La poésie de David Constantine

David John Constantine est né en 1944 à Salford, dans le Lancashire, au nord ouest  de l’Angleterre. Il fait ses études à la prestigieuse université d’Oxford (Wadham College) et est actuellement Fellow du Queen’s College. Poète, traducteur, professeur universitaire de langue et de littérature allemandes, critique littéraire, éditeur, romancier et depuis quelques années, auteur de nouvelles, dont certains recueils ont rencontré un vif succès auprès du public et de la critique. Il vit actuellement à Oxford avec sa femme Hélène, en gardant toujours un lien avec les Îles Scilly.

Hölderlin, Brecht, Goethe, Kleist figurent parmi les auteurs allemands qu’il a traduits ; les deux premiers restent des influences majeures dans son travail et sa conception de la poésie. Entre 2005 et 2009 paraissent ses traductions du Faust de Goethe en deux parties, publiées par Penguin. Sa traduction des Poèmes choisis de Hölderlin a gagné le European Poetry Translation Prize (Bloodaxe, 1996). Il a aussi traduit deux poètes francophones, Henri Michaux et Philippe Jaccottet (Bloodaxe). Coéditeur depuis plusieurs années de la revue Modern Poetry in Translation, il est aussi membre du jury de divers prix littéraires (dont le célèbre T.S. Eliot Prize), et corédacteur responsable des commissions pour la maison d’éditions Carcanet, spécialiste en poésie.

Un de ses quatre recueils de nouvelles, Tea at the Midland and Other Stories (Comma Press 2012), a reçu le prestigieux Frank O’Connor International Short Story Award en 2013, et parmi ses nombreux recueils de poésie, Something for the Ghosts (Bloodaxe, 2002)  était parmi les  ouvrages nominés pour The Whitbread Poetry Prize.

Par son langage à la fois classique et éclectique, David Constantine est un poète tout en retenue, ce qui n’exclut pas un engagement très fort, se réclamant d’un humanisme proche de la vision d’Hölderlin :

« Nous habitons un monde dont le sens – que ce soit religieux ou existentiel - ne nous est pas révélé : nous devons le créer de par nous-mêmes ».

Proche des poètes et des voyageurs de toute époque, de l’Antiquité jusqu’à nos jours en passant par le botaniste du 18e siècle, Joseph Pitton de Tournefort, Constantine se décrit comme étant « dans les marges » de la littérature anglaise, « pas excentrique, mais pas dans le mainstream non plus, et certainement pas au cœur (où est-ce, en fait ?) ». Et malgré son appartenance et sa reconnaissance envers son héritage culturel et sa langue maternelle, il dit être redevable envers les poètes étrangers, surtout Hölderlin et Brecht, et devoir beaucoup à sa connaissance d’autres langues. « Je crois que voyager à l’étranger  – dans les deux sens du terme, figuratif et réel – est une expérience enrichissante qui devrait être obligatoire pour tout poète. C’est ainsi qu’on revient vers sa propre langue, avec un regard et une vivacité intérieurs renouvelés. »

Le tout dernier recueil, Elder (Bloodaxe Poetry), sorti en février 2014 à l’occasion des 70 ans du poète, a déjà reçu tous les éloges de la critique. C’est un livre où l’on trouve non seulement des accents élégiaques et personnels mais aussi une certaine angoisse face à  l’utilisation abusive et destructrice de la terre par l’homme, le tout compensé par les grands thèmes : la  célébration de l’amour, l’espérance et le désir des êtres humains de bien vivre le temps qui leur est alloué.

« Puisant dans les sensibilités des poètes européens – Goethe, Hölderlin, Brecht -  dont il a une connaissance intime, ce recueil humaniste et grave pèse la vie de l’individu contre le vacarme et le déferlement du vaste monde et se place plutôt en faveur des forces subtiles  et complexes du premier… » Sarah Crown, The Guardian

La présente suite de sept poèmes, Îles, extraite d’un de ses premiers recueils (épuisé)  Watching for the Dolphins (Bloodaxe, 1983) évoque des scènes, des personnages et des souvenirs d’enfance du poète lorsqu’il habitait une des Îles Scilly (situées au sud-ouest de Land’s End en Cornouailles). Ces îles, réputées pour leurs rochers et le danger qu’ils représentent pour tout bateau ou navire qui s’en approche trop, ont été la cause et le témoin de beaucoup de tristesse parmi la population locale (cf. poèmes 2 et 4). Le poète continue à entretenir un lien fort avec elles, comme en attestent les poèmes 3 et 7, tandis que ‘Marée du printemps’ offre une scène d’effroi devant la mer montante qui ne peut que nous rappeler le déchaînement des forces de la nature telles qu’elles se manifestent partout dans le monde à l’époque actuelle. 

Pour celles et  ceux qui comprennent l’anglais, voici un lien vers une courte vidéo (6 minutes) du poète lisant le poème éponyme du recueil ’Watching for Dolphins’.

http://vimeo.com/1092834

Delia Morris

 




Fin du situationnisme poétique passif

 

Il y a comme le bruissement d’une forte et belle rumeur : poésie, poètes et poème sont de retour. La rumeur est à la fois vraie et fausse. Vraie car, en effet, l’époque sent clairement combien recourir au poème, aux poètes et à la poésie devient une nécessité évidente et existentielle. C’est un des chemins creusés par Heidegger, lequel ne fit rien d’autre que cela : creuser le sillon de chemins possibles. Fausse car, en dépit des apparences, le retrait du poème, des poètes et de la poésie, retrait, recul et cetera, dont on nous rebat les oreilles ne sont que cela : une apparence. Il n’y a pas « retour ». Et nous n’avons jamais cessé de marcher en direction du Mont Analogue. Il y a poésie, poètes et poème. La chose est dangereuse et menaçante. C’est pourquoi l’apparence trompe : le poème ne peut qu’effrayer, en son réel originaire. Nous sommes des êtres humains et cela fait de nous des hommes/poèmes. L’homme est poème. Et le poème est homme. Si tel n’était pas le cas, l’époque dans laquelle nous sommes, celle de l’acmé de ce que le philosophe Dominique Janicaud appelait « la Puissance du rationnel », dans un essai au titre éponyme qui mériterait de revenir sur le devant de la scène[1], cette époque ne travaillerait pas autant à vouloir maintenir la poésie, les poètes et le poème undergrund. Ici, au cœur de l’extension illusoire du rationnel, au creux du faux devenu apparence du vrai, tout ce qui est révolte par essence devrait être exclu dans les soubassements de l’indifférence. Il semble pourtant que le lieu d’indifférence dans lequel le rationnel en tant que Puissance, en son acmé − la prise de pouvoir apparente du tout de la vie et de nos vies par la « méthode » calculante, techniciste, dans ses trois siècles d’efforts pour imposer un simulacre de réalité −, que ce lieu soit lieu assourdissant. Comment pourrait-il en être autrement ? Aucune image du réel ne peut rendre absent le silence bruissant qu’est par nature le poème. Le simulacre de la Puissance du rationnel, une « puissance » par nature calculante, méthodique, méga-technicienne, arraisonnante, n’a d’autre réalité que celle que l’on veut bien lui accorder volontairement. À chaque instant où un seul poème est lu, où que ce soit, par un être humain homme/poème, la Puissance du rationnel s’écroule comme un château de cartes ou une vague URSS grimaçante. Car, à l’évidence, sauf cécité, consciente ou non, personne ne peut maintenant prétendre que la Puissance du rationnel et sa « méthodisation » outrancière de l’ensemble de nos vies est le réel profond. C’est de cette illusion dont nous souffrons encore, pourtant, même si les indices montrant que la porte est de nouveau ouverte abondent : cette croyance, que dis-je, cette « foi » pratiquement religieuse et dogmatique en une raison triomphaliste et totalisante, ce que le philosophe nommait justement « Puissance du rationnel ». Pourtant, nous avons la réalité bien en face, sous les yeux, cette réalité raisonnante contre laquelle le poète René Daumal appelait, en 1940, à la « guerre sainte » intérieure, pas à la guerre, pas à la guerre « sainte » au sens des malades mentaux qui tentent d’imposer leurs dogmes hystériques, politiques et totalitaires, au tout autre qu’est chacun de nous, non, la « guerre sainte » intérieure, c’est-à-dire le réel profond en tant qu’il est le réel véritable : le poème. C’est bien d’un recours dont il s’agit, recours contre l’illusion de l’existence même d’une Puissance du rationnel qui serait le réel du monde. Cette image/simulacre du réel est une « évidence absurde », pour reprendre les mots de René Daumal. Pourquoi ? La réponse est dans ce que nous vivons actuellement : un monde et un réel que nous pensons et jugeons fondés sur le rationnel, un rationnel dont la puissance, laquelle n’est pas la raison en tant que telle mais la raison en tant que développement dévorant, construirait le possible de notre vie présente et, surtout, de notre vie future – en tant qu’espèce. Cette puissance du rationnel est devenue elle-même proprement irrationnelle sans que nous semblions nous en apercevoir. La raison n’est pas la folle du logis mais l’expression de sa Puissance rationnelle est devenue cette même folle du logis. Ce qui doit fonder en raison le réel de nos vies, et l’organisation de ces mêmes vies dans le tout de la vie, cela sombre dans un incontrôlable chaos, au point que ce réel et nos vies, toute la vie et tout le réel, sont annoncés comme voués à disparaître. Au point que, à ce disparaître nous devrions apprendre à nous adapter. N’est-ce pas là signe de folie plutôt que de raison ?

S’agit-il pour autant de paraître anti-rationaliste ? Bien sûr que non. Seul celui qui voudra lire cela, avant même de commencer à lire ce texte, lira une bêtise de cette sorte. Car la folie serait la même. Un revers de la même médaille. D’autres métaux pesants. Il s’agit simplement de dire ceci : nous ne pouvons et ne pourrons plus faire abstraction d’aucune des réalités qui composent le réel complémentaire de l’humain que nous sommes, pas plus la raison que le poème, pas plus le logos que la parole mythique. Nous sommes cet être-, situé ici, à la jointure de la raison/Logos et du poème. L’oubli apparent de cette situation du réel que nous sommes est très précisément la douleur dans laquelle nous avons actuellement vie. N’est-il pas temps de renaître en tant que ces êtres en vie que nous sommes par nature ? Un simple regard étonné, lancé au simulacre de la Puissance du rationnel suffira à l’évanouir, dans une « guerre » qui, si elle est « sainte », ne sera en aucune façon « religieuse ». Car il n’est nul besoin d’en appeler au dogmatique religieux, pas plus qu’à n’importe quel dogmatique rationaliste, pour vivre le sacré du réel de ce poème que nous sommes, nous, les Hommes. Ni pour rendre le poème aux hommes − ce poème que l’on tenta de nous voler.        

 


[1] Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1985.

 




Nos aînés (5)

Les sonnets de Mallarmé : une pierre tombale

 

Que Mallarmé ait eut du goût pour le sonnet est une évidence pour qui lit ses poésies, consulte sa correspondance (il parle dans une lettre à son ami Cazalis de sa « manie des sonnets ») ou se penche sur ses textes théoriques. Il est vrai que le xixe siècle est un siècle de renouveau des formes poétiques. Du poète, nous possédons 60 sonnets, dont 8 sont les versions primitives de sonnets qui seront profondément modifiés, comme le « Sonnet allégorique de lui-même » (le fameux sonnet en –yx) ou « Le pitre châtié ». Mallarmé hérite, comme tous les poètes de son siècle, d’une triple tradition. Il ne retient pas la forme italienne, qui propose trois rimes différentes dans chaque tercet, et il emploie surtout le sonnet français le plus régulier (abba abba ccd eed / ccd ede, les seule formes jugée non « libertines » par Banville dans son Petit Traité de versification). Il pratique également le sonnet anglais, tel qu’on le trouve chez Shakespeare. Sa construction est très différente : trois quatrains sur rimes croisées dont la matière diffère de l’un à l’autre, et un distique final. Le schéma en est donc abab cdcd efef gg. Le premier titre du sonnet « La chevelure vol d’une flamme » est d’ailleurs explicite, puisque il s’agissait de « Sonnet sur un mode de la Renaissance anglaise ».

Quant aux rimes, qui sont essentielles, Mallarmé en use de manière concertée, jusqu’à les organiser en fonction du « sexe » de celle qui termine le poème. On sait en effet que, dans les représentations de la tradition poétique, fondées ou fantasmatiques, la rime masculine est censée, dans sa brutalité, être mieux à même de clore une strophe et surtout un poème. Il n’est donc pas sans intérêt de remarquer que le sonnet en –yx se termine sur une rime masculine, en accord avec le sens du verbe « se fixe » du vers précédent :

 

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.

 

ou que la longue stérilité du cygne, dans « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » soit prolongée par la rime féminine : « Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne ».

Que conclure ? La première constatation est que le nombre, qui permet de lutter contre le hasard, est particulièrement important dans le sonnet, puisqu’au nombre des syllabes dans le vers s’ajoute celui des vers dans les strophes et dans le poème. C’est aussi une façon de s’inscrire dans la mémoire. Le sonnet, qui libère du souci de trouver une forme de poème, puisqu’elle est donnée a priori, permet surtout d’organiser l’idée. Elle jaillit souvent de la rime et du rapprochement des mots qu’elle associe. René Ghil, familier de Mallarmé, évoquait ce souvenir : « à moi, à d’autres, il a complaisamment dévoilé que d’aucuns de ses sonnets dernière manière ont été composés selon le procédé des bouts-rimés. » Le sonnet est bel et bien créateur d’idée. On le voit par exemple dans « Toute l’âme résumée », qui converge vers la chute du distique final, avec sa rime équivoquée (rature / litté-rature) :

 

Ainsi le chœur des romances
À la lèvre vole-t-il
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil
 

Le sens trop précis rature
Ta vague littérature

 

Le sérieux de la poésie n’exclut pas les calembours. Surtout, parce qu’il oblige à se soumettre aux contraintes de la forme, le sonnet contribue à l’éviction du lyrisme personnel, à la « disparition élocutoire du poète ».  Impersonnel, il l’est d’abord évidemment en raison de sa brièveté qui ne permet pas au sentiment de se développer.

Mais cette brièveté a d’autres avantages. Le sonnet, ce « bibelot », a l’intérêt d’enfermer dans un espace limité, comme celui d’une fenêtre, aurait dit Baudelaire, toute la poésie. C’est ce qu’écrit Mallarmé à Heredia : le sonnet lui apparaît comme « l’expression définitive, plénière et suprême de la poésie. Avec son raccourci, il lie, entre eux, sous un même regard, les si rares traits magiques, seulement épars en les plus beaux poèmes ». La  concentration permet de ramasser, de cristalliser. Elle autorise la composition, indispensable à l’effet. Mais le sonnet s’ouvre aussi sur l’extérieur du cadre où il est resserré, sur l’infini, aurait encore dit Baudelaire, et surtout sur le silence. Les blancs entre et autour des strophes le prolongent. Le premier poème non ponctué de Mallarmé est précisément un sonnet, « M’introduire dans ton histoire ». L’absence de ponctuation, outre évidemment qu’elle ôte les articulations trop visibles de la syntaxe et de la logique, limite le nombre de signes visibles sur la page. En « creusant le vers, » en creusant la forme poétique, et celle du sonnet en particulier, Mallarmé découvre que ce qui reste d’une poésie qui n’est que « fiction », c’est « une liturgie de l’absence », selon les termes de l’admirable éditeur de la dernière édition de la Pléiade, Bertrand Marchal. La signification se construit dans la réflexion spéculaire des mots les uns sur les autres. En ce sens, chaque sonnet, à l’image du sonnet en –yx est « allégorique de lui-même », « aboli bibelot d’inanité sonore », habité par le néant :

 

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître et allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

 

Il ne renferme que les reflets des mots les uns sur les autres : scintillations, irisations, qui se poursuivent et disparaissent dans le blanc qui les entoure. Les thèmes des sonnets mettent d’ailleurs très souvent en scène l’angoisse, le vide, l’ombre, le rien, la mort :

 

Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête
À ne tendre royal que mon absent tombeau.

 

Un tombeau, un « double tombeau », c’est bien ce que construisent les mots, un tombeau pour la réalité et un tombeau pour le poète : « abolissant l’être de chair, dit B. Marchal, il [le sonnet] installe définitivement l’idée glorieuse du poète dans l’éternité de son œuvre ». Dans sa forme rectangulaire délimitée, il constitue bien une pierre tombale ou une stèle sur laquelle des inscriptions vont peu à peu s’effacer pour s’abolir dans le silence de la nuit.

 

 




Novembre 2014 : 7 nouveaux livres de poésie disponibles chez Recours au Poème éditeurs

 

 

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Novembre 2014 :
7 nouveaux livres de poésie disponibles chez Recours au Poème éditeurs

 

Sabine Huynh rencontre Ginsberg
Collection L’Atelier du Poème

 

Sabine Huynh rencontre Ginsberg 
Collection L’Atelier du Poème

 

 

Ouverture de la collection Contemporains 

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La collection Ailleur(s) s’enrichit de trois superbes recueils

 

 

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Les Échantillons de parole de Louis Raoul dans la collection Poètes des profondeurs

 

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Recours au Poème éditeurs réédite le premier recueil de Gaspard Hons

 

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Parution de Avec vous ce jour-là / Lettre au poète Allen Ginsberg. Sabine Huynh donne son Atelier du Poème consacré à Allen Ginsberg

 

« Vous savez que l’humain est un poème »
Sabine Huynh, parlant à Allen Ginsberg

 

 

 

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Extraits :

« Cher Allen Ginsberg, cela va bientôt faire trois mois que je vous écris. Pendant ce temps, dehors, une guerre a tonné, tué, désolé. Le soleil estival persiste pourtant à briller, et je me dis que de nouveaux poèmes de vous auraient été les bienvenus cet été.

Il fallait que je vous écrive cette lettre, afin de vous remercier pour mes ailes, que j’ai parfois eu du mal à entretenir, qui ont failli être brisées plus d’une fois, mais qui sont toujours là, frémissant à chaque fois que je vous relis. »

 

Sabine Huynh :

 

                      

 

Sabine Huynh est née en 1972. Docteur en linguistique (Université hébraïque de Jérusalem), auteur d’ouvrages de poésie et de prose, et d’une anthologie de poésie française contemporaine, livres publiés entre autres aux éditions Galaade, Voix d’encre, La Porte et Publie.net. Elle écrit en anglais et en français, traduit quotidiennement, anime parfois des ateliers, et contribue régulièrement aux revues Terre à ciel, Terres de femmes et Recours au poème.

 

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Michael Harper, paroles en archipel

Paroles en archipel

 

Présentation de la poésie de Michael S. Harper et traductions

par

Alice-Catherine Carls

 

Né en 1938, Michael S. Harper est aujourd'hui le doyen des poètes afro-américains. Professeur de littérature à Brown University de 1970 jusqu’en 2014, Michael S. Harper fut le premier Poète-lauréat de l’État de Rhode Island (1988 - 1993). Il s’est vu décerner de nombreux prix de poésie dont le Prix de Poésie Robert Hayden (1990) et le Prix Clayborne Pell Award pour les Arts (1997). Il a publié seize recueils de poésie, édité plusieurs volumes de poésie afro-américaine et gravé plusieurs CDs accompagnant la lecture de ses oeuvres de commentaires. On doit citer ici son premier recueil, Dear John, Dear Coltrane (1970), puis History is Your Own Heartbeat (1971) qui reçut le Prix de poésie de l’Académie Noire des Arts et Lettres, Images of Kin (1977), qui reçut le Prix Melville-Cane de la Société Américaine de Poésie, puis son dernier recueil Use Trouble (2009).

Son érudition est immense, son humour féroce. Il parle haut et il dérange conventions et préjugés. Son voyage au centre de lui-même est vieux de deux cents ans : esclavagisme, lynchages, pendaisons, pauvreté des ghettos qui flambent, cycles de migrations sud-nord-sud, racisme, et exclusion. La création naît de l'adversité et de la douleur, le vivace triomphe et les dépasse. L'oeuvre de Michael S. Harper est un lieu de rassemblement et de célébration de l' héritage noir. Elle transmet tous les savoirs reçus en fusionnant tradition et innovation, en donnant un récit autobiographique esthétique et organique inséparable de son support culturel et en constant devenir. Le poème est ainsi la sur-végétation du visible.

La musique militante de Michael Harper, rythmée par une souffrance et une ténacité ancestrales, se complète de la parole tellurienne des poètes, peintres, et artistes noirs du monde entier. Ainsi, dans les poèmes ci-dessous, parle-t-il de la chanteuse sud-africaine Miriam Makeba, du “roi du swing” Benny Goodman, de “Pres,” le saxophoniste  Lester Young, et de “Lady,” la chanteuse Billie Holliday. “Strange fruit” est une chanson qui parle de la pendaison publique des Noirs aux arbres, pratique qui commença après la Guerre Civile et continua jusque dans les années 1960, pendant la lutte des Noirs pour les Droits Civils. Les “Projets” font référence aux HLM, quartiers noirs urbains construits dans les années 1960, et qui devinrent de véritables ghettos. Yaddo est une retraite pour artistes près de Saratoga Springs dans l’État de New York. Le réseau littéraire de Michael Harper a sa matrice dans l' "Athènes du Midwest," l'université d'Iowa où depuis 75 ans des séminaires d'écriture rassemblent poètes et écrivains.

Le poème “Arpèges," provient du volume Healing Song for the Inner Ear (1985), p. 68. Le poème “Dans les Projets” qui fait partie de la série “Débridement” a paru en ligne sur le site The Poetry Foundation le 10 novembre 2013 http://www.poetryfoundation.org/poem/171559  (p. 3). Les autres poèmes sont inédits. 




Lettre aux amis de Recours au Poème

 

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Nous avons édité 6 livres en octobre. 7 nouveaux livres paraissent début novembre, avec comme auteurs entrant dans notre catalogue : Danièle Faugeras, Horacio Castillo (l'un des trois plus grands poètes argentins du 20e siècle), Dara Barnat (Israël), Louis Raoul, Sabine Huynh (au sujet de Ginsberg), Barry Wallenstein (Etats-Unis) et Gaspard Hons (réédition de son premier recueil). 

Puis en décembre : Réginald Gibbons (Etats-Unis), Leandro Calle (Brésil), un impressionnant volume d'entretiens sur la poésie entre Armand Gatti et Claude Faber, la réédition du premier recueil de Gwen Garnier-Duguy, une anthologie des poèmes d'Elie-Charles Flamand, une anthologie de la poésie corse actuelle orchestrée par Angèle Paoli, un Atelier du poème consacré à Perros par Jean-Marie Corbusier.

And so on... en Janvier !

Encore une cinquantaine d'abonnés et en effet... poésie, liberté, indépendance !

Nous vous saluons dans l'Amitié du Poème

Matthieu Baumier et Gwen Garnier-Duguy

 

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L’Anathème

J'espérais me reposer, je me suis surprise à écrire dès l'aube. Cet évènement dont l'amertume relèverait d'une allégorie, n'est qu'un nouvel épisode, tristement réel, composant la parade contemporaine de nos tourments. Avec une curieuse impression d'avoir déjà assisté à ce déluge. Je me demande si ces mots seront utiles, s'ils réussiront à éteindre notre inquiétude, s'ils parviendront à rendre  justice à notre exil.

Nous sommes jeudi. Plutôt, vendredi. Je crois que tous les jours finissent par se ressembler en ce pays lunaire, sanguinaire et nécrophile. En promesse de poussière et d'abus, en règne d'absolu tumulte. Nous accusons le chaos qui s'annonce inévitable. Nous cherchons dans nos grimoires et vieux manuscrits l'explication de la fatalité. En vain. Nous aurions  pu nous en méfier, quand pour la première fois sur cette terre autrefois olivâtre, nous ouvrîmes les portes aux messagers d'Anathème. Pourrions-nous un jour changer le COURS des choses et renverser cet incommensurable malheur !

Ils n'avaient plus le temps d'hésiter. Frappés par le péché. Piégés par la gravité du bannissement et de la disgrâce. Contraints de rejoindre un camp de servitude sur un territoire millénaire et reçu de leurs aïeux. Abusés dans leur offrande et dans leur optimisme.  Les voilà jetés, face à des êtres aveuglés par la violence des sentences innombrables et enfilées en chapelets de rancœurs sur des sabres aigus et stridents. Ils se précipitaient dans le désarroi de leurs pas et dans la folie de leurs saisons trahies, vers des geôles qui poussaient dans le désert, sur d'anciens remparts. Puérils  et francs, ils n'avaient pas vu venir le cataclysme. Ils n'avaient plus le temps de s'interroger à propos du joug qui leur était réservé. Il ne leur restait plus de temps pour réaliser leur perte, pour se regarder partir, injuriés, expropriés et blessés. Laissant derrière eux, leurs siècles ciselés de foi colorée et leurs oratoires marqués d'élaboration dévouée. Où sont passés leurs saints protecteurs, leurs lanternes, leurs marabouts et leur soleil affranchi !

Harnachés de haine noire et frénétique, dégoulinants de fiel, ils vocifèrent des mots contaminés et des ruines. Ils avancent en trombes dévastatrices vers les temples et les pierres sacrés, avec la ferme et acerbe intention de les réduire en cendres, avant d'y enraciner leur bannière morbide. Obsédés par la lumière des prières, qu'ils voulent  ravir, puis anéantir. Savent-ils ! La lumière ne se prend pas, ne se décompose pas, ne se simule pas, ne se refait pas. La lumière se forge à souffle d'effort et de persévérance. La lumière s'offre à qui cultive l'être d'amour et d'innocence. La Lumière se dévoile dans l'ardeur, dans la paix et dans la légitimité. La lumière se mérite. Elle ne s'arrache pas, elle ne s'abuse pas. Et aucun voile ne parvient à recouvrir totalement la lumière. Mêmes les voiles les plus épais, les plus lourds et les plus sombres.

Sur chaque contrée traversée, les autochtones, les dévots, les différents, les gardiens de temples, les hommes libres, sont sommés de détruire leurs instants paisibles, car la tyrannie prit d'assaut les cités ensommeillées, les joyaux du monde. Les splendeurs nourries de fraternité et de sagesse allaient s'évaporer. Affaiblis, les hommes trahis s'accrochèrent à l'ombre du souvenir qui demeurait des mausolées. Babylone, sublime, assista, sans  mot dire, à leur départ injuste. Et La Kahéna indomptable se souvint, non sans regret, de cet instant premier où elle crut à l'amour absolu, où elle se livra dans la beauté extrême et dans la candeur ambrée de son sein. Son courage ne suffit pas à retenir le gouffre. Elle se dît qu'il n'y avait désormais d'absolu nulle part. Même pas en amour. Le sien était pourtant si vaste et si solide. Il couvrait toute l'Afrique. Mais que reste t-il de l'Afrique !

Après Bouddha, aujourd'hui, c'est le tour de Jonas de subir les foudres de l'obscurantisme. Pauvre prophète, réveillé brusquement de son repos millénaire pour répondre à la convocation d'une névrose instantanée ! Il vit se composer une macabre transe de pillage, d'effritement, de démence totale. Demain, viendra le tour de Zoroastre. Sans trêve, sans scrupule, les défunts seront tous ressuscités pour répondre de leur Histoire, ceux qui parmi eux portent le signe de la connaissance, seront alors damnés ! Désormais, il n'y aura ni répit, ni poésie, ni manuscrits, ni tombeaux, ni lieux saints. Le ciel obscur décrété nous est ainsi imposé en unique et cynique conscience, il nous concentrera en piétinant nos différences, en annulant nos plus précieux mythes fondateurs et il cèlera notre destin dans la soumission des dieux inventés. Combien sommes-nous de peuples à entendre :"Ils doivent se convertir, partir ou mourir !" Nous partons, Alors. Dans la honte, dans l'effroi et dans la déraison surtout. A-t-on un jour connu pareille tyrannie !

Dans l'escalade de leur furie, possédés, aliénés, porteurs de misère et de destruction, agars et transpercés d'interdits, pétris de terreur, ils  poursuivent pourtant, ils pourchassent, ils  menacent en psalmodiant des verts tranchants  et assassins. Ils sont en colère et en hargne, ils sont terrifiants et déterminés au sacrifice. Ils respirent à grande peine, ils célèbrent le culte de la mort. Ils ne supportent pas les sourires bleus et éclatants, ils ne tolèrent pas les chants mauves et libres. Hantés par l'écho des voix cristallines, qui bouleversent leur torpeur et révèle leur délire sidéral. Ils veulent  faire taire toutes les voix, ils veulent déporter ceux qu'ils ne comprennent pas, surtout ceux qui les ont précédés. Il semble qu'ils craignent même les silences. Leur escalade acharnée qui dure depuis quelques siècles a fini de GAGNER le monde. Qu'adviendra t-il du monde !

Ainsi, au soir du doute, alors que les femmes faisaient lumière, par un chant de henné,  des hordes de barbares surgirent des quatre coins du désert, accomplir le fin du monde, pour suspendre la féminité et briser le désir de liberté. Ils voient en elles des diables à vaincre, des lueurs à éteindre et une liberté à dévaster. Car, ils ont aussi peur des femmes. Ils sont obsédés par la plus infime partie  des CORPS DES FEMMES. Comme s'ils pouvaient s'y noyer.C'est pour cela qu'ils cherchent à effacer les femmes autant que les vieilles pierres qui leur rappellent l'ampleur de leur ignorance, de leur souillure, de leur évanescence. Ils projettent la haine qu'ils cultivent d'eux-mêmes sur les sanctuaires de notre provenance, car eux, ils ne viennent de nulle part. Ils aiment piller notre histoire, car  leur légende est sordide. La racine profonde de leur violence tient du chaos le plus intime qui rumine au plus profond d'eux-mêmes. Ils ont  peur des femmes, comme ils ont peur de la vie.

Nous fixons de nos yeux effrayés leurs gestes incohérents, démesurés, menaçants et putrides de ces individus scellés dans la barbarie. Ils disent combien la colère les a abimés et combien la conversion les a  annihilés. Victimes d'eux-mêmes d'abord, ils s'extasient de propager la violence et jouissent de la mise à mort de l'Humanité, la leur ayant été effondrée, sans nul doute. Les mains chargés d'armes, d'instruments de torture, d'injures et d'abjections,  ils pèsent sur le sable comme ils pèsent sur l'histoire de leurs corps pétrifiés et nauséabonds.

Nous fixons leur regard fuyant, humilié et obscurci. Nous en décelons tout le décombre perverti. En proie à des démons enflammés, ils ressassent le supplice de la mort, pressés de rejoindre leur dessein, un mirage qui fonde et construit la récompense de leur certitude : Des centaines de vierges à violer ! Comment peuvent-ils croire à un paradis aux allures d'un lupanar !

Quant à elles, pour résister, elles abolissent le verbe voiler. Elles ouvrent grandes leurs portes et leurs lucarnes. Elles éclaircissent leurs voix pour que leurs chants illuminent le ciel. Elles réaffirment leur liberté de conscience et inaugurent leur désir d'existence. Demeurer dans les battements de la vie est leur choix, œuvrer pour le salut du poème est leur foi. Nulle révélation fantaisiste ne saurait ébranler leurs liens et leurs fondations. Et elles ne pourraient envisager de vivre sans aimer. Elles livrent bataille au dénigrement et à l’envoûtement. Bataille que le monde devrait écouter, s'approprier et porter. Ces femmes sont la clarté du don, le symbole de l'éveil, la lucidité et l'équilibre. En cette frontière d'espérance, les hommes aiment  leurs femmes. Ils  aiment leurs enfants et prennent  soin des êtres fragiles. Ils adorent leurs vieilles pierres et se souviennent de leurs sanctuaires. Tous aiment la vie, et construisent l'amour. Car,  ils doivent à l'amour leur renaissance.




Guénane Cade parle de Néruda

LES TROIS REFUGES DE PABLO

 

Pablo Neruda avait trois maisons ; il les créa comme des poèmes, trois étonnants chefs d'œuvre que la dictature saccagea. Pinochet voulut rayer le poète mais c'est le nom du général qui fait grimacer l'histoire du Chili. Pablo s'appelait Neftali, il avait gardé dans les traits traces d'ancêtres araucans, la rage – non l'arrogance – envers toutes les cruautés, les injustices, les aliénations, il portait en lui abondance de mots, d'amour et de vie.

C'est une côte déchiquetée aux vagues puissantes que dominent des pins et des villas de rêve. Isla Negra, Île Noire, saura-t-on jamais pourquoi? Juste deux vers:

                        « Dans la noire, la noire solitude des îles,
                       c'est là, femme d'amour, que tes bras m'accueillirent. »

De ses trois maisons elle était sa préférée, elle était son « bateau ancré sur terre ». En attendant l'heure de la visite, vous pouvez vous attarder au « Coin du Poète », en sa présence, il est partout sur les murs, en casquette, devant la mer où les mêmes cormorans pêchent en piqué. Sur chaque table, un petit bouquet de statices bleus, de fines immortelles blanches et marguerites rouges, les couleurs du Chili dont il fut le consul, l'ambassadeur, le représentant partout dans le monde. Vous relisez son ode au vin sur le mur, «  vin fils de la terre », vino hijo de la tierra et vous trinquez à la mémoire du poète mort de douleur.

C'est une maison où l'on embarque.

C'était un terrain accidenté, avec un abri de pêcheur en ruines qui peu à peu se releva, grandit, s'allongea, serpenta sur les conseils d'amis architectes et ce ne fut pas facile d'amener là les matériaux. Ces ajouts successifs en font une maison unique, une enfilade de petites habitations séparées par des escaliers minuscules, des sentiers, les pièces sont petites mais les vitres immenses. C'est une maison d'artiste, de granit, bois et verre, une forme de recueil où il rassembla des objets hétéroclites offerts ou ramenés de voyages.

Isla Negra ou l'art de redresser une ruine, de la retaper par étapes pour y faire vivre ses trésors. Il collectionnait les coquillages, les dents de cachalot, les morceaux de bois déposés par les vagues, il écrivait sur un présent de l'océan, une planche où trône Baudelaire. Il accumulait des flacons étranges et colorés, des lampes, des statuettes, des masques, des pipes, des bateaux en bouteille et d'imposantes figures de proue. Une pièce héberge un cheval grandeur nature, harnaché comme dans l'enfance, et il a choisi des toits de zinc pour entendre, comme dans l'enfance, les contes de la pluie. Il le disait lui-même, c'est un capharnaüm, « J'ai construit une maison comme un divertissement et je joue dedans du matin au soir »

Devant la maison, un bateau face au large. Pablo se sentait l'âme d'un capitaine et son premier livre il le publia anonymement sous le  titre significatif : Les Vers du capitaine, Los Versos del capitán. Derrière, une locomotive lui rappelait son père, constructeur de voies ferrées, ces voies qui, pour la première fois, relièrent entre elles les villes du Nord au Sud de ce si long pays. À l'entrée, son emblème, le symbole nerudien, un poisson entre deux cercles de fer, deux armilles d'une sphère où le poisson remplace la terre, avec les lettres majuscules de son nom d'adoption comme d'improbables points cardinaux. Un poisson aux gros yeux d'océan posé sur une enclume.  Emblème que nous retrouvons, jouet des vents, sur le toit.

Neruda souffrait d'un cancer, mais d'abord du cancer de l'injustice envers l'Homme poursuivi, exploité, nié. Le 11 septembre 1973 le submergea de désespoir et de rage rentrée. Il dut quitter Isla Negra, sous les injures des militaires, pour sa maison de Santiago où il mourut douze jours plus tard. Pablo Neruda est mort de douleur et les militaires confisquèrent Isla Negra. Ce n'est qu'en 1992 qu'il fut enterré là, selon ses souhaits, face au Pacifique. Il y eut les amours et il y eut l'amour ; Matilde l'a rejoint dans cette tombe simple, fleurie de fleurs sauvages. Les passants lisent leurs noms gravés, en silence sourient, saluent le poète qui « navigua en paroles».  Pour Matilde il écrivit : Yo quiero hacer contigo lo que la primavera hace con los cerezos, je veux réussir avec toi ce que le printemps réussit avec les cerisiers.

La nuit, dans les quarante-quatre collines, les chiens aboient, se répondent. Si vous leur parlez ils vous suivent, vous escortent quelques rues. Ils n'ont pas l'air en mauvaise santé mais sont nombreux à conserver une certaine liberté, à garder une notion d'errance collée aux pattes.

En 1959, las de Santiago qui l'agitait, le dispersait, Pablo se mit à rêver d'une maison à Valparaiso. Des amis furent chargés de lui en trouver une dans un quartier tranquille mais pas trop, indépendante mais pas isolée, avec des voisins invisibles si possible, ni grande ni petite et pas chère.

Fut dénichée, dans une colline, une maison pleine d'escaliers, à plusieurs étages, construite par un Espagnol prénommé Sebastián, inachevée et abandonnée depuis la mort du propriétaire, dix ans auparavant. Son extravagance plut au poète mais, trop grande, il n'acheta que la moitié. Un couple, dont la femme était sculptrice, opta pour le rez-de-chaussée, le patio et deux étages. Neruda garda les deux derniers, plus une sorte de tour avec terrasse et baptisa La Sebastiana cette maison excentrique qui le rapprochait des étoiles. Il était dans la lumière, il dominait toute la baie et même une terrasse où une femme, que jamais personne ne vit, prenait souvent le soleil, nue.

La Sebastiana est un autre capharnaüm où l'on retrouve l'inclination du poète pour les collections hétéroclites : vieilles photos du port, portulans et marines, flacons, bouteilles et verres de toutes les couleurs ; il était persuadé depuis l'enfance que la couleur donnait à l'eau meilleur goût. Sont là aussi, bien sages, les boîtes à musique et un cheval de manège pour dorloter ses souvenirs. Le bar occupe une place conséquente, il aimait concocter des cocktails et préparer le punch dans une vache fleurie en céramique. Gêne devant le lit des amours, ne pas regarder par le trou des serrures, préférer l'opacité de l'intimité. Préférer l'intense et paisible portrait de Walt Whitman, ce barbu chevelu dont Neruda appréciait la liberté sensuelle. À un ouvrier qui, au cours d'une restauration lui demanda si c'était son père, il répondit : « Oui, en poésie ». Son bureau, tout là-haut, inspire rien qu'en y pénétrant. Vous regardez, vous plongez, l'univers vous appartient, tout est dit, reste à l'écrire. Poète capitaine, homme de veille, vigie. Dans le port de Valparaiso, chaque 31 décembre a lieu un gigantesque feu d'artifice. Il y assista pendant douze ans. Il était là le 31 décembre 1972, là il vit jaillir l'année 73, l'année du 11 septembre, 11, le nombre des mauvais anges dit-on. La Sebastiana fut  dévastée par les militaires.

En rentrant, sur une autre colline, à un autre balcon du rêve, un vieil homme dévore la nuit ; à ses pieds, un chat blanc a pris racine, oui, Pablo, « dans la nuit de l'univers ». Une lumière cruelle tombe d'un réverbère, rase nos rides et remet à sa place le passé....

1973, tôt le matin, le journal était glissé sous la porte et je vis son visage. Le poète Neruda venait de mourir, anéanti par l'humiliation et le désespoir. Fidèle à lui-même, à son besoin infini de repenser la vie, il avait survécu douze jours à la violence extrême qui ne faisait que commencer....

Matilde avait une abondante chevelure embroussaillée le matin et Pablo l'appelait affectueusement La Chascona, celle qui a les cheveux emmêlés, en bataille.

En 1953, dans le quartier agréable de Bellavista à Santiago, ils découvrent un terrain à vendre, en pente, avec des ronces et une source. Ils firent construire là leur première résidence et il l'appela La Chascona. Ce ne fut pas simple pour l'architecte : la colline regarde la ville et Neruda voulait voir les Andes. Comme dans ses deux autres demeures, entre ce qu'il souhaitait et ce qu'il ne voulait pas, il fallut additionner trois maisons qui se raccrochent et s'accrochent à la colline.

Dans cette maison-musée au jardin touffu, l'intimité est palpable. Vous retrouvez Pablo le collectionneur, objets d'art ou bâtons de marche, et les trois portraits de ses trois poètes inspirateurs, Baudelaire, Rimbaud et Whitman. Il écrivit ici l'essentiel de son œuvre. Dans la partie la plus haute, ouverte sur les Andes régnait la bibliothèque aux neuf mille volumes dont sept mille furent brûlés par les vandales imbéciles de la dictature dès l'annonce de sa mort. Matilde s'est battue ensuite pour faire renaître La Chascona mise à sac. C'est émouvant, c'est dérangeant, ces petits groupes qui attendent leur tour, non sans respect, non sans permettre que tout perdure puisque l'entrée est payante, mais je ne serai nulle part à l'aise en intruse curieuse ; surtout pas dans une chambre, fût-elle celle de l'amour.

Dans la rue qui grimpe jusqu'à l'entrée, sur des plaques de cuivre, toutes hélas rayées et oxydées, sont gravées quelques vers :

 

Je ne me suis jamais senti aussi sonore                  Nunca me sentí tan sonoro
Je n'ai jamais reçu autant de baisers.                      Nunca he tenido tantos besos.

Laissez-moi seul avec le jour                                    Déjenme solo con el día
Je demande la permission de naître.                         Pido permiso para nacer.
 

La Chascona est toute de bleu et blanc, le bleu Pacifique du capitaine sur terre qui aima les proues, les promontoires, et le blanc des Andes neigeuses au loin depuis l'enfance.

C'est un quartier bohème. Les rues ne sont que bars, galeries d'art, musiciens, comédiens, hippies à colliers et bracelets, tout se mêle, tout le monde parle à tout le monde, on vous offre une bière, on vous baise la main, on repeint la planète, on ne repeint pas ses souvenirs mais on les tient en laisse....

 

                                                                        

                                                                   extraits inédits de Ma Boussole chilienne, 2013.

 




Nouvelles nouvelles de poésie (7)

CHRISTIAN BACHELIN SUR UN AIR D’ACCORDÉON

 

Quand un poète original meurt, les faiseurs d’anthologies, style catalogue de « La redoute », confondant  énumérations de noms dans d’ennuyeuses revues toujours louangeuses et mises en valeur d’authentiques auteurs de ce temps (« il vaut mieux avoir l’air de connaître tout le monde, cela pourrait servir de marche pied pour entrer dans un jury de Prix ! »), j’ai souvent envie de me taire. Jusqu’à mon dernier souffle, je conchierai ces visiteurs de cimetières qui se maintiennent  avec habilité dans la louange post-mortem  pour flatter  leurs nombrils solaires et affamés…

Christian Bachelin, qui a eu l’extrême maladresse de mourir vendredi 29 août 2014 me le disait souvent « le microcosme de la poésie française est un miroir aux alouettes ! ». Il avait raison. L’homme n’était pas un mondain, plutôt un lucide, un « bordeline » de génie,  et certainement pas un « quêteur » de postérité.

Bachelin, le baladin taciturne… C’était au temps de Patrick Rousseau, d’Yves Martin, d’Alain Simon (en voilà de grands fantômes de grands poètes !), d’autres névrosés exceptionnels qui étaient tous édités et défendus avec fougue et talent  par Guy Chambelland, quand celui-ci régnait au 23 rue Racine, dans cette librairie parisienne devenue légendaire et qui fait désormais partie de notre patrimoine littéraire le plus précieux. 

Né en 1933, à Compiègne, Christian Bachelin savait observer avec finesse et retenue le monde de la pauvreté et de l’humilité quotidiennes et son art poétique nous plongeait dans un bizarre univers très personnel fait de mélancolie et de bohème, sur fond de blues et de désenchantement. Ses vers, d’abord obsédés par une certaine musique lyrique évoquant un Moyen-Âge insolite, toujours limpides, lui permettaient d’être proche des gens de la rue avec lesquels il aimait  trinquer « à la santé du monde ». De Neige exterminatrice, son premier recueil (Chambelland, 1967), aux plus récents, Bachelin  évoquait des « amours en mal de sépulture », une « neige tutélaire épouse de la nuit », un roman baroque qui « en nous se déchire », « Où nous serions sur l’impériale d’autobus / Dans le temps d’avant-guerre en des jours inconnus / Roulant bastringue au vieux désert sentimental ». Jean Rousselot parlait de musique classique « jouée en jazz, avec des faux accords et des syncopes », et aussi de la « profondeur indicible de l’âme moderne impropre à toute règle stricte ». Robert Sabatier évoquait un navire voguant dans l’ivresse et le métro et prenant « des allures de transsibérien alors que Duke Ellington joue… ». Serge Brindeau notait dès 1973 « une sorte de délectation morose ». Paul Farellier proposait : « un étrange lyrisme »…

Dans le quotidien des rencontres, entre Patrice Delbourg et Patrick Rousseau, notamment, le sombre Christian Bachelin était un bon camarade de révolte silencieuse, attentif et excellent lecteur de poèmes, introverti à l’extrême, certes, mais brûlant du dedans et sans cesse traversé de mille interrogations métaphysiques essentielles. Il jouait de l’accordéon comme personne et entretenait avec Guy Chambelland le libertaire une amitié profonde faite de confiance parfois aveugle. S’il avait fallu classer tous les petits métiers que Bachelin exerça pour vivre, ou plus exactement pour survivre, même la Société des Gens de Lettres se serait vite fatiguée. Pourtant elle l’engagea comme préposé à l’administration. Bachelin eut une fin de vie discrète et pénible, tragique et solitaire. Peu de gens prenaient de ses nouvelles. Il méritait mieux. L’ingratitude est le remord gluant des poètes.

Dans mon brûlot Au tournant du siècle, Regard critique sur la poésie française contemporaine (Seghers, 2014), j’écrivais de Christian Bachelin qu’il resterait longtemps dans les mémoires et je prenais acte d’une reconnaissance avouée. Non seulement je ne regrette pas un seul mot de ce jugement, mais encore  je tiens à remercier Recours au poème de m’avoir laissé ici exprimer en termes simples mon amitié envers lui.