Merci pour la poésie, Michel Houellebecq

Merci pour la poésie – et non « pour les poètes », car on peut imaginer que la plupart d’entre eux vous haïront plus encore qu’avant (oui, c’est possible), d’ainsi bénéficier de cinq pages pleines dans Libé de lundi dernier. Le prétexte en étant la promotion de votre dernier « petit » recueil de poèmes.

Certes je  souscris à la plupart de vos réponses aux questions posées. Mais je pense surtout que le fait même d’accorder une telle place à la création poétique « risque » de faire autant - sinon plus - pour l’élargissement de son audience auprès d’un nouveau public que quelques années de Printemps des poètes ou de Maison de la poésie.

Faire savoir ainsi que la poésie peut être le principal carburant d’un artiste mondialement connu pour ses romans prouve combien la poésie atteint, à travers les œuvres procédant d’autres disciplines, beaucoup plus de monde que le faible tirage des recueils le laisse entendre.

La poésie, ce sont des voix solitaires à la recherche d’oreilles multiples. Recherche désespérée le plus souvent. Lorsqu’une opportunité se présente de les faire se rencontrer, ne boudons pas notre étonnement.    

Vous savez que je sais que vous êtes poète avant d’être romancier (1) depuis qu’en 2011, ma qualité de conseiller littéraire m’a permis de vous inviter au festival de poésie Voix de la Méditerranée à Lodève. Vous n’aviez hélas pu vous libérer dans les temps voulu, et vous en êtes à regret excusé.  

On pourrait discuter bien des idées que vous avancez. Permettez-moi de réagir sur un point : vous pensez appartenir au  XIXème siècle. Certes vous n’êtes pas du XXème (on pourrait peut-être parfois s’en réjouir). Je pense pour ma part que vous appartenez au XXIème siècle – n’en déplaise aux puristes de tous bords (j’entends déjà gronder les injures), en ce sens que votre poésie déplace les lignes bien plus qu’il n’y paraît.

Mais la plus sûre façon de faire entendre ce « bousculement des lignes » n’est-il pas de lire ces poèmes, tant ils sont à des années-lumière de ce qui forme le scrupuleux quotidien du monde poétique. Monde qui s’apparente de plus en plus (comme toujours !?) à un « milieu » soucieux de sauvegarder ses territoires de terreur où se terrent des atterrés. Milieu dont les marges ne sont pas forcément dans les excès (eux-mêmes le plus souvent ô combien convenus !), mais dans cette manière d’insinuer du classique/classé, du reconnu/commun, dans un présent «soi-disant « moderne » qui dénie à ces formes poétiques apparemment « surannées » la capacité à dire notre réalité. Et pourtant ! C’est en frappant au cœur de l’illusoire « originalité » de la commune expression poétique (dont nul n’a cure par ailleurs) que ces poèmes font exploser tout un système d’auto-reconnaissance que les poètes – du moins ceux qui se gargarisent de cette pâle appellation – ne sauraient supporter.

Je ne crois pas avoir de ma vie tant lu et entendu gloser sur un poète dans les grands médias ! Par bonheur, ils ne savent pas, eux non plus, ce qu’ils lisent. Au contraire, on peut l’espérer, des « nouveaux lecteurs » que ces poèmes interpellent.

Marc Delouze, écrivain, poète, créateur des Parvis Poétiques, conseiller littéraire des Voix de la Méditerranée de Lodève.

(1)    Robert Sabatier en fut un bel exemple, lui aussi. Et combien d’autres que le public ignore.




Petites notes d’amertume (1)

 

 

L’accumulation des connaissances peut rendre  le monde incompréhensible, car il nous manque l’aptitude à leur donner sens.

 

On prie quand on ne peut plus penser.

 

L’art actuel fonctionne en circuit fermé, sans pensée sur le monde. Il n’est plus fondé que par un discours sur lui-même et sur l’opportunisme qui élève le scandale au rang d’œuvre.

 

Deux tableaux, en apparence mêmes couleurs, même geste technique, même organisation de l’espace. Pourtant dans l’un, quelque chose vibre et nous happe, nous habite, quand l’autre n’est qu’une composition laborieuse et muette. C’est cette captation à l’œuvre de l’œil et de l’émotion qui donne sens à   l’art.

 

L’art est la matérialisation de notre besoin de sacré.

 

La volonté de choquer, très à la mode aujourd’hui, que l’on retrouve aussi bien en poésie que dans tous les arts, est le pendant de l’idolâtrie d’une adolescence qui perdure. Il y a là une complaisance nombriliste qui fait peur.

 

Toute juxtaposition hétéroclite et aléatoire ne relève plus de nos jours du Surréalisme, mais d’un exercice vain et futile, à visée décorative. D’ailleurs du Surréalisme les exécutants  de ce pénible fatras  connaissent à peine le nom.

 

Devant le Centre des Arts Vivants du quartier de la Bastille à Paris, je m’interroge sur le pléonasme de l’appellation.

 

Toutes les époques ont eu leur art officiel, qui a disparu sans trace, mais pas sans descendance, puisque la nôtre a aussi son art pompier, ses bouffons et ses poètes en cour.

 

« Ils se croient poètes, ils ne sont qu’écrivains » écrit Jimmy Gladiator. Je renchéris  volontiers : ils ne sont au mieux qu’écrivains, au pire des imposteurs.

 

Il est symptomatique que notre époque préfère les livres anodins, sans mystère,  et leur glu de banalités travestis en jeux de langage et grimaces mondaines. Porteurs d’oubli, ils agissent comme un efficace somnifère.

 

Seules comptent à présent l’efficacité et la rapidité. Nous vivons culturellement dans un temps attaché à l’immédiat et au refus ludique de la mémoire. C’est pourquoi notre époque n’est pas réceptive à la poésie et se contente des facéties narcissiques qu’elle prend pour de la poésie.

 

Je ne m’aventure guère dans ces lieux prisés à forte densité d’égos au mètre carré, où l’on prend la pose derrière sa pile de livres en toisant le voisin. Je leur préfère quelques endroits soigneusement choisis pour leur convivialité et leur simplicité.

 

Dans le milieu fermé des « poètes », la médisance et l’indiscrétion sont des calamités.

 

A entendre untel maudire ses pairs, je me dis qu’il doit se haïr en tous ceux qu’il hait. Seul son fiel parvient à le maintenir vivant.

 

Dans mes années adolescentes, j’avais doté mon for intérieur d’un t vigoureux.  Dans ce fort, je m’imaginais à l’abri entourée de solides remparts. Quand j’ai réalisé mon erreur orthographique, je me suis aussitôt sentie fragile, vulnérable.

 

Ce que je recherche chez un auteur, c’est un univers singulier, une intériorité qui lui soit propre, une façon reconnaissable.

 

Bien sûr, et heureusement, l’œuvre dépasse son auteur. Cela n’exonère pas l’auteur de se passer d’un minimum de qualités humaines. J’attends d’un auteur qu’il soit en accord avec son œuvre, qu’il « s’efforce à ce que la vie et l’écriture soient le moins possible dissociées »,  ainsi que le formule avec pertinence Michel Baglin.

 

La poésie affronte toutes les questions qui bousculent les certitudes. Elle porte ainsi en elle l’essence de la vie.

 

La poésie a pour domaine le réel et bien au-delà.

 

Le réel est bien plus que la réalité observée.

 

Le réel est ce qui nous entoure, tel qu’il est convoqué et compris par notre corps et nos sens, notre intelligence, notre intuition et notre imagination la plus perçante.

 

Par le paysage, nous pouvons accéder au réel.

 

La poésie n’a pas pour but d’expliquer le monde mais de le vivre intensément, et par là espérer le comprendre.

 

Si un poème ne tient que par quelques artifices, il n’a aucune raison d’être.

 

La poésie est ce qui fait sens avec nos sens, avec ferveur.

 




En mémoire du poète Paul Gadenne




Vu du Sud (1)

 

Quand la réalité parle l’impensable, quand l’imagination obstrue ses possibles, quand la fuite rattrape ses perspectives et les met en garrots, quelles voix peuvent prononcer encore l’insoumission de l’ÊTRE au silence éternel sur son appel ?

Quelles voix sinon celles du poème peuvent délier la mer de ses naufragés, ensemencer la cendre des mots, fondus dans la raison politique ?

Voix de Nasser-Edine Boucheqif qui à travers « vois-tu, on massacre nos rêves », nomme ce qui doit être nommé, là, maintenant, du bourreau et de la victime au-dessus  des frontières et de l’indicible.                                                                          

Philippe Tancelin, poète, philosophe.




Antonio PORCHIA : Voix inédites *

* le recueil  Voces ineditas, regroupant tous les textes retrouvés après la mort de Porchia (Voces manuscrites données par lui à ses amis poètes et artistes ou parues dans diverses revues et quotidiens), figure dans l'édition intégrale de l'œuvre d'Antonio Porchia, intitulée Voces reunidas (2006) due aux éditions Pre-Textos (Valencia).

 

 

*

 

Quisieras poder detenerte, para detenerte en algo. Pero ¿hay algo que puede detenerse, para detenerte en algo?

Tu voudrais pouvoir t’arrêter, pour t’arrêter dans quelque chose. Mais y a-t-il quelque chose qui puisse s’arrêter, pour que tu t’arrêtes dans quelque chose ?

 

*

 

Ser es obligarse a ser. Y obligarse a ser es obligarse a ser. No es ser.

Être, c’est s’obliger à être. Et s’obliger à être, c’est s’obliger à être. Ce n’est pas être.

 

*

 

No, las cosas no son como son, porque si fuesen como son, lo serían siempre como son.

Non, les choses ne sont pas comme elles sont, parce que si elles étaient comme elles sont, elles le seraient toujours, comme elles sont.

 

*

 

Sabes que te equivocaste ; y si supieras también que te equivocas y si supieras también que te equivocarás, sabrás tanto cuanto sé yo.

Tu sais que tu t’es trompé ; et si tu savais aussi que tu te trompes, et si tu savais aussi que tu te tromperas, tu en saurais autant que moi.

 

*

 

Y su dolor llegó a ser infinito, de tanto no alcanzar para nada su dolor.

Et sa douleur en vint à être infinie, à force de ne pas tenir pour rien sa douleur.

 

*

 

Estar en compañía no es estar con alguien, sino estar en alguien.

Être en compagnie, ce n’est pas être avec quelqu’un, mais être en quelqu’un.

 

*

 

A veces una palabra que parece de más no está de más, porque acompaña.

Parfois un mot qui paraît de trop n’est pas de trop, parce qu’il accompagne.

 

*

 

Y si eres un santo porque eres un santo, eres un santo que no vale nada, porque no te cuesta nada el ser un santo.

Et si tu es un saint parce que tu es un saint, tu es un saint qui ne vaut rien, parce que ça ne te coûte rien d’être un saint.

 

*

 

Cuando creo entender un poco qué es la vida, la vida no es ni un misterio.

Quand je crois comprendre un peu ce qu’est la vie, la vie cesse d'être un mystère.

 

*

 

Si me acerco a ellos conmigo, me acerco a ellos ; y si me acerco a ellos con ellos, me alejo de ellos.

Si je m’approche d’eux de mon fait, je m’approche d’eux ; et si je m’approche d’eux de leur fait, je m’éloigne d’eux.

 

*

 

Los que se levantan para levantarse y no para levantar, no comprendo por qué se levantan.

Ceux qui s'élèvent pour s'élever et non pour élever, je ne comprends pas pourquoi ils s'élèvent.

 

*

 

Me miras como si me dijeras : no te doy nada. Y te lamentas, porque te miro como si te dijera : no quiero nada.

Tu me regardes comme si tu me disais : je ne te donne rien. Et tu te désoles, parce que je te regarde comme si je te disais : je ne veux rien.

 

*

 

Estás solo, totalmente solo, y tienes miedo. ¡Oh, quién comprende!

Tu es seul, complètement seul, et tu as peur. Allez comprendre!

 

*

 

Sólo quien vive muriendo puede resolver sus problemas.

Il n'y a que celui qui vit en mourant qui peut résoudre ses problèmes.

 

*

 

Nadie te llama pobre. Es que nadie te quiere.

Personne ne t'appelle "mon pauvre". C'est que personne ne t'aime.

 

*

 

Eso que llaman nada debe ser lo mejor, porque lo mejor del hombre se alimenta de eso que llaman nada.

Ce qu'on appelle rien doit être le meilleur, parce que le meilleur de l'homme se nourrit de ce qu'on appelle rien.

 

*

 

Vemos hombres y hombres y hombres casi siempre, y sólo alguna vez vemos un hombre.

Nous voyons des hommes et des hommes et des hommes presque tout le temps, et quelquefois seulement nous voyons un homme.

 

*

 

El valor de cuanto tienes y de cuanto no tienes se halla en cuanto te falta, de cuanto tienes y de cuanto no tienes.

La valeur de tout ce que tu as et de tout ce que tu n'as pas se trouve dans tout ce qu'il te manque de tout ce que tu as et de tout ce que tu n'as pas.

 

*

 

El hombre, como está hecho, ¿puede ser el gran hombre? No. Y el gran hombre, si existe, no debiera llamarse hombre.

L'homme, comme il est fait, peut-il être le grand homme? Non. Et le grand homme, s'il existe, ne devrait pas s'appeler homme.

 

*

 

Has vencido a tu grande dolor. Pero con otro más grande dolor. Y lo has vencido siempre, porque no te ha faltado nunca otro más grande dolor.

Tu as vaincu ta grande douleur. Mais au moyen d'une autre douleur plus grande. Et tu l'as toujours vaincue, parce que tu n'as jamais manqué d'autre douleur plus grande.

 

*

 

Si te salvas de todo, te pierdes en nada. Si no te salvas de nada, te pierdes en todo. Porque de todos modos debes perderte. Y si de todos modos debes perderte, piérdete en todo.

Si tu te sauves de tout, tu te perds dans rien. Si tu ne te sauves de rien, tu te perds dans tout. Parce que de toutes façons tu dois te perdre. Et si de toutes façons tu dois te perdre, perds-toi dans tout.

 

*

 

La estrella y el insecto. Nada más. Para la estrella el insecto y para el insecto la estrella. Y nadie quiere ser el insecto. ¡Qué extraordinario!

L'étoile et l'insecte. Rien d'autre. Pour l'étoile, l'insecte et pour l'insecte l'étoile. Et personne ne veut être l'insecte. Comme c'est extraordinaire !

 

*

 

Son mortales los sí de los sí y los no de los no. Y no son mortales los sí de los no y los no de los sí.

Sont mortels les oui des oui et les non des non. Et ne sont pas mortels les oui des non et les non des oui.

 

*

 

 

No me hacías el mal de cien años hasta hace un minuto. Faltaba un minuto, un minuto que había faltado cien años. Un minuto que no quiso faltar un minuto.

Tu ne me faisais pas le mal de cent années jusqu'à il y a une minute. Il manquait une minute, une minute qui avait manqué cent années. Une minute que je n'ai pas voulu manquer une minute.

 

*

 

Creo que el movimiento es el no saber, porque se mueven más los de menor saber.

Je crois que le mouvement est le non-savoir, parce que bougent davantage ceux qui ont le moins de savoir.

 

*

 

Si crees que no tienes nada para ofrecer, a nadie, creo que no deseas ver a nadie.

Si tu crois que tu n'as rien à offrir, à personne, je crois que tu ne désires voir personne.

 

*

 

Muchas palabras, montañas de palabras. Y amar es una sola palabra. ¡Qué poco es amar!

Beaucoup de mots, des montagnes de mots. Et aimer est un seul mot. Que c'est peu de chose, aimer!

 

*

 

No digo mal de ti, ¡oh, no! Digo que me estás matando.

Je ne dis pas de mal de toi, oh non! Je dis que tu es en train de me tuer.

 

*

 

Me das todo lo que puedes, pero sin nada de lo que no puedes. Me das un cuerpo sin alma.

Tu me donnes tout ce que tu peux, mais sans rien de ce que tu ne peux pas. Tu me donnes un corps sans âme.

 

*

 

Hay un cuando que me muero que es cuando estoy ante lo bello ; hay un cuando que me mato que es cuando estoy ante lo feo, y hay un cuando que no me muero ni me mato que es cuando estoy ante lo tonto.

Il y a un moment où je me meurs, c'est quand je suis devant ce qui est beau ; il y a un moment où je me tue, c'est quand je suis devant ce qui est laid ; et il y a un moment où ni je ne me meurs ni je ne me tue, c'est quand je suis devant ce qui est sot.

 

LES VOIX D’ANTONIO PORCHIA : UN UNIQUE LIVRE ET UN LIVRE UNIQUE

 

 

UN UNIQUE LIVRE : LE LIVRE D’UNE VIE

1885 – naissance à Conflenti (Calabre) d’Antonio Porchia. Aîné de 7 enfants.

1902 – la mort du père contraint la famille à émigrer en Argentine, à Buenos Aires. Antonio en assure la subsistance, d’abord en tant que docker et journalier, puis en tant que patron, avec un de ses frères, d’une petite imprimerie. Personnalité réservée et généreuse, il fréquentera toute sa vie un groupe d’artistes, pour la plupart émigrés comme lui, regroupés en une association dénommée Impulso.

1936 - une fois sa famille établie, il choisit (ou est choisi) par la solitude, s’achète une petite maison avec jardin, où il passera son temps à peaufiner ces sortes de « sentences » qui caractérisent sa conversation quotidienne avec ses amis, et qui apparaissaient déjà dans les quelques articles écrits dans sa vie de jeune militant ouvrier.

1943 - sur les instances de ses amis d’Impulso, il publie à compte d’auteur un premier recueil de ce qu’il appellera lui-même des « voix ». Embarrassé par les 1000 volumes de cette première édition, il décide d’en faire don à une institution qui coordonne le réseau de bibliothèques municipales qui couvre tout le pays. C’est ainsi que ses voix parviennent au fin fond des provinces argentines, où elles sont reçues d’abord avec surprise, puis avec vénération par des lecteurs attentifs ; beaucoup recopient à la main les voix et commencent à les faire circuler.

1948 : les répercussions secrètes de la première édition amènent Porchia à en entreprendre une seconde, toujours sous l’égide d’Impulso, avec du matériel nouveau. Un exemplaire de la première édition arrive entre les mains du poète et critique français Roger Caillois, membre du comité de rédaction de la prestigieuse revue Sur. Roger Caillois invite Porchia à publier dans Sur, où sont fréquentes les collaborations des plus éminents écrivains de langue espagnole, ainsi que des traductions de première ligne. Mais Caillois doit rentrer en France, et la collaboration se heurte à des malentendus : on veut faire « corriger » à Porchia ce qu’on estime être des « fautes de grammaire ». Porchia retire son texte.

Pendant ce temps, Roger Caillois traduit les voix et les fait éditer dans une plaquette de la collection G.L.M. (Voix, Paris 1949). La lecture de cette traduction éveille l’admiration, entres autres, de Henry Miller, qui fait figurer Porchia parmi les 100 livres d’une bibliothèque idéale ! Le renom de l’édition française va enfin donner aux Voix l’occasion d’être publiées dans la revue Sur. À la suite de cela, les éditions Hachette publieront en Argentine une sélection de Voces, augmentées de Nuevas voces (1966).

1968 - mort d'Antonio Porchia à Buenos Aires, le 9 novembre.

La fascination ne se relâche pas : tandis qu’en Amérique du Sud, les rééditions successives d’Hachette sont épuisées, les Voix sont traduites et publiées en Belgique, en Allemagne, aux États Unis, en Italie et rééditées en France.

2006 - publication par les éditions Pre-Textos (Valencia) de l'édition intégrale des Voix d'Antonio Porchia, augmentée d'un important appareil critique ; c'est sur cette édition que s'est appuyée la présente traduction.



 UNE UNIQUE PENSÉE

« Ma pensée est une seule car je n’ai jamais cessé de penser »  (Antonio Porchia)

 

« Ces pensées ne sont pas des idées, et c’est tout juste si ce sont des pensées ; elles ne manifestent ni logique ni psychologie, mais bien plutôt une métaphysique, une métaphysique où il faut deviner bien plus que comprendre, et, si l’on devine, choisir d’entre les formes de divination celle qui laisse la plus grande place à la sympathie, c’est-à-dire, qui permet de se laisser aller, d’abandonner les diverses rigidités ou tensions ou états d’alerte de tout ordre, qui, pour le commun, sont inséparables de l’effort intellectuel. C’est que, peut-être, il ne s’agit pas de s’efforcer. » (Roger Caillois)

 

« Les pensées de ce volume vont beaucoup plus loin que le texte écrit ; elles ne sont pas un aboutissement mais un commencement. Elles ne cherchent pas à produire un effet. Nous pouvons présumer que l’auteur les a écrites pour lui-même sans savoir qu’il traçait pour les autres l’image d’un homme solitaire, lucide et conscient du singulier mystère de chaque instant. » (Jorge Luis Borges)

 

« Je crois que Porchia est sur la ligne fondamentale où se rejoignent la pensée et l’image, la poésie et la philosophie, dont la séparation artificielle constitue peut-être un de nos plus grands lests. » (Roberto Juarroz)

 

 

UN ÊTRE  UNIQUE : « QUELQU’UN »

« C’était un être qui, de la même façon qu’il était là aurait pu avoir été dans un autre univers ; c’était un individu qui avait la disponibilité de penser ce qui, apparemment, n’a pas besoin d’être pensé, et cependant de cette pensée il extrait l’inédit, ce que nous n’avions pas vu. Il vivait ses voix. » (Roberto Juarroz)

 

« Il parlait toujours de la beauté. Il ne racontait jamais d’anecdotes sur sa vie, il ne parlait que de thèmes abstraits et éternellement en rapport avec la grande Harmonie. Jamais je ne l’ai entendu prononcer une parole amère, et pourtant, il avait souffert          comme bien peu. Mais chaque coup se transformait, après des années de méditation, en une brève phrase de sagesse. Personne ne s’est encore rendu compte combien les Voix de Porchia sont autobiographiques, minute par minute, une par une, elles le racontent, pas à la façon directe d’un homme qui dit comment les choses l’ont blessé, mais à la manière transcendée d’un authentique visionnaire. Porchia était en paix. Il paya de sa solitude, de sa vie de moine, tant de chance. (Libero Badii)

 

« Mon livre Voix est quasiment une biographie. Qui est quasiment à tout le monde. » (Antonio Porchia)

 

 

UN LANGAGE UNIQUE : LE LANGAGE DE LA POÉSIE

« Chaque fois que je reviens vers l’œuvre de Porchia, je vois réapparaître avec toute sa force ce vieux mot qu’on n’utilise presque plus maintenant : sagesse. Une sagesse portée par un langage très particulier, qui ne craint pas les apparentes répétitions : Porchia croyait que les synonymes n’existaient pas, que chaque mot est différent selon la position qu’il occupe dans la structure syntaxique. C’est pour cela que parfois les grammairiens, les critiques, les formalistes, se sentent embarrassés devant une écriture comme celle-là : dans une certaine mesure, elle met en crise leurs formules, leurs préceptes. » (Roberto Juarroz)

 

« Il écrivait très peu, quatre ou cinq phrases par an. Mais il travaillait chacune d’elles avec une rigueur non seulement intérieure mais aussi d’artiste du langage. Il était maniaque quant aux virgules, parce qu’une virgule est fondamentale pour marquer les nuances de sa pensée. Je ne l’ai jamais vu furieux que pour cela : pour une virgule erronée dans le texte imprimé. » (Libero Badii)

 

« Qu’on ne dise jamais que j’écris des aphorismes. Je me sentirais humilié. » (Antonio Porchia)

 

« L’antipathique de l’aphorisme : celui qui l’énonce sait, ou croit qu’il sait, et donne à entendre qu’il sait (la plupart du temps, avec un excès d’emphase). La poésie ne sait pas. Les meilleurs « aphorismes » ne sont pas tels, ils sont poésie ».            (Jorge Reichmann)

 

« Le poète n’est pas une chose toute faite, il est l’ignoré de lui-même. Le créateur s’ignore toujours. La création est ce qui n’était pas. » (Antonio Porchia)

« Celui qui est (poète) n’a que ce qu’il n’est pas. » (Antonio Porchia)

 

« L’apprentissage n’est pas poésie, puisque la poésie se fait sans que l’on sache la faire. » (Antonio Porchia)

 

« Quand elle est quelque chose, elle n’est pas quelque chose, elle est tout. La poésie est toujours un tout. Les autres arts, si ce sont des arts, sont poésie. La poésie unit, relie ; quand nous sommes, nous sommes des unions. Nous autres, nous sommes à un certain moment, qui devient toujours, après nous ne sommes pas. Le reste est un vide, c’est le superflu. Nous autres, nous vivons de souvenirs, de moments, c’est ce qui alimente. » (Antonio Porchia)

 

 

UNE ŒUVRE UNIQUE AU DESTIN UNIQUE 

« J’ai trouvé l’œuvre de Porchia à Buenos Aires quand je faisais la recension des livres que nous envoyaient les auteurs pour les commenter dans Sur. Évidemment, on en recevait tellement que je les lisais superficiellement pour sélectionner ceux qui méritaient un commentaire. Tout à coup, j’ai vu un livre très humble, et je ne sais quelle force fit que je m’arrêtai et commençai à l’examiner. Je ne voulais pas y croire, et je ne pus m’arrêter avant d’avoir fini de le lire. Après, j’ai essayé se savoir qui en était l’auteur ; personne ne le connaissait, mais je l’ai rencontré. Et j’ai dit à Porchia : "J’échangerais contre ces lignes tout ce que j’ai écrit" ». (Roger Caillois)

 

« L’œuvre d’Antonio Porchia paraît destinée au secret ou, plus exactement, au secret partagé : celui qui reçoit les voix, indépendamment de la façon dont elles lui parviennent (exemplaire, photocopie, transmission orale), ne les ressent pas comme des textes mais comme des seuils (et non pas le seuil qui « vainc l’oubli » mais celui qui se laisse vaincre par la mémoire véritable). De même, chaque initié pressent que cette adresse n’a rien d’un acte anonyme, que c’est un dialogue spécifiquement destiné depuis toujours à ce lecteur en particulier. Recevoir une voix, la lire, l’entendre, la caresser, la communiquer, ne sont pas des actes quotidiens mais le moyen de déchiffrer un destin (et, parfois, le destin). De la même façon, celui qui veut les faire passer par l’œil de la critique littéraire, finit par comprendre (ou autrement il ne comprend pas) que les voix sont, plus qu’un genre en elles-mêmes, un esprit. » (Alejandro Toledo)




Søren Ulrik Thomsen

Poème inédit en français du grand poète danois
Traduction : Pierre Grouix




2053

Il neige. Bien au chaud dans l’abribus alimenté par les panneaux solaires, une vieille dame attend. Elle attend, assise, que les vingt minutes indiquées sur l’écran devant elle s’écoulent rapidement. Mais le temps semble arrêté, suspendu à l’hésitation dansante des flocons.
La neige. La vieille dame s’est toujours sentie en adéquation avec elle. La chute des flocons a quelque chose d’hypnotique. Elle nous entraîne avec elle. Nous tombons comme le flocon sur le bitume. Mais nous ne fondons pas (1). Encore aujourd’hui, elle se souvient des premiers vers d’un poème de Yves Bonnefoy :

 

J’avance dans la neige, j’ai fermé
Les yeux, mais la lumière sait franchir
Les paupières poreuses, et je perçois
Que dans mes mots c’est encore la neige
Qui tourbillonne, se resserre, se déchire. (2)

 

Aujourd’hui, à la regarder blanchir la rue déserte, elle pense à la page encore vierge et le poème qui reste à écrire. Derrière la vitre, la danse des flocons lui évoque celle des abeilles, puis celle des mots qu’il faut apprendre à écouter. Elle voudrait tant revoir les abeilles, mais à moins de se rendre au Muséum des insectes, elle sait que depuis vingt ans les butineuses ont disparu des champs, que la pollinisation se fait de manière artificielle et que le « vrai » miel est devenu aussi rare et cher que le caviar.

Le monde a changé, mais la neige est toujours là. Comme le poème.

 

Elle n’a pas été surprise de voir disparaître certains métiers : le facteur remplacé depuis longtemps par l’Internet, l’infirmière par des robots sophistiqués ou encore le professeur qui, après une phase prolifique de cours par visioconférence devant des milliers d’élèves, s’est vu remercié et relayé par un hologramme bien plus ludique. De l’Antiquité, il ne reste en vérité que la prostituée pour « le besoin du corps » et le poète, pour « le besoin de l’imaginaire et de la pensée ». Bien sûr, certains pourraient rétorquer que ce ne sont pas des métiers… Soit ! Vivre en poésie est un choix, une manière autre de voir la vie. La vieille dame en sait quelque chose. Cela fait cinquante ans qu’elle se consacre corps et âme au poème.

Comment vivre de poésie ? On ne peut pas. La préposition est importante. Vivre de poésie relève de l’utopie : on vit d’ateliers, de lectures, de bourses, de subventions… pas du poème, car il est libre. Aujourd’hui, l’Etat ne peut plus soutenir les poètes. Ni personne d’ailleurs. En 2032, le système des retraites s’est effondré, et à moins d’avoir épargné toute sa vie, le salarié doit travailler jusqu’à sa mort… alors le poète… La vieille dame se souvient de ces années difficiles : sans enfant, elle fut obligée de demander à ses neveux de l’aider en lui versant une petite pension mensuelle, tout en continuant ses ateliers d’écriture. Jusqu’à ce jour heureux où elle reçut d’une société privée – célèbre pour être un « grand mécène  pour les écrivains », une pension à vie confortable. C’était là une reconnaissance pour cette vie d’écriture et de rencontres.

 

Aujourd’hui, elle continue d’écrire, mais n’intervient plus dans les espaces culturels : les rencontres avec les lecteurs se font plus rares. Elle est fatiguée et malade. Un peu isolée, elle ne voit plus beaucoup ses amis. Il lui arrive encore de répondre à des lettres virtuelles de jeunes poètes qui lui demandent des conseils ou un regard critique sur leurs textes. Pourtant, comme elle aimait les rencontres ! La première fois qu’elle vit Andrée Chedid invitée pour une lecture à la Maison de la poésie de Saint Quentin-en-Yvelines, son cœur avait fait un bond joyeux dans sa poitrine. Et comment ne pas songer à l’amitié chaleureuse de Salah Al Hamdani, la douceur de Cécile Oumhani, la gentillesse de Gabrielle Althen… et Gérard Noiret qui, le premier, lui montra le chemin du poème…  Elle se souvient aussi de ses premières découvertes quand elle était étudiante, L’ombre la neige de Maximine avec qui elle devint amie quelques années plus tard et Comme un château défait de Lionel Ray qui marqua sa poésie à jamais… Elle s’illumine au souvenir de cette journée mémorable où Lionel Ray lui avait donné rendez-vous au Café Rostand, près du Jardin du Luxembourg à Paris, pour signer leur petit livre commun. Un bel après-midi de janvier autour d’un chocolat chaud. Parler de poésie, des poètes, des hasards merveilleux de la vie…

 

Voici toujours plus haut
ciel d’avant nuit cet envol
ces éclats tranchants du jour
ces flammes vivantes.

Ce sont mots chauffés à blanc
qui ne connaissent ni la rouille féroce
ni le sommeil épais d’un temps improbable
mais le souffle mental du ciel intérieur.

Comme on va de proche en proche
dans un pays sans limite une mer inconnue
je te salue mon langage
ruche ouverte à toutes rives. (
3)

 

Un bruit de moteur la fait sortir de sa bulle. Elle lève la tête et le bus est à l’arrêt. La porte automatique coulissante s’ouvre devant elle. Souriante, la vieille dame reconnaît un conducteur androïde ami :
« Bonsoir William.
- Bonsoir Madame Padellec »

Derrière  la vitre du bus, les flocons poursuivent leur danse de l’infini comme une multitude d’abeilles. Le monde a changé. La neige est toujours là. Le poème aussi.

 

Paris, le 11 février 2013/ 2053

***

 

1.extrait de Sur les lèvres rouges des Saisons de Lydia Padellec (éditions de l’Amandier, 2012)
2.extrait d’un poème de Début et fin de la neige de Yves Bonnefoy (Poésie/Gallimard, 1995)
3.extrait d’Au miroir des mots de Lionel Ray, avec les peintures de Lydia Padellec (éditions de la Lune bleue, 2012). 
 




Entre éthique et politique

 

     La façon dont est compris le mot éthique aujourd’hui aurait à voir avec : se choisir une philosophie de vie. Qu’en est-il quand on aborde le domaine des études amérindiennes ?  D’abord faire un bref retour en arrière : lorsque les universités américaines ont ouvert des départements d’études amérindiennes, sous la pression de l’opinion publique émue par les événements et les luttes indiennes  (elles faisaient la une des journaux entre 1969 et 1976), aucune exigence éthique n’a été requise. Pourtant développer une critique éthique dans une discipline comme celle-ci,  prenant en compte son aspect politique,  était indispensable.  Dans un contexte où le mode rationnel de penser, à l’occidentale, est le seul autorisé, dans un contexte de dialectique binaire intériorisée comme seul rapport au monde, dans un monde où l’intuition, le rêve, sont ridiculisés, où le seul scientifique a voix au chapitre, comment se faire entendre en tant qu’Indien ? Dans un environnement raciste,  comment discuter et présenter les études amérindiennes ? Comment présenter à des étudiants censés se construire une philosophie de la vie, mais ignorants des valeurs propres aux cultures indiennes, comment leur présenter en terme de moralité, les luttes et les cauchemars vécus à cause des politiques infligées aux Indiens, comment par exemple leur faire comprendre l’enjeu des casinos sur les réserves, comment ?

     Dans un monde technologique où rien n’est ni vrai ni faux tant qu’aucune réponse n’apparaît sur votre écran, quand la guerre est une question de frapper chirurgicalement le premier, quand l’économie est devenue ce qui baigne le cosmos, quand les relations dites « interraciales » font se tourner les gens les uns contre les autres,  «  le mot éthique n’a nulle part où se réfugier, nulle part où trouver la lumière », dit en substance Elizabeth Cook-Lynn, auteur militante Sioux Dakota.  

     Et quant à l’éthique des écrivains, comment déterminer la sienne quand on est auteur indien soumis aux règles de standardisations qui régissent les mondes universitaire et de la littérature. Les standards éthiques dans ces mondes-là ont à voir avec la manière dont l’histoire est rapportée, enregistrée.  La seule histoire qui vaille est celle consignée par les blancs, les « vainqueurs », elle ignore, efface, enterre, dénie, les histoires particulières des nombreuses tribus avec leurs langues et leurs modes de vie. Trop compliqué, sachant que ce qui sera dit pour une tribu ne peut être valable pour une autre, chacune ayant des voies idiosyncratiques qui la rend incompréhensible.

     Comment mesurer le caractère éthique de quelqu’un ? Rigoberta Menchu  a donné une réponse : il s’agit d’un problème individuel et privé mais aussi il s’agit du caractère vrai, authentique du comportement individuel de quelqu’un en rapport avec son appartenance identitaire, et donc il s’agit d’une responsabilité publique assumée. Cette façon d’énoncer est essentielle pour toucher du doigt, approcher, continuer de développer ce qui constitue l’ethos tribal. Et les paroles de Rigoberta Menchu ont fait scandale parmi les universitaires qui, crispés sur l’authenticité, n’en excluent pas moins les questions d’une identité tribale ainsi que les effets de sa dépossession. Voilà où le bât blesse quand on se penche sur ce qui est écrit au sujet des Indiens d’Amérique.   Voilà pourquoi l’œuvre de Vine Deloria (Custer died for your sins étant le titre le plus connu) n’est pas devenue une œuvre de référence, une mesure étalon pour les universitaires engagés dans les départements d’études amérindiennes (et pas nécessairement Indiens eux-mêmes), alors que tout son travail aborde le domaine de l’éthique. Il faut bien avouer que dans les universités, l’expertise de certains professeurs « à la mode » a valeur de propagande, fait loi, et tant pis pour les réflexions et travaux des collègues du département d’études amérindiennes qui voudraient rétablir une vérité en dehors des modèles « dominants-dominés » », en dehors des conflits  « masculin-féminin », en dehors des clichés et des stéréotypes plaqués encore et toujours sur les populations indiennes. 

     Nous comprenons tous que la pauvreté des réserves (ces enclaves indiennes sur le continent américain), la condition dégradée de leur  statut d’être humain dans l’inconscient collectif américain bien-pensant, pèsent gravement sur les victimes de la colonisation mais aussi sur l’éthos tribal en ce que cela mine ses bases fondamentales. Ce qui veut dire que pour les penseurs, enseignants, écrivains indiens, « il s’agit de regarder dans un abîme profond, de plonger les mains dans un océan hanté » dit Elizabeth Cook-Lynn, auteur phare des écrivains indiens militants engagés. Ils ont appris que la politique et la moralité se rencontrent dans tous les domaines d’une vie civilisée. Que l’un n’existe pas sans l’autre. Nombre d’écrivains indiens comprennent bien l’incapacité politique des divers gouvernements, ne serait-ce par exemple qu’à reconnaître le génocide ; ceci plus la pauvreté endémique des Indiens entretenue pendant des siècles rendent toute éducation des jeunes Indiens inadéquate, inadaptée, inefficace. La moralité à ce compte prend un sérieux coup.  L’amélioration de la qualité de l’éducation, de son système, à tous les niveaux, devrait être aux Etats-Unis la première préoccupation. Voilà une première conclusion. Après quoi les questions : pourquoi écrire, ou enseigner,  ne se poseraient peut-être  plus  aux auteurs, ne disons plus indiens puisque c’est un terme plaqué sur la réalité d’un continent par l’ignorance des hommes l’ayant « découvert » , et qui nous délivre un simulacre de vérité sur les peuples qui vivaient là. Terme impropre donc.Membres des premières Nations serait plus juste mais pour des raisons pratiques ce fichu mot d’Indien revient toujours … ( J’introduis ici le terme de post-indien revendiqué autant qu’espéré par Gerald Vizenor, voir article à suivre).

    Maintenant examinons les outils à la disposition des auteurs amérindiens, comment ils les manient et pourquoi. Ceci revient à évoquer l’évolution à travers les 19ième et 20ième siècles, des procédés d’écriture adoptés par ceux-ci. Je n’évoque pas ici les recensions et les enregistrements des mythes de la création, contes et chants, que nombres d’ethnologues ont réalisés. Je m’attache aux seules fictions qui au début reflétaient les traditions orales, notaient  par écrit ce que les Indiens entre eux pouvaient se raconter, les bavardages, les nouvelles échangées, les contes dits aux enfants ; pour résumer,  leurs écrits répétaient les motifs traditionnels. Il s’agissait de fictions réalistes, d’autobiographies, de récits où la notion d’auteur  s’effaçait au profit de la vie quotidienne  d’une communauté.  La critique aujourd’hui qualifierait ces écrits de fades, sans relief, linéaires, sans qualités artistiques… (Sinon la dimension poétique, le partage d’une culture où présent, passé et futurs ne font qu’un, où tout est inscrit dans un cercle, où les relations aux paysages, à l’environnement font sens et  déterminent les actions des hommes… Rien de fade mais l’ouverture à une autre dimension de vivre  selon moi !) Quand les universités américaines ont ouvert les programmes d’écriture créative, les étudiants indiens y ont appris des techniques sophistiquées, leurs écrits toujours ancrés dans les traditions orales ont pris un tour qualifié de « réalisme magique ».  Un surréalisme halluciné pour le dire vite. De telle sorte qu’on pourrait croire, au contraire de leurs aînés enracinés dans un territoire donné avec tout ce que cela contient d’héritage, que les auteurs contemporains cherchent à s’échapper de ce cadre, en empruntant les voies de l’ironie et de l’humour le plus souvent, ce qui dissimule une charge d’angoisse non négligeable.

     Il apparaît aujourd’hui que les romans des auteurs indiens contemporains font  inlassablement le récit de familles fracturées, de communautés perdant leurs terres. Ils examinent des personnages depuis un extérieur, hors du monde, selon un mode surréel frisant le surnaturel. Ils transforment et libèrent leur inconscient, présentent des histoires fantastiques à propos de la difficulté de vivre dans la pauvreté et le désespoir sur les réserves se rétrécissant.  Les traumatismes sont bien réels, peut-être pour certains considérés comme au-delà du seuil possible de guérison, aussi les auteurs indiens ressentent le besoin d’échapper.  Ils le font en se servant des mythes et des légendes, ils utilisent les figures de l’araignée, de coyote, du trickster, ils exposent la  vision des métis en mal d’identité. Ce sont des livres brillants, drôles, caustiques, ils nous invitent à nous plonger dans l’imaginaire des peuples indiens, à en découvrir quelques archétypes, mais ils semblent également dire que la vie réelle des Indiens, sans le recours à la fuite, n’a aucun intérêt, est insupportable, que par ailleurs elle ne saurait attirer les éditeurs et le public. Certainement les techniques dites du réalisme magique ont à voir avec le spectacle. Certainement, comme nombre de poètes amérindiens l’on fait,  répéter que les tribus ont survécu au génocide et qu’elles comptent bien continuer à survivre, à lutter pour un statut de souveraineté, lasserait les lecteurs. Les chants qui rendent hommage à la survie aussi beaux soient-ils, ne sont pas ce qu’attendent les lecteurs ordinaires.  Mais certainement aussi, le réalisme magique frisant l’hystérie ou le mysticisme vont lasser, leurs moyens s’exténuer. On ne voudra plus suivre ces personnages fantasques, aussi drôles soient-ils, quand ils cherchent à tout prix à s’échapper de la réalité, non que cet élan soit illégitime, non qu’en partie cela soit véridique, mais pourquoi vouloir échapper aux fondements de ce qui fait de vous un être humain (les noms que les tribus  se donnent dans leur propre langue reflètent ce concept d’êtres humains, de peuple). Les Indiens traditionnalistes insistent sur la fierté et la  dignité ordinaires conférées par la connaissance de qui l’on est, d’où l’on vient, de la beauté qu’il y a à transmettre cela aux enfants. Si les auteurs contemporains amérindiens ne l’oublient pas, ils font prendre à ce mouvement traditionnel un virage qui le redirige dans une direction où membres des premières nations comme d’autres lecteurs extérieurs aux communautés indiennes se trouvent égarés.

     Pourquoi, dans un livre de Sherman Alexie, Reservation Blues, un rocker arrive-t-il sur la réserve pour revitaliser la culture Spokane agonisante, pour enfoncer de nouvelles racines caricaturales dans un sol où les anciennes sont  « burried too damn deep », enterrées si profond qu’elles sont comme mortes ?  Sherman Alexie semble nous suggérer que la culture Spokane, dans l’esprit des habitants de la réserve, n’a plus de raison d’être. Dans les romans de Louise Erdrich, admirables par ailleurs, les personnages sont le plus souvent étranges, fantasques, excessifs, effrayants, et les jeunes générations perdent pied face aux traditionnalistes tout en rêvant de leur ressembler. Les  mouvements attirance / répulsion, amour / haine, humour / désespoir,  traversent ses romans.

     Plus grave : du fait des politiques d’assimilation, à la fin du 19ième  siècle et début du 20ième , les enfants indiens ont été arrachés à leurs familles pour être éduqués dans des pensionnats réservés aux enfants indiens, afin de les faire devenir de bons chrétiens prêts à remplir les rôles subalternes de la société blanche. Toute une génération d’Indiens s’est trouvée coupée de ses racines et de sa culture. Il en résulte que certains auteurs informés de la vie de leurs ancêtres au travers de livres écrits par des blancs, reprennent à leur compte des inexactitudes. Elisabeth Cook-Lynn nous dit par exemple que jamais les Sioux n’auraient mangé du porc-épic, ils leur prenaient leurs aiguilles pour décorer les vêtements mais ne les tuaient pas, même par temps de famine. Cela aurait été presque sacrilège, comme de manger leurs chevaux ou de se manger entre eux. Or James Welch  (Blackfoot) fait manger de la soupe de porc-épic à ses personnages Sioux Oglalas. De même faire bouillir les mocassins pour donner du goût à une soupe n’était pas une activité traditionnelle bien qu’on le retrouve raconté dans des écrits d’observateurs blancs du 17ième siècle. Ceci est également repris dans le roman de James Welch. Toujours selon Elisabeth Cook-Lynn, Louise Erdrich fait confiance à un récit écrit autour de 1800 par un captif blanc qui vécut trente ans parmi les Ojibwas, et qui finit par se dire « Indien blanc », adopté par sa tribu. Y sont décrits des coutumes et des modes de vie, considérés comme exacts. Et si les 30 ans de vie chez les Indiens ne suffisaient pas à se débarrasser du filtre et du biais interprétatif ou critique pris par le conditionnement occidental ? Un glissement peut-être alors envisagé, qui  certes crée de nouvelles traditions, mais nous fait perdre les originales.  

     Ce besoin d’échapper est palpable dans de nombreux romans. Encore James Welch : il retrace la vie de Charging Elk, un Sioux qui partira avec le cirque de Bill Cody autrement nommé Buffalo Bill. Arrivé en France, il décide de rester, et réussit à s’enfuir lors du passage du cirque à Marseille. Ceci est basé sur des faits réels. Les descendants de ces Indiens vivent encore dans le sud  de la France, je les ai rencontrés. Mais que ce Charging Elk devienne François,  qu’il ne revienne jamais sur son sol natal, illustre presque trop parfaitement la théorie de l’Indien s’évanouissant, si bien connue dans l’histoire américaine. Ce qui est gênant, c’est que ce livre met l’accent sur le destin et l’expérience  de quelques Indiens Oglalas émigrés en France, mariés à des Françaises, heureux de ce choix,  tandis que la majorité est restée dans le Dakota du sud et que de ceux-là, on ne parle pas ! L’auteur aurait pu aborder les problèmes que la famille de Charging Elk rencontrait alors, tandis que le gouvernement américain s’emparait des Blacks Hills illégalement, que Sitting Bull était assassiné sur sa réserve, que Red Cloud renégociait le traité de Fort Laramie en essayant de sauver son peuple … Cela aurait contrebalancé le poids de cette histoire individuelle par ailleurs exceptionnelle car les guerriers et les membres des tribus n’avaient, n’ont en général qu’une idée en tête et qu’un besoin au cœur : be back home. La notion du retour chez soi (homing in) au sein de sa communauté est une constante dans la littérature, dans la poésie, des Indiens d’Amérique parce que c’est une réalité vécue au quotidien, de celle dont peut-être la matière est mince pour faire un roman mais qui sait... (À mieux chercher il y a de quoi écrire des centaines d’Odyssées Indiennes,  les mémoires encore vives des tribus contiennent la matière pour …) Le danger est que le message reçu par les lecteurs soit le suivant : les jeunes Indiens d’alors comme ceux d’aujourd’hui préfèrent une vie à l’occidentale, préfèrent se couper de leur histoire, de leurs racines et de leur identité pour vivre mieux, « être heureux ». Ceci occulte un autre message : Des générations d’Indiens, toutes tribus confondues, ont subi une colonisation brutale avec pour seules issues une  assimilation forcée, l’exil, et bien souvent la mort (un enfant sur dix mourait dans les pensionnats de maladie, de mauvais traitements, ou de malnutrition).

     Il est vrai que la nouvelle génération d’auteurs indiens arrive deux cents ans après les massacres de Sand Creek, de la Wachita ou de Wounded Knee, deux cents ans après la piste des larmes, la déportation des Apaches ou la longue marche des Navajos, deux siècles après l’achèvement du vol de tout un continent. Peut-être la mémoire de ces faits, l’héritage des anciens, sont-ils trop profondément enterrés, de telle sorte que les écrits d’aujourd’hui rajoutent  une couche sur la sépulture, couvrent la perte et nous emportent dans leur élan d’évasion… Loin de moi la tentation de juger.  Je n’oublie pas les traumatismes, je n’oublie pas l’état de perpétuelle expatriation dans lequel vivent les populations indiennes sur leurs anciens territoires ancestraux, ou bien déplacés, en exil permanent. Le monde créé par l’imagination des auteurs indiens aujourd’hui est sans nul doute moins enraciné. Les auteurs indiens aujourd’hui ne se vivent plus autant comme des membres d’une tribu, engagés auprès de leur communauté. D’où le glissement d’une fiction réaliste vers la réalité magique plus sophistiquée mais qui soulève la question du futur pour la littérature indienne. Continuera-t-elle de se poser en tant que spectateur ? S’engagera-t-elle pour essayer de restaurer l’équilibre et l’harmonie  en évoquant l’histoire, la vie, le passé et la mémoire des peuples indiens, infusés comme force de vitalité ? Affirmera-t-elle la survie des cultures indiennes comme une victoire  et une chance pour l’humanité entière ? Se sentira-t-elle responsable auprès des lecteurs par ailleurs aveuglés, égarés par les programmes de télévision et la propagande médiatique…. Montrera-t-elle des personnages humains ancrés dans une réalité humaine plutôt que flottant dans un rêve éveillé? Certainement les pertes subies par les peuples indiens sont anxiogènes, certainement aussi l’imagination surréelle est une fuite.  Si en matière d’intrigue la seule sorte de dénouement offerte est un suicide, un accident, si les personnages sont toujours montrés ravagés, submergés, les auteurs se montrent vaincus, leur vocation ou l’appel à écrire se révèle vide, l’aspiration à une humanité forte et épanouie échoue, et ceci est dommageable pour le monde entier.  C’est à se demander, pour finir, si ce réalisme magique n’est pas le sacrifice consenti aux lois du marché, une obéissance aux règles de la culture populaire, une allégeance faite à la politique actuelle qui attend des spectateurs, lecteurs, qu’ils ne puissent jamais être en mesure de voir la réalité. Or la littérature devrait prendre ses responsabilités quant à  cette dérive.  Être un storyteller, raconter des histoires n’est pas flirter avec les contes de fées.  (Gerald Vizenor pour son compte adopte le « vérisme mythique », une technique et une notion sur laquelle je reviendrai dans un prochain exposé, peut-être une alternative au réalisme magique).

     On a parlé d’une renaissance de la littérature indienne dans les années soixante.  Après  le couronnement par le prix Pulitzer de Norman Scott Momaday, Louise Erdrich, Maurice kenny, Paula Gunn Allen, Simon  J Ortiz, Louis Owens  pour ne citer que ceux-là, ont eux aussi reçu des prix prestigieux. Leslie Marmon Silko, Linda Hogan, Gerald Vizenor, Diane Glancy, Joseph Bruchac, Anita Endrezze, Jim Barnes, Carter Revard, Joy Harjo, Ofelia Zepeda, Janice Gould, et d’autres ont tous et chacun produit des œuvres importantes, mais à l’heure actuelle, la distribution en librairie et la diffusion médiatique font la place belle aux écrits se cantonnant à illustrer le thème de l’exil permanent, loin de ses racines culturelles tribales. Faisant ce constat, il est difficile de considérer que la création de fiction contemporaine des auteurs indiens, toute brillante et sophistiquée qu’elle devienne,  reste un sujet sur lequel s’enthousiasmer. .. (À moins que Gerald Vizenor  ne transforme l’essai avec  sa vision du post-indien, et que les autres auteurs amérindiens le suivent pour réaliser et diffuser cette nouvelle réalité des peuples amérindiens)… Resterait à relire encore et encore D’Arcy McNickle ou Charles Eastman, Ella Deloria, Gogisgi (Carol Arnette) et Vine Deloria ;  à écouter encore et encore Barney Bush ou John Trudell sans oublier Buffy Sainte-Marie. 

 

 

 




Notes pour une poésie des profondeurs [8]

 

Ni Dieu, ni maître, ni moi.
Jean Rousselot

 

 

Il faut lire Jean Rousselot. Et pourquoi pas le découvrir grâce à ce beau Présence de la Poésie signé François Huglo. Pour ma part, j’ai commencé à lire Rousselot dans les années 90 du siècle passé, alors que nous n’étions pas encore entrés dans l’ère de la Grande Catastrophe Capitaliste Universelle. Du moins sa plus récente étape. On tuait déjà, un peu partout, en particulier dans une Europe au sujet de laquelle la propagande des libertaires/libertins émancipés nous disait qu’elle était un espace sans guerre depuis quarante ans, ceci en pleine… guerre (s). Dans les Balkans, à Chypre. Ailleurs, partout. Ce monde est une Image. À cette époque, Rousselot était proche de la fin de sa vie, malade, souvent désabusé. Observer l’humain, cela vous mine un homme. Même un poète de cette trempe. Car c’est bien de la trempe de Jean Rousselot dont nous allons parler ici. Et il faudra s’arrêter sur sa vie, laquelle est loin d’être anodine. On aimerait en croiser souvent de cette sorte. Rousselot, c’est un parcours humain sous la voûte de l’ « indivisible Adam ». L’expression est de lui. Et cela semble résumer son parcours humain et son parcours poétique. Les deux étant d’ailleurs irrémédiablement liés, dans l’ensemble de la vie du poète.

Poète, critique, essayiste, romancier, traducteur, diariste, épistolier, engagé dans le milieu littéraire (Syndicat des écrivains, Société des Gens de lettres), directeur de revues, ami de nombreux poètes, et non des moindres, Cadou par exemple, Rousselot était dans ce monde, le microcosme éditorial de la poésie, alors un peu plus ample, et cependant avait un certain recul, ce qui pouvait le rendre incisif et même caustique vis-à-vis de tout se qui présente parfois comme poésie mais n’en a que le semblant. La chose est connue et fréquente, elle hante les revues de poésie contemporaine. À en croire ses proches, la bêtise ambiante du « milieu » l’amusait souvent. Mon ami Gwen Garnier-Duguy m'a raconté qu'au temps où il eut l'occasion de raccompagner parfois en auto Jean Rousselot à sa demeure de L'Etang-la-Ville, le vieux poète sur le départ ne se privait pas d'indignations lui faisant battre le sang. On le comprend. Il règne ici-bas, parfois, une telle prétention, on se croirait dans la cour de récréation de khâgneux pré-pubères.

Avec Rousselot, c’est autre chose. On est ailleurs. Au cœur d’une œuvre, d’un homme/lieu créant sa poésie tout en étant à chaque instant recréé, revitalisé par elle. Un mouvement de respiration, vivre, poète en poésie, la poésie dans le poète, tout cela est inséparable, et peut parfois rendre un peu, en apparence, prophétique. Forcément, ce n’est pas une mince affaire cette histoire ! Et cela peut dépasser l’entendement. On le comprendra sans peine. La compréhension appelle d’ailleurs le pardon amical. Et l’homme, avec une telle expérience de vie, de poésie, de poésie dans la vie et de vie dans la poésie, et la mort, car la mort n’épargna pas l’homme Rousselot, cet homme-là pouvait se permettre de pardonner aux hommes parfois creux rencontrés sur le chemin. Ce qui ne l’empêchait pas de dire sa pensée. La sincérité et le pardon ne sont pas incompatibles.

Le poète Jean Rousselot, c’est d’abord une enfance de son temps, celle de la Grande Guerre, et de la perte d’un père qu’il n’a pas eu le temps de connaître. Un père mort à Verdun. Dire cela, simplement, « un père mort à Verdun », cela devrait calmer, rendre serein, apporter un peu de distance, donner du recul à quiconque est aujourd’hui préoccupé de sa petite image ridicule dans un monde littéraire lui-même devenu pathétique. Mais l’époque ne semble pas être à la décence. On se préoccupe de la taille de son portrait sur internet sans avoir même commencé à écrire un poème digne de ce nom. Et on ne lit pas beaucoup, ni ses contemporains, ni les poètes d’hier. Drôle d’époque. Rousselot vient d’un autre monde. Celui d’une enfance sans père, sans mère. Celle-ci ne le « reprendra » qu’au début de l’adolescence. Il est des vies qui se construisent à coup de burin. Le jeune poète écrit ses premiers poèmes dès l’adolescence, dirige sa première revue en 1932/1933 (Jeunesse), avec Robert Kanters, publie entre autres Jean Cayrol, puis fonde Le Dernier Carré, revue qui accueille les textes de Joë Bousquet ou Michel Manoll. On ne joue pas, on ne s’imagine pas futur académicien à peine sorti du berceau, on ne prétend pas être l’auteur d’une œuvre du haut de ses quarante vers vaguement publiés. On vit la poésie. On est poète. C’est autre chose. Un autre moment. Il y a la politique. En 1934, Jean Rousselot est trotskyste. Pas simple dans ces années-là, on peut en mourir. On en meurt d’ailleurs beaucoup deux ans plus tard en Espagne. Pas tant sous les balles des fascistes que sous celles des camarades du Grand Soir. Il fallait du courage, alors, pour être trotskyste. Une manifestation et un coup de matraque ou une balle de la police montée était vite arrivée. Aucun manifestant n’avait le temps de consulter son compte face book en arpentant les rues de Paris. C’est l’époque où Rousselot publie vraiment ses premiers poèmes.

Front Populaire. Rousselot est reçu commissaire de police. Eh oui, on peut être poète et commissaire de police dans un monde perçu comme non manichéen. Et le monde est non manichéen, n’en déplaise aux petits curés modernistes du noir et blanc conflictuel. Commissaire Rousselot. La fonction sera utile en temps de résistance. La police de Vichy ne fut pas composée que de salauds. Elle comptait un poète dans ses rangs. À Vendôme, le commissaire Rousselot contribue aux activités de la Résistance, cache des évadés, empêche l’arrestation des Juifs de la ville. Il sauve le poète du Grand Jeu Monny de Boully, dont on aimerait la réédition des œuvres par un éditeur contemporain. Il entre en relation avec Marcel Béalu, Max Jacob. Il vit. C’est un poète. Les poètes vivent et agissent. Ils vivent dans la vie, et agissent dans la poésie de la vie. Ce sont des poètes. En 1943, Jean Rousselot s’engage dans les FFL. Un homme de trempe, je vous le disais. Rousselot n’a pas besoin de faire croire qu’il résiste. Il résiste. Point. Membre du CNR, il vient à Paris après 1945, quitte la police, devient « homme de lettres », vivant de son écriture. Jusqu’à la fin de sa vie.

De lui, Joë Bousquet disait :

« Il est l’un des seuls qui tiennent devant cette stupeur que j’entrevois pour le jour où les hommes s’éveilleront de l’hypnose intellectuelle et franchiront la partialité glaciale où, désormais et depuis longtemps, toute pensée s’étale. Rousselot sait saisir l’acte dans la pensée qu’il exprime : il sait réduire la phrase à cette densité simple qui fait d’elle un élément de composition ; aussi ce qu’il écrit respire et on peut le concevoir sans ruiner son innocence ».

Comment pourrions-nous ne pas l’aimer cet homme-là ?

Et Jorge Carrea Andrade, depuis l’Equateur :

« La poésie de Jean Rousselot est, dans une forme d’une grande sobriété, un éminent travail de l’intelligence, un témoignage sur l’époque – de sang et de ruines – et un instrument de fraternité humaine. Il y a en elle l’angoisse de la solitude, un permanent examen de conscience et une exaltation orgueilleuse de la vie intérieure ».

Oui, comment pourrions-nous ne pas aimer cet homme, celui qui n’avait pas peur de l’exaltation, même orgueilleuse, de sa vie intérieure. Recours au Poème se sent à l’aise ici. Il y a un monde entre l’orgueil d’un Rousselot et celui d‘hommes creux aux dents longues mais… illusoires. Tous les orgueils ne se valent pas.

Et le courage de Rousselot ne s’est pas estompé après 1945. Dès 1956, il s’oppose aux volontés hégémoniques du Grand Frère soviétique, au sujet de la Hongrie, pays qu’il connaît bien et dont il connaît assez la poésie pour écrire sur ses poètes et orchestrer des anthologies. Un homme de trempe. Jean Rousselot n’acceptait pas que l’on accuse les intellectuels de Hongrie d’être des « fascistes », l’insulte facile, toujours, hier comme aujourd’hui, dans la bouche des prétendus détenteurs du « vrai », de la « pureté révolutionnaire », imbéciles essentialistes qui s’ignorent contraires de ce qu’ils se prétendent. Le pire. Toutes les époques ont leurs imbéciles en robes de pureté. Rousselot en a croisé, aussi. Ainsi, il devait éditer chez Seghers un Poète d’aujourd’hui consacré au poète hongrois Attila Jozsef. Le projet fut abandonné sur injonction du parti frère. De l’indépendance de l’édition engagée, se battant pour la quintessence de la « liberté ». Les mots, oui, bien sûr, les mots sont une chose. Mais les actes. Ils sont le réel des choses. Et ils réapparaissent, un peu comme ces cadavres qui remontent périodiquement à la surface de toutes les vilénies.

Mais ce sont des péripéties.

Ce qui compte vraiment, outre le courage vertical de l’homme, c’est le lien entre cette verticalité et celle de sa poésie.

Rousselot, homme poème.

Une première anthologie de ses poèmes est éditée en 1976 sous le titre de Les moyens d’existence. Elle contient son œuvre écrite entre 1934 et 1974. Une deuxième anthologie a paru, chez Rougerie – il n’y a ici aucun hasard – en 1997 sous le titre de Poèmes choisis. On y lira les poèmes écrits entre 1975 et 1996. Ces deux volumes permettront de partir à la découverte du continent poétique de Jean Rousselot, découverte à laquelle on associera le petit volume paru chez Rafael de Surtis en 1999 (D’après peinture). De quoi réconcilier tout lecteur désabusé avec la poésie. Et ce n’est pas rien, cela. Et surtout, cette lecture permet de voir clair au sujet de l’influence contemporaine de Jean Rousselot sur certaines franges de la poésie de notre époque.

Jean Rousselot nous a quittés en mai 2004.

Le poète laisse une œuvre de vie, de souffle et de sang.

Une œuvre qui n’occulte pas la mort, cette grande et vraie affaire, celle des hommes et des poètes, des hommes poètes, écrivant ou non de la poésie. Toute l’affaire est là, dans la mort. La mort, et quoi d‘autre ? Ainsi, par nature, la poésie de Rousselot, parce qu’elle est poésie, est lieu d’un dévoilement. De ce qui se trame en toile de fond du réel.

 

Tout est arbre mais l’arbre
Est plus arbre que tout
                           

De lui-même, il dira en 1984 :

« J’ai toujours obéi personnellement à la recherche d’une paranoïa volontaire que j’appliquais à la fois à ma vie et à mon œuvre ; pour moi, c’est exactement la même chose ».

Ou encore, ce morceau de poème :

 

Je voudrais être un homme :
On ne me verrait plus
Je ne me verrais plus moi-même au long des gares.

 

Jean Rousselot, poète du dévoilement. Et de la conscience du rêve de cette humanité, se rêvant elle-même rêveuse. Il y a un long chemin à parcourir en effet en direction de la liberté. Celle qui libère vraiment de chaînes véritables.

Jean Rousselot, poète marchant dans l’invisible, vers l’invisible. Un homme, en somme, et cela n’est finalement guère fréquent.

« Le poète est un mort qui rêve dans sa tombe », écrivait-il.

Une phrase. Cela non plus n’est guère si fréquent, maintenant.

Il y a beaucoup dans cette phrase, sur le réel de l’Image qui obstrue nos yeux. Même s’il n’est aucune obstruction sans servitude collaborationniste volontaire.

La poésie de Jean Rousselot est intimement spirituelle. Le poète arpente le Mont Analogue et voit loin sous terre. Peu importent les dieux, peu importent les noms qu’ils se donnent, Rousselot entrevoit la source de cet indivisible Adam dont il nous parle, et il pose la question de « l’Unique », c’est-à-dire celle de cette même source. La seule grande question qui vaille, intrinsèquement liée à celle de la mort, la question de l’Origine. À quelle, et vers quelle, belle Origine sommes-nous réellement destinés ? Le paradoxe est beau, ce qu’il signifie l’est plus encore. La poésie est une échelle.

 

Tandis que le ciel et l’enfer
Se ruinent en procès de bornage
La poésie visualise à prix coûtant
L’A.D.N. du mystère
Dans sa chambre noire.

                          

Ce rapport au sacré, cela fait un poète. Cela fabrique cet homme édifice qu’est le poète, rare et authentique. On lira ici une forme de « prophétisme ». Ce n’est guère important. Tout comme le fait que cet aspect du poétique soit peu compris en l’époque même où il s’exprime. On écrit aujourd’hui sur Rousselot, j’écris maintenant à propos de la poésie de Jean Rousselot. Permanence de ces poésies, présence en effet de ces poètes qui positionnent le poème au cœur de l’infinie permanence. Il y a plus important que nous, que cela déplaise fort ou non, et ce plus important que nous est ce que nous, les hommes, avons de tout temps nommé le sacré. Et nos prédécesseurs n’étaient pas plus imbéciles que nous, n’en déplaise aux prétentions égotiques contemporaines. « Ni Dieu, ni maître, ni moi ». Jean Rousselot. La poésie, cela se joue dans un temple, et ce temple est dans l’homme.

Proche de la fin de sa vie, Jean Rousselot a cru assister à la fin de la poésie. Il a écrit quelque part qu’elle devenait une « langue morte ». La situation était celle de la fin du 20e siècle, quand la poésie semblait ne plus émerger de ses propres profondeurs. Nous pensons que – sur ce point – le poète Jean Rousselot s’est trompé. La poésie n’est pas morte à la fin du siècle passé, elle a germé dans la terre noire du Poème pour renaître de nouveau, comme elle l’a toujours fait. En tous les cycles de la vie. Chaque heure est heure de tragédie. Dans la tragédie qu’est notre époque, la poésie est de notre point de vue réponse potentielle à cette crise qui ne cesse d’être dans l’homme. Tout comme est dans l’homme le possible de la spiritualisation de la matière de cette crise. Si des bribes d’hommes brisés errent de par le monde, il revient au Poème et à son réceptacle, le poète, d’en revivifier les morceaux.

Et cela – n’en déplaise à qui s’effraie de ce qu’il veut nommer « prophétisme » – cela s’appelle le sacré.

Cela s’appelle la poésie.
Cela s’appelle le Poème.
Avec une majuscule.

 




Rose Ausländer, cinq poèmes inédits en français

Lire l'article de Matthieu Baumier consacré au numéro 12 de la revue Fario, d'où sont extraits ces cinq poèmes : http://www.recoursaupoeme.fr/revue-des-revues/la-revue-fario/matthieu-baumier