Grenier du Bel Amour (12)

 

Vers la dernière des glaces.

 

 

Nous n’en avons jamais terminé de redécouvrir le génie de Dante.

Et il est profondément satisfaisant, de ce point de vue, après la publication de son œuvre par la Pochothèque chez Hachette, sa parution dans la collection de la Pleïade, la traduction intégrale de la Divine Comédie à l’Imprimerie Nationale, la récente traduction en poésie Gallimard, d’avoir accès  à la première partie de cette dernière dans la collection de la Petite Vermillon aux éditions de la Table Ronde.

Autant dire que nous sommes confrontés là aux cercles de l’Enfer tels que nous les rend le poète d’origine belge William Cliff.

Dans une volonté clairement affirmée de nous rendre le texte facilement accessible en le débarrassant « des noms inutiles ou des références fastidieuses ». Et il est bien vrai que, parfois, Dante pouvait se révéler rébarbatif par ses allusions à ce qui était certainement évident pour ses contemporains, mais pouvait nous sembler étrangement lointain.

Qu’on se rassure, pourtant ; l’édition qui nous est ici présentée est bilingue – et il suffit de se reporter aux tercets d’origine pour retrouver, éventuellement, tout de ce qu’on a voulu ainsi nous épargner.

On ne peut nier, d’autre part, que cette « idéologie » de l’Enfer soit profondément marquée par les thèses de l’Eglise médiévale : on y trouve ainsi, successivement, tous ceux qui ont succombé à ce que l’on considère alors comme les péchés capitaux, et les « sodomites » y apparaissent, par exemple, au troisième étage du septième cercle, en compagnie des usuriers, après les « rebelles contre Dieu » (ou, tout du moins, ceux que l’on tient pour tels), et avant, dans le cercle suivant, les « simoniaques » et les « devins ».

Sommes-nous sûrs que, aujourd’hui, nous aurions de ces vues-là ?

On ne peut toutefois s’empêcher de relever que la description (et donc le texte corrélatif) se fait de plus en plus précise et circonstanciée à mesure que l’on s’approche du repaire du Diable, comme si le péché s’aggravait d’autant plus que l’influence satanique se précise.

Ou alors, de fait, plus on s’avance dans la découverte de fautes « innommables », plus il est besoin de les détailler et d’en dresser un  impitoyable tableau, et plus on a la prescience du « prince de ce monde » qui se tapit dans son lac de glace ?

Car c’est bien une chose à relever : contrairement à notre imagination coutumière, Lucifer, l’archange déchu, ne se complaît pas dans d’inextinguibles incendies, mais il est le maître du froid le plus insupportable.

Oh ! Je sais bien : on pourra toujours arguer que, dans la sensation que nous en avons, « la glace brûle », mais il faut bien avouer que ce n’est quand même pas la même chose que de découvrir le Diable au milieu des flammes ou se hissant à demi d’une éternelle gelée :

 

   « là l’empereur du règne de douleur,
Le torse à moitié sortant de la glace,
Se montrait dans sa monstruosité »

 

Et c’est une représentation qui aura longtemps cours ! Il suffit de se souvenir de ce que, au XVII° siècle encore, celui que nous tenons pour le fondateur des sciences modernes et le premier des rationalistes, c’est-à-dire, nommément, Galilée, consacrera de très savants calculs à tenter d’évaluer la température de cette glace…

Sans oublier que les « péchés » ont parfois de très étranges attraits – malgré de qu’il est convenu d’en penser et d’en décrire : il est important, me semble-t-il, de relire entre autres tout le dialogue de Dante avec Francesca da Rimini (dans le cercle des « luxurieux »), pour constater l’intense nostalgie qui s’en dégage, comme la « tentation » de l’amour fou est quelque chose de prégnant (la Vita Nuova n’est pas très loin !), et comme la poésie qui s’en dégage atteint quasiment au sublime :

 

   « Un jour, par plaisir, nous lisions tous deux
Comment Lancelot tomba amoureux :
Nous étions seuls et ne soupçonnions rien.

   Plusieurs fois nos  yeux cessèrent de  lire,
Nos visages changèrent de couleur
Mais ce qui nous vainquit surtout ce fut

Quand nous lûmes que le sourire aimé
Fut embrassé par ce fameux amant :
L’homme à qui je suis ici enchaînée

   Du coup me baisa la bouche en tremblant.
Vous connaissez l’auteur de cet ouvrage,
Nous n’en lûmes pas alors davantage… »

 

 

Oui, par delà les siècles qui ont passé, par delà bien des jugements très différents, par delà la diversité des idéologies régnantes, comme il est bon d’en revenir à celui qui fut l’un des plus grands poètes de notre continent, et quelle heureuse initiative que de nous en donner à lire l’essentiel dans une version à laquelle nous pouvons avoir, intellectuellement, accès sans la moindre difficulté !




Grenier du Bel Amour (11). L’eau, maîtresse de mort et de vie

 

On se rappelle peut-être ce merveilleux essai de Gaston Bachelard, qui s’intitulait « L’Eau et les rêves ». Et qui fut édité en son temps (ou était-ce la volonté expresse de son auteur ?),  par José Corti… Toujours est-il que ce furent ces réflexions qui changèrent à jamais ma façon de voir la poésie, tant, à la croisée de la rêverie la plus profonde et de la méditation (mais ne seraient-ce là deux noms prétendument différents de la même expérience ?), il en ressortait un regard neuf et totalement renouvelé sur les éléments de ce monde.

 

Aussi, l’on comprendra que je veuille à tout prix saluer la dernière parution de Valère-Marie Marchand qui, dans ce qui me paraît la plus grande fidélité à celui qu’il faut bien nommer son « maître à penser », livre aujourd’hui au public les mythologies que, apparemment, elle n’a pu s’empêcher de nourrir au fil de l’eau !

Le « complexe d’Ophélie », m’a-t-il ainsi paru, n’est jamais très loin, ni la figure de ce Charon qui faisait se demander à Bachelard si la mort n’avait pas été le premier navigateur – tout en se rappelant bien que c’était la traversée de cette épreuve qui nous faisait éventuellement déboucher sur la renaissance à d’autres climats et à une autre vérité de notre âme.

C’est de la sorte qu’après avoir rêvé sur l’occident de l’Irlande et sur son Connemara de toutes parts aquatique, après s’être laissée fasciner par les songes d’Athanasius Kircher (qui connaît encore aujourd’hui les œuvres de ce père jésuite ?), l’auteure nous entraîne, à travers l’évocation des larmes (« Lacrima »), à travers celle de « La boue », à travers celle des « eaux du Léthé », vers un « rêve au soleil » - ou tout comme ! -  qui nous  livre enfin les clefs de notre imagination sans fond, et nous ouvre les portes d’une réflexion sans fin…

Qu’on me permette ici de recopier les dernières lignes du recueil : « Elle s’était dit que l’eau naissait d’elle-même et que l’on ne connaissait pas vraiment le trajet de la pluie. (…) Puis elle avait voulu voir les insectes qui sommeillaient dans l’herbe, l’arrivée du soleil l’autre bout des collines. C’est à ce moment qu’elle s’était mise à sourire, à songer à une seconde vie, à une clef qui ouvrirait tous ces instants fragiles, libre d’elle-même et de ses intervalles non dits… »

 

Comme si, en effet, « ce n’était pas bien compliqué à faire, à dire, à expliquer peut-être. Ce n’était qu’un livre qu’elle avait ouvert et aussitôt refermé. »

A cela près que, une fois ce livre refermé, il nous poursuit sans arrêt de toute sa charge imaginaire et, ce qui n’est en rien contradictoire, des abîmes de méditation qu’il aura révélés au plus profond de nous.




LIONEL RAY

6 poèmes en avant-première




Hommage à Pirotte

 

à Jean-Claude Pirotte

 

Rennes, quartier de la gare,
la fermeture des cafés sous les néons pâlis;
puis le jazz
avant et après le cognac.
Dans une petite rue paralèlle, non loin de ton hôtel,
nous l'écoutions.
Ensemble, nous prenions toujours de pareilles venelles
pour y parler de nos amis.

Combien d'années déjà ?

Plus tôt, à la maison
cette façon de nous connaître à cinq heures du matin,
devant une bouteille de goutte, soixante ans d'âge,
à peine plus !
Une éternité  cependant !
À moins que ce ne soit un bref,
trop bref moment d'amitié.

Plus de vingt ans, hier pourtant !
Rien de plus que la lumière
au travers du vin qui bleuit dans les verres
et traverse les mots
pour habiller l'hiver les souvenirs qu'on y apprête.

Ce soir je boirai seul,
du whisky pour rompre avec nos habitudes
et commencer de boire sans toi à notre amitié,
je boirai non pas pour boire
mais simplement parce que, soudain,
les mots me manquent pour me parler de toi.




BÉATRICE GOLKAR-VELTEN

Ensemble de poemes




Nos aînés (4)

Par-dessus les grands textes de la période américaine de Saint-John Perse, une boucle relie les poèmes de la prime jeunesse aux textes de la fin de vie. Un lien s’établit entre l’enfance et le grand âge, et les premiers textes semblent préfigurer ceux de la période méditerranéenne, grâce à l’élection d’une heure et d’un lieu et au lien que l’écriture établit entre les paysages extérieur et intérieur. Deux moments sont privilégiés. C’est d’abord l’aube (en accord avec ce vieux topos rhétorique qui lie le début du jour à l’enfance) : le « petit-lait du jour » d’Amitié du prince ou l’« enfance adorable du jour » d’Éloges renvoient au début de Neiges, où, « un peu avant la sixième heure », va naître la création poétique. C’est ensuite midi, « midi émietteur de cymbales » d’Éloges ou « midi l’aveugle » de Sécheresse. Quant au paysage, et contrairement aux déclarations de Saint-John Perse qui se définissait comme un homme d’Atlantique, il est essentiellement méditerranéen, la végétation du Sud évoquant celle de l’île natale, comme le dit le Carnet de voyage aux Îles Éoliennes. Ce n’est pas non plus l’océan qui hante la poésie, mais la Mer, Mer caraïbe des premières années et Méditerranée des dernières… L’imaginaire surimpose la Guadeloupe et la Provence.

Dans ce paysage intérieur recomposé, qui est avant tout intériorisation de l’environnement méditerranéen, règne la violence, loin de la vision illusoire d’une Méditerranée douce et paisible. La Camargue de Chronique endure une « rouge et longue fièvre », tant il est vrai que la nature y est ardente et brûlée. Chronique se déroule dans le crépuscule d’une fin de jour et de vie que l’on pourrait croire apaisée.  « L’étalon rouge du soir » est au contraire l’image de la force et de l’ardeur qui est au cœur de l’homme, fût-il tout près de son terme. Force et violence, à l’image de celle du vent qu’évoque le même poème : « Et ce grand vent d’ailleurs à notre encontre qui courbe l’homme sur la terre ».

Un autre motif cher au poète est celui du maigre et du sec. Il parcourt l’œuvre depuis Amitié du prince ». Nulle part, il n’est plus visible que dans Sécheresse. Le paysage décrit, celui du maquis, desséché jusqu’à l’os, symbolise la vie réduite à ses grandes lignes, la vie réduite à son squelette : « Quand la sécheresse sur la terre aura déserté son étreinte, nous retiendrons de ses méfaits les donc les plus précieux : maigreur et soif et faveur d’être. » Le dépouillement de la vieillesse décrit dans Chronique est en parfait accord avec le dépouillement de cette terre provençale où Saint-John Perse a trouvé refuge pour les dernières années de sa vie : se décline ici une harmonie entre le cadre extérieur et l’aspiration intérieure.  

Ce paysage ascétique est aussi éminemment tragique, si l’on s’entend sur une définition selon laquelle le tragique est lié à la lumière, à une lumière déceptive qui aveugle comme le soleil de Sécheresse. Il ne s’agit pas d’une lumière qui dévoile, mais qui cache plus qu’elle ne montre, et il y a tragique en ce qu’en des lieux et des moments où l’on pourrait croire à un accès immédiat au sens des choses, et même au divin, ne se rencontre que l’illusion d’une transcendance. Dans sa crudité, la lumière ne montre rien, au contraire : « Midi l’aveugle nous éclaire : fascination au sol du signe et de l’objet. » Mais sur quoi exactement Midi l’aveugle nous éclaire-t-il ?Et que  nous dit le signe ? C’est bien la mission du poète que d’interpréter les signes, mais il est ébloui par l’éclat de la lumière de midi, qui lui dérobe le sens. Loin de nous éclairer, la lumière de Midi est un leurre. Dans Pour fêter une enfance, Saint-John Perse écrivait que « l’ombre et la lumière étaient tout prêt d’être une même chose. » Cette phrase en contexte semble signifier que l’ombre est aussi lumineuse que la lumière mais on peut l’interpréter autrement : la lumière aussi sombre que l’ombre. Vents laissait déjà affleurer cet éclat noir : « Et la maturation, soudain, d’un autre monde au plein midi de notre nuit… » Midi est l’heure où les choses devraient s’imposer dans leur évidence, c’est au contraire l’heure de la nuit la plus totale. L’éclat de la lumière méditerranéenne ne montre ni ne cache : il est l’évidence d’une transcendance qui se refuse et se dérobe constamment à toute tentative de déchiffrage. C’est bien ce que dit le texte de Sécheresse : «  Les chiens descendent avec nous les pistes mensongères. Et Midi l’Aboyeur cherche ses morts dans les tranchées comblées d’insectes migrateurs. Mais nos routes sont ailleurs, nos heures démentielles, et, rongés de lucidité, ivres d’intempérie, voici, nous avançons un soir en terre de Dieu comme un peuple d’affamés qui a dévoré ses semences… »

Là où le mystère devrait s’éclairer, il n’y a rien d’autre que la constance et l’obstination du mystère lui-même. Nous demeurons « un peuple d’affamés », parce que l’obscurité subsiste dans l’éblouissement même de cette lumière tragique. Une autre lecture pourrait du coup être proposée pour la fameuse formule héraclitéenne de la « Strophe » d’Amers : « Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat », que l’on interprète généralement comme une opposition : ils m’ont appelé l’obscur, mais en réalité j’habitais l’éclat. Cette formule ne pourrait-elle pas signifier l’inverse : ils m’ont appelé l’obscur justement parce que j’habitais l’éclat de cette lumière méditerranéenne qui contient le tragique ? Je suis obscur, tout comme l’est en fin de compte cette lumière méditerranéenne, dans laquelle réside le tragique, que cet homme d’Atlantique avait bien compris.




ANA BLANDIANA

9 poèmes inédits en français, choisis et traduits par Dana Shishmanian, que Recours au Poème remercie chaleureusement.




Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (5) Gérard Bocholier

 

La profondeur de la voix de Gérard Bocholier procède de son regard contemplatif, scrutateur de ce qui se meut au-delà du visible,  de ce qui se cache derrière les ombres, de ce que révèle le visage du vent. Poète de l'imperceptible et de la nuance, lorsque cet imperceptible joue la capacité de la grâce en tout être, et la nuance l'enrichissement salvifique de la conscience, Bocholier aime, dans son long cours d'homme de parole, rapprocher les éléments contraires, marier la mer et le feu, la glace et le soleil. Dans les apparences à priori contradictoires réside une unité que le poète, à l'œuvre, cherche à concilier.

L'attention à la nature, aux petites choses qu'à peine on entrevoit dans notre monde suréclairé vont attirer le regard de Bocholier et mettre sa voix en mouvement. Ces petites choses, révélées par la connaissance du poème dont Bocholier a l'art, tissent une tension sans laquelle tout s'effondrerait, entre le monde ordinaire et le temps sacré. C'est cette profondeur que Bocholier révèle poème après poème. Profondeur qui est verticale, permettant de monter les yeux vers les clartés célestes et dans le même mouvement de les baisser en deçà des racines. Seul le Poème des profondeurs peut ce déplacement simultané, abolissant la loi de continuité imposée à nos vies terrestres. La poésie de Gérard Bocholier permet, depuis ici et maintenant, de percevoir cet au-delà du terrestre.




Nos aînés (3)

Apollinaire et la gourmandise des mots

 

C’est un lieu commun de rappeler qu’au moment où Apollinaire écrit, les œuvres s’ouvrent sur l’ailleurs, sur ce que Segalen appelait l’exotisme, non pas cet exotisme de pacotille du « cocotier et du chameau », mais du « divers » : « Je conviens de nommer “Divers” tout ce qui jusqu’aujourd’hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux, amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est Autre ». Les mots eux aussi peuvent être Autres, rares en tout cas. C’est le cas chez Apollinaire : plus que surhumain, surréel (c’est dans la préface des Mamelles de Tirésias que le mot de « surréalisme », rappelons-le, apparaît pour la première fois), l’exotisme du poème passe par des emprunts aux langues étrangères, à l’italien de son enfance (« la barque aux barcarols chantants » La Chanson du mal-aimé), à l’allemand : « Le songe Herr Traum survint avec sa sœur Frau Sorge », Les Femmes), à l’anglais, bien que moins souvent (« Le nom émouvant / Dont chaque lettre se love en belle anglaise », L’Inscription anglaise). Dépaysement géographique mais aussi historique : « Elle balla mimant un rythme d’existence », dit Merlin et la vieille femme, qui combine les deux, « baller » étant à la fois un mot vieilli et le calque de l’italien ballare. Les langues anciennes présentent le double intérêt d’être étrangères et disparues, ce qui accroît leur charme par la nostalgie qu’elles suscitent :

Mort d’immortels argyraspides

La neige aux boucliers d’argent

Fuit les dendrophores livides

Admirable montage de mots : les deux termes grecs se renforcent, « argyraspide » est traduit par « boucliers d’argent » et dendrophores poursuit le mot « branches » de la strophe précédente. Comme les cultures étrangères, les mots s’assimilent tout en conservant la trace de leur origine : la langue est bel et bien « métive », pour reprendre un mot cher à Apollinaire, dans sa forme, mais aussi dans sa signification. Le double sens, le « calembour créateur », selon l’expression d’un critique, dote le mot d’une profondeur particulière : « […] les vents d’horreur / Feignent d’être le rire de la lune hilare », écrit le poète dans Merlin et la vieille femme. La lune est hilare, puisqu’elle rit, mais elle est également douce, parce que, en grec, tel est le sens du qualificatif ilaeiros, qui lui est régulièrement appliqué. Elle est, comme le dit Clair de lune, « mellifluente aux lèvres des déments » : elle répand le miel. Le Poème lu au mariage d’André Salmon est explicite : le poète est « épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens », ou plutôt dont il faut renouveler le sens sans toutefois entièrement supprimer l’ancien.

Les mots sont rarement reproduits dans leur forme étrangère, ou étrange, et, pour filer la métaphore du métissage, on peut dire qu’ils s’intègrent, s’assimilent, au prix même de néologismes de forme, comme celui de « incanter », qui double incantare, ou de sens, comme celui de « exfolié » (« Ô marguerite exfoliée », La Chanson du mal-aimé), qui, de la botanique, où il signifie « dont l’écorce s’en va par lamelles », se rapproche du plus ordinaire « effeuillé » et entre en résonnance avec la série bâtie autour de « feuille », qui court dans toute l’œuvre, associé à la nostalgie de l’automne et de tout ce qui passe, comme l’amour. C’est que la langue d’accueil est celle du poète, non celle de la langue ordinaire, sur laquelle s’exerce son travail de choix et d’agencement.

Les hommes de la génération d’Apollinaire, ou de Saint-John Perse, sont fascinés par les dictionnaires. Dans ses Conseils à un jeune poète, Max Jacob privilégiait celui-ci : « Aimer les mots. Aimer un mot. Le répéter, s’en gargariser ». C’est ce que font Apollinaire et Saint-John Perse, et l’un comme l’autre ont la gourmandise des mots. Apollinaire recopie des listes de mots sur ses cahiers : aséité, acousmate, hématidrose, aphélie, prognathe, spiration… avant de les insérer dans les poèmes comme autant de joyaux. Le dictionnaire n’est-il pas un fabuleux réservoir, un instrument d’exploration du monde ? Certes, les mots n’y sont pas en liberté comme chez Marinetti, mais s’ils y sont sagement rangés par ordre alphabétique, ils ne connaissent pas la ségrégation, pas plus que la poésie qui rassemble des mots et des réalités de tout ordre, ainsi dans Zone, où sont énumérés ces oiseaux communs et rares, réels et légendaires que sont les hirondelles, les corbeaux, les faucons, les hiboux, les ibis, les flamants, les marabouts, l’oiseau Roc, l’aigle, le colibri, ou les pihis. Si le dictionnaire avait tout pour plaire à ce praticien du collage qu’est Apollinaire dans son désir d’imiter ses amis peintres, c’est parce qu’il n’est rien d’autre qu’un prodigieux montage où le monde est démembré et ses fragments épinglés l’un à côté de l’autre comme les insectes dans leurs boîtes. Mais, parce qu’il constitue un ensemble clos, il organise à nouveau le monde, il le remembre en le nommant, comme le fait le poème.

« J’émerveille », dit la devise adoptée en 1908 par le poète. Pour y parvenir, les mots, enfermés dans le texte et ouverts sur le monde, sont les meilleurs alliés.

 




Hommage à Seamus Heaney

     Le grand poète irlandais Seamus Heaney est décédé le 31 août dernier. Il avait 74 ans. Le prix Nobel de littérature lui avait été décerné en 1995, saluant « une œuvre de beauté lyrique et de profondeur éthique, qui exalte les miracles du quotidien et le passé vivant ». Ces propos un peu convenus et vaguement « langue de bois » occultent la complexité d’une œuvre poétique, loin des idées toutes faites sur la poésie irlandaise dont les marqueurs exclusifs seraient l’appartenance à une communauté soudée, le sentiment exacerbé de la nature, l’idéalisation du passé, la force du sentiment religieux, une spiritualité à fleur de peau.

     Né en Irlande du Nord, Seamus Heaney se qualifiait lui-même « d’exilé de l’intérieur ». Irlandais, oui, mais écrivant en anglais et non pas en gaélique. Amoureux de sa patrie et enraciné dans la culture de son pays, certes, mais faisant de la poésie sa seule et vraie patrie. On est loin de la vision du poète engagé, ce qui lui a été reproché ici ou là.

     Dans une éclairante préface à une anthologie de ses poèmes (1966-1984), Richard Kearney souligne que « loin de souscrire à l’opinion traditionnelle selon laquelle le langage est un moyen transparent de représenter une identité – individuelle ou collective – qui préexiste au langage, Seamus Heaney épouse l’idée que c’est le langage qui construit et déconstruit perpétuellement nos notions reçues d’identité ».

     Le Nobel 1995 se situe donc bien du côté des « modernistes » irlandais qui l’ont précédé : Yeats, Joyce, Beckett. Pour tous ces auteurs, c’est le langage qui est le sujet principal de la littérature. On n’est pas du tout dans l’approche des poètes gaéliques du 20e siècle, comme Mairtin O’ Direain ou Sean O’ Reordain pour qui ce n’est pas d’abord « le langage », mais « la langue » qui façonne la vie et détermine les préoccupations du poète.

     Pour autant, Seamus Heaney ne s’enferme pas dans une théorie de l’art pour l’art. Si sa poésie est parfois mystérieuse, elle est aussi très accessible (et rejoint à ce niveau celle des poètes gaéliques, notamment dans l’utilisation de mots très concrets). Sa poésie souligne aussi - surtout dans ses débuts - la tragédie de l’Ulster et dit la nostalgie d’une enfance passée près de la nature : « Mon père labourait avec une charrue/Les épaules arrondies comme une voile déployée/Entre les brancards et le sillon/Les chevaux se raidissaient au clapement de sa langue » (extrait de Death of à Naturalist, 1966).

  S’exprimant devant le comité Nobel à Stokholm, Seamus Heaney a donc pu proposer cette définition de la poésie : « Une état fidèle à l’impact de la réalité extérieure et sensible aux lois intérieures du poète » Et il a conclu son discours par ce qui fait, à ses yeux, la valeur de la poésie : « La capacité à persuader cette part vulnérable de notre conscience de sa droiture en dépit des preuves de l’injustice qui l’entoure, la capacité à nous rappeler que nous sommes des chasseurs et des gardiens de valeurs, que nos solitudes et nos détresses les plus profondes sont estimables, dans la mesure où elles aussi sont une garantie de notre véritable nature humaine ».

      Pour prendre la vraie mesure de la démarche poétique du grand auteur irlandais, peut-être faut-il commencer par se pencher sur certains de ses textes, à l’image de ce court poème publié, en 1979, dans son recueil Field Work :

     

       Un sorbier comme une fille avec du rouge aux lèvres
       Entre la petite et la grande route
       Les aulnes mouillé et ruisselants
       Se tiennent à distance parmi les joncs.
 

       Il y a les humbles fleurs du dialecte
       Et les immortelles de l’accent parfait
       Et cet instant où l’oiseau chante tout proche
       De la musique des événements.
 

N’y-a-t-il pas là, dans la simplicité des mots, une forme de manifeste littéraire ?