Vu du Sud (3)

La poésie d’Abdellatif Laâbi évolue en fonction du hasard des rencontres et sa dimension narrative et discursive est imprégnée du réel, du vécu qui est d’abord un voyage dans l’imaginaire.

C’est une écriture où l'imprévu des rencontres est un facteur déterminant qui conditionne sa poésie, ses engagements.

Cette écriture a su évoluer vers une liberté de ton (j’allais dire d’humanisme) au fil des années. Elle est devenue nomade, vagabonde où s’égrènent des sensations confuses et généreuses qui manifestent clairement le cri d’une âme pour laquelle l’humain est le cœur battant et incessant d’une  création poétique ouverte à tous les possibles.

Voici un poème en hommage à Jean Sénac où s’exprime la parole du passeur-intercesseur auprès de ses frères poètes de tous les continents.

 




Quine Chevalier

9 poèmes




Notes pour une poésie des profondeurs [9]

Ici cède toute parole.

Lucio Mariani

 

Mariani est né à Rome en 1936, où il vit aujourd’hui. D’une certaine manière, sa poésie, en ce qu’elle s’orchestre autour de la mémoire, peut être considérée comme romaine. Par son regard porté sur ce que nous sommes devenus, depuis les lieux des civilisations d’où nous provenons. Mais cela demanderait des éclaircissements, l’occasion s’en présentera sans doute quelque jour. De lui, on pouvait déjà lire en français le recueil Connaissance du temps, paru chez Gallimard en 2005. Ces Restes du jour sont traduits par Jean-Baptiste Para, poète et rédacteur en chef de la revue Europe, par ailleurs directeur de la collection dans laquelle paraît ce volume. Belle traduction, c’est le moins que l’on puisse dire, qui permet de ressentir la puissance de la poésie de Lucio Mariani.

Dans une importante et fort écrite préface, acte littéraire à elle seule, le poète et traducteur Dominique Grandmont écrit que la poésie de Mariani montre combien aujourd’hui « la poésie est moins que jamais un genre littéraire ». Nous sommes ici en parfait accord avec cette vision. La présence de la mémoire et des lieux dans la poésie de Mariani ne manque pas de faire penser à cet « art de la mémoire », outil de connaissance, pratiqué durant de longs siècles par nos ancêtres antiques, réactualisé par nos amis néo-platoniciens de la Renaissance, et remis en lumière il y a maintenant un quart de siècle par Frances Yates, dans un essai exceptionnel. La mémoire n’est donc pas ici forme de nostalgie contrite mais d’émergence ou de réémergence du « réel sous le symbolique », selon l’expression de Dominique Grandmont. De quoi parlons- nous ? Écoutons le poète préfacier : « Le symbole ne s’emboîte pas dans une seconde moitié qui manque toujours. C’est une déchirure de l’invisible. Sa transparence même le dérobe à nous. C’est ce que les fossoyeurs de la poésie nomment une emphase furtive ». Il nous plaît ici de nous associer à cette critique d’une certaine forme de poésie si loin de l’acte même du Poème que l’on ne peut que se demander d’où est venu son succès, heureusement en net recul. Ou plutôt, on ne comprend que trop bien un tel succès, indexé sur un acte volontaire de collaboration avec l’anti poésie qui paraît vouloir dominer cette époque. Et Grandmont d’ajouter : « Tout l’art d’un Lucio Mariani est dans ce renversement intérieur de la symbolique, sans lequel, en effet, il faudrait détruire toutes les images ». Et c’est bien de cela dont il s’agit, du côté des « fossoyeurs » nés dans le cœur de l’anti poésie, de « détruire ». Étrange mise en scène acceptée (un temps au moins) d’une forme contre poétique se prétendant œuvre poétique tandis qu’elle n’apparaît plus que pour ce qu’elle est : un fétu de paille. Et encore. Messieurs, que reste-il de tout ce vide que vous avez cru pouvoir nous imposer ?

La voix de Mariani vient de loin et – depuis ces lointains – porte vers des horizons ici perçus comme territoires inexplorés. La vie est avant tout une aventure mystérieuse et les vivants partent en quête d’explorations n’allant pas sans danger. C’est sans doute pourquoi nous sommes si nombreux aujourd’hui à préférer le confort des charentaises télévisuelles et des « pensées » insignifiantes. Un choix rassurant, au cœur même du refus de vivre. Ici se tient concrètement la nécrose, et non dans l’appel à plus de vie dans le réel que le Poème recèle, comme ces roches protégeant des pierres précieuses. A moins que ces dernières ne prolifèrent dans le fumier. Les alchimistes du moyen-âge affirmaient cela. On reprend alors espoir, pour peu qu’ils aient eu raison, en se disant que peut être quelque chose brille dans ce fumier qu’est le contemporain. D’ailleurs, le recueil de Mariani commence par un poème intitulé « échec et mat » et sous-titré « 11 septembre 2001 ». Une sorte de représentation claire du fumier dont je parlais, celui qui produit l’événement, l’événement en tant que tel aussi, bien sûr, mais encore les relents fétides qui le prolongent, théories du complot à l’appui. Un fumier trinitaire en quelque sorte qui traduit l’état de confusion des esprits dans lequel nous sommes englués : on lit au sujet de l’événement en question des textes, publiés dans des espaces d’apparence très à gauche, dont la rhétorique n’a rien à envier aux moments hystériques de la propagande menée autrefois par un Goebbels. Au nom de la tolérance, de la lutte contre les oligarchies, de la défense de minorités opprimées et cetera. Il y a dans tout cela un relent de bêtise qui pourrait effrayer quiconque ne croit pas en la spiritualisation de l’esprit à l’œuvre dans la matière humaine. Ici, nous sommes des optimistes et il en faut beaucoup plus pour nous effrayer. Le poète Mariani est préoccupé, ce qui est un trait pour nous évident de toute poésie authentique, par le moment présent de ce monde, et cette préoccupation s’exprime en regard de la mémoire de ce que nous avons été, tout autant que les yeux ouverts sur les possibles qui viennent. Le poète est un porteur de sens, il ressemble aux porteurs d’eau qui arpentaient autrefois les rues des premières métropoles. On devinait parfois les traits d’Hermès sous les guenilles.

Alors de quoi s’agit-il ? De l’avis de Dominique Grandmont : « Il s’agit, non pas de retenir le temps, mais de faire vivre le passé jusqu’à ce qu’il se confonde avec l’horizon. Vivre n’a lieu qu’une fois pour toutes, la vie est ce qui traverse sa propre disparition. Le geste est une parole implicite. Un pas sur la route. » La poésie pousse à « aller plus loin que le destin ».

Et Mariani :

 

« N’as-tu pas conscience que pour la première fois
l’homme édifie des ruines pour ses héritiers »

 

Le poète plonge au cœur du tragique de notre époque, dédiant un poème en même temps à Jénine et à Jérusalem :

 

« C’est le taureau des massacres universels, le taureau
    qui brise

le miroir et le temple, qui renverse filles et mères
    dans les pousses d’herbe

en mélangeant cette abstraite bouillie de religions,
    d’histoires, de bannières, »

 

Et en effet, au-delà des opinions, le tragique à l’œuvre sur ce morceau de terre du moyen orient est un symbole de toutes les confusions comme de toutes les tragédies de notre temps. C’est du moins ainsi que nous vivons cette tragédie, positionnée au centre des préoccupations mondiales et, peut-être, masquant d’autres formes du tragique qu’est la vie humaine contemporaine sur cette terre.

Il y a une sorte de poésie réaliste dans les premières pages de ce recueil de Mariani. Cependant, sa poésie ne saurait se résumer à cela, quand bien même l’œil du lecteur que je suis a été particulièrement attiré par cet aspect. Commencer la lecture en se remémorant les images du 11 septembre, ce n’est pas anodin. On parlera sans doute de pessimisme au sujet de la poésie de Mariani. Et en effet son regard interroge sur la structure même de la réalité tout en questionnant la réalité contemporaine, deux réalités qui, n’en déplaise à nos amis rationalistes à outrance, peuvent être perçues séparément et néanmoins de façon complémentaires. Rêve peut-être. Ou bien cauchemar. Pourtant, la poésie de Mariani n’est pas sans espérance, une espérance placée en la poésie. Et sur ce point nous serons de nouveau entièrement en accord. La poésie est simultanément le réel et l’avenir de l’humain. Il y a ainsi ce poème qui, par le chant poétique, reconduit l’homme prisonnier en dedans de l’humanité. C’est la lecture du chant qui maintient la matière de l’homme en dedans du réel, c'est-à-dire de l’esprit. Et cela se produit depuis l’origine de la vie de l’humain. Bien sûr, l’image fausse à l’œuvre, qui se prétend aujourd’hui monde, vise à imposer un autre regard sur le réel. Et alors ? À cette manière de regarder le réel nous n’accordons aucun crédit. Et cela suffit à la faire disparaître, comme par enchantement. Ce qui n’est guère troublant : une charlatanerie s’estompe vite, avec un peu d’acuité du regard.

Ainsi, les poèmes de Mariani plongent, à mesure que l’on avance dans leur lecture, dans la petite enfance de l’humanité, y compris celle de la dernière glaciation. Une époque où nous nous serions mis debout, dit-on. Il n’est pas si fréquent de croiser la préhistoire en terres de poésies contemporaines. Ce détour par nos enfances communes est alors l’occasion de porter en poésie un regard philosophique et humaniste sur l’état d’Homme. Que cette présence philosophique soit poétiquement une telle réussite, cela n’est pas plus fréquent. Et l’on ne sera pas surpris de croiser Empédocle ou Hölderlin. Pas plus que de lever les yeux vers la silhouette de Troie, avec Dante en ombre chinoise.   

 

Lucio Mariani, Restes du jour, Cheyne, collection D’une voix l’autre, 2012, 135 pages, 23 euros

De belles choses autour de ce grand poète :

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/09/anthologie_perm_4.html

http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2006/02/lucio_marianiil.html

Et en italien :

http://luciomariani.it/

Mieux connaître Dominique Grandmont :

http://dominiquegrandmont.wordpress.com/

Et Jean Baptiste Para

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Para

 

 

 




Chronique du veilleur (7) – Autour de Jean Grosjean et de Philippe Jaccottet

Cinq cents pages de textes retrouvés de Jean Grosjean et réunis par son ami Jacques Réda, Une voix, un regard (Gallimard) nous offre la possibilité remarquable de parcourir le chemin littéraire et spirituel suivi par Jean Grosjean de 1947 à 2004. Toutes les faces de cet écrivain qui aura marqué la deuxième moitié du XXème siècle nous apparaissent en lumière : le traducteur, le prosateur, le lecteur et critique, le poète bien sûr.

Peut-on parler d’une évolution ? On est tenté d’en chercher une au fil des textes présentés chronologiquement dans chaque rubrique. Cependant, c’est la grande constance de cette pensée inspirée qui me frappe avant tout. Fidèle à la terre d’Abraham et à la Bible, Jean Grosjean a su traduire les psaumes, l’évangile de Jean, tant de textes anciens, dans cet esprit universel et intemporel qui fut le sien tout au long de sa vie. La simplicité des traductions n’a d’égale que la grandeur majestueuse des textes.  Ainsi, ce final du psaume 82 :

« Je disais : Vous êtes des dieux,
 Vous êtes tous fils du Très-Haut.

 Eh bien, vous mourrez comme l’homme,
Vous tomberez comme les princes. »

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés (1947-2004), réunis par J. Réda, préface de JMG Le Clézio, Gallimard, 20012, 490 pages, 26 euros

Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés (1947-2004), réunis par J. Réda, préface de JMG Le Clézio, Gallimard, 20012, 490 pages, 26 euros

On le sait, la prose de Jean Grosjean était toute tissée des fils d’or de la poésie, elle s’entrelaçait avec l’écriture des vers comme dans une tapisserie sacrée. Ainsi, dans ce début de Jonathan, paru dans la NRF en 1993 :

« Une hirondelle s’attarde en l’air pour voir plus longtemps que moi le soleil me préférer l’ombre. Les feux du soir s’éteignent à l’horizon comme les paroles des anciens sur les seuils. Que pouvions-nous faire d’autre ? »

Son regard critique était libre, aigu, généreux. Il avait le génie des phrases éclairantes, qui synthétisent en quelques mots les qualités d’une œuvre, l’originalité d’un poète ou d’un penseur. À propos de Pierre Oster, il nous donnait en 2003 une vue générale de la poésie qui mérite d’être méditée, tant elle est juste et stimulante :

« Les poètes qui s’éprennent de la beauté la cachent souvent derrière des tueries épiques ou des désespoirs élégiaques, mais ceux qui préfèrent la vérité ne la montrent qu’à travers de faciles désordres ou des hideurs épatantes. C’est qu’on ne peut que voiler ce qu’on révère. Or le voile que déploie Pierre Oster a une transparence qui émeut tant elle nous met presque en tête à tête avec l’univers. »

 Le parcours poétique de Jean Grosjean révèle sans doute plus d’évolutions, depuis Apocalypse ou  Terre du temps jusqu’ aux derniers volumes, dont le charme tient à si peu de mots, à un chant crépusculaire comme sur un parvis encore dans la brume.

Mais on admirera dès 1962, dans la NRF, ses « élégies mineures » qui semblent présager déjà La rumeur des cortèges et Les vasistas.

Les nuées stagnent sur le pays.
Je  traverse les champs.
 

Je traverse mes jours dont luisent
quelques-uns faiblement.
 

Qu’au moins fleurisse à ma rencontre
le merisier des lisières.
 

S’il restait les mains vides
d’où nous viendrait de reprendre âme ?
 

C’est ce marcheur infatigable qui fut pèlerin de vérité  que nous avons pour compagnon dans ce livre. Sa voix vibre dans une tonalité unique, elle porte le message de l’éternel, celui de ce Dieu incarné sans qui l’humanité n’aurait pas de sens. « Ne rien créer », disait-il en 1956, « Seulement détecter les connivences entre le mot et l’être. » Jean Grosjean les a détectées et transmises admirablement.

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées (1952-2005),Le Bruit du temps, 2013, 205 pages, 22 euros.

Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d'ombre, Notes sauvegardées (1952-2005), Le Bruit du temps, 2013, 205 pages, 22 euros.

« Notes sauvegardées », le volume de Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre (Le Bruit du temps), vient achever la série des volumes parus autrefois chez Gallimard, La Semaison (2 volumes) et Observations et autres notes anciennes. On retrouve, de 1952 à 2005, le poète en voyage, lecteur et mélomane, rêveur et guetteur d’invisible. Certains textes, plus longs, parlent de malheurs : mort de son beau-père en 1966, mort de sa mère en 1974…Relisant les épreuves de Chants d’en bas, le poète médite sur son écriture et nous livre un précieux aveu sur sa recherche de la vérité de l’expression, qui n’est autre que le signe de sa soif intense de la Vérité. Il revient sur la mort de sa mère et écrit :

Même si je viens d’écrire que je devrais veiller plus sévèrement que jamais à la propriété, à la justesse de mes mots, je dois céder aux images si elles me viennent sans que je les aie cherchées, ni même attendues. Je dirai donc aussi que c’était, ce cadavre blanc et si extraordinairement long, mince et raide, comme un couteau qui se serait inséré dans le corps du jour, une lame glacée dont celui qui la tenait ainsi immobile ne pouvait pas être visible, d’aucune façon.

Ainsi, Philippe Jaccottet nous est particulièrement proche dans ces pages où il ne se dérobe pas à ces face à face, à ces contradictions qu’il devine en lui-même comme en chaque être humain. Loin de la « foire aux vanités » littéraire (la page sur le salon du livre de Francfort est éloquente à ce sujet), il nous fait part de ses admirations de lecteur, par exemple à propos de la collection de Pierre Leyris, « Domaine anglais » :

Il me semble que personne, en France, n’est capable d’écrire comme cela – avec cette force concrète et surtout cette apparence de naturel.

Ce sont les impressions fugitives, les notations les plus terrestres ou aériennes qui, dans ces volumes de notes, resteront comme le témoignage le plus pur de cette recherche d’une écriture « concrète ». Ce sont ces passages de nuages et de lumières, traversant le poète, qu’il a le génie de retenir dans ses filets de mots presque impondérables :

  Marche des nuages les uns au-dessus des autres, régulière, lente, ces fruits blancs gonflés des graines de la pluie, éclairés, rosis, mûris par le soleil.

 Le premier matin où flambe la blancheur de l’automne, dans l’air rafraîchi ; l’un des moments de l’année les plus aigus et les plus doux. Le ciel est comme une gloire pâle et aveuglante posée sur les feuillages de l’étendue et la voilant à demi.

La poésie de Philippe Jaccottet dépasse ainsi toutes les définitions formelles de prose et de vers, elle n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se fait discrète et puissante comme la lumière qui l’habite. D’où vient que cette lumière lui semble comme à nous avoir quelque chose de « sacré » ? Cela pourrait s’appeler la grâce. Sans nommer le semeur de sa « semaison », Philippe Jaccottet nous en aura fait sentir la présence. 

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Keith Barnes

Textes du poète anglais Keith Barnes (1934-1969), traduits par Jacqueline Starer

 




Vu du Sud (2)

 

Youssef Lazrak est né à Essaouira en 1976.

Poète et peintre, Y. Lazrak partage son temps entre la peinture, l’écriture, l’enseignement et diverses activités culturelles et artistiques au bord de l’océan atlantique. Il collabore régulièrement à diverses revues, journaux et Sites où il partage avec ses lecteurs du Maghreb et du Proche-Orient des poèmes qui transpirent la mer calme où déchaînée et reflètent un quotidien qui oscille entre espoir et fatalité. 

La poésie de Youssef Lazrak, est une poésie peinte assortie de voyages imaginaires que l’océan alimente de ses vents et de ses vagues hérissées. C’est une écriture qui possède déjà ses envolées insoupçonnées qui lui viennent naturellement de la langue arabe où la rêverie laisse les mots au gré de leurs errances, sentir et percevoir les plus belles images en poésie. (Extrait de l’introduction de N-E Boucheqif pour Poèmes Marocains, à paraître aux éd. Polyglotte-C.i.c.c.a.t )

Il est l’auteur de :

Les ombres de la distance, poésie 2004

Les brûlures du poète, poésie 2011 (Prix Naâman)

Un seul ciel ne nous suffit pas, poésie 2012

En cours de publication, aux éditions Polyglotte-C.i.c.c.a.t :

Poèmes Marocains, poésie, choix, introduction et traduction de l’arabe : Nasser-Edine Boucheqif. 




Chroniques du chemin (3)

 

On sait bien que,  en tant que musicien rentré, j'aime marcher avec vous sur un chemin prioritairement musical.

Aussi,  après Mozart lors d'une première promenade sur nos chemins de dialogue, j'aimerais évoquer Boulez.

Il n'est pas injurieux d'affirmer que, remarquable chef d'orchestre,  musicien qu'on aime ou pas, Boulez fut aussi un chef d'entreprise, sinon de guerre. Sorti tout armé dans un tank de son bunker IRCAM, escorté de para-commandos tel Stockhausen ou de jeunes chevau-légers extasiés et déjà oubliés, appuyé par les expériences de John Cage,  Boulez, en bon autoritaire, a fait table rase de tous ceux qui osaient, plus ou moins activement, contester son leadership. Exit Sibélius (« le plus mauvais musicien du monde »), Poulenc, Taillefère, Ibert.  Ecrabouillé, Berlioz excepté, ce « hideux » XIX è siècle français. Stravinsky traité de décadent dans sa production d'après 1913, Jolivet rebaptisé « jolinavet », etc... Dans ce paysage dévasté furent seuls tolérés Messiaen et Dutilleux, trop forts sans doute pour être les proies de l'aigle de Montbrison.

La poésie des années soixante-septante a elle aussi connu ces razzias. Bien abrités dans des bunkers universitaires, protégés par des éditeurs « modernes », réchauffés dans l'utérus des colloques et séminaires, biberonnés par la presse spécialisée, les poètes de cette école, dignes successeurs de l'Ecolier limousin, ont trouvé sur leur chemin quelques grands rires rabelaisiens- celui de Norge, de Tardieu de Desnos ou, plus ricanant, de Péret ou Vian, qui les ont piteusement désarmés.

Et c'est là, à mon sens, la question essentielle posée à la poésie contemporaine : le poète doit-il être intelligent ? Et d'abord, qu'est-ce que l'intelligence en poésie ? Gardons-nous de la confondre avec le savoir. «La môme néant» de Tardieu, les fabuleux poèmes en prose de Norge, les réflexions de Thiry sur la peine de vieillir, les rêves transcrits du Desnos adolescent, tout cela, à côté de quelques autres, ne constitue-t-il pas l'essence profonde et « intelligente » de la manière poétique d'être au monde ? Quand Supervielle évoque l'oublieuse mémoire ou la mort, relais où l'âme change de chevaux, n'est-il pas bien plus « intelligent » que  cette foule de poètes « blancs », du non-dit et de l'aléatoire ?

Qu'on me comprenne bien : je préfère de loin une poésie mystérieuse, voire obscure, à cette « poésie du quotidien » qui fait parler les égouts et les bicyclettes. Mais j'aime que cette obscurité corresponde à une nécessité intérieure sans faille (comme chez Reverdy) et non à une pause intellectualiste.

Ce n'est pas dans la déconstruction du langage que se trouve le secret de la poésie contemporaine, sous peine de se ghettoïser, mais dans la tentative rimbaldienne de reconstruire, par une active méditation, un monde intérieur perçu comme éclaté.

Mais vous n'êtes pas obligés d'être de mon avis : peut être, plus intelligents que moi, préférez-vous les séminaires poétiques obscurs au chant nocturne du rossignol ?




François Teyssandier

5 poèmes inédits d'un poète à découvrir




Des personnages tombés du ciel

Yoko Ogawa est née en 1962. Son premier roman a été édité au Japon en 1988. Actes Sud a traduit Les Abeilles et La Piscine en 1995, puis La Grossesse en 1997 et nous a alors permis de découvrir un auteur de premier plan. En réunissant en 2009, dans un magnifique tome I, treize ouvrages de Yoko Ogawa, Actes Sud nous invitait à nous replonger dans cet univers délicat où se mêlent fascination (pour la maladie, l’anormalité, la vieillesse et la mort) et nostalgie.

Yoko Ogawa appartient à la famille des écrivains qui ont le souci de garder les traces de ce qui est – ou était – noble, sacré. Elle nous propose en somme de faire un pas de côté, de nous éloigner un temps de ce qui est placé au centre des sociétés modernes. Nous accédons à l’humanité de ceux qui, n’étant pas – ou plus – productifs, n’ont pas de statut social et sont mis au rebus, anéantis.

Avec le premier texte, La Désagrégation du Papillon, le rideau s’ouvre sur une succession de gestes que la narratrice exécute une dernière fois. On découvre un vieux corps décharné qu’une jeune femme déshabille puis caresse à l’aide d’un linge humide. Les verbes à l’infinitif disent la répétition de ces actes, jour après jour et dans le même ordre. Ils pourraient devenir mécaniques si la narratrice n’était pas aussi sensible. Il se dégage de cette toute première scène une tendresse immense pour les très vieilles personnes qui ne quittent plus leur lit, ne s’adressent plus à nous, sont en partance et nous abandonnent. Dans d’autres textes – Une parfaite chambre de malade, Un thé qui ne refroidit pas… – la narratrice vit, grâce à la mort ou aux mourants, une expérience plus intense que son quotidien qu’elle juge stupide. « C’est la vie qui se répète. On mange, on dort, on jette les déchets. » Voilà ce qu’apporte une vie de couple ordinaire. Dans La Piscine, ce sont les bavardages inutiles d’une mère qui sont considérés comme détestables. J’avais envie d’écraser avec mes doigts ses lèvres qui se tortillaient sans arrêt comme deux chenilles. Les jeunes femmes de Yoko Ogawa préfèrent le silence aux paroles creuses. Y s’est assis confortablement sur son siège en souriant. Il utilisait souvent des sourires à la place des mots. Des sourires simples, qui ne dissimulaient rien. Comme ces sourires, la tristesse et les caresses données pour réconforter celui qui pleure sont chargées de poésie. Parce qu’elles sont silencieuses, elles nous projettent hors de la communication stéréotypée.

Les morts et les mourants font souvent prendre à la narratrice des chemins de traverse sur lesquels elle rencontre des êtres différents, touchants. Mais tout est éphémère chez Yoko Ogawa. Ces êtres apparaissent, tissent des liens, puis s’effacent. On ne trouvera d’ailleurs aucune chute brutale à la fin de ses courts romans, plutôt des gestes en suspension.

Dans Une parfaite chambre de malade, Un thé qui ne refroidit pas et Amours en marge, ces êtres qui surgissent ont au moins un point commun : une simple lettre pour les nommer. Ils s’appellent respectivement S, K et Y. Est-ce pur hasard ? Les trois initiales des prénoms ainsi placées donnent le mot anglais sky, qui s’accorde parfaitement à ces personnages, très éloignés de notre grossière matérialité. Ils ont une nature éthérée et semblent tomber du ciel, en effet. D’ailleurs, le ciel est omniprésent chez Yoko Ogawa : les étoiles la nuit, les nuages chargés de neige, le ciel dégagé ou la pluie. Ses personnages lèvent souvent les yeux vers le ciel. Ne sont-ils pas trop beaux pour être vrais ? S, K et Y ne sont-ils pas des personnages de roman dans le roman ? Ils s’évaporent. Y a laissé sa carte de visite à la narratrice qui décide de se rendre sur son lieu de travail. Elle ne trouve pas l’association de sténographie qui emploie Y mais un marchand de meubles. Quant à la lettre qu’il a écrite, elle l’avait placée sous son oreiller et elle s’est volatilisée. Alors, existe-t-il, ce Y ? La maison qu’habite K est si différente des autres, la route qui y mène étrange, changeante. Quelque chose d’invisible à l’œil, comme le temps, l’espace ou la distance, avait subi une distorsion.

S, K et Y sont peut-être nés de l’influence de Kafka sur l’écriture de l’auteure. Bien sûr, cette influence, revendiquée par Yoko Ogawa, ne se limite pas à cela. Il y a dans ses textes des jugements acides sur la vie de couple – condamnée à tourner au cauchemar – qui peuvent rappeler les pages du Journal consacrées à ce sujet, ô combien douloureux pour Kafka. Il y a aussi, et surtout, l’inquiétante étrangeté qui fait naître une tension délicieuse. Dans Les Abeilles, la résidence universitaire qui paraît déserte, l’histoire de la mystérieuse disparition d’un étudiant dans le passé et l’absence, à chaque visite de la narratrice, du cousin qui vient de s’y installer font grandir l’angoisse. Dans ce contexte, une simple tache sur le plafond peut faire penser au pire. Serait-ce du sang ?

L’une des autres grandes réussites de Yoko Ogawa est de rendre délectables l’immoralité et la tendance à la méchanceté sadique de certains de ses personnages. Leurs pensées et leurs gestes ont beau être affreux, ils sont pour les jeunes femmes qui en sont les auteures ou les victimes une telle source de plaisir ! Aya – chan, la narratrice de La Piscine, et la jeune femme qui écrit son journal dans La Grossesse s’en prennent à ce qu’il y a de plus fragile : un tout jeune enfant ou un fœtus, qu’elles veulent détruire. La cruauté est d’autant plus palpable qu’elle se cache derrière une bonté apparente. Mais le gâteau qui est offert, la confiture de pamplemousse qui est préparée ont bien pour but d’empoisonner. En 1994, année de parution au Japon de L’Annulaire, Yoko Ogawa force le trait : l’angoisse, mais aussi l’érotisme deviennent ardents. Ce monsieur Deshimaru avec lequel la narratrice travaille est une sorte de Barbe Bleue. On comprend qu’il fait disparaître des jeunes femmes. Derrière la porte de son laboratoire, auquel il interdit l’accès, monsieur Deshimaru laisse sans doute libre cours aux tendances sadiques qui pointent aussi, à deux ou trois reprises, à l’extérieur. La narratrice est en danger mais elle semble poussée par une curiosité et un désir irrésistibles. Cette violence et cette déviance sexuelle avancent vraiment à découvert dans Hôtel Iris, paru en 1996. Cependant les personnages de Yoko Ogawa sont doubles, même les plus affreux. Le traducteur de Hôtel Iris, qui est capable de la pire vulgarité et d’une barbarie insoutenable dans l’intimité d’une chambre, apparaît poli, discret et timide lorsqu’on le croise dans la rue.

On trouvera aussi dans le recueil un magnifique roman fait de nouvelles, de chemins qui s’entrecroisent : Tristes revanches.

Est-il utile de préciser qu’à la lecture de ce livre magnifique, une larme peut trembler entre nos cils et un frisson d’effroi nous traverser ? Que les lecteurs qui détestent être bouleversés s’abstiennent ; Yoko Ogawa est une sorte de fée qui joue avec nos émotions.




Chronique du bel aujourd’hui (4)

 

Le corps, lieu d’expérience de Dieu dans les Evangiles, lieu de circulation et de salut. C’est dans la matérialité de l’hostie que le christianisme appelle à faire l’expérience de Dieu. La relation physique avec le Christ passe par la transsubstantiation.

L’hostie, en fondant dans la bouche de Sainte Thérèse d’Avila, ne l’emplit-elle pas d’un liquide tendre et chaud ?

Une religion fondée sur la Résurrection de la chair et sur l’incarnation ne dissocie pas l’âme du corps.

Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du logos de vie – car la vie s’est manifestée (…) nous vous l’annonçons. (Premier épître de Jean).

Si le Christ sauve l’homme, il le sauve bien corps et âme.

 

 

C’est la filiation qui est évidemment en jeu dans cette lamentable affaire du « mariage pour tous ». Les mutations génétiques, la marchandisation du corps (la vente des ventres et des enfants) déconstruisent le principe généalogique qui fondait l’humanité. Le corps qui était le temple de l’esprit et la charnière du salut devient la charnière de la damnation marchande et technique.

La chair est la charnière du salut. De sorte que, lorsque l’âme est choisie par Dieu pour le salut, c’est la chair qui fait que l’âme peut ainsi être le choix de Dieu. Ainsi, la chair est lavée pour que l’âme soit purifiée ; la chair reçoit l’onction pour que l’âme soit consacrée ; la chair est marquée d’un signe pour que l’âme soit protégée ; la chair est couverte de l’ombre de l’imposition des mains pour que l’âme soit illuminée par l’esprit ; la chair se nourrit du corps et du sang du Christ pour que l’âme se repaisse de la force de Dieu. On ne peut donc pas les séparer dans la récompense puisque le service les réunit (…) (Tertullien, « La résurrection de la chair » dans Patrologie latine).

L’individu auto-construit est l’horizon du dernier homme. Il se dessèche car il cesse de transmettre la parole qu’il a reçue. Il n’est plus debout sur terre, à contempler le ciel, mais dans la jouissance nécrophile du déchet, préoccupé uniquement par la saisie et la consommation de l’objet. En niant la différence sexuelle, il s’enferme dans son propre linceul.

Son nihilisme entraîne une débâcle des montages symboliques et normatifs (Pierre Legendre). Sa barbarie opère dans la gestion technique de l’espèce humaine.

 

 

Une élucubration parmi d’autres, celle-ci de Monique Wittig : Il faut détruire politiquement, philosophiquement et symboliquement les catégories d’homme et de femme.

Le natif, le donné et le déjà-là sont balayés par l’individu post-humain dont les droits (et les droits les plus extravagants) sont devenus la référence absolue. Si personne, jusqu’à ce jour, n’a réussi à naître tout seul, ce sera prochainement possible, à défaut d’être souhaitable. Ce dont la médecine démiurgique rêvait - une indifférenciation sexuelle, une vie sans naissance et une chosification transhumaniste – le nouvel ordre moral le fonde. La prière de Maimonide : Eloigne de moi l’idée que je peux tout, s’est sauvagement renversée. La relation technicienne et fonctionnelle entre le monde de l’individu autofondé détruit la filiation. Le droit des minorités dissocie. Que serait le nom s’interroge Xavier Lacroix (Le corps retrouvé, Bayard) sans la loi et l’héritage, la mémoire et la tradition ?

Il sera lobotomisé et par conséquent disqualifié. Le déclin du Père symbolique n’a-t-il pas déjà disqualifié la place du père réel ?

 

 

Dans ce monde nouveau, codifié par la loi, le sexualité n’est plus nécessaire à la reproduction. La différence sexuelle n’était-elle pas qu’un brouillon, qu’une donnée accidentelle qu’il s’agit maintenant de gommer ? L’enfant, conçu dans un tube de verre, délocalisé hors de sa mère (on délocalise bien les industries) et né de spermatozoïdes inconnus fait de lui un pur artifice. Le diktat social ne crée pas de symbolique. Il instrumentalise le corps de la femme et celui de l’enfant, objet tous deux, d’un contrat marchand. Le bébé idéal – au corps machine – soustrait aux déficiences, mis en vente prochainement sur internet, parviendra à stopper son vieillissement cellulaire et multipliera ses performances. Dans l’indifférenciation généralisée, seules des options (de couleurs notamment) seront permises.

 

 

J’ai toujours eu un mépris absolu pour l’opinion publique, je n’ai jamais souhaité appartenir ou m’assimiler à un groupe social. N’ai-je pas pris le risque, à plusieurs reprises dans ma vie, de manifester qui j’étais et de renoncer à ce que je possédais ?

Moi, je ne dois rien au forum, rien au champ de Mars, rien à la curie : je ne veille sur aucun bureau, je ne m’empare d’aucune tribune, je ne guette aucun prétoire, je ne respire pas l’odeur des canaux… Je ne plaide pas en hurlant, je ne suis ni juge, ni soldat, ni roi : je me suis retiré du peuple. (Tertullien).

Baudelaire : Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme, deux assez importants ont été oubliés qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller.

C’est le christianisme qui a défendu la sphère privée – le « je » - porté par le Verbe souverain et l’anarchisme. Ce « je » est en guerre, contre lui-même d’abord (dans son combat pour une identité nouvelle), et contre tout collectif. Le corps des croyants et des mystiques n’est-il pas au cœur de leur témoignage ? La découverte concrète de l’humanité du Christ se construit sur une identité propre, à chaque fois unique, refusant la totalité hégélienne : L’esprit ne peut s’attarder sur les souffrances de quelques individus, les buts particuliers se perdent dans le général. Et bien non, justement. Car de quel esprit s’agit-il ? Sans doute pas de l’esprit chrétien pour lequel chaque âme, et surtout celle qui souffre – compte plus que le sens de l’histoire.

 

 

 

L’homme est tombé de Dieu sur lui-même (Bossuet).

Le christianisme n’est pas la religion du progrès, mais la religion du salut (Péguy).

L’idée de progrès est l’idée athée par excellence (Simone Weil).

 

Lecture en continu (ça coule de source) du livre de Gustave Thibon : Les hommes de l’éternel (Mame). Le mythe du progrès, nous rappelle t’il, qui fut une ligne de force du romantisme, est une hérésie, une projection caricaturale et assassine, dans le monde profane, d’une aspiration à l’Eden. Ce mythe de la rupture s’en est pris à la paysannerie héréditaire, à la culture du peuple de France, aux convenances strictes et aux mobiles intimes qui gouvernaient les anciens.

L’homme taupe, enchaîné à lui-même, a fini par vider la mer, effacer l’horizon, détacher la chaîne qui liait la terre au soleil (Nietzsche). Quand le souffle du vide lui fait face, l’homme taupe cherche refuge dans la trépidation et l’abrutissement. Le « faire n’importe quoi, mais faire quelque chose » l’agite quotidiennement. Ne trouvant aucune raison de vivre et d’agir, il s’enferme dans la défaite de l’amour. Et pour masquer cette course à l’oubli, cette impossibilité de transmettre, l’enfer moderne se fait légal et souterrain. On gagne l’univers et on perd son âme, on conserve les ovules au frais (« la vitrification ovocytaire »… soulignons l’élégance des ces mots) et on rompt toute filiation, on massacre et encore plus qu’autrefois mais on massacre sous couvert de générosité et d’égalité.

 

 

Je suis royaliste de sentiment et gaulliste de raison, autrement dit je suis à la marge de la marge. Mais les minorités dédaignées ne sont-elle pas les laboratoires de demain ? Ne viennent-elles pas bousculer les injonctions morales, les bons sentiments, les menaces et les platitudes de nos gouvernants et des chiens de garde du divertissement pour tous ? La république, veuve de ses rois, entachée par la faute et par la soumission est incapable de surmonter, sans se diviser, les crises graves. Pire, elle les provoque et les accentue jusqu’à céder parfois à un roi-dictateur (Pétain/Laval), à un ersatz greffé sur le royalisme traditionnel. Elle a rompu le lien charnel qui  relie le présent au passé, elle a déraciné la pensée et fabriqué, après les redoutables conquêtes de la science et les fausses promesses politiques, l’école du désespoir.  En sanctifiant le temps humain, christianisme et royalisme unissaient tout un peuple. Ils déjouaient le culte de la race pure et le culte de la classe laborieuse.

Toute résistance autre que symbolique est devenue inutile, le spectacle d’hypnoses collectives sort vainqueur, mais pour combien de temps encore ?

 

 

Une pédagogie de la déconnexion et une éthique du détachement s’imposent devant le bruit et la fureur de notre actualité. L’avenir n’appartient-il pas aux ordres contemplatifs ?

Nous sauvera de la chute évolutive vers les sociétés d’insectes celui qui inventera une nouvelle génération de monastères : ce mot signifie une association paradoxale de solitaires et de solidaires. Nous aurons besoin d’un saint Benoît, d’un autre moi et d’autres prochains (Michel Serres : Hominescence, Le Pommier).

Mais pour consentir à la distance et à la proximité, il faudrait cesser de se prosterner devant soi-même et devant les idoles. L’homme s’est perdu dans son affirmation de soi, l’intemporel de la vie liturgique est totalement étranger à la nouvelle souveraineté capricieuse de l’individu.