Le scalp en feu (5)

 

« Poésie Ô lapsus » - Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre un nombre indéterminé de fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, ces fenêtres changeront de forme et de format, mais leur auteur, un cynique sans scrupules,  s’engage à ne pas dépasser les dix pages pour l’ensemble de l’édifice. Lecteur, ne sois sûr de rien, sinon de ce que le petit bonhomme, là-haut, ne lèvera jamais son chapeau à ton passage car, fraîchement scalpé, il craint les courants d’air. 

Enfin, Le Scalp en feu sera, à partir de ce 5e numéro, publié simultanément sur les sites de RECOURS AU POÈME et de LA CAUSE LITTÉRAIRE. / Septembre 2013 – Michel Host

Sommaire :

-      Chronique légère -  p. 2

-      Le Poétique (2) - p. 2

-       Les Mains libres, Paul Éluard et Man Ray, Texte intégral, dossier par Henri Scepi, Lecture d’image par Juliette Bertron, FolioPlus classiques N°256, 258 pp., prix non indiqué. -  p. 3  

-      Nuits de Carton, Anick Roschi, Le Chasseur abstrait éditeur, Illustrations de Valérie Constantin, 70 pp., 16 €.  -  p. 5

-      Le poète annoncé, Pierre Gabriel. – p. 7

 

Chronique légère

Ce 31 août 2013, au petit matin, l’oreillette collée à l’oreille, j’écoute France-Culture. Un jeune romancier d’Israël, poète et traducteur, est à juste titre célébré sur l’antenne : il vit à Tel-Aviv-Jaffa et publie un roman dont l’héroïne est Yolanda, sa grand-mère, à laquelle il porte une affection admirative que l’on ne peut qu’approuver ; ce jeune homme a traduit en hébreu Baudelaire et d’autres poètes français. Ses propres poèmes reçoivent le meilleur accueil. Pour ces incontestables raisons il est, chez lui, une célébrité, voire une gloire littéraire, ce qui me réjouit. Il n’a cependant pas atteint au rang de poète officiel qui, seul en France, vous octroie l’accès aux colonnes du Monde et aux studios de la radio. Que cette disgrâce[1] lui soit épargnée, nous en sommes heureux tout autant, quoique nous demandant pourquoi les miracles de cet ordre n’ont lieu qu’au Proche-Orient et plus jamais à Paris.

 

Le Poétique  (2)

La tentative de le définir est désormais en suspens. J’ai failli ne plus m’intéresser à la question en lisant, je ne sais chez quel littérateur, que seul un esprit apoétique (soit un prosateur volant en rase-mottes) pouvait se formuler à lui-même une telle interrogation. Il irait donc de soi que « le poétique » va de soi et ne demande surtout pas qu’on prenne la peine de le cerner. Permettez que mon désaccord persiste et que je ne renie pas ma qualité de poète. Bon ou mauvais ?... c’est une autre affaire dont je ne veux ni ne peux décider. Je vous propose donc ceci :

 

La poésie ouvre la nuit à l’excès du désir.

Georges Bataille, La Haine de la poésie

 

Tout le poème
Est dans les yeux d’un gorille en cage.

Werner Lambersy, Journal par-dessus bord

 

 

Les Mains libres, Paul Éluard et Man Ray

Le recueil fut originellement publié en 1947, par les éditions Gallimard ; sa publication d’aujourd’hui prend la forme d’un « petit classique » nouvelle formule : je veux dire qu’il ne s’ouvre pas sur un portrait de l’auteur par Mme Vigée-Lebrun ni ne se ferme sur les appréciations circonspectes de M. Émile Faguet suivies de quinze sujets de dissertation et d’explication de texte. Néanmoins je conserve précieusement mes « petits classiques Larousse », avec leur mine modeste, leur couverture mauve, leurs notes de bas de page, leur papier jauni ou tavelé, et il m’arrive d’en acheter encore chez les revendeurs d’occasions. Cela dit, l’écolier d’aujourd’hui aura intérêt à se procurer ces poèmes d’Éluard, non seulement parce que l’érotisme n’en est pas absent (une bonne éducation se doit d’être complète, Rabelais et Montaigne la souhaitaient telle et les écrans encombrés de pornographie ne peuvent suffire à tout), mais parce que des portes de la poésie et de l’imagerie contemporaine s’y ouvrent à lui, et aussi que s’y trouve posée la problématique de la confrontation de l’image et du texte.

En effet, contrairement aux habitudes, ce sont ici les poèmes d’Éluard qui illustrent les dessins de Man Ray, lequel était rétif à l’idée de hiérarchie dans les arts divers. Rappelons qu’il était aussi photographe, et qu’un cliché de Nush Éluard et de Sonia Mossé figure en bonne place dans ces pages. Juliette Bertron précise : « Un tissu d’interconnexions, de correspondances et d’échos, si cher à la recherche surréaliste qui favorise ce type de mélange et de rencontre, s’exprime donc ici sous plusieurs formes. »

La réflexion de Juliette Bertron est ample et générale : elle s’étend au rappel de ce que fut le surréalisme, lointainement né de Rimbaud et Lautréamont, approfondi dans une « subversion totale » par André Breton et ses amis, donnant sa voix à des formes d’irrationalité dont des preuves évidentes (s’il fallait les donner encore) sont offertes ici par les dessins de Man Ray et les poèmes d’Éluard. L’inconscient, auquel on peut croire sans adhérer pour autant à la « science » freudienne, est au cœur de la nouvelle esthétique proposée par le surréalisme, terrain fertile ou stérile selon les évolutions du poème et de l’art.  Et, avec l’inconscient, l’image, elle aussi centrale dans la démarche surréaliste, franchit bien au-delà les limites de la seule illustration. L’écolier donc, mais aussi l’étudiant, s’ils n’ont pas entièrement fermé leur cerveau à la littérature et à l’art, trouveront dans cet excellent dossier d’accompagnement une rampe de lancement vers le monde sensible qui pourrait bien demeurer (soyons optimiste !), pour quelque temps encore, le versant plus secret de la vie humaine.

Les images que nous propose Man Ray ont toute la fraîcheur et le surgissement des inventions et trouvailles surréalistes. Associations non pas étranges, cela va de soi au point qu’à le noter nous frôlons le pléonasme, mais claires et obscures du même pas, images désirantes, corps et objets mêlés à dessein (tout un pan de l’art d’aujourd’hui pousse ses surgeons dans ce champ-là, art authentique comme art de l’imposture, art de la rencontre et de l’étonnement : souvenons-nous de Dali réunissant le parapluie et la machine à coudre sur une table de dissection.) Recherche de « la merveille », du Graal, de l’unique en somme, ce que perçoit très bien Éluard qui s’introduit lui-même en exergue : « Le papier, nuit blanche. Et les plages désertes des yeux du rêveur. Le cœur tremble. / Le dessin de Man Ray : toujours le désir, non le besoin. » Ces mots « illustrent » l’image d’une femme dénudée dormant sur les arches du Pont d’Avignon.

Oui, tout cela va de soi en dépit de la surprise. Je m’en tiens à deux exemples : d’abord à cette autre femme que Man Ray place en pleine page, buste coupé aux hanches, sans le soutien newtonien du tripode de bois habituel, et elle jetée dans les airs, mais hiératique, figée, bras relevés, doigts exprimant une sorte de volonté d’éloignement, visage semi-profilé, semi-souriant, coiffure inconnue sous nos climats du XXIe siècle mais en vogue dans les années 1930, regard mystérieux enfin, regard perdu, toujours à définir et à cerner dans le reflet de notre désir. Déjà, en 1947, Éluard en offrait sa traduction :

LE MANNEQUIN

Unique guirlande tendue / D’un bord à l’autre de l’enfance / Petit pont de perfection / Premier amour de l’écolier / Suppression des distances.

Oui, des femmes semblables j’en vis dans mon enfance : elles dormaient sans respirer, vivantes néanmoins, ou au bord de l’asphyxie, dans les vitrines des tailleurs. Elle préfiguraient un amour premier mais aussi des amours, des caresses vagues qui déjà prenaient au ventre le gamin que j’étais, l’arrêtaient fasciné ou le jetaient dans une fuite qui ne s’arrêterait qu’avec sa vie.

Second exemple, l’imitation d’une carte postale ou d’une photographie : quatre fermes rassemblées autour du clocher de l’église avec, sur l’horizon, la montagne, sorte de Sainte-Victoire nordique. Le clocher est un demi-crayon aigu tel un pal dressé vers le ciel. Dans la plaine, au deuxième plan, sortant de terre, un long serpent, sorte de couleuvre régnant sur les terres. Sa queue au loin se contorsionne derrière la montagne. Image glaçante. Éluard « l’illustre » ainsi :

OÙ SE FABRIQUENT LES CRAYONS

La dernière l’hirondelle / À tresser une corbeille / Pour retenir la lumière / La dernière à dessiner / Cet œil déserté

Dans la paume du village /Le soir vient manger les graines / Du sommeil animal

Bonne nuit à la pensée

Et j’appelle le silence / Par son plus petit nom.

Ici le mystère insondable, le poème-exorcisme, l’entrée de la pensée dans sa nuit ; là, l’évidence du mystère de l’objet sans mystère, à moins qu’il n’acquière une vie intérieure d’un autre type.

Je conclus, toujours avec Juliette Bertron, sur « L’exaltation réciproque du texte et de l’image » (p.228) : « Définissant le genre hybride du "Poème-objet", Breton le présente comme "une composition qui tend à combiner les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur leur pouvoir d’exaltation réciproque" (Le Surréalisme et la Peinture). Il s’agit bien de « mobiliser totalement les ressorts de l’imagination et sa puissance de transformation des données immédiates de la perception. » Cela avait commencé avec Maurice Scève et l’emblème, avec Rimbaud le voyant, avec Apollinaire et ses calligrammes… Cela se poursuit sous de multiples formes aujourd’hui. Ce recueil nous le rappelle, qui est une machine à rêver et à imaginer, à penser sans doute aussi, quand on nous en laisse la possibilité, et à nous préparer à changer la vie qui en a bien besoin. 

 

Nuits de Carton, d’Anick Roschi

Recueil bref, tranchant comme le couteau dans la plaie, comme le cri éploré dans la nuit de l’humain. Il s’ouvre sur les Clandestines :

 

Dans le repli
D’une vague argentée
De jeunes corps s’échouent

 

Ces « jeunes corps », avec d’autres moins jeunes parfois, c’est sur les côtes de la Calabre, de la Sardaigne et de l’Andalousie qu’ils se rendent, après les rêves, « À de funestes / Rendez-vous ». Nous savons de qui ils sont, de quelles incuries ils ont péri, sur quelles espérances ils se sont fracassés. Anick Roschi tient cette note basse tout au long, il saisit la peine de l’Autre, mais n’en agite pas la marionnette sur les scènes poétiques. Il ne hurle pas contre tant de cruauté, il n’accuse ni ne se fait pleureuse patentée ou hurlante ou vaticinante contre l’injustice. Voilà ce qui m’a arrêté, avec cette « vague argentée » dont Lorca eût fait una cuna, un berceau pour le malheur de ce monde. D’ordinaire, je ne goûte pas du tout, je veux dire que j’exècre cette poésie de la plainte universelle et des bons sentiments qui auraient dû, s’ils avaient eu au cœur et au sang quelque degrés de l’alcool de vérité avec un peu de force, éviter que l’on eût tant de malheurs à déplorer, tant de plaintes à proférer. Cette poésie-là, qui vient après Senghor et Césaire, et Nicolas Guillén, lesquels ne sont pas en cause par conséquent, emplit de nos jours des recueils par milliers avec de vaines paroles qui jamais n’ont rien changé, paroles de l’après-coup que j’assimile aux pleurnicheries du résistant de la dernière minute, de celui qui sait bien la pose qu’il convient de prendre pour n’avoir pas le sentiment de venir trop tard ou simplement . De cet art de la nostalgie apitoyée des éditeurs (de poésie notamment) font ployer leur rayonnages, art simulé de l’espoir du jour meilleur, de la grande fraternité tant souhaitable quoique, hormis les mots creux et répétitifs ou les comédies habituelles, on ne fasse rien ou si peu pour la mettre en œuvre. Poésie bouillie pour les chats maigres, tu m’écœures ! L’esclave est mort, tu demandes à son petit-fils de gémir encore et toujours, parfois même tu jettes l’anathème et fais mine d’aller combattre à nouveau. Avec toi, le petit-fils de l’esclave restera esclave dans sa tête, il ne se sortira pas de ce pétrin. Quant à l’esclavagiste-colonisateur, je n’en parle pas. Lui non plus, son petit-fils veux-je dire, ne s’en tirera pas comme ça, d’ailleurs tu ne le souhaites pas, il te le faut cet ennemi, quoique mort et enterré depuis longtemps. D’où que tes vers, libres ou comptés, devraient lucidement s’appeler idéologie et non poésie. Tu ne « fais » rien, tu n’engages pas l’avenir autrement qu’en ton éternel et stérile planctus. Tu es poésie de répétion, morte et enterrée[2].

Anick Roschi, ce n’est pas cela, c’en est même fort loin, ses

Déferlantes esclaves / Aux mains volontaires… et [leurs] Rois maudits / Secouent / Nos lits / De gouvernance.

Ah, nos bonnes gouvernances ! Nos risibles gouvernances ! Tout l’humour de ce poète consiste à n’en pas dire davantage. Il laisse le lecteur, le récitant, libres de compléter et de conclure. Il ménage l’ambiguïté, car le poème s’intitule Rois maudits… Qui sont-ils, ces rois-là ? De quels siècles ? De quels continents ? Le monde de l’ignominie est sans fin ni frontières : c’est ici Anna Politkovskaïa : Une colombe, ce soir, est tombée. C’est là Neda, pour moi une inconnue, on ne peut tout savoir de la méchanceté, surtout si Le tout puissant / a décidé // Pour toi / Neda, et même (et surtout) si Ton sang / Coule / Sur nos petits écrans.

Anick Roschi ne procède pas par amples tableaux de bataille, par furieuses dénonciations. Le coup d’épée dans l’eau, le coup de pied de l’âne, ce n’est pas son genre. Il jette une seule pierre à l’homme qui change la femme en pierre  - Femme pierre / D’un jour répudié // Pierre d’amants / Pierre d’aimés / Homme pierre / D’obscurité. Il songe à l’oubli où demeure désormais le peuple Tamoul, au passant que tue la bombe un jour de marché… car au bout de ces choses, au bout de la rue, […] rue défigurée / Dieu est passant / Dieu est passé : sous l’image, le sens caché. Dieu, oui, est bien passé par là, et il s’est tant fait à notre indifférente ressemblance que nous ne distinguons plus sa silhouette. Le poète nous lance ses suggestions avec cette sérénité que procure la force du constat. S’il s’attache aux Mémoires, c’est aussi bien aux victimes du Zyklon B qu’à celles aux yeux / Hagards / s’agripp[ant] / À nos regards / Nus, et à celles de la Terre murée / Isolée /Niée / Encore abandonnée de Palestine. Il est dans toutes les mémoires, même celles qu’il ne nomme pas. Il sait qu’elles se lient les unes aux autres par l’obstinée souffrance. Il permet le double sens et le double regard : rien n’est univoque, et surtout pas le mal. En cela il se rend inacceptable pour la pensée unique qui tranche avec une papale autorité du bien et du mal, des bons et des méchants. On ne le recevra ni à droite ni à gauche, pour autant qu’existent encore ces catégories désuètes. S’il prononce ces mots, finalement : - Liberté… Égalité… Fraternité… -, nos emblèmes ou notre ritournelle, c’est qu’il cherche, appelle et voit un autre temps, d’un désir renouvelé À chaque naissance, seule excuse au péché d’idéalisme :

Voici le temps / Exorcisé / De nos raisons planétaires / Le temps / Articulé / D’une capitale / Terre.

C’est donc là croyance humaine en ce qu’elle n’exclut d’autres croyances, sachant que la folie, le mal, la faiblesse sont les choses du monde et de cette terre les mieux partagées. Cette poésie nous parle à voix retenue et pas pour ne rien nous dire. Elle est belle, clairement à l’honneur de la pensée du temps présent et des temps à venir[3].

Les illustrations de Valérie Constantin méritent d’être remarquées, car elles entrent de plain-pied, il me semble, dans le projet poétique. J’en parle tardivement, mais non par raccroc, car elles sont essentielles, répétant ad nauseam ces nuits de cartons de beaucoup de ceux que « la vague argentée » n’a pas retenus dans son mortel « repli ». Ces emballages compressés, liés en énormes ballots et que l’on voit transportés par camions entiers vers les usines de transformation, ce sont les mêmes dans lesquels, sous lesquels, à Tokyo et à Paris, à New-York et à Moscou… se protègent du froid de la nuit ces inconnus échoués dans l’ailleurs, chez nous, nos frères que nous méprisons en ne les voyant plus. Allons, que je cesse ma plainte !

 

 

Le poète annoncé, Pierre Gabriel, paraîtra dans un prochain Scalp.

 

_____________.

Fin du SCALP V.     

 


[1] Aucune contradiction dans le propos : les chroniqueurs et interviewers parisiens chroniquent et interviewent, il faut voir comme !

[2] Je me rappelle avoir entendu, il y a de cela quelques années, le romancier malgache Jean-Luc Raharimanana s’élever contre cette éternelle complainte mortifère et, au fond, satisfaite.

[3] Autres publications d’Anick Roschi :   Le voyage des ombres, Editions du Cygne, 2007.  Pour Haïti (ouvrage collectif) Editions Desnel, 2010.

 




Joël Bastard

SIX LIEUX




Dara Barnat

5 poèmes en anglais
avec leur traduction en français par Sabine Huynh




Chronique du veilleur (10) – Claude Martingay, Les quatrains du silence

Pourquoi ne parler que de l’actualité la plus fraîche, des livres à l’encre à peine séchée, alors que des livres parus il y a quelques années ou quelques siècles gardent à jamais la grande efficience qu’une grâce d’inspiration et d’écriture leur a donnée ?

Le livre de Claude Martingay, Les quatrains du silence (Ad Solem) est de ceux-là.

  Claude Martingay est né en 1920 à Genève. A l’âge de 23 ans, il s’est retiré dans la chartreuse de La Valsainte, en Suisse. Durant trois années, il a reçu les plus précieuses leçons de Dom Jean-Baptiste Porion, avec qui il a noué une solide amitié. C’est lui qui a créé en 1968 la collection Ad Solem, une maison d’éditions ascétiques et mystiques, qui a pris par la suite l’envol que l’on sait.

Claude Martingay est lui-même écrivain et poète, auteur de nombreux essais comme : Pour la sainte liturgie, La Mère de Dieu et l’intelligence ou encore La Métaphore bienheureuse. Le livre paru en 2010, Les quatrains du silence, est sans nul doute un de ces chefs d’œuvre où l’on ne sait qu’admirer le plus : la pureté de l’écriture, la densité de la pensée, l’extrême sensibilité spirituelle qui s’y révèle. Le poète, car c’est bien d’un grand poète qu’il s’agit, parle du choix du quatrain comme d’un « encadrement de fenêtre, entre la maison et la fontaine, entre la raison et l’intelligence, entre les idées claires et la vie insaisissable de la vérité. »  Sur le blanc de la page, dans le silence d’un recueillement de tout l’être, retentissent des aveux, des émotions, des remuements de  l’âme :

Claude Martingay, Les quatrains du silence, 96 pages, 21 euros (Ad Solem, 2010)

Claude Martingay, Les quatrains du silence, 96 pages, 21 euros (Ad Solem, 2010)

Délaissant des idées la poussière
Je sors de la maison.
Aux grappes de la glycine
La réalité m’enivre.

  Toute une vie intérieure se lit ici en quelques mots brefs où l’on sent la présence forte, paisible, fraternelle, de l’indicible. L’expérience spirituelle si personnelle de l’auteur semble se communiquer à nous, comme si elle nous attirait à elle, nous ouvrait des portes jusqu’alors restées closes.

Pour trouver l’Autre en son lieu
Je parcourais les montagnes.
Sa main sur mon épaule
Il était derrière moi.

  Claude Martingay invente là, quasi sans effort visible, un langage nouveau qui retrouve spontanément les plus beaux accents du lyrisme religieux. La simplicité de ce langage s’allie à une quête profonde et constante où toute l’existence est en jeu. Le poète se voit tel qu’il est, dans ses essais qui ne sont jamais que des ébauches du Verbe-Dieu.

O pauvre, ô pur miroir de l’écriture
Sans lequel je ne saurais pas
Que de part et d’autre nous sommes
Le Verbe-Dieu et moi.

Quatrains égrenés, qu’on désire reprendre encore et encore, pleins des lueurs d’une révélation qui s’offre et se dérobe à chaque fois. « Le quatrain est croix de miséricorde / Sur laquelle s’offre et meurt la vérité. »

Oui, il est bon de se retirer du tumulte des choses éphémères, des éditions et des agitations du moment, pour vivre avec ce magnifique livre comme avec un compagnon et un maître, dans l’humble partage de la contemplation sur le seuil de la prière silencieuse.

Les paupières closes
De la montagne sous la neige
Les mots nichent
Dans l’éternité bleue.

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (1)

Michel Cazenave est un enfant des montagnes. Il grandit dans les fougères, les arbres et les prairies, dont il sent qu'elles sont l'expression verticale de la vie. Dans la contemplation de la nature et la communion avec elle, il pressent très tôt l'importance de l'ombre permettant de jouir de la lumière, et la dimension maternelle de la Nature. Dans ces prédispositions naturelles, c'est à l'adolescence qu'il découvre par hasard l'œuvre pionnière de Carl Gustav Jung, à laquelle il vouera une fidélité sans faille, avouant que le grand psychologue lui avait sauvé la vie. Attentif aux pouvoirs de la raison, mais aussi doué du sens des rêves, Michel Cazenave a construit une œuvre où la poésie, dont l'étymologie renvoie à la capacité de créer, de fabriquer, pourvoie aux nécessités premières et vitales de l'homme égaré dans la modernité, comme elle le fit de l'homme de tous les temps. Doué dans de multiples domaines – homme de radio, éditeur, romancier, œuvrant pour la transdisciplinarité – c’est d’abord en tant que poète que Michel Cazenave pose son regard sur le monde et sur toute chose vivante. Ce regard de poète, il finit par l’incarner littéralement par des œuvres poétiques discrètes, cherchant dans le Verbe ce que Jung avait formalisé sa vie durant à travers la psychologie : le dialogue avec la profondeur. Ses recueils ont trouvé leur place dans les catalogues des éditions Arma Artis et des éditions Rafael de Surtis. La chute vertigineuse ; L’amour, la Vie ; La Bouche ou l’Antre des Nymphes ; Les Cheveux ou le Secret révélé ; Eclats de la lumière ; Primavera viva ou la vie absolue ; Primavera ou le triomphe de l’amour ; Méridiens de la Nuit, La naissance de l'aurore, L'Oeuvre d'or, Mélancholia, les titres égrenés forment un chemin initiatique s‘enfonçant dans la forêt de la vraie vie, où l’obscurité révèle les forces de lumières, où les regards des présences compagnes, tapis dans l’ombre et scrutant le meilleur des possibilités humaines, étoilent de leur éclat les espérances d’amour. Là où il y a la vie, il y a langage. Là ou il y a langage, il y a la Mère Nature enfantant et croissant. Cette Mère Nature qui est l’un des multiples noms de la poésie. C’est cette vision de cosmos qu’incarne le poète Michel Cazenave.

Les extraits de Prières suivi de Direlle paraîtront en volume au Nouvel Athanor en 2014, sous le titre de Laisser les mots venir.




A.E. Housman : Un p’tit gars du Shropshire

QUI ÉTAIT ALFRED EDWARD HOUSMAN ?

Son père exerçait la profession de « country solicitor », correspondant à certaines fonctions de notaire et d’avoué. Le garçon, né à Fockbury, un faubourg de Bromsgrove, dans le Worcestershire, le 26 mars 1859, est l’aîné de sept enfants. Leur mère décède lorsque Alfred atteint l’âge de 12 ans. En 1873 le père se remarie avec une cousine de la branche paternelle.

Après des études à Birmingham puis à Bromsgrove, Alfred est admis en 1877 comme boursier au St John’s College d’Oxford dans la section des études classiques (latin-grec). Il y fait la connaissance de Moses Jackson, lequel sera l’objet secret d’un amour inassouvi. Au cours des deux premières années il réussit brillamment ses examens, mais, pour se consacrer à l’étude minutieuse de Properce, néglige les autres matières faisant partie du cursus complet (histoire et philosophie antiques). De fait, il n’obtient pas sa licence et quitte Oxford profondément humilié. Il est mu par un vif désir de prouver sa valeur réelle. Jackson l’aide à trouver un poste de rédacteur à l’Office national des brevets sur la propriété industrielle : il y travaillera pendant dix ans.

A l’écart de l’Université, Housman poursuit néanmoins des études classiques et publie des articles très appréciés sur les poètes latins qu’il aime, Properce donc, Horace, Ovide, et sur les Tragiques grecs. Il se construit peu à peu une réputation d’érudit et en 1892 se voit proposer la chaire de Latin à l’University College de Londres.

En 1911, il est nommé Professeur de Latin à Trinity College de Cambridge où il achèvera une carrière désormais brillante : il est notamment l’auteur d’un commentaire sur les cinq livres de l’Astronomicon de Marcus Manilius, poète didactique du 1er siècle (dans la lignée de Lucrèce). Très discret sur sa propre poésie, Housman n’en a parlé qu’une fois lors d’une conférence publique intitulée « The Name and Nature of Poetry », en 1933, trois ans avant son décès à Cambridge.  Son urne funéraire a trouvé place dans une église de Ludlow, dans le Shropshire où il avait trouvé l’inspiration de son recueil A Shropshire Lad.

L’ŒUVRE POÉTIQUE

Housman n’a publié de son vivant que deux recueils : A Shropshire Lad paraît en 1896 à compte d’auteur (après divers refus essuyés chez quelques éditeurs) ; Last Poems date de 1922, mais la composition de ces « derniers » remontait aux années d’avant la Première Guerre mondiale. Son frère Laurence publiera de façon posthume More Poems (1936) et Collected Poems (1939). 

Le recueil fondateur de la notoriété du poète ne s’est diffusé que lentement, sans doute à cause des réticences de l’auteur lui-même à prendre très au sérieux des écrits dictés par l’émotion, face à ses travaux de professeur dont la reconnaissance par le monde universitaire constituait une revanche par rapport à ses anciennes déconvenues d’Oxford.   

Cependant le succès est venu, encouragé par l’intérêt de nombreux musiciens du XXe siècle pour les éléments pastoraux et traditionnels de cette œuvre. Le pionnier parmi ces compositeurs fut Arthur Somervell en 1904, suivi de Ralph Vaughan Williams dont les six mélodies de On Wenlock Edge (1909) sont très connues. Georges Butterworth, qui mourut en 1916 pendant la bataille de la Somme, laisse un souvenir « augmenté » par son travail, entre 1909 et 1912, sur des chansons tirées de A Shropshire Lad. Citons encore John Ireland, l’américain Samuel Barber… Leurs compositions sont listées dans un catalogue qui, en 1976, en comprenait déjà 400. S’y est ajoutée récemment une pièce du néo-zélandais contemporain David Downes. De nos jours ces œuvres musicales sont devenues des « classiques » constamment réenregistrés.

La célébrité de l’auteur est donc établie lorsque les jeunes appelés au front de la guerre de 14-18 glissent ce recueil devenu populaire dans leur bissac. Plus tard viendront les hommages d’un T.S. Eliot ou d’un Alan Hollinghurst (Booker Prize en 2004). Sir Tom Stoppard, auteur de Rozencrantz et Guildenstern sont morts, et scénariste du film Shakespeare in Love, fait jouer en 1997 The Invention of Love, une pièce drôle et profonde sur l’amitié qui liait Housman et Jackson.

PLACE DE A.E. HOUSMAN DANS LA POÉSIE ANGLAISE

Quelles sont les qualités assurant la pérennité de son œuvre ?
« Un P’tit Gars du Shropshire » évoque une vision idéalisée du paysage anglais et de la vie rurale, qui sont déjà en voie de transformation, sinon de disparition, à l’époque où Housman écrit ses poèmes. Le thème de la mort des êtres jeunes, sans les consolations de la religion, du flétrissement rapide de la beauté et de la vie, du voyage sans retour de jeunes soldats britanniques tombés au combat en terre étrangère (quoique impériale), touche à des fibres sensibles présentes en chaque lecteur. La Première Guerre mondiale ne fera que confirmer ce sentiment de fragilité des hommes pris dans les remous de l’Histoire. Voilà qui explique pourquoi, même aujourd’hui, Housman n’est pas l’auteur d’une œuvre « morte » (à l’instar de nombre d’autres, de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe, balayées par la modernité que représentent les œuvres d’Eliot, de Joyce, du groupe de Bloomsbury…)

Il ne faut néanmoins pas sous-estimer l’influence du contexte politique et moral des dernières décennies du XIXe siècle qui voient la condamnation d’Oscar Wilde à la « geôle de Reading » sous l’accusation d’homosexualité, puis son exil en France où l’auteur du Portrait de Dorian Gray meurt en 1900 dans la misère.
Dans A Shropshire Lad l’« amour qui ne dit pas son nom » se laisse tout de même entrevoir. L’aveu demeurant ambigu, le recueil entretient une subversion restée secrète. L’homme Housman est resté « à part », Jackson s’étant refusé à son amour, et ayant choisi de le fuir par un mariage (où l’ami n’a pas été invité) et un travail en terre étrangère (aux Indes en premier lieu ; il meurt à Vancouver en 1923). Housman avait donné son cœur en sachant qu’il n’y aurait pas de réciproque. La souffrance morale l’a sans doute poussé à se libérer par l’expression poétique : son amour, que son époque juge « illicite », se déguise par exemple en adultère.

Cette poésie convoque une culture littéraire dont les influences les plus marquantes sont des ballades écossaises, les chansons de Shakespeare extraites de pièces comme La Nuit des Rois ou Cymbeline, la poésie de Heinrich Heine, souvent transposée en musique (Schubert, Schumann, Brahms…). Elle surgit sous le coup de l’inspiration « pure », que favorisent d’exaltantes promenades dans la campagne anglaise ou, au contraire, des états de faiblesse et de maladie traversés par l’auteur. Les personnages, les « caractères » évoqués, n’ont rien de romantique : villageois, paysans, jeunes hommes frustes, coquettes faisant mine de résister à leurs soupirants, mauvais garçons emprisonnés et passibles de pendaison, cependant que le décor rural est magnifié comme dans la grande peinture anglaise d’un Constable ou d’un Turner. Il arrive que des poèmes naissent « tout armés » ainsi que nous venons de le dire ; ils sont alors dictés par l’émotion, comme par une forte évidence, et n’exigent que de minimes retouches. Tandis que d’autres cheminent beaucoup plus lentement, réclamant des mises au point laborieuses, jusqu’à la satisfaction complète de leur créateur.

Housman ne s’est exprimé publiquement qu’une fois sur l’art poétique dans cette conférence – The Name and Nature of Poetry – qui eut un grand retentissement à l’université de Cambridge. « Transfuser l’émotion et non transmettre la pensée », telle lui semblait être la fonction privilégiée du poème.

Delia Morris et André Ughetto
Avril 2011




Notes pour une poésie des profondeurs [11]

Ce huitième recueil de Christian Viguié publié aux éditions Rougerie est d’entrée placé sous l’œil poétique de Juarroz :

 

Les choses cessent parfois d’être des choses
pour perfectionner un instant
l’inconscience du monde.

 

Et en effet Commencements est comme un prolongement et un dialogue entre Viguié et Juarroz. Le poète, ici, en cet ensemble interroge le monde en son propre rapport aux choses de ce même monde, cela en conscience de l’étrangeté qu’il y a d’être au monde tout en portant le monde, un seul monde, celui dont l’on est conscient – en soi. Ce n’est pas rien, cela, d’être le porteur du seul monde qui est, celui qui est pour et en soi. Celui duquel nous formons image en nous et au dehors de nous. Et cela fait… beaucoup de mondes possibles, tant il est d’hommes ; tant de mondes à naître, tellement est important le nombre de regards d’hommes qui peuvent naître et se porter sur le monde, pour ensuite porter ce monde.

Et cela commence ainsi, ou presque :

 

Tu mets toujours un nom
dans un nom
pour te dévêtir du monde.

 

Et l’on sent évidemment, immédiatement, que l’on est en présence d’une poésie des profondeurs, l’une de ces poésies que Juarroz qualifiaient de « verticale ». Cela élève l’homme.
Et quel autre objet pour la poésie ?
Une poésie qui, du coup, se déploie au creux des silences de l’apprentissage permanent, en ce temps/non temps au cours duquel l’apparition des corbeaux est une mise en berne des mots insensés et/ou inutiles.
Et cela ouvre sur et vers le vivre :

 

L’espoir peut avoir le poids d’une table
la paille ressembler au soleil d’une chaise
Une fois dit cela
les mots n’auront pas à chercher la beauté
du poème
ils auront simplement voulu rendre visible
la patience du monde.

 

Tout en interrogeant la qualité du monde, et de ses choses :

 

C’est en écoutant le chant
qu’entonne la plaine
que nous savons si notre regard
est un geste du dedans ou du dehors.
 

Aux creux du Poème vécu par Christian Viguié, tout chante, car – et simplement – tout chante. Et tout est chant. C’est cela, regarder : voir le chant des choses du monde, et cela s’appelle la poésie.

 

Il neige
Tu préfères ce « il »
à n’importe quelle métaphore sur la neige
qui te ferait croire
que l’on a découvert
les secrètes structures du monde.
 

Ici, les instants sont des commencements, ceux du regard découvrant avec un étonnement permanent cette chose qu’est le monde, chose bien étrange convenons-en.

 

L’aurore est un mot
qui ne se souvient pas
de lui-même
 

ainsi
déploie-t-elle ses ailes
pour s’ébrouer

 

Et cette manière d’être dans la poésie et le Poème, cela engage entièrement le poète.

 

Je ne crois pas à l’explosion
de l’être sous le langage
surtout lorsque le langage
retourne à lui-même
Il faut une lune
pour dire la lune
pouvoir nommer l’infinitif du monde
et au-delà signifier une chose
n’importe quelle chose
où l’homme ne prend pas fin.
 

Une poésie qui engage le poète en une conscience des faiblesses de cet outil, le burin de la poésie, autrement dit le langage des mots.

 

(…)
Ce sont les mots
qui se sont entrelacés
au lieu des mystères
du monde.

 

Car :

 

Après tout
les mots ne devraient être que cela
des pierres et un oiseau
qui traversent un soleil.
 

 

Tout se noue dans l’étrangeté des choses, et dans le regard porté sur elles. À moins que ce soient elles qui nous regardent/observent

 

comme si le travail était
d’inventer un cercle
dans un cercle.

 

J’ignore si l’on mesure clairement ce qu’il y a de l’homme et du monde en cet apparent peu de mot. Simplement, et en effet, ce vivre-là, poète éperdu dans le Poème, est un travail. C’est pourquoi la poésie de Christian Viguié prend forme en une œuvre véritable.




Nos aînés (2)

 

Stèles de Segalen et l’énigme de la simplicité 

 

Grande est la diversité des formes du poème chez Segalen, qui crée généralement à partir d’arts intercesseurs. Musicien, dessinateur, il cherche souvent à transposer dans le langage les caractères des autres arts qu’il pratique. Peintures indique clairement son orientation, Odes et Tibet s’inspirent de la musique, Stèles de la lapidaire… Segalen a d’ailleurs clairement indiqué qu’il n’était pas allé en Chine pour y trouver des sujets, mais des formes. Chaque Stèle doit avoir la densité, la sobriété, la dureté de la pierre levée et gravée. Ainsi chacune, habituellement courte, est-elle délimitée par un cadre et faite de mots autant que possible monosyllabiques pour se rapprocher de l’idéogramme chinois. Du moins en apparence, « l’aise et la subjectivité », selon l’expression du poète dans une lettre à Gilbert de Voisins, sont éliminés du poème pour qu’il devienne un « dur moment pétrifié », « une mémoire solide », comme le dit « Moment ». La simplicité fait partie de cette quête d’une impassibilité qui tente de reproduire celle de la pierre. À première lecture, la signification du poème paraît donc limpide. Pourtant, à la réflexion, il résiste à l’interprétation, il est doublement hermétique, parce que clos dans son cadre, et obscur.

La question de l’interprétation est évidemment centrale en littérature. Les difficultés qu’elle implique tiennent d’abord à la nature même du langage, à la fois fermé et ouvert. Fermé, puisque que, à un moment donné, la langue constitue un système relativement stable, avec une syntaxe et un lexique donnés ; ouvert, parce que ce système évolue dans le temps, sous la pression de ses unités elles-mêmes et surtout de l’histoire et de la société où il s’insère. La polysémie du signe est souvent facteur d’ambiguïté. Il faut alors affronter le texte. La lecture de la poésie n’est pas un acte aisé, d’autant que la tentation de l’obscurité y est récurrente, ne serait-ce, comme le disait Saint-John Perse, que parce que la « nuit » qu’elle propose répond au mystère du monde. Localisée sur une figure, sur un vers, ou déployée sur l’ensemble du poème, elle empêche la transparence du sens et exige du lecteur qui y consent tout un travail d’interprétation. À l’hermétisme répond l’herméneutique. Faute en effet de présenter un sens immédiatement déchiffrable, le texte hermétique comporte la possibilité de significations multiples, et son absence de lisibilité le charge paradoxalement d’une multiplicité de sens.

Cette obscurité tient à deux raisons contradictoires, soit à la richesse du sens, soit au contraire, à son apparente pauvreté. Dans le premier cas, les mots semblent éclater en tout sens, et il devient difficile de les apparier, comme avec cette périphrase de Saint-John Perse : « les membranes closes du silence » dans le Poème à l’Étrangère. Dans le second, le sens de la phrase est si évident, si plat, que cela même fait énigme et c’est précisément ce qui se passe avec Stèles. « Mon amante a les vertus de l’eau », dit le début d’un poème. Un sens évident s’impose, qu’explicite la suite du verset : « un sourire clair, des gestes coulants, une voix pure et chantant goutte à goutte ». Ce type de constat, apparemment objectif, constitue le type d’énoncé le plus fréquent mais sa limpidité même est étrange autant que peut l’être à la réflexion le « Sous le Pont Mirabeau coule la Seine » d’Apollinaire, qui, si la poésie était communication, représenterait un degré zéro de l’information et serait inutile.

Le mystère réside précisément là : pourquoi parler, pourquoi écrire, si c’est pour ne rien, ou presque rien, dire ? La simplicité a certes la vertu de l’évidence, et le texte, de même que le tableau pour Cézanne, s’impose avec la même force que la chose du monde, sauf que l’on ne sait quelle est cette chose à laquelle il renvoie ! La lecture de Segalen requiert alors, comme souvent la poésie, une lecture sinon savante, du moins informée, qui conduit à interroger les autres textes et les déclarations du poète. Si l’amante a les « vertus » de l’eau, c’est parce que l’eau a pour propriété (c’est le sens de virtus) essentielle de ne pas en avoir. Elle est transparente, ou, en termes qui renvoient à la poétique chinoise, elle est fade. Éloge de la fadeur, tel est le titre d’un livre stimulant de François Jullien : c’est que la fadeur, l’absence de qualités, les englobe toutes, elle recèle toutes les virtualités, entre lesquelles elle ne choisit pas. Il ne pouvait échapper au lettré qu’était Segalen que là réside, selon Aristote, la supériorité du poète sur l’historien ou le chroniqueur : dire le possible, et non ce qui est. Équipée, qui n’est pas un poème, raconte le réel, et décrit des faits, mais Stèles s’en détache pour parvenir « aux remous pleins d’ivresse du grand fleuve Diversité », selon les « Conseils au bon voyageur ». Point n’est besoin d’ailleurs d’aller chercher si loin une référence dans la culture : la stèle « De la composition » constitue un parfait guide de lecture. Selon les conseils du Maître, « dans la sage composition », il faut « distingue[r] trois modes : descriptif, similaire et allégorique » : la description est à pratiquer largement, la comparaison est « d’un emploi précieux », mais « un pinceau prudent se risque peu jusqu’à l’allégorie », « lumière empruntée », « commentaire incertain ». Segalen en prend le contre-pied et rejette la description, qui « tue le geste » et la ressemblance, « faite pour les sots », pour préconiser l’Allégorie : « oh ! tous les possibles sont permis ». Il ne s’agit évidemment pas d’assimiler l’allégorie à la figuration, à la représentation imagée, mais de la définir par le double sens : sur un premier sens, cohérent, s’en greffe un second, dans une correspondance quasiment terme à terme : une hirondelle ne fait pas le printemps / un comportement isolé ne fait pas une habitude. Or, pour que naisse une interprétation allégorique, il faut que surgisse un soupçon devant l’incongruité de la phrase ou du texte (pourquoi parler de l’hirondelle alors qu’on évoque un acte isolé de Pierre ou Jacques ?) ou, comme dans le cas de Segalen, devant leur aveuglante évidence. Lorsque, dans « Terre jaune », il décrit les monts, la vallée, les crevasses de la Terre, on pense d’abord à l’évocation d’un paysage. Mais le doute s’insinue, car, s’il s’agit d’un paysage, il n’est vraiment pas pittoresque. Il ne fait pas voir. La simplicité excessive, et même la platitude conduisent à une interprétation allégorique selon laquelle la plaine renvoie au calme de l’âme, loin des « tumultes » et des « tempêtes ». Et là réside tout l’intérêt, toute la beauté du texte, qui parle à l’esprit autant qu’au cœur.

Sauf qu’il y a toujours risque de surinterpréter ou de mal interpréter, s’il est vrai qu’interpréter, comme le disait Heidegger, c’est dans tous les cas faire violence au texte.  




Chronique du veilleur (9) – Yves Namur

Yves Namur est né à Namur en 1952. Médecin, éditeur, il est l’auteur d’une trentaine de livres. Il a réuni sous le titre Un poème avant les commencements une sélection de ses livres parus entre 1975 et 1990 (Le Taillis Pré en coédition avec Le Noroît). Une autre anthologie, Ce que j’ai peut-être fait paraît simultanément aux éditions Lettres Vives et regroupe des poèmes édités entre 1992 et 2012. C’est donc un parcours poétique d’une ampleur et d’une vitalité considérables qui s’offre à nous en ces deux publications. Bien sûr, l’auteur en convient le premier, il y a eu évolution de  la pensée et de l’écriture. Mais je suis sensible avant toute analyse de détail à ce qui constitue la trame de cette œuvre, son tissu vivant, des « commencements » à maintenant.

Yves Namur ne cesse de méditer sur le poème et le langage poétique. Il le fait en creusant le silence de l’énigme, par une « approche lente », en frôlant le vide. Ce sont de véritables voyages : « le voyage, dit-il, est la narration du poème, et le poème du corps. » Voyages sur le blanc de la page, voyages sur l’eau jusqu’au vertige :

dans la distance de  

l’eau, mais proche, l’eau
et le mouvement, et l’effacement,
l’oubli de l’eau et son oubli
dans l’eau,  

l’eau (le poème) et sa fuite.  

Yves Namur, Un poème avant les commencements , Le Taillis Pré/ Le Noroît, 2013, 362 pages, 25 euros. Ce que j’ai peut-être fait, Lettres Vives, 2013, 128 pages, 18 euros.

Yves Namur, Un poème avant les commencements, Le Taillis Pré/ Le Noroît, 2013, 362 pages, 25 euros.
Ce que j’ai peut-être fait, Lettres Vives, 2013, 128 pages, 18 euros.

Ce sont des traces, des inscriptions brèves, cernées d’absence, « tracé indéchiffrable », que le poète veut saisir, surtout ne pas perdre :

Ne perdre,  

ni le geste où va l’oiseau,
vers l’autre rive, vers d’autres rives,  

dans d’autres rives de fables
et de collines blanches.  

Cette blancheur règne sur l’œuvre d’Yves Namur. Elle est celle « de l’abîme et du poème », celle du livre où nous apparaît « l’autre versant de la nuit », celui que le poète  interroge inlassablement et tente d’éclairer par la puissance du verbe. Rien n’est jamais achevé, le silence précède et traverse le poème, le poème reste inachevé. C’est donc le même poème que reprend, comme un chemin de neige, l’infatigable pèlerin du silence. Et quelquefois se lève une aurore pâle, un « battement d’ailes », « une nuée d’oiseaux ».

Les livres des dix dernières années frappent par une simplicité nouvelle, un ton différent, plus proche et familier sans doute, comme voulant nous communiquer un aveu d’humilité.

Et parfois je me dis qu’il a raison le poète :
Il suffirait d’un rien, d’un tout petit rien,
Pour qu’une maison sorte aussi du poème que j’écris maintenant.

Aveu d’impuissance aussi qui conduit le poète jusqu’à se dire « maudit », lui qui ne sait « ni regarder ni toucher » ce qui l’entoure et le regarde. Pourrait-il « regarder l’intérieur des choses, atteindre ce « mystère des choses » dont parle Pessoa ? La beauté des choses est « terrible », La tristesse du figuier, paru en 2012, qui est sans doute  le livre le plus impressionnant de cette œuvre, l’affirme avec une force singulière. Le questionnement d’Yves Namur aborde dans ces pages  le pur fait de vivre. Qu’est-ce que vivre ? être réel ?

Je parle la langue des figuiers, je transpire, je tremble,
Je mange et je dors comme le figuier.
En fait, je vis exactement comme il vit.  

Et lorsqu’il perd ses fruits trop mûrs
Ou ses grandes illusions,  

Alors je me dis que suis encore comme lui
Et que c’est bien ça être réel  

S’il faut tirer une conclusion - provisoire sans doute -  de cette œuvre poétique, l’exigence très haute d’Yves Namur, son intégrité et sa sincérité, sont à souligner avant tout. Le poème peut contenir « tout ce qu’un homme peut approcher », selon les termes mêmes de l’auteur. C’est à la fois le plus ardent et le plus infime qui se puissent saisir ;  il y a aussi en lui « cette lueur fragile (…) qui attise le manque » et que seul un grand poète comme Yves Namur est capable de faire rayonner.

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Petites notes d’amertume (6)

Le malheur peut élever comme il peut détruire.

L’exigence doit avant tout viser soi-même.

Mes plus grands défauts au fil des années sont devenus des qualités, ainsi l’obstination et le manque d’assurance.

La morale dans laquelle j’ai été éduquée implique de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’on nous fasse. Il serait plus logique et bénéfique de faire à autrui ce qu’on voudrait qu’on nous fasse.

Jusqu’il y a encore une poignée d’années, j’avais l’orgueil de croire ma bonne santé invincible, hors d’atteinte de toute maladie.

Il n’y a aucune fatalité à notre destin, dès lors que nous gardons à l’esprit que d’autres possibles nous appartiennent.

La colère est un antidote efficace  contre  l’aigreur.

La colère est un sursaut de dignité face à la bêtise et à l’injustice. Mais, réaction saine et nécessaire, elle peut aussi tourner à vide sur elle-même.

La colère soulage, mais on ne peut pas lui en demander plus. Si la colère, dans ses éclats vindicatifs, donne force et courage, elle laisse sur sa faim et ne nourrit pas l’esprit. A trop perdurer, elle sonne comme un renoncement, comme une abdication.

La saine colère frôle parfois dangereusement le risque de se muer en vaine colère.  C’est pourquoi elle doit rester un état transitoire. Elle ne peut se substituer à la résistance indispensable qui fonde et scelle notre vie intérieure.

Et si renoncer à la colère était  un premier pas pour entrer en dissidence ?

On n’a jamais rien bâti sur un coup de colère.

La colère jaillit souvent d’une souffrance. Mais trop de colère épuise.

Je supporte mal la proximité de personnes sujettes à des sautes d’humeur et au tempérament coléreux. J’apprécie la tempérance, ce qui n’exclut pas l’enthousiasme, la fougue et  la passion, y compris… l’indignation et la saine colère.

Si je ne dis mot face à des propos qui me blessent et si je n’exprime que rarement ma colère, ce n’est pas toujours par sagesse ou par grandeur d’âme. C’est que par chance je ne trouve pas les mots qui soient à la mesure de la circonstance.

 

A paraître en janvier 2014, préface de  Claire Fourier
(Les Editions Sauvages, collection La pensée Sauvage)