l’écorce de ces mots : « Me voici forêt », que disent tour à tour chaque arbre, chaque poème, le livre et le poète lui-même.

 

 

 

 

 




Abdelwahab Meddeb, portrait de l’homme en poète

 

      On présente souvent Abdelwahab Meddeb comme un essayiste, écrivain, homme de radio, universitaire...Il était tout cela bien sûr, mais soyons plus précis, il est et restera avant tout un très grand poète lyrique. C'est ce que j'ai éprouvé lorsqu'en 2010 j'ai eu la chance de passer quelques moments avec lui, à l'occasion d'une rencontre que j'avais organisée autour de la possibilité du dialogue interreligieux. Je l'avais invité le soir pour surplomber les échanges qui avaient eu lieu durant la journée, et il avait conçu une communication sur la notion de substitution, durant laquelle à partir de la tradition la plus éclairée de l'islam, le soufisme, et notamment celui de sa référence privilégiée, le théosophe Ibn 'Arabî (1165-1240), il avait tissé des liens subtils, avec sa sensibilité érudite et son intelligence rusée, entre les trois monothéismes, confirmant que le Coran est bien un livre que les savants doivent interpréter, qu'il contient de multiples ouvertures vers le judaïsme et le christianisme, notamment dans la sourate V (approuvé sur ce point par l'imam de Bordeaux Tareq Oubrou), et que la tradition soufie est une mystique caractérisée par son apolitisme, sa sensualité et sa poésie... Il faut relire Pari de civilisation (Seuil, 2009) pour appréhender la très haute exigence culturelle à laquelle il assigne l'Islam (les Cultures d'islam), avec en annexe cette belle discussion avec le philosophe Christian Jambet, qui s'efforce de montrer que le « voile » est l'apparence que Dieu se donne dans le Livre qu' Il adresse aux hommes.

      Mais c'est à l'occasion de la promenade que nous avons faite ensemble le lendemain matin, pour visiter Nevers, que je suis tombé sous la fascination de cette voix singulière témoignant en chaque mot, en chaque geste, de l'unité d'une vie de poète qui avait décidé, en toutes choses de choisir la jouissance de l'esprit contre la sécheresse de la lettre. Et s'il s'est acharné à combattre l'intégrisme dans l'islam, c'est peut-être d'abord parce que cette posture contre-nature, dans sa logique barbare de dénigrement de la vie et des vivants, ne pouvait que heurter sa sensibilité d'esthète, raffinée jusque dans l'hédonisme, portée par le savoir de l'éphémère dans la beauté fragile de l'instant.  Sur ce point, assurément agnostique, il n'était pas sans faire penser à une certaine aristocratie de l'esprit d'inspiration nietzschéenne.

      Bien sûr, en apparence, l'approche de l'homme peut se faire par deux versants : celui du devoir, un devoir impossible à esquiver depuis les attentats du 11 septembre 2001, plus encore un devoir à exercer frontalement, courageusement, ombrageusement même. Beaucoup d'hommages l'ont rappelé, ce devoir est une question d'héritage personnel, d'appartenance culturelle, celui d'un homme dont l'immense culture d'Islam ne peut que le contraindre à combattre la terrible réduction de l'intégrisme, la maladie de l'islam. Sur ce point, c'est Spinoza, ce « mauvais juif » selon l'expression de Leo Strauss, qu'on a envie d'évoquer. Il ne semble pas qu'Abdelwahab Meddeb, « mauvais musulman » comme il s'était nommé lui-même, ait pu admettre de transiger avec sa liberté pour gagner en sécurité, par exemple en se déplaçant toujours librement au Caire où, pour des raisons personnelles, il se rendait régulièrement, quand la prudence aurait pu lui conseiller de sécuriser ses déplacements. Ce versant du devoir, c'est assurément ce qui l'a conduit à diriger avec Benjamin Stora cet important ouvrage collectif qui constitue un legs généreux et décisif pour l'humanité de notre temps et surtout celle des temps à venir, Histoire des relations entre juifs et musulmans (Albin Michel, 2013).

      L'autre versant de l'homme est celui de la poésie. C'est celui qui éclaire l'unité de sa vie. La poésie procède d'abord, chez lui, de la flânerie érudite pour se transmuer en expérience du monde. Meddeb se présentait en hédoniste raffiné, avons-nous dit plus haut, soucieux de glaner la beauté où elle se trouve quand on cultive l'effort de la discerner, dans les œuvres et par les voyages, dans une relation harmonieuse au présent. Poète de l'errance, il cherche à dire le monde et son unité qu'il pressent, peut-être davantage encore qu'ailleurs, en Méditerranée, mare nostrum, à travers des pérégrinations en des lieux tout autant symboliques que géographiques, Tanger (la pointe de l'Afrique, tournée vers l'Atlantique et la Méditerranée, face à l'Andalousie) ou Tunis (la ville de ses origines), par exemple...Son dernier livre, paru chez Belin, dans la collection « L'extrême contemporain » de Michel Deguy, deux jours avant sa mort, est un long poème qui sonne comme une épitaphe et un testament, Portrait du poète en soufi. Il révèle le poète en marcheur érudit, recueillant dans sa quête le souffle qui anime son chant, empli de ces lieux où s'entrechoquent l'expérience de la beauté et l'expérience du mal. La référence à la mystique et à la sensualité du soufisme est d'un nomade agnostique qui voudrait l'incarner tant il admire la participation civilisatrice de ce courant de l'Islam, malheureusement minoritaire et très étouffé aujourd'hui. Le poème est un souffle d'amour à l'adresse d' Aya  (l'inspiratrice qui marche à ses côtés, à Lisbonne par exemple), un chant qui compose la forme de l'hospitalité vraie , sans éviter la brutalité de l'histoire et de la géopolitique...

 

Berlin, par exemple, avec son paradoxe insupportable :

 

« triste matin à Berlin de ce qu'en a été l'est
au sortir des tombes où résonnent les noms
de Hegel Brecht Marcuse Herman Mann
grisaille qui nous accompagne avec l'idée
que les inspirés de l'Esprit n'aident pas
les humains à conjurer le mal qui les assaille »

 

Ou Jérusalem :

« Absolu perçu raison d'histoire
chez ceux qui ont vaincu
comme chez ceux qui ont perdu
Absolu que scelle le silence des pierres
face au désastre face à la victoire
au lieu de gager Absolu contre Absolu
n'est-il pas juste de céder l'Absolu
à son irrévocable silence ? »

 

Ce qui justifie le poème :

« le monde est un tissu d'épiphanies
tout chose visible porte en elle
les traces de l'Invisible
voir c'est déchiffrer pour interpréter
l'esprit fouille ce que l'oeil reçoit
il perçoit plus que l'offre du regard
toute face tout paysage est enveloppé d'un halo
où grouillent les atomes au-delà des sens
et ces atomes emplissent le champ »

 

L'art poétique, enfin :

« c'est cousu de main sûre
ce montage autour d'un
moment de dense vie
instants délicats et discrets
porteurs de mille virtualités »

 

      Le don du poème d'Abdelwahab Meddeb infuse la vie, la rendant plus vivante. L'intensité n'a pas de prix. L'esprit n'a rien à brader. Rien ne doit disparaître. Tout doit continuer. Et l'amour surtout !

 




Pour Joë Bousquet

 

                «Un des plus grands secrets peut-être pour la poésie, c’est de ne point s’isoler du mouvement général au sein duquel elle se produit, sans sacrifier néanmoins son indépendance aux passions du moment qui s’agitent, sans se jeter en aventurière dans la mêlée des opinions et des intérêts qui se choquent. Il ne faut point, pendant que le monde souffre, qu’elle se livre à de prétentieux et stériles jeux d’imagination, et il ne faut point qu’elle se fasse l’auxiliaire des partis. Il y a un point, une limite où l’expression de l’immortelle vérité humaine prend dans la poésie un intérêt actuel, saisissant et utile.»

 

                                                  Charles de Mazade       (Revue des Deux Mondes T. 11, 1851)

 

I.

 

         D'emblée, il faut bien avouer que Joe Bousquet, né à Narbonne (Aude) le 19 mars 1897, mort à Carcassonne le 28 septembre 1950, est dans les trois ou quatre plus grands écrivains-poètes de la première moitié du XX ème siècle, mais aussi l'un des plus méconnus, pour ne pas dire : ignorés. Il est de ceux, comme O.V. De L. Milosz, St Pol Roux ou P. de la Tour du Pin, qui se sont retrouvés, – comment dire ? - de gré ou de force, investis dans une aventure de l'esprit strictement personnelle et singulière, alors qu'ils n'ambitionnaient pas, lorsqu'ils ont commencé à recourir à l'écriture, d'accéder à des sphères qu'on a souvent considérées comme «mystiques». Si, au départ, ils se sont approchés de la littérature pour des raisons propres à chacun, on pourrait qualifier globalement leurs démarches – celle de Joe Bousquet, en tout cas ! - «d'auto-thérapeutiques». On entendra par là un travail sur soi et sur ce qu'on nommerait aujourd'hui l'interface entre le moi et les choses, destiné à rendre habitable (Cf. Hölderlin) l'univers où, jetés à la naissance « de quelques coups de serviette et un soupir » comme le dit Joe fort joliment, certains êtres, par leur nature ou par les accidents du destin (en général les deux), ont la plus grande difficulté à vivre, - plus exactement de fait à survivre -, tant les agressions et les handicaps qu'ils subissent leur donnent le sentiment d'avoir été projetés sans mode d'emploi en un monde hostile, cruel, inexplicable - « En ce monde où rien n'est expliqué, ce qui manque le moins c'est bien le mystère !», remarquait notre poète - et périlleux. Le sentiment de ce péril, sorte de vertige de la jeunesse et particulièrement de l'adolescence, comme tous les vertiges donne envie, à force de se sentir constamment imbriqué dans des engrenages où rôde l'idée de la mort possible, de s'y précipiter délibérément, ainsi que le vertigineux se jette dans le vide afin d'en finir avec la peur qui le taraude. Bien entendu, pour qu'intervienne le passage à l'acte, il faut qu'un événement particulier concrétise le mal-être, rassemble sur lui comme en un symbole la somme générale de tout ce qu'a d'insupportable l'environnement auquel la personne souffrante est en butte.

 

         En ce qui concerne Joe Bousquet, la circonstance décisive, connue des initiés, se présente ainsi : après une naissance difficile – son père l'ayant cru mort-né dans un premier temps, avait soupiré « Quel dommage, c'était un garçon... » - un jeune garnement de la jeunesse dorée provinciale de Carcassone, fils de médecin, assez remuant et adulé de sa mère comme héritier de l'avenir de la famille, achève une adolescence par toutes sortes de frasques amoureuses, dont la principale est la rencontre d'une jeune femme (Marthe) un peu plus âgée que lui.

         Né à Narbonne le 19 mars 1897, il a eu, à ce qu'il en a dit, une enfance heureuse. Promis à des études à HEC, il doit y entrer en 1915. Cet avenir terne et bourgeois n'excite pas le jeune homme, qui aurait plutôt l'humeur à l'aventure et de l'énergie à revendre. De plus, il y a eu quelques querelles entre les amoureux, car Joe, s'il a des côtés, il l'avoue, quelque peu voyou et volage, est aussi d'un tempérament fougueux, jusqu'au boutiste, et secrètement idéaliste. Sa maîtresse est d'un caractère plus « rassis » et sinon raisonnable, disons plus « réaliste ». Plus âgée aussi, et plus ou moins pessimiste sur l'avenir avec un aussi jeune homme. Manifestement, elle n'aura pas beaucoup pris au sérieux l'éventualité d'une liaison durable avec Joe, et sera restée dans le flou évasif, si bien que l'amant qui n'a pas vingt ans sent bien que quelque part il y a un « loup »... 

         Bref. Joe, peut-être pour qu'elle le prenne davantage au sérieux, s'engage dans l'armée, qui est en guerre. Il a devancé l'appel et se retrouve dans le 156 ème régiment du 20 ème corps d'Infanterie. Il reçoit la Croix de Guerre dès son baptême du feu, rapidement accède au grade de lieutenant, et après quelques mois, à vingt et un ans se retrouve couvert de distinctions et décorations. Il est risque-tout, audacieux, méprise le danger ; car convaincu qu'il a perdu l'amour de sa vie puisque Marthe, dans un moment de romantisme exacerbé sans doute, lui a envoyé sur le front une lettre de suicide  (stratégie à court terme pour se débarrasser d'un amant encombrant), Joe, désespéré, affronte la perspective de mourir avec indifférence. Plus tard il tombera de haut quand, revoyant Marthe, celle-ci lui avouera la vérité : elle était en plein divorce,   sa liaison avec Joe, le courrier qu'il lui envoyait, risquait de lui compliquer les choses matériellement, alors elle n'avait trouvé que ce subterfuge pour qu'il s'efface.

         Après avoir traversé les pires combats, la vie du futur écrivain bascule et il est mortellement blessé, par une ironie du sort, le 27 mai 1918, alors que six mois après, le 11 novembre, sera signé l'armistice ! Mortellement ? Non, pas tout à fait. Un certain Joe est mort, certes, mais ses soldats ramènent son corps et il est hospitalisé chez les Américains, à Ris-Orangis, où les médecins le sauvent, certes, mais à demi, en quelque sorte. Le jeune homme en pleine vigueur, guéri mais le corps paralysé à partir de la taille, est ramené dans sa chambre de la Rue de Verdun à Carcassonne, qu'il ne quittera guère et où il mourra fin septembre 1950 après avoir passé vingt cinq ans à écrire comme un forcené, pour se reconstruire, à travers une démarche mentale inouïe, une «autre vie».

 

                                                 ______________

 

II.

 

         Si l'on veut accéder à ce que les écrits poétiques de Joe Bousquet ont à nous transmettre d'essentiel, il faut avoir compris ce premier moment de son «autre vie». Il est celui d'un renversement radical. Le jeune Joe allait vers le monde avec une inconscience et un enthousiasme juvéniles, le blessé est désormais au centre fixe d'un monde qu'il doit inciter à venir jusqu'à lui, et considérer autrement : «L'homme n'est pas un point dans l'existence de tout, il est l'existence de tout en un point» constate-t-il. Ce qu'il découvre également dans ce renversement des choses, c'est que si l'effet physique de sa blessure est évidemment radical chez lui, d'une manière ou de l'autre les humains s'illusionnent s'ils croient qu'être dans un corps intact n'est pas une prison de même nature que celle qu'a radicalisée la balle qui «l'empêche de se mettre debout». Il découvre que « tous les hommes sont blessés comme [lui] ».

         Par cette démarche mentale de renversement lucide et métaphysique de l'ordre apparent des choses, Bousquet entreprend de « naturaliser », comme il dit, « sa blessure ». Écrire devient le journal, en romans, en poèmes, en essais, en articles critiques, en notations quotidiennes, parfois philosophiques, ou humoristiques, de cette naturalisation. Il ne cessera plus d'écrire jusqu'à sa mort, qui finira par achever en 1950 une œuvre commencée en 1918.

          Son entreprise de « naturalisation » d'une part travaille à relativiser sa situation : par exemple il s'appuie sur le langage même pour affirmer « L'homme immobile est le plus rapide de tous. » Afin que ses réflexions gagnent en solidité, il creuse également la question de la vérité : « La vérité, dit-il, est ce qui se passe de preuves... » D'autre part, il réfléchit sur les mythes, ceux qui révèlent la difficulté ontologique, pour ainsi dire, de la condition humaine : par exemple celui de l'Androgyne, arraché à lui-même et dont les moitiés traumatisées cherchent à se rejoindre. Ou encore les considérations métaphysiques reliées à la doctrine Cathare sur la Chute et ses degrés, qu'il relie métaphoriquement à des dimensions, comme dans le cas de l'éloignement perspectif. Ainsi, les dinosaures d'aujourd'hui s'étant davantage enfoncés au cours des éons dans cette chute-là, poules, crocodiles, lézards, sont minuscules comparés à leurs aïeux, les «Terribles Sauriens» du Jurassique.

           Enfin, tout cela que sa blessure l'amène à considérer, lui a fait découvrir, disais-je, que « tous les hommes sont blessés comme moi. » Et que « c'est parce que nous sommes blessés que nous ne pouvons aimer qu'en blessant. ».

                                     

                                                                  *

         C'est à partir de ce constat qu'il explore les philosophies et les mystiques, confiant aux capacités de l'esprit, et donc du langage, le rôle de compenser les impuissances du corps. Puisque son corps est fixe dans l'espace – ou disons malaisément déplaçable -, il devra rayonner afin d'attirer le monde à lui, sur le schéma de « l'étoile qui naît de son reflet ». La seule limite qu'il s 'accorde est sur le modèle de celle de cette même étoile « qui a sa limite en son centre ».

         L'entreprise qui consiste à rendre inopérant, non-pertinent, ce qui sépare l'homme blessé de l'homme intact est naturellement mal comprise au départ, de son entourage proche en tout cas. C'est une situation que Jean Cassou, lisant les premiers livres de Joe Bousquet édités par Debresse, n'identifiait pas parce qu'il ignoraient encore le sort de celui qui deviendrait un ami : je l'entends encore me dire qu'il avait été intrigué par cet étrange style qui aboutissait à une « manière retournée, contournée, de présenter les choses et les événements du roman ». Et l'on peut comprendre l'effet sur un lecteur non-prévenu de l'ambiance étrange et assez déroutante de ces récits qui, sans le dire, ont pour pivot un héros qui systématiquement semble imposer au monde, aux acteurs des livres, à la femme aimée, de venir à lui, et qui observe les choses poétiquement, pour substituer les charmes de la poésie au peu d'action de l'intrigue. Car l'intrigue des récits de Joe Bousquet est quasiment inexistante en ce qui concerne les faits et gestes des personnages, excepté dans les contes ou dans le Médisant par Bonté, où la réalité cette fois est faite des observations d'un « écouteur de rumeurs », d'un « voyeur », qui est friand de ragots locaux aux fins de les transfigurer en comédie humaine digne d'un La Bruyère méditerranéen, ou en contes amusés.

 

                                                             *

 

         Et  de fait, dans son lit d'infirme, Joe Bousquet ne fait rien d'autre que s'instruire, lire et écrire comme un forcené, répartissant les pensées ou les narrations que lui inspirent ses découvertes et ses observations dans divers cahiers selon les thèmes concernés. Il distribuera ses cahiers aux amis, surtout aux femmes qui seront ses confidentes ou dont il sera le confident, et qui ne manqueront pas autour de lui, avec des statuts cependant très différents en importance, depuis la relation amicale jusqu'à la relation érotique. En effet, il avoue lui-même qu'un désir intact résidait dans son corps qui ne « comprenait plus ce qu'on attendait de lui ». C'était donc la parole, principalement, qui était dans le rôle d'exercer une puissance que ne pouvait plus manifester ce corps incapable d'obéïr ou de réagir à partir de la taille, là où la colonne vertébrale avait été atteinte par la balle qui l'avait changé : comme si le bas de son corps avait commencé de quitter la vie, sans que la mort ait réussi à conquérir son torse, ses bras, et sa tête.

         Une expérience que nous faisons, à un degré quasi-insignifiant, avec les ongles et les cheveux, insensibles et pourtant reliés au corps. On peut imaginer quel bouleversement ce fut, au long de sa vie, que cette expérience traumatisante qui  irradiait au fond de son inconscient. Il suffit de constater combien psychanalytiquement la symbolique des cheveux ou des ongles, ces choses à la fois mortes et vivantes, paraît dans les coutumes des peuples, les œuvres d'art, les mythes plus ou moins sacrés, pour se faire une idée de ce que l'inconscient éprouve à loger en un corps dont les jambes sont insensibles, parfois animées de mouvement spasmodiques incontrôlables, comme d'une vie propre, alors que la moitié supérieure fonctionne comme auparavant.

         Si par exemple, l'on cherche à comprendre la relation de Joe avec les objets, on voit bien que sa vision de l'objet est imprégnée de l'impression, qui déteint sur tout, qu'un corps inerte n'est pas forcément « inanimé ». Que l'inertie n'est pas obligatoirement le signe de l'absence de vie ou de pensée. Ainsi, Bousquet se sent il facilement « regardé » par les choses, meubles, bouquets de fleurs, tableaux, qui l'environnent. Pour lui qui a le rôle de « l'immobile », ce qui l'entoure prend le rôle du « potentiellement mobile ». Sur un rythme temporel différent de l'être humain, sans doute, qu'on pourrait appeler le « mode de l'attente » auquel par force sa vie va initier le blessé : puisqu'il est à la merci de la personne qui le nourrira, de l'infirmière qui viendra combattre ses escarres, de l'interlocuteur qui lui rendra visite pour parler art ou philosophie, ou, comme son ami James le faisait, pour le prendre en voiture de sport décapotable afin de lui offrir un moment compensatoire de vitesse, une sensation de rapidité.

         Ce qui explique aussi la multiplicité des signes-coïncidences par lesquels le poète, en les détectant systématiquement, pense que d'invisibles liens, d'occultes décisions sont prises par le monde en réponse à sa situation vitale. Cela touchera également son entourage et finira par l'influencer : je pense à la profusion d'histoires mystérieuses qui se sont racontées dans Carcassonne, y compris après sa mort, par exemple lorsqu'on a affirmé que sur le trajet suivi par son corps vers le cimetière, toutes les pendules se sont arrêtées. Ou encore que lorsqu'on parle de lui dans une pièce, se répand l'odeur particulière de la chambre du poète, avec son mélange de parfum et d'odeur d'opium refroidi : il était en effet autorisé par son père médecin à utiliser cette substance (aujourd'hui ce serait la morphine, peu employée alors, dans son cas), lorsque certaines crises de douleur devenaient impossibles à maîtriser par la médecine classique.

        

                                                        *

 

         Cette vision de la réalité, à travers les différentes composantes psychologiques que je viens brièvement d'évoquer, psychédélisme, traumatisme de l'inconscient, réflexions à travers l'écriture (entre autres), et dont le concours a conduit à ce que certains disent de Joe Bousquet qu'il était un « mystique sans dieu », l'a poussé à travailler sur la puissance poétique de la parole. À partir d'une parole qui informe, et ne change le réel que par l'intervention de cette information, il a rêvé de parvenir à ce que la parole soit davantage « performative », qu'elle soit l'équivalent d'un acte résultant d'une volonté. Restituer en quelque sorte la force mythiquement divine de la parole : ce qu'il appelait « assurer son salut ». Si l'homme était perdu, sa parole, elle, serait sauvée par l'écriture, la poésie, la pensée, et imposerait son existence « intacte », alors même que le corps dont elle émanait ne le serait plus jamais... En cette parole singulière, la pensée qui a suscité le chiffrage signifiant (la phrase écrite), chiffrage qui a précipité, au sens chimique du mot, en une formulation de cette parole, demeure et reprend une autre vie en celui qui lisant cette formule en ressuscite, à travers son propre esprit de lecteur, la pensée. La seule condition est que cette parole soit suffisamment intéressante pour devenir inoubliable dans l'esprit du plus de lecteurs possible. À travers le langage, l'astre Bousquet tentait d'ensemencer de la forme de vérité dont il se sentait découvreur et dépositaire, sinon toute l'humanité, du moins le plus d'humains possible. Tel était le « salut d'une parole » que Joe Bousquet rêvait d'assurer...

                                                                                                           (À suivre.)




The super moons / Les supers lunes

The Super Moons

by Maja Herman Sekulić

 

Looks at me straight
At the end of 72nd street
The Super Moon,
My Aquarius Moon,
Three of them in the summer of the hundredth year
After the Great War
The same moon
Ended the old world then
With a shot,
While from my terrace perched above
The river that it is not
But by its name
I watch barges swim slowly
Up stream,
Where waters of the Atlantic Ocean
and the Harlem river
mix,
Under this moon of Melancholia,
Uncanny, so silvery.
Yet Bloody
Like the Sun,
It is Lars von Trier who personally
Reminds me:
It is that time again
-The end of the world is near,
Time of many wars,
Time of threats and deaths,
Time of Crimea, Gaza, Ebola,
Syria, Iraq, Libya,
It is the time of biblical Exodus
Of Yazidis,
who lived in Mesopotamia
For four millennia,
And now-
Under the surreal
Light of the Super Moon-
Flee in utter horror
to the Sinjar mountain,
Barren,
Waste Land,
No water,
Nothing to eat, nowhere to sit,
Stone on stone,
Not even a shadow there,
But to survive
Is better than being
Buried alive,
What a Sophie’s choice they are given,
By Isis, the goddess of the poetic name,
Patroness of nature,
Protector of the dead and of the children,
Oh ISIS, your sacred name defiled now by extreme
Brutes with no shame,
Who terrorize the innocents for
Worshiping Zarathustra, for
They do not know any better.
Ignorant, agents of death,
Who, for that matter,
Don’t know even their own faith.
They took your-name!
Oh Isis, avenge it,
Avenge the children, avenge the dead,
Use your power,
Use your throne,
Throw your sun disk with cow’s horns,
send your cobras, your vultures,
make the usurpers climb the sycamores.
Make all evil disappear-
Under those Super Moons
The world is desperate for
Good news.

 

Les Super Lunes

 

 

par Maja Herman Sekulić
traduit en français par Elizabeth Brunazzi

 

Me regarde droit dans les yeux
Au bout de la soixante-douzième rue
La Super Lune,
Ma Lune en Verseau,
Trois de ces lunes l'été de la centième année
Après la Grande Guerre
La même lune
A signalé la fin de l’ancien monde puis
Avec un coup de feu,
Alors que de ma terrasse perchée au-dessus
Du fleuve qui n’existe
que par son nom
Je regarde les péniches nageant lentement
remontant le courant,
Où se mêlent des eaux de l’Océan Atlantique
et la rivière Harlem,
Sous cette lune de Melancholia
Étrange, si argentée.
Pourtant ensanglantée
Comme le Soleil,
C’est Lars von Trier lui-même
Qui me signale :
C’est encore une fois ce temps
-La fin du monde approche,
Temps de guerres proliférant,
Temps de menaces et de morts,
Temps de la Crimée, Gaza, Ebola,
La Syrie, L’Irak, la Libye,
C’est le temps de l’Exode biblique
Des Yazidis,
qui ont habité la Mésopotamie
Depuis quatre millénaires,
Et maintenant-
Sous la lumière surréelle
De la Super Lune-
Fuient devant  l’horreur totale
à la montagne Sinjar,
Stérile,
Terre des Déchets,
Pas d’eau.
Rien à manger, nul endroit où s’asseoir,
Pierre entassée sur pierre,
Pas même d’ombre là-bas,
Mais survivre
Vaut mieux que de mourir
Enterré vivant,
Quel choix de Sophie
leur donne
Isis, déesse du nom poétique,
Patronnesse de la nature,
Protectrice des morts et des enfants.
Ô ISIS, votre nom sacré maintenant profané par des
Abrutis sans aucune honte,
Qui sèment la terreur parmi les innocents pour
Leur adoration de Zarathoustra, car
Ils ne connaissent rien de mieux.
Agissant dans l’obscurité, agents de la mort
Qui, pour tout dire,
Ignorent même leur propre culte,
Ils ont volé votre nom!
Ô Isis je vous prie de venger votre nom,
De venger les enfants, de venger les morts,
Lâchez votre pouvoir,
Appelez sur terre votre royaume,
Lancez votre disque de soleil aux cornes de vache,
Rassemblez vos cobras, vos vautours,
Que les usurpateurs soient obligés de grimper les sycamores,
Que tout le mal disparaisse-
Au-dessous de ces Super Lunes
Le monde attend désespérément
De Bonnes Nouvelles.

 




Le scalp en feu (8)

 

 

 

 

 « Poésie Ô lapsus »  Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre un nombre indéterminé de fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, ces fenêtres changeront de forme et de format, mais leur auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ne pas dépasser les dix à douze pages pour l’ensemble de l’édifice.

Lecteur, ne sois sûr de rien, sinon de ce que le petit bonhomme, là-haut, ne lèvera jamais son chapeau à ton passage car, fraîchement scalpé, il craint les courants d’air. 

Enfin, Le Scalp en feu est désormais publié simultanément, ou successivement, le hasard décidant de ces choses, sur les sites de RECOURS AU POÈME et de LA CAUSE LITTÉRAIRE. Août - septembre 2014 – Michel Host

 

SOMMAIRE*

1 - Le Poétique  - L’Enquête suit son cours – p. 2
- 2- La poésie vue d’ailleurs : Éric Chevillardp. 3
- 3- De quelques recueils récents   -  p. 3
-- Cathy Garcia – FUGITIVE  - p. 3
-- Jean Maison  -  LA VIE LOINTAINE  p. 4
-- Élie-Charles Flamand  -  LA VIGILANCE DOMINE LES HAUTEURS p. 6
--  Marc Bertrand – Je suis…  MARCELINE DESBORDES-VALMORE p. 7

 

* Dans le SCALP IX s’ouvrira une fenêtre sur quelques revues de poésie qui devraient être plus en vue.   

_________________________________________________________.

 

1 – LE POÉTIQUE -  L’ENQUÊTE SUIT SON COURS

Au passage des nuages  (l’été 2014 nous en combla, du moins sous nos climats) et de mes lectures, quelques réflexions et citations :

Le poème est un prototype.

Le « ça s’écrit », ce sont les mots en mal d’enfants, les mots « en travail ». Ils se délivrent d’un bel enfant ou d’un fichu garnement.

Le poème est le précipité d’une opération alchimique où la langue secrète et inconnue des émotions et des intuitions trouve enfin sa traduction dans la langue maternelle.

« Le nom du réel ne remplace pas le réel, la nomination du dieu ne remplace pas le dieu… » - M. Heidegger, Sur Hölderlin.

La « naissance heureuse du chant. »

Cause et conséquence : le poème avec la poésie ont pour fonction première de « déborder le mot comme moyen ».

« La parole débordée n’est plus un moyen, on peut l’appeler poésie… ou encore : rien. » (André Du Bouchet)

«  Quand le mot se fera- t-il de nouveau parole ? »

Je pressens cette mécanique de folie : « Le mot débordé à le chant à la parole qui, à son tour, déborde le poète.

« Du Bouchet ajoute ceci : « parole dans l’accompli porteuse de ce qui n’a même pas encore été. »  La fonction même de la parole.

2 -  LA POÉSIE VUE D’AILLEURS : Éric CHEVILLARD

 Il n’est pas courant que les grands médias (pour moi, les « officiels ») traitent de poésie. Relevons cette « contrebande » qu’Éric Chevillard fait passer dans son feuilleton du Monde des Livres, au 27 juin 2014, au sujet de Les mots sont des vêtements endormis, de Jean-Louis Giovannoni, aux Editions Unes. Retenons ces appréciations on ne peut plus pertinentes :

« C’est évidemment un tirage très modeste, 299 exemplaires. Puis c’était il y a longtemps, en 1983. À peine plus de chance en somme que les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chuchotés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhistoriques. […] … nous ne comptons pas sur une armée pour vaincre. Nous ne progressons pas par invasion, déferlement, pullulement, matraquage, suffocation. Chaque exemplaire compte. Il atteste la rareté de son contenu.

L’économie de la poésie  - si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques -  est déjà la poésie même. » Remercions Éric Chevillard, et aussi de ce qu’il cite Jean-Louis Giovannoni :

« Ce ne sont pas nos parents qui fixent notre visage, mais la violence d’une affirmation, d’une forme particulière du possible, qui vient sur nous inscrire son lieu d’apparition. »

« On a un visage pour ne pas effrayer les autres, pour cacher ce trou dans lequel on vit. »

 

3 – DE QUELQUES RECUEILS RÉCENTS

 

FUGITIVE, de Cathy Garcia.

Chez Cardère éditeur, 2014 – Coll. Poésie,  55 pp.,  12 €. [www.cardere.fr] Illustrations originales de Cathy Garcia.

Belle impression, beau papier que l’œil et le doigt caressent avec plaisir, caractère d’une lisibilité parfaite et encres de Cathy Garcia dont on sait qu’elle a plusieurs flèches à son arc.

On est mal, parfois. On va mal, tout ou presque va mal. La déglingue nous guette, le ciel même s’inscrit en contre :

« Le ciel a mordu. Les chiens sont lâchés. / Dans les poitrines, les cœurs s’épavent. // Partout s’installent des cirques funèbres. /// Foutoir irrespirable. »

Alors, quoique le naufrage guette, nous allons sur cette terre : « Je marche. / Je dois marcher. ». Cathy Garcia, en dépit du titre donné au recueil, ne fuit pas, ou sinon en avant, vers le ponant donc, à la suite de son ombre qu’elle rejoindra dans « le rouet des incantations », du côté de cette priance amoureuse qu’est la poésie. Mais d’abord il y aura eu l’épreuve, cette souffrance en forme d’ « exil », dans cette « maison [qui] gonfle, crève. Lambeaux dégueulasses »… où même « les bêtes [sont] désarticulées. » Je sais, depuis d’autres lectures, la poésie de Cathy Garcia toute tournée vers la vie pleine et vivante, dans un souhait de joie de l’esprit et de la chair… Ce que nous conte Fugitive est hors de sa voie, hors de son habitude, si l’on se permet de penser que nous vivons tous, à de certains moments du moins, dans des lieux qui nous sont habituels. Dans ce registre inattendu parce qu’entêtant, dangereux, méchant même – (toute cette nature, ces bêtes désarticulées, n’est-ce pas ?), le poème de Cathy Garcia tremble, inquiet, ému, se frayant un dur chemin parmi les spectres, rencontrant l’ « ogre de désir » où son navire se fracasse les flancs, tout cela dans le « déchirement tellurique » qui suggère une fin du monde, un  irréversible et fatal assaut des vieux instincts : « Conjuration du vide. / La meute aime le rut. » Le « récit », car il s’agit d’un récit à peine déguisé, laisse deviner l’élargissement de l’ombre, la plongée dans un enfer désespérant, un chaos des sens qui fait douleurs les faux plaisirs de l’instant : « Un corps de femme à lapider, encore et encore. »  Alors, après avoir marché encore et encore, « [lâché] les simulacres », sur quels horizons s’ouvrira le futur ? 

La marche en terre d’exil s’improvise voyage, au risque du « naufrage en terre-ciel », errance funambulesque dans les temps et les espaces, et jusqu’à soi… Il s’agit de se réancrer, de « déployer la corolle », de retrouver des paysages habitables… fût-ce en se soumettant à de mystérieuses magies afin « que l’âme s’encorde aux cailloux sorciers ». Retrouver terre, reprendre pied. Des amants, sans doute, plusieurs aubes, la lente mais sûre réconciliation : « Je cours et je danse. // La terre est une et nous sommes un. »

Laissons le poème suivre sa pente, après la rencontre avec le rapace dont « les serres ont marqué [l]a chair », mais pas seulement, l’âme aussi, le cœur, l’être en son fond le plus profond, tout ce qui fait la matière d’une vie, à la fin « Irréversible mais large comme un fleuve. » Dans ce récit d’une longue étape d’un voyage heureusement inachevé, je comprends et saisis une fois encore cette force et ce courage des femmes, cette puissance invincible du désir d’être envers et contre les embuscades de la destinée, tout ce que j’admire et que j’avais déjà pressenti dans de précédents recueils de Cathy Garcia, cela qui lui appartient, en liaison avec des joies stimulantes aussi, et qu’elle nous donne en partage.  

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LA VIE LOINTAINE, de Jean MAISON

Aux Éditions ROUGERIE, 60 pp., 12 €.

On sait la qualité graphique et la facture impeccable des livres publiés chez Rougerie. Ce recueil ne fait pas exception. Douceur du papier, son éclat apaisé, modelé souple du caractère. C’est beau.

Ce sont des poèmes simples, souvent brefs : tercets, quatrains, quintils… certains jouent les haïkus, d’autres plus nourris viennent à la suite, un ensemble divers, mais unifié dans cette visible volonté de ne pas se donner comme filles trop faciles ou rencontres de pauvre signification. À chaque page son interrogation, parfois sa pénombre à déchiffrer, à ouvrir tel le bourgeon en sa promesse fleurie. L’amour ouvre le bal :  

CE QUI ADVIENDRA

Aimer dans le secret / Voici l’aune de l’amour  / La divination admirable

Énigme ? Celle-ci n’est guère trop difficile. S’en remettre au messager, au devin, qui n’est qu’un sous les ciels les plus changeants. Le sphinx ne se jettera pas sur le voyageur-lecteur, bien au contraire, il lui tient le discours de l’invite et de l’amitié. « Je laisse la terre du refus à sa désolation / Dans un silence de ville  / Qu’un jour d’hiver recueille à sa fenêtre. »

Souvenons-nous de ce que Jean Maison est plus proche de la terre, même hivernale, et de ses luxuriances végétales, que de l’asphalte des villes. C’est du moins ce que de lui je crois savoir.  Son poème, que je voudrais quotidien  - et pourquoi pas nous le rendre tel ? – nous interroge autant que nous l’interrogeons :

« Que peut-on mesurer / Dans l’errance  // S’endormir // Un cercle / Un autre cercle // Dans le reflet des eaux / La flore verticale / Du grand rôle

Chacun le prendra comme il voudra, ou pourra. Jean Maison nous laisse le choix des directions, des chemins… Il ne gendarme personne, il ouvre des perspectives, des certitudes à plusieurs facettes… Certes, nous errons, nous nous entrons dans des songes… mais ces « reflets » d’eau ? Ce « grand rôle » ? Miroirs trompeurs ? Ombres sur ombres, et sur quelle scène ? Dans quel théâtre ? Et qui le prend à sa charge ?   

Si tu rencontres « un âne bâté », apprends qu’il a un « don » à te faire. Ce sera « le dernier soir / Où tu te caches »… Jour de victoire !

Parmi les énigmes proposées par le sphinx, il en est qui captent l’esprit, la réflexion, sans pourtant que nous sachions bien où donner de la tête : « Le vide méticuleux / Inépuisable condition…  //  L’achevé comme un doute ». Sommes-nous moqués  (cela me paraîtrait peu charitable !) ?  Sommes-nous simplement dépeints dans le vide intime et sidéral qui nous entoure ? Venant de Jean Maison, qu’on m’autorise ce doute-là, au profit de cette vérité d’évidence : « L’achevé comme un doute ». Questionnement infini, donc. L’autre versant de la condition humaine. Invitation à la quête du sens. Je l’ai dit, le poète ne nous gendarme pas, n’improvise aucun service d’ordre, ne nous indique pas où ranger la bringuebalante machine de notre cerveau… Bien plutôt, il dépose des signes : « Tache d’encre éblouie à l’éclat de midi / La nuit se tend sur la page ». Il dit la confiance du ciel pour nous « enfants endormis ». S’il nous tance, c’est que nous l’agaçons sans doute un peu… Enfants impatients, n’est-ce pas ? :

« Nous ne savons plus attendre / Auprès des rêves qui meurent /// Égarés / Funambules incurables / Dans nos ténèbres familières / Nous regrettons l’espace perdu / De la chance / Sans pouvoir retenir / Les vérités dernières ».Du même coup, nous nous dévoyons : « L’homme est un archiviste / Qui résume et abrège / Faute de temps ».  Nous bâclons plus souvent qu’à notre tour !  Mais enfin, faut-il s’en trouver rassuré : « Peut-être / Seule est fragile / L’éternité ». Rimbaud, je crois, la vécut « en allée »… Chaque lecture d’un poème (les poèmes d’un recueil le plus souvent n’en sont qu’un) est une sorte de découpage à notre mesure d’une trop vaste polysémie que seul maîtrise le poète. Mais certes il y a plus, il y a ce que Jean Maison appelle « la présence »… C’est le cœur de la vie « le chant gai des enfants /Leurs confettis de neige »,  cette « mémoire sœur / Bercée vers le silence des siècles. » Ce sphinx, à la fin des fins, manque de cruauté, ou de cynisme… Il n’en est pas affligé. Il nous signale les rives où aborder, les ports où trouver refuge, chacun choisissant ce qui lui convient :

« Notre langue / Notre résistance / Filles du temps »

« Présage d’une parole / L’homme à l’errance / Découvre sous la sportelle / L’arche boréale / Que son regard ne quitte plus »

« J’étais déjà perdu / Quand un éclair de cheval me releva / Lavé de ma soif / Il me restait la pluie  //  Poésie    mon silence »

« Le séjour te parle  /  Dans la main des orages ».

« Il n’y a de mots qui ne puissent nous atteindre »

Ce sphinx, en dépit des apparences que lui impose son rôle, est tout entier prévenance, égards, compassion.

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LA VIGILANCE DOMINE LES HAUTEURS, d’Élie-Charles FLAMAND

Edition « Les Amis de La Lucarne Ovale», 21 rue Chante-Merle , 77 720 Saint-Ouen-en Brie, 2013, 55 pp., Illustrations de Louise Janin, tirage à 100 exemplaires.

Sans les contredire, les « cosmogrammes » sensuellement colorés de Louise Janin (1893-1997), postés aux coins de plusieurs pages, font contraste avec les reliefs accusés de la poésie d’Élie-Charles Flamand. Ces travaux « à la cuve » délivrent des paysages d’une secrète et intime biologie, de ces beautés que découvrent les laborantins sous le microscope, parfois les chirurgiens dans les chairs qu’ouvrent leurs scalpels. Mais il ne s’agit, chez l’une comme chez l’autre, que de « voir » :

« Pour voir l’arrière-fond de cette contrée qui vacille… ///  Là-bas monte un simple vol d’éphémères / Emperlé de gouttelettes qu’irisent les avenirs / Aussitôt la bouche céleste les dévore »

Nous voici jetés dans le cœur (le tranquille maelström ?) de la matière du monde qui vit en s’autodétruisant, scrutée depuis toujours par le poète : « Le soir dissipe la fougue des souhaits / Au carrefour le vécu s’éparpille en brumes et cendres… /// Maintenant je détisse la trame du calme / Et développe les caresses fondatrices »

On sait le monde peu avenant aux humains, aux êtres animés qui le peuplent. Le poète, il me semble, le veut plus neutre qu’il ne l’est à nos yeux, il le veut même moins agressif que soumis à ses propres tremblements  - « Voici que l’univers s’émeut s’affole puis gémit »  -, et nous aurions donc tort de nous croire logés à la même enseigne que lui. Élie-Charles Flamand rassure et réconforte  (lui-même se rassure- t-il ? Et nous, ses lecteurs ?), nous invitant à « retrouver le naturel du lotus fondateur ». Nous ne sommes pas tenus par quelque fatalité malheureuse : « Tu peux desserrer le lacet de l’infortune / En ranimant un dialogue naguère brisé ». Dialogue avec le temps, ce temps que nous aurions pu voir comme notre pire ennemi, ce temps « Où mûrissent en grappes les souvenirs ». Nous avons nos armes, nous ne sommes pas jetés dans un vide dévorant et absurde, car nous saurons dévoiler pour nous-mêmes « Le plus imprévu des secrets »…, car enfin nous sommes accompagnés : « … la parole continua de divulguer les repères / Qui défient les fantasques mouvements du destin. »

C’est une parole que propose donc le poète au « sage » qu’il entend que nous soyons. Il ne doute pas que nous le soyons, et mon avis contraire ne pèse rien contre sa foi en quelque « Maitre de l’amont et de l’aval » dont « le nom [est] « crié » pour que la nef de ma vie « s’ouvre à la paix reconquise ». Il surgit des mots, des vers d’Élie-Charles Flamand, non pas un délire de joie mais « … le germe du désir / Point clair d’une musique  / Où se fondent les infinis les plus changeants ». Une confiance nous est proposée, apportée, telle un baume, les promesses de vie dont nous doutions tellement n’avaient jamais quitté nos contrées, seulement nous ne les voyions plus : « la horde des lémures fut vaincue / Et tu peux apercevoir la branche vermoulue / Où non en vain s’évertue la chrysalide » Des lémures, une branche vermoulue nous aveuglaient. Et les corbeaux eux-mêmes peuvent être de bon augure.

La vision, notre habitat de l’esprit, s’agrandit aux dimensions du cosmos, en quelque lieu étroit que nous ayons résidence : « Pourtant le recoin aigu sauvegarde / la pousse d’une herbe nourrie d’effluves sidéraux » ! Certes, les rudes contingences, faims et misères, crimes et barbaries dont nous sommes comblés, le poète n’hésite pas à les remiser dans des lointains mal perceptibles. Il s’agit pour lui d’une « acceptation plénière », d’une autre dimension atteinte ou à atteindre. Si « la vigilance domine les hauteurs », que craignions-nous de pire que les illusions sans portée dont se nourrissaient nos sens et nos sentiments : « Nous égrenions les gammes du chaos / Et toujours partions à l’assaut des citadelles de buée »…  Dès lors, les titres des derniers poèmes en témoignent, tout se lie, ou se relie en une immense CORRÉLATION : « En boucle le passé réfléchit et caresse l’avenir ». HYALIN , offert dans sa pleine visibilité, se fait « le verbe qui s’ouvre et se multiplie ». Il nous reste à FEUILLETER LA PARTITION qui, si nous l’interprétons, nous offrira la vision véridique, « nous laisse[ra] voir enfin la mer méditative »… Une plénitude, une profusion… Nous pénètrerons dans LE BOIS DE L’INVITE où se maîtrise mieux la destinée, l’UNION VERTICALE t’introduira « Au cœur de ce diamant l’imprévu / [où] Tu discernais l’œil ébloui de lucidité / Par lequel voir s’appointer les monts / D’où fusent des élans sans cesse resurgis ».

Voir. Éblouir. Éblouissement… sont parmi les mots clés d’Élie-Charles Flamand. Il veut simplement que nous y voyions mieux, plus nettement et plus loin, très loin même à travers et au-delà de la buée des fausses visions où nous nous désespérons parfois. Il veut de toute sa force nous tourner vers « l’imprévu » qui non seulement n’a pas quitté le monde, mais est bel et bien à la portée de notre esprit. Il nous demande d’oser regarder derrière la porte. D’avoir encore foi en l’immense machine de l’univers. Il nous demande de nous remettre en partances De liquider « notre tristesse » car « la jouvence / Mûrie dans le tréfonds des mondes » est aussi dans le mot, dans les mots. Il nous exhorte à prendre de la hauteur, à être enfin poètes, car selon Hölderlin, cité en exergue, « Was bleibt aber, stiften die Dichter » : « Mais ce qui demeure, les poètes le fondent. »  

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JE SUIS… MARCELINE DESBORDES-VALMORE,

Par Marc BERTRAND

Préface de Gérard Collomb, JACQUES ANDRÉ ÉDITEUR, 5 rue Bugeaud, 69 006, Lyon, 2012, 77 pp., 10 €.  (Avec plusieurs illustrations photographiques fort bien choisies).

« J’ai chanté toutes les douleurs : les

miennes et celles des autres. »

 

Théodore de Banville, cité en exergue de ce beau livre, nous fait entendre déjà la voix de Marceline :

« Voix solitaire, ô délaissée, / Victime tant de fois blessée, / Chère morte, dont l’âme eut Faim / Et soif d’azur. » (Celle qui chantait)

Elle fut sans aucun doute plus aimée, cette femme pétrie d’humanité et de compassion, des poètes ses contemporains que des professeurs de littérature, Marc Bertrand faisant exception, bien entendu. Si j’ai bonne mémoire, MM. Lagarde et Michard ne l’admirent qu’à regret dans le manuel qu’ils consacrèrent au XIXe siècle de la littérature française. Peut-être seulement parce que Victor Hugo lui déclara voir elle « la poésie même », entre deux tentatives de rapprochement qu’elle repoussa. Ces messieurs, qui éduquèrent littérairement ma génération et à qui je ne ferai aucun des ridicules reproches que leur adressèrent des érudits soixante-huitards ébouriffés et depuis reconvertis dans la banque ou le journalisme, voyaient en elle une poétesse de second rang, et une poétesse qui sans doute à leurs yeux n’égalait ni une Marie de France, ni une Christine de Pisan ou une Louise Labé, mais surtout ils avaient peine à lui pardonner quelque vers boiteux ou d’allure un peu négligée. Par bonheur, le préfacier de ce livre-ci nous le rappelle, « elle suscita l’admiration de plusieurs générations de poètes illustres, comme Lamartine, Sainte-Beuve, Verlaine ou Aragon. Baudelaire voyait en elle l’ « expression poétique de toutes les beautés de la femme. » Marcel Proust la désignait comme « la grande Valmore ». Par bonheur encore, le professeur Marc Bertrand s’est consacré à l’étude de sa poésie, à l’édition de sa correspondance et à la composition de « la seule édition de ses œuvres poétiques complètes ».  

Je me souviens, pour ma part, de ses poèmes comblés d’amour, et aussi de ces vers frais comme une comptine, quoique dédiés à un triste abandon :

« Vous aviez mon cœur, / Moi j’avais le vôtre : / Un cœur pour un cœur, / Bonheur pour bonheur !

Le vôtre est rendu, / je n’en ai plus d’autre : / Le vôtre est rendu, / Le mien est perdu ! »

Marc Bertrand, dans cet ouvrage, par thèmes traités sans lourdeur ni insistance ni longueurs, reprend les éléments saillants de la vie personnelle et littéraire de Marceline tels qu’elle les rapporta dans des écrits intimes, des correspondances et diverses publications… La matière ne fait pas défaut, la mémoire de Marceline est un « étang profond » où affluent les notations, les souvenirs. Quoique née à Douai, ayant vécu à Bruxelles, Bordeaux et Paris, c’est à Lyon que son cœur n’aura cessé de battre ; elle y vécut dix ans : « Aujourd’hui encore, si Lyon pleure, je pleure. » Elle s’y trouva liée à Proudhon, y fut visitée par Alexandre Dumas, Marie Dorval, Franz Liszt… Elle y vécut les aléas du théâtre avec son mari, Prosper Valmore, et aussi les souffrances d’un peuple qu’elle aima : « … J’ai appris à connaître ce peuple de Lyon, travailleur, obstiné, peinant dans la boue et la soie, stoïque devant les coups du sort, et dont parfois la misère me rappelait tellement la misère que j’ai connue dans mon enfance… »  Misère douaisienne, misère lyonnaise : la poétesse les rapproche dans une figure d’enfance, celle du « petit Henri Duhem » qui lui permit l’expérience « de la générosité enfantine ».

Ce qui caractérise la couleur des souvenirs de Marceline Desbordes-Valmore c’est, au-delà d’une émotion toujours prête à resurgir, un souci constant de la vérité et de l’exactitude des choses relatées. Elle ne masque ni ne déguise quoi que ce soit. Son esprit profondément empreint de religion : j’ai toujours eu « les yeux pleins d’églises… », ce qui signifie les yeux pleins de lucide compassion. De la maison de la place des Terreaux, où elle habita d’abord, elle ne tente pas de donner la belle allure de l’appartement bourgeois, bien au contraire : « … une petite maison d’aspect assez misérable, face à l’Hôtel-de-Ville ; au dernier étage, comme d’habitude (c’est moins cher !), et pour une femme enceinte  - je l’étais – c’est dur de monter cent marches ! » Qu’on me pardonne l’impertinence, mais je vois mal Marceline transportée à notre époque dans un loft pour bobos de gôche aux environs de la Bastille ! De quels mépris ne l’accablerait-on pas ! Elle rapporte ses aventures et mésaventures de théâtre, son imprégnation du vers racinien, avec de touchantes anecdotes : « … comme je jouais dans cette pièce (Le Déserteur, de Mercier) à l’Odéon, tombant à genoux (c’était dans mon rôle !) je me suis déplacé la rotule ! » Elle est, comme elle le serait aujourd’hui encore davantage, consciente de la difficulté de vivre matériellement de sa poésie, du manque d’ « acheteurs », des difficultés des relations avec les éditeurs… Quant à la condition féminine, Marceline est bien consciente des obstacles spécifiques que rencontrent les femmes dans tous les domaines de l’art : « … dans ma vie comme dans mes vers, j’ai toujours été sensible au malheur d’être femme : ’’Les fleurs sont pour l’enfant, le sel est pour la femme’’, toujours. »

Quant aux systèmes et aux doctrines politiques, elle en juge sainement : « Je juge plutôt avec mon bon sens, et plus encore avec mon cœur (j’allais dire avec mes larmes) ; mais j’ai toujours été spontanément du côté des plus malheureux. Par tempérament et par expérience, toujours du côté de ceux qui souffrent : Canuts de Lyon ou Noirs de la Guadeloupe. » « … il n’est point besoin d’une doctrine, socialiste ou non, comme on dit, pour allumer des revendications. La faim n’attend pas… ». Elle composa bien des poèmes à l’unisson de la souffrance du peuple, et dut en cueillir le fruit amer : « … je voudrais au moins qu’échappe au néant ce poème où j’ai hurlé la détresse populaire lyonnaise de ces jours funèbres de 1834. Personne n’a voulu alors éditer ce  Dans la rue ; j’étais bien naïve ce m’en étonner. »

Elle avouera n’avoir jamais « aimé à demi ». Ajoutons : jamais en aucun domaine où l’homme est engagé dans le combat légitime pour son existence, sa dignité, sa fondamentale liberté. Marceline fut une femme, un esprit, un cœur et une âme admirables. Laissons de côté la déception que lui causèrent « les souverains », rois ou empereurs… le fait qu’elle finit par s’en remettre à Dieu plutôt qu’à ses saints : « Quant à moi, je me suis toujours sentie ‘’suspendue au souffle de Dieu’’ ; mais suspendue aux paroles de ceux qui parlent de Dieu ou au nom de Dieu ? non ! », et revenons à l’axe central, à son expérience lyonnaise, qui forgea en elle la féconde révolte, dont elle énumère certaines étapes essentielles :

« Oui, vraiment, c’est à Lyon que j’ai alors bien compris une chose : pendant que les juges royaux condamnent, parfois à mort, les grands de ce monde dorment tranquillement sur leur duvet. C’est à Lyon que je suis devenue l’ennemie irréductible des prisons politiques et de la peine de mort… »

« C’est à Lyon que je me suis mise à détester les horreurs de toutes les guerres civiles : je les appelais guerres « fraternelles » ; on m’a fait comprendre qu’il fallait dire « guerres fratricides »…

« C’est à Lyon que j’ai commencé à penser que l’argent  - ce mot de fer ! – c’est un peu la moisson que les plus habiles volent aux pauvres… »

De cette conscience juste forgée au feu de l’humain, Marceline Desbordes-Valmore a nourri sa poésie, c’est-à-dire sa tellurique puissance émotionnelle, et ensuite la généreuse pensée qui n’a plus cessé de l’habiter. Elle marchait avec son temps, et parfois plus vite que lui. Elle est une illustration des plus parfaites de ce modèle né – en France du moins - à la Renaissance, celui du corps harmonieux et sain allié à l’esprit clair et sain dans un projet de vie qui ne soit pas exclusivement replié sur le  soi-même et le moi. Le beau livre construit par Marc Bertrand se clôt, on peut dire logiquement, sur la petite école au fronton de laquelle elle souhaiterait que l’on écrivît son nom : « Oh ! pas un boulevard, ni une Université ! Simplement une petite école de quartier, ou un collège ; ou bien une petite rue tranquille. Ou encore, pourquoi pas ? une bibliothèque, ce lieu où convergent tous ceux qui veulent connaître, lire, s’instruire… » Oui, Marceline marchait bien au pas réellement progressiste de son temps.

 

 

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Fin du « Scalp VIII » - Septembre 2014

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 




Rouge contre nuit (2)

Parfois pour les donner
ceux qui portent les mots s’en délivrent
et d’eux les reçoit
la vie qui commençait à peine

 

 

« la seule / qui paraissait attendre »

 

Suggestion de brume. Entrer par le gris : volutes et le tourbillon « difficile » livrera-t-il le passage vers le printemps que le titre nomme pour aussitôt le réduire ? Regarder d’abord (lire) les aquarelles de Marie Alloy : elles tremblent de naître. Trois d’entre elles sont reproduites en couleur, rapprochant l’espoir logé quelque part (entre ciel et terre : sur le papier, deux horizons). Livre offert à Rüdiger Fischer.

Voilà le seuil de Printemps difficile, une anthologie1 des poèmes de Gérard Bayo. C’est aussi le titre des deux grandes parties du livre, coupées par deux autres titrées « Didascalies » I et II.

Frappante entrée : les personnifications proposent les personnages d’un conte secoué par des arbres, « peuplier », « bouleau », qui chantent et se meuvent. Leurs sanglots éveillés par le temps revenu au présent des douleurs et d’un amour, comme une chanson réconcilierait autour de la mémoire vivante le souvenir très ancien revenu peupler le long des routes une allée d’arbres animés. Des troubadours ressurgis par la visite d’un musée (« Quand Bernard de Ventadour se rendait à Dalon… ») à la « rue Klazinczy », l’ancrage déplacé de l’espace et du temps :

« Ce monde ne passera pas,
le temps en a besoin. »

Entre chacun, des ponts, le « miroir » de la route pour le ciel, une composition quotidienne et fantastique car les hommes ne s’y rencontrent guère. Alors le chant s’orchestre de répétitions avec gradations : l’allongement des groupes rythmiques cadence les anaphores et les fait vivre d’un élan qui se propage – au paysage seul :

« Chant d’un peuplier immense qui s’égoutte. »

Puis

« Chant d’un peuplier qui s’égoutte et ne dit rien qui ne soit [révélé.] »

Larmes et pluie porteuses. Autour de ce qui est, l’arbre s’enroule, il gagne le ciel devenu « roux », écureuil ou « branche » du ciel que le passage d’un avion fait paraître dans un balancement entre « rien », le pronom indéfini qui tout de même désigne quelque chose (étymologiquement), et les menues faveurs apparues, la forêt les garde autant qu’elle les montre.

Ainsi notre conscience happée entre dans le texte, s’éveille au rythme des vers, à ce qui est suscité, regardé par le poète. Attentivement.

Pour chaque poème, un titre, en capitales. Sous forme de groupe nominal ou de phrase courte le plus souvent. Indication d’un motif. Passage par un pôle où le sens veille : PAR LA PORTE DE LA SALLE D’ATTENTE (lire entre les lignes), LE CŒUR POURPRE (l’amour bat dans les feuilles). Les poèmes peuvent suivre un fil narratif, promenade où le temps se mesure à l’ombre portée des arbres, au frémissement de leur feuillage. Tout est attente : la vibration seule des feuilles, comme un cœur, fait trembler le chemin qu’il reste à parcourir pour atteindre. Atteindre ne se peut, la suspension fragile devient miracle, signe de vie :

« Dans l’arbre quand le vent fut tombé, la seule
des feuilles qui remuait encore
était aussi la seule
qui paraissait attendre. »

Long premier vers (11 syllabes) : il penche, ce seul mouvement désormais fait naître ces trois vers, plus courts (8-6-6 syllabes). L’attente ne se résigne pas, elle vit de ce laps qui, en passant, se suffit à lui-même. Une « douleur » nous fonde, ne pas l’éteindre, l’étreindre. Le poème le peut, déployant un espace où le sanglot se signe, même silencieusement. Les arbres nous entourent, témoins de larmes et feuilles, les « frênes » au tronc dur. Vrai, ce qui « se meurt », heure « éternelle»  pourtant :

« Blesse, printemps. Blesse
 

encore. »

 

en cette blessure, le poème remonte la douleur, intègre la « violence » que « nous faisons/ semblant d’oublier ».

Des ellipses gagnent le texte, semblables à des blessures, elles offrent aussi l’apaisement des mots qui s’engendrent :

                          « De loin en loin

des noms. Et
 

en arrivant la mer est bleue, le ciel clair
 

étonnamment (peu importe, demain
nous embarquons).
 

Peu importe, le ciel bleu. »

 

L’enjambement d’abord qui fait hâter la lecture puis la juxtaposition, dans le dernier vers : elle établit cette assertion du ciel bleu comme une réalité indiscutable. Au pied du mur, ce constat. Il renverse de lointaines perspectives au profit de l’immédiat assentiment à ce qui est. Équivalence établie : le va-et-vient décline les mots, change la personne des verbes pour que se reflètent les instances :

 

« Nous connaissons les noms. La lumière
nous connaît. »

 

Pronom sujet devenu objet en ce transfert des qualités et capacités. Aux disparus confier cette lumière, porteurs de feu, ceux qui rejoignent alors qu’ils reculent :

 

« Il nous manque tant de jours, amis. Tant
de vie nous manque. »
 

« En tous lieux, en tous temps, nous sommes
                chacun n’est là
qu’une seule fois. »

 

Le prix de ce miracle : la disparition. « Survit. » Un seul mot sur le dernier vers de l’un des poèmes de la dernière partie. Résistance en toutes lettres, lumière. Les détails précis entrent dans le poème : souvenir d’un « in-64 », de Baczynski, poète résistant abattu à vingt-trois ans en 1944, lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Plus loin Gérard Bayo dédiera un poème à Macha Malnikaite qui raconta dans son journal la persécution des juifs de Vilnius et sa survie, à quatorze ans, dans les camps de concentration de Strasdenhof et Stutthof.

Le lieu ancre également le poème en le liant aux êtres : page 210, Breslau, où une note de l’auteur nous signale qu’est née Edith Stein, disparue à Auschwitz en 1942 – Breslau, la Wroclaw polonaise, ville martyre de Silésie, dont le gauleiter Karl Hanke fit pendre les habitants par centaines, notamment des élus municipaux condamnés pour « défaitisme », assiégée par l’Armée Rouge, ville rasée, population massacrée2

« Corps sans tête,
sans mains,
sans pieds – qui demandait
d’aimer la vie. »

Seul soleil disponible : « Le soleil qui est en toi. »

Parmi les horreurs, les tortures et les massacres, Gérard Bayo veut voir et nous dire ce qui subsiste d’humanité, ce qui peut faire vivre l’espérance. Malgré tout. Sans se voiler les yeux.

De Dordogne en Bretagne, d’Espagne en Pologne ou en Roumanie, subsiste le souvenir des souffrances infligées à des hommes par des hommes, mais aussi celui des luttes et des résistances pour l’humanité et la fraternité.

Aimer, chanter, vivre.

« Seule la vie
nous surprendra sans fin. La mort
viendra trop tard. »
(Ce sont les derniers vers du livre.)

 

Tout ce qui disparaîtra (énoncé au futur inéluctable dans LES UNES APRES LES AUTRES) n’empêche pas ce qui fut et le « soleil du matin » de poindre. Énumération de verbes répétés (« s’éteindront »), verbes condamnés à ne pas trouver (« chercheront tes épaules et les étages »), négations conclusives : l’achèvement devient la condition pour reparaître. Soleil « éperdu », à la clôture du poème, les vers courts le consacrent et affirment sa présence comme, la nuit, le soleil continue à exister : long fil de soie, « couleur de sang séché », « langue/ jamais parlée ». À inventer après tout ce qui vacille.

Ce peut être une blessure « brûlée/ dans la fleur de pommier », ce qui reste parfois rejoint le pire gisant, plein de secousses. Nature semblable, elle cueille l’or de ses fleurs, « le ciel est plein de séraphins » et « leurs ailes aux mains coupées », leurs ailes pourtant, demeurent au ciel comme vivent les sanglots, les vestiges et les ombres longtemps après s’ils se lèvent. Ce sont parfois les arbres (hêtres, bouleaux, érables, mélèzes, ormes…) ces témoins jamais assoupis : sous certains, une ombre, une carence (une plaie peut-être) continue. Les noms effacés des mémoires, restés sur les boîtes aux lettres. Intacts noms sous des ruines et des « villes lasses », des lettres encore, « boîtes aux lettres du ciel sans clarté ». Alors se révèle le miracle de neige, une préservation sans couleur, pureté de givre pour la vie, « un mot », comme allé rejoindre l’unité vers la jetée, une « fleur qui meurt dans les fossés du polygone », « de nacre », l’âme pour « une lumière/ qui semble de demain, qui aide/à vivre ».

Autre témoin ou victime, l’ « immeuble  abandonné » au-dessus duquel peindre l’or imperceptible pour les générations futures. Ne pas laisser les ruines sans devenir. La syntaxe coupée laisse aussi entrer à sa suite un possible :

« […] sans doute autour de nos pieds
existe
mais pas facile
d’imaginer où existe. »

Complément absent d’une grammaire suspendue où l’imperceptible (prévisible) gît dans le silence. Le verbe répété (« existe ») porte une réalité supposée, un principe où construire peut se limiter à la légèreté d’un geste menacé. L’or cependant, lumière autant qu’humanité, reste. Ancre certaine d’une civilisation massacrée, encre d’un poème dont le suspens dit la disparition mais aussi la trace.

Un fil narratif tend le texte vers un futur en marche, boitant ou blessé, il demeure : « la parure/ de neige, inchantable – // chantée ». Porté par la préposition sans fin « avec », en fin de vers, unissant le désenchantement et la levée possible d’une parole murmurée ou sécante (elle vit).

À l’appel de l’ « érable » répond le « rivage », lettres-sons inventant un chemin d’arbres vigies ou d’écho dans le poème où les mots, par le son – a ici –, se visitent, se lient et accompagnent une progression.

L’interpellation, le conseil et l’ordre (« regarde », « comprends », « va-t-en ») se réduisent le plus souvent aux verbes énoncés sans être développés, ponctués de neige, celle de l’est et du songe.

« De quelle sorte de fleur
la rose est-elle le commencement ? »

La diction n’entame ni le sens ni son pluriel, dans l’espace elle propose une floraison, naissance impossible ou incertaine de sa fin noyée par le passé. Sur la beauté, on lit sa marque, dans le nom « fleur », cependant que son initiale dans le devenir promet autre chose. Réponse à ce qui cesse, « un autre merle » et toujours, « psalmodie ». C’est peut-être la neige, elle dépose ses flocons au multiple des angles, dans le poème. L’été même, le flocon le garde (il n’est plus seul, le passé qui fond, se transforme). Dates et lieux précis, noms propres, « l’inscription » dans le poème.

« [M]eurs
Comme une graine en terre […] »

L’accompli ne se dérobe pas.

 

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1. Les poèmes de cette anthologie sont extraits d’une vingtaine de recueils publiés chez différents éditeurs de 1975 à 2010. Certains poèmes ont été remaniés, d’autres sont inédits.

2. Plus de 20 000 civils tués, 60 000 soldats soviétiques tués ou blessés, 29 000 soldats allemands…

 

 




L’atelier des poètes (5)

En 1823, déjà,  Hölderlin affirmait que la seule façon d’habiter le monde était de le faire poétiquement… Pourtant,  il ne subissait pas, à son époque,  les ravages qu’une société productiviste et matérialiste allait faire dans les esprits des humains transformés en hommes-machines et en consommateurs,  jusqu’à l’aube du vingt et unième siècle. Et ne voilà-t-il pas qu’en 2014, Jacques de Coulon fait entrer la poésie dans la catégorie des ouvrages de « développement personnel », cet avatar du «  New-âge » de notre monde « westernisé », avec un ouvrage titré : Soyez poète de votre vie –Douze clés pour se réinventer grâce à la poésie-thérapie. La poésie-thérapie, rien que cela, il fallait oser et le pire était à craindre, même si on pense qu’un poème matin et soir est une bien meilleure prescription pour atteindre la vie heureuse que tous les tranquillisants.

J’entends d’ici se récrier nombre de doctes érudits, d’ailleurs plus spécialistes de poétique que de poésie, face à une telle «  vulgarisation », eux qui dissertent à l’infini sur « la mort de la poésie »… Vulgarisation qui serait, selon ces « savants » une quasi-profanation.

Et pourtant, on pourrait dire en pastichant Rimbaud : «  Elle est revenue !  Quoi ? La poésie ». Nous, lecteurs fervents de poésie contemporaine et observateurs assidus, nous le savions déjà, à voir la profusion de la production éditoriale, plus encore le phénomène de migration de l’écriture poétique vers «  la toile » ( entre 800 et 1200 poètes «  référencés » par la SGDL et la banque de données du  Printemps des poètes alors que des dizaines de milliers de personnes, en France, s’essaient à écrire), et le succès populaire des festivals de poésie depuis le début des années 2000.  

Oui, la poésie est de retour et le fait qu’un tel ouvrage Soyez poète de votre vie soit publié en est une des preuves. « La poésie au service du développement personnel : tel est le propos de cet ouvrage ».

Voilà comment l’éditeur le présente :

« La poésie fait du bien. Elle libère les émotions de l’imaginaire, nous élève et nous vivifie. Elle renouvelle le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur notre environnement. Elle nous aide à vivre mieux. Dans ce livre initiatique, agrémenté de 24 exercices poétiques à pratiquer soi-même, Jacques de Coulon montre comment la poésie nous aide à ressusciter les scènes qui nous enchantaient quand nous étions enfants, à faire le plein d’énergie, à créer notre légende personnelle, ou tout simplement à êtres enthousiastes… ».

«  Se mettre en marche : l’accord du pèlerin avec l’Etoile, Renaître : l’accord de l’enfant avec l’Aurore, Se recentrer : l’accord du Montagnard avec la source, Guérir, l’accord du Magicien avec le Soleil, S’élever : l’accord de l’Oiseau avec le Ciel, Dilater sa conscience : l’accord de l’Explorateur avec le Cosmos, Méditer : l’accord du Voyant avec l’Arc-en-ciel, Retrouver l’Eternité : l’accord de l’Horloger avec l’Aiguille du Midi, Tisser son identité : l’accord du Navigateur avec les Iles, Rêver sa vie, l’accord du Pêcheur avec la Perle, Aimer, l’accord du Fils du Désert avec l’Oasis, Faire de sa vie un poème : l’accord du Batelier avec la Rivière », tels sont les titres de ce véritable « pèlerinage aux sources » en douze étapes auquel Jacques de Coulon invite et initie le lecteur. Quel poète conséquent pourrait ne pas adhérer à ce programme ? N’est-il pas vrai que « Tous les poètes ont voulu changer la vie. Sortir du conformisme. Radicalement »? « Sans cette exigence de vie nouvelle, la poésie n’est qu’une guimauve pour chasser l’ennui, ou, pire, un divertissement pour intellos de salon. Ou alors elle se perd dans des chapelles obscures pour initiés d’un langage abscons » écrit-il, posément.

Mieux encore, il invite à cette « conversion du regard » en employant des mots simples, quotidiens et il ponctue ce véritable « guide d’initiation au vivre poétiquement » de vingt-quatre exercices pratiques aussi divers que « La marche rythmée sur un poème » ou « L’écriture automatique », car, il le rappelle : «  Comme l’écrit André Breton dans son Manifeste du surréalisme, la poésie implique une pratique, un travail sur soi : Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie ! ».

Il a choisi pour étayer son propos de faire, fort opportunément, appel à des poèmes de Rimbaud, Nerval, Baudelaire, que, loin de tout académisme, il sait rendre clairs. Enfin,  il en appelle aussi, régulièrement, à René Daumal et à André Breton, vous admettrez qu’il y a pire comme références.

On s’interroge, parfois fort doctement, dans des colloques « savants », sur les méthodes pour « enseigner » ( ?!?!) ou donner le goût de la poésie. Gageons qu’avec ce « modeste » ouvrage, Jacques de Coulon convertira au vivre poétiquement et à la lecture de la poésie plus d’adeptes que tous les colloques réunis. Et son éditeur annonce déjà un second ouvrage : Exercices pratiques de poésie-thérapie. Décidemment, cet auteur, qui associe réflexion philosophique, pratique de la méditation et développement personnel ne doute de rien.

Que la lecture de cet ouvrage ne vous empêche pas de lire le magistral ouvrage de la philosophe espagnole Maria Zambrano Philosophie et poésie, aux exigeantes éditions Corti. Elle nous rappelle, avec force, vigueur et limpidité, que philosophie et poésie ne sont pas antinomiques mais complémentaires (« deux sœurs inséparables »), filles de la pensée logique et analogique. Complémentaires et pas antinomiques. Comme la lecture de l’un de ces ouvrages n’est pas antinomique avec la lecture de l’autre.

Que la poésie vous garde…