Chronique du veilleur (6) – Alain Suied, Sur le seuil invisible

  Alain Suied nous a quittés en juillet 2008, à l’âge de 57 ans. Son œuvre de poète, d’essayiste, de traducteur est d’une très grande force, son parcours commencé dès l’adolescence par une publication dans L’Ephémère a une originalité au moins aussi remarquable que ce dernier livre, Sur le seuil invisible, paru comme les précédents aux éditions Arfuyen. Se sachant condamné par la maladie, Alain Suied a écrit les poèmes de ce livre au fil des jours de sa dernière année et les a fait connaître au fur et à mesure sur un blog jusqu’au 16 juillet 2008, huit jours avant sa disparition.

   Toutes les grandes inspirations d’Alain Suied se retrouvent là, dans cette lumière particulière de la solitude d’avant la mort : d’abord celle de la naissance (le poète avait beaucoup étudié la psychanalyse), souvent liée au thème de la douleur et du désir, mais aussi à la parole :

La parole viendra.
Pure ? Non, dans les sangs
et les souffles de la naissance.

Sur le seuil invisible, Alain Suied, Arfuyen, 2013

Sur le seuil invisible, Alain Suied, Arfuyen, 2013

La parole du poème dévoile « l’évidence du mystère », c’est ce prodige que le poète n’aura cessé de dire et d’explorer.

A chaque instant
la parole nous éveille
à la secrète Présence.

Pour que nous puissions l’approcher, il nous faut sortir de l’étau quasi totalitaire de la « modernité », de cette modernité qui « veut détruire l’Allégorie, comme elle nia le rêve et la vérité « Génésiaques ». Alain Suied, qui savait ce que c’est que se battre quotidiennement pour gagner sa vie, nous confie qu’il écrit le soir, après une dure journée de travail, « à la dérobée », la seule façon de « devenir humain ». Sous la froideur des techniques et des règles, le poète retrouve la chaleur du sang :

Masques ! Sous vos armatures
de froid métal, le visage
le pur visage saigne.

Cette chaleur, il veut la communiquer aux autres, car la poésie est d’abord pour lui « écoute et partage ». Il le fait avec une énergie, une conviction qui emportent et enflamment. Malgré toutes les épreuves, il garde l’espérance pour l’humanité en marche et en lutte.

Il ne faut pas craindre les gouffres.
Il faut craindre
notre hésitation à les affronter.
Le Poème lutte.
Il sait que toute ténèbre
porte une clarté nouvelle.

  Dans une adresse aux jeunes poètes en décembre 2007, il les appelle à se défaire de ces aliénations froides dans lesquelles la société nouvelle les emprisonne : la poésie a sans doute cette mission de vérité à remplir, peut-être son ultime mission, « face aux machineries du Social, aux cruautés répétitives de l’Économie, aux manipulations des propagandes, aux risques planétaires de vacillement global vers la violence. »

Alain Suied a ainsi témoigné hautement de son engagement d’homme et de poète, fervent missionnaire de la poésie, le regard pur tourné toujours vers l’horizon de l’avenir.

Le vent ne sait pas
qu’il porte les graines

d’une autre mémoire.

 

Le ciel ne sait pas
qu’il transporte les rêves

d’un autre oubli

 

La chair ne sait pas
qu’elle emporte tout le passé

dans un seul avenir.

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




Le verbe différent

C’est par un soir d’hiver, dans l’hésitation de nos gestes et de nos balbutiements, que nous avons percé le secret de cet absolu chagrin qui prit racine au creux de notre âge minéral et qui, peu à peu, et insidieusement creusait l’hécatombe de nos songes d’enfants. Sans que nous n’ayons pu nous y opposer. Ce fut une saison absolument hideuse.

Enfants insouciants et gais nous étions, à l’orée de l’espérance bâtie de bouquets lilas et de soupirs lumineux.  La transparence de nos mains effeuillant les rayons du soleil et ceux de nos âmes. Enfants du bout du monde, du bout de l’ennui, enfants de nos pères absents et de nos mères abandonnées. Enfants de zéphyrs rouges et de cités capitulées. Enfants du gouffre et de la résurrection, enfants de la guerre et de la trêve arrachée. Enfants du manque et du pardon espéré. Enfants aux destins fragiles et désordonnés.

Nés juste là où se dressent désormais les citadelles de la rigueur et de la rapacité, dans ce nouveau monde sauvage sublimé de torpeur et de désengagement, que nous avons laissé grandir et faire, puis peuplé de tyrans et d’imposteurs, à regarder s’accomplir le comble du ridicule et de l’insensé. Nous leur avons cédé le verbe et ils nous ont tellement avilis, ces seigneurs de glaise abusive, ces seigneurs forgés dans un souffle apocryphe.

Je me souviens qu’à la naissance de ce verbe, nous étions couverts de lueur et de rosée. Nos yeux grands et ouverts embrassaient le ciel et ses étoiles. Nous ne connaissions ni peur ni recul. Nous osions regarder vers le haut des arbres, et toucher du bout des lèvres  leurs feuillages célestes. Notre élan de cristal battait en mansuétude.  Nos voix solaires vibraient de mille éclats juvéniles et audacieux. Et à travers nos vertes prairies s’élançaient nos airs dévergondés et nos promesses innocemment  ingénues. Là, nous étions heureux, j’en suis certaine à présent. Parce que nos cicatrices d’exil s’estompaient à l’essoufflement de nos peines et de nos geôliers. Parce que de notre désarroi, il ne restait qu’évanescente illusion de souffrance. Nous étions donc forts et vaillants. Nous étions résistants. Nous ne redoutions nul despote, nul affront. Même lorsque les vents secouaient nos mémoires et nos origines. De haine et de stupeur, nous étions lourdement menacés. Jusqu’à l’érosion de notre accalmie, jusqu’à l’effondrement de notre abri. Le monde s’en offusqua quelque peu, avant de s’en accommoder.

Nous vîmes ce jour-là, l’effroi  s’abattre sur notre sanctuaire de sel et de sable, précipitant ses arcades dans le chaos des souvenirs et de l’embrasement. Il ne resta aucun de nos héros, ni aucune de nos icônes. Les dieux nous lâchèrent brusquement. L’intrusion du malheur aléatoire et lapidaire démystifia notre bonheur et scella notre tourment. Notre deuil fut maintes fois réinventé et les cimetières en devinrent débordés. Nous vîmes arriver, à escorte démesurée, des hommes et des simulacres livides, au regard égaré et aux cœurs ridés et pétrifiés, s’acharner sur  les débris de notre sanctuaire, insister d’achever son effacement. Nos pierres sacrées et millénaires leur faisaient si peur. Et  par un geste brutal et strident, retentit l’épuisement de la dernière pierre. Notre prière brisa sa foi. Saisis de terreur, nous nous tenions les mains fortement, pour ne pas chavirer dans le vertige de la haine. Et longtemps nous avons résisté. De tout notre être, nous avons résisté. Tandis qu’ils continuaient à nous frapper d’infamies et d'abjectes vilenies. Ils voulurent nous briser et atteindre l’amour qui sommeille en chacun de nous, comme un premier feu. Ils soufflèrent alors la damnation sur nos frères et nos sœurs qui portaient ardemment nos espoirs et nos attentes. Ceux-là disparurent, épatés par la chevauchée de la haine qui aspira singulièrement leur conscience désormais vaincue. Ombres desséchées nos frères et sœurs devinrent. Dans le silence glacial de leurs nuit.

Puis, les nouveaux conquérants s’occupèrent de nos précieux manuscrits. Ils les brûlèrent un à un, sans en laisser une trace,  précisant que le savoir est le premier des dangers. Et enfin, ils étouffèrent le verbe. Et la barbarie s’accomplit.

Apatrides, exilés et orphelins. Notre espérance frémissante. Notre volonté abîmée. Nous n’avons, cependant,  pas renoncé à veiller sur le verbe qui nous lie et qui compose notre avenir. C’est en lui que nous reposons. C’est ce verbe qui nous porte, plus loin que nos pas. En terre de guerre.

Nous sommes juste épuisés. Vraiment, épuisés. Ereintés de porter leurs maux sourds et déments, leurs mensonges, leurs souillures et  leur incommensurable obscurité. Il y a deux décennies que nous crions leur laideur et leur naufrage. Nous n’avons pas cessé de dénoncer leur macabre visée. Nous avons tant perdu à refuser de voir leur sombres desseins. Ces hommes ne changent pas, ils ne s’améliorent pas, ils ne renient pas leurs crimes. Ils ne regrettent jamais leur cruauté. Ils s’enfoncent dans la violence et la recomposent infiniment. Fidèles à leur tyrannie, ils taillent des sentences et des abus à la mesure de leur répugnance, traquant les  esprits libres, condamnant les poètes et ceux qui entament le changement du monde. Ceux qui nous offrent le verbe en osmose de trame, après l’avoir affranchie de l’inquiétude. Ceux qui, de leur liberté et de leur candeur, mais à leur risque, colmatent les brisures des hommes et réparent les failles du temps.

Et nous ne comprenons toujours pas :

D’où tiennent-ils leur puissance et pourquoi ne  sommes-nous pas protégés de ces monstres terribles ? Pourquoi mettons-nous nos heures entre  leurs mains lâches et venimeuses ?  Pourquoi offrons-nous nos plus belles cités à ceux  qui piétinent leurs mémoires ? Comment défaire leur haine ? Comment s’en préserver ?

Certes, nos voix, accablées de préjugés et d’anathèmes s’éteignent parfois, lassées d’engourdir l’univers en vain, mais nous revenons toujours au fondement de notre élan résolument libre et nécessaire, nous abreuvoir du nectar originel qui reconstruit, à l'achèvement de notre religieuse cession, l’antre que chacun de nous nourrit en ses entrailles, l’essentiel  devenir.

A chaque fois que nous perdons de vue la patrie de nos songes. Nous réécoutons le chant de nos aïeules, et nous repartons en existence.

 

LE 12/02/2013




Avec une autre poésie italienne : Giovanni Raboni

Giovanni Raboni (1932-2004) est un autre poète italien majeur du XXème siècle, et grand traducteur, en particulier du français – la Recherche, les Fleurs du mal… –, auquel nos critiques attitrés n’ont pas consacré une ligne à l’occasion de sa mort, à l’hôpital de Parme, le 16 septembre 2004. Ce ne veut être rien de plus qu’une constatation, déjà faite ici à l’enseigne d’un parfait « horizon d’entente » existant entre quelques rares opérateurs-éditeurs culturels convenus, des deux côtés des Alpes, en parfaite ignorance de la marginalisation des Lettres (françaises et italiennes) que leurs intérêts particuliers contribuent à aggraver. Mais l’Europe du sud n’est peut-être déjà plus qu’une province de l’un des Empires de notre temps, et ses vieilles langues des dialectes en voie de garage sinon de disparition. Une raison de plus, à vaste échelle anthropologique cette fois, de défendre ces expressions autres, dont le destin est solidairement lié quelle que soit leur valeur effective et leur poids en termes démographiques, politiques et culturels, voire économiques dans le monde sans pitié de la communication. La poésie tire (aussi) sa force de l’absence presque totale d’enjeux réels dans ces domaines, quoi qu’en pensent les opérateurs du champ intellectuel pointés ci-dessus. Auxquels, de cette altitude où nul ne peut plus prétendre, le voyageur Dante aurait sans doute montré en souriant l’inanité du pouvoir dans « la petite aire qui nous rend féroces »*.

Notre Centre de recherches CIRCE a bien sûr essayé de rendre justice à la poésie de Raboni, aussi bien dans http://uneautrepoesieitalienne que lors de divers hommages, dès le 23 novembre 2004 (manifestation Vers d’autres voix à la Sorbonne Nouvelle), puis en Avignon, février 2005 (Lindau-poésie), etc. Cette chronique voudrait en être une forme de continuation, quelle que soit la portée ici de nos voix… Le site dédié, www.giovanniraboni.it (animé par sa compagne Patrizia Valduga, elle-même poète reconnue), poursuit mieux que nous cette entreprise ; on y trouve, entre autres, les belles traductions fraternelles de Jaccottet, naguère publiées par La Dogana (en Suisse). Poezibao, Terresdefemmes et quelques autres lieux virtuels ont également mis en ligne des traductions de Raboni, de même que le nouveau recueil ; l’une de ses dernières interventions en France fut à l’occasion du Salon du Livre “italien” de 2003, où j’avais eu la joie de présenter ses propres lectures de ses poèmes. Une traduction importante, due à Bernard Simeone, a été éditée avec retard chez Gallimard, enfin : À prix de sang (A tanto caro sangue), 2005 (Du monde entier). Trop tard pour que l’auteur et son traducteur puissent la lire. Il est vrai que, parmi les poètes qui comptent, seuls Ungaretti, Montale, Pasolini et d’un peu plus loin Sereni (mais ni Pascoli, ni Saba, ni Betocchi, ni Fortini) ont trouvé une place décente dans notre langue.

Raboni, fin critique littéraire, éditeur généreux de poésie, traducteur, magister affectueux que les plus jeunes regretteront longtemps, a été aussi un amateur exceptionnel de théâtre. On ne sera pas surpris de lire ci-dessous une séquence du début de son spectacle Rappresentazione della Croce, une relecture laïque de la Passion ou, plus largement, de l’un des lieux mentaux de notre monde occidental. Où, affirmait-il, « dans tout texte poétique, l’invention de la croix reste à la fois un point d’arrivée et le point de départ de toute métaphore possible de la passion » (Introd. à P. Ruffilli, Camera oscura, Milan, Garzanti, 1992). Nous avons proposé le texte traduit à divers éditeurs, sans succès pour le moment. Cette pièce théâtrale et poétique a été montée d’abord à Messine, puis à Milan par le Teatro Biondo en 2000 ; les personnages du peuple – dont Judas qui « trahit par amour » parce qu’il faut que quelqu’un le fasse – avaient reçu une première expression dans les Gesta Romanorum juvéniles, dont un groupe de CIRCE avait procuré une traduction, lue en juillet 2001 à Florence (Fondation Il Fiore), et publiée par le même institut que dirigeait alors l’ami Alberto Caramella. Tout cela dans la tradition des Mystères médiévaux, populaires en effet au plus pur sens du terme. Une deuxième pièce de théâtre, Alcesti o la Recita dell’esilio, devait suivre deux ans plus tard (Garzanti, 2002) ; tous ces textes sont maintenant disponibles, avec l’ensemble de son œuvre en vers, dans L’opera poetica, Milan, Mondadori “Meridiani”, 2006 (éd. R. Zucco, 1893 p.). Un peu l’équivalent italien de la Pléiade, et qui inclut la traduction de l’Antigone de Sophocle : le rapport de Raboni au théâtre n’était pas fini.


* La Comédie. Paradis, chant XXII, v. 151. Il s’agit, vue du ciel, de notre planète Terre. 

 




Le poète Ernest Pépin rend hommage à Chavez




Des poèmes inédits de Geneviève Raphanel




Deux suites de poèmes de Muriel Stuckel




L’atelier des poètes (3)

«  Plus jamais je n’aimerai la poésie poétique/ tant qu’il y aura une lumière incarcérée/ tant qu’il y aura un nouveau-né affamé/ déjà rattrapé par les canines du néant » clame dans un désert,  André Laude dans Vers le matin des cerises. Voilà, en quatre vers, résumée par lui-même toute l’œuvre poétique d’André Laude, heureusement réunie par les éditions de la Différence. Un pavé que ces sept-cent vingt-neuf pages ! Mais que sont donc les poèmes d’André Laude sinon des centaines de pavés lancés dans le marigot d’une poésie mondaine et salonarde qu’il conspuait, à moins que ce ne soient les pavés d’une barricade, hâtivement érigée pour s’insurger contre le conformisme des « foules de béton , les buildings de chair morte ». «  J’ai soif d’une vérité qui flambe enfin dans les yeux » écrit-il  car c’est bien d’Absolu, plus encore que de vin rouge, qu’avait soif André Laude, et  l’anarchiste qui brandissait un poing crispé était aussi, surtout, un idéaliste qui, dans ce poing, serrait un cœur saignant  de trop d’amour, voire, sans que cela ait une connotation religieuse, un « mystique ». «  Lui, le barricadier, l’insurgé – comme ce mot de Vallès lui va bien- l’iconoclaste, l’anarchiste, le contempteur d’idoles, le poète incendié, incendiaire, l’insulteur des pouvoirs, l’imprécateur révolutionnaire » comme le dépeint Yann  Orveillon, était un poète de l’émotion, de la vibration, de la pulsation du sang, de la brûlure, de l’incandescence. S’il incendiait les mots et les vers, s’il attisait les cendres du sens, s’il brandissait les braises de l’imaginaire, s’il était ce « voleur de feu », c’était pour ranimer les cœurs ramollis par le confort matériel, c’était pour rallumer quelques étoiles dans les yeux éteints de trop de vies humaines sans âme, c’était pour faire rejaillir une flamme d’espérance dans trop de cœurs résignés.
Quand il est mort , le poète, c’était en pleine treizième édition du Marché de la poésie, place Saint-Sulpice, ce 24 Juin 1995, comme un dernier pied de nez ,  et le poète Serge Pey, qui préfère le «  marcher de la poésie »  à  son marché , lui avait rendu cet hommage : «  Il y avait toute la malédiction, la clandestinité, la résistance de la poésie qui passait à travers lui » . Malédiction, le mot est lâché, avec son cortège de clichés absurdes qui voudraient que la misère soit une garantie de talent et que seuls les «  poètes maudits » écriraient de la vraie poésie. Pourtant, Serge Pey avait raison, car s’il est bien un poète français de la seconde moitié du vingtième siècle dont on peut dire que pesait sur lui la malédiction, c’est André Laude, qui est mort à force d’espoirs déçus, de trop de souffrances, de trop passions dévorantes …

La foi a déserté nos cœurs.

Elle a fait place à la terrifiante lucidité.

Mais la lucidité est plus amère que le plus pauvre pain.

Nous nous tenons au bord de l’aube, au bord de la nuit , nous écoutons les voix sourdes des camarades qui agonisent dans les prisons bâties par des mains d’hommes. Et nous creusons des labyrinthes pour parvenir jusqu’à eux, dénouer les haillons, déchirer les chaînes .

Révolté donc, à la manière de Jean Giono, et il aurait pu faire sienne la phrase de ce dernier : «  Je suis révolté, et si la société a su annihiler en toi tes facultés de révolte, je suis révolté pour t’obliger à l’être ». Car s’il fustige la mollesse des hommes, leur lâcheté  et leurs veuleries, c’est parce qu’il aspire à «  une pureté de neige » et veut planter dans les « terres du verbe Amour /Toujours vierges… du maïs et des visages/ Des oiseaux et des chants.
A propos des poètes : Franz Kafka a écrit : «  Les poètes tendent leurs mains vers les hommes, mais les hommes ne voient pas des mains amicales, ils voient des poings crispés visant leurs yeux et leur cœur » et c’est bien de ce malentendu- là qui a eu raison d’André Laude. Il aurait pu être amer, il aurait pu être désespéré : «  Je connais toutes les blessures/ par leur noms. Toutes./je connais tous les déserts/lugubres tatoués de solitudes froides./ je connais l’amer jus des mots / la mer qui recule dans les poumons/ l’air peuplé d’agonies de visages/ Humains les visages. Humains.  Mais j’avance racine et psaume. /J’avance et d’autres me suivent/Par ténèbres vers la clarté/ nous acheminons les lettres d’espoir des hommes. » Mais c’est d’amour qu’il parlait …
Oui, c’est bien un chant d’amour fraternel et d’espoir qui s’élève,  malgré tout, à travers les clameurs et les cris de nombre de ses poèmes, un amour qui ne rendrait pas aveugle mais au contraire rendrait lucide. « Jusqu’à ce qu’apparaisse nimbé d’or et de pétales/ les pieds posés sur un globe de feu /l’Ange à trompette de justice et d’amour », combien de nuits l’a-t-il attendu cet ange ? André Laude est un poète « voyant », un veilleur et un éveilleur. Il est sur une tour, d’où il domine l’histoire. C’est à lui qu’il appartient d’annoncer la venue du jour à la multitude des hommes plongée dans la nuit. « Veilleur, où en est la nuit ? Qu’en est-il de la nuit, Veilleur ? ». Cela ferait bien rire André Laude de se voir comparer au prophète Isaïe,  lui, le mécréant et pourtant, qu’a –t-il fait sinon attendre et espérer et annoncer une aube nouvelle ? S’il pensait , comme Thérèse d’Avila que «  La vie n’est qu’une nuit à passer dans une mauvaise auberge », au point de mettre cette phrase au fronton d’un de ses recueils,  il aura passé les milliers de nuit de sa vie à tremper sa plume, pas toujours dans du vin doux, en brulant la chandelle par les deux bouts, pour graver des vers aussi évidents que ceux-là, comme un rien de lumière dans la nuit :

Au nom d’un amour que la parole ne peut nommer

Je me suis dressé au-dessus du plais d’ordures

J’ai saigné pour la beauté de l’aventure

J’ai prétendu à l’étoile et à la vérité

J’ai eu froid faim J’ai rêvé dans les fers

Au nom d’un amour qui doit advenir

J’ai vécu en silence la misère des paysages où seul un enfant

Une petite fille de l’école des archives

Poussant devant elle un caillou de marelle :

Paradis et enfer

Donne le courage d’explorer le Présent , d’où surgit

Déjà l’Avenir, qui n’appartient à personne. 

Oui, « un jour viendra, couleur d’orange », comme l’a écrit un autre poète que vous n’appréciez guère... En attendant, Monsieur Laude : Que la poésie vous garde

 

 




Fermer les yeux afin de les ouvrir

Frédérick Tristan nous avait habitués à de longs romans : Les égarés (en 1983) ou Stéphanie Phanistée (en 1997), des livres qui rappelaient les grands romans russes du XIXème siècle finissant ou allemands de l’orée du XXème, ceux de Dostoïevski ou de Thomas Mann. Brèves de rêves – deux cents courts récits – propose un tout autre rythme, un autre espace-temps, mais la substantifique moelle demeure la même.

La frontière entre la veille et le sommeil s’est estompée, le réel et le songe cohabitent et nous perdons nos repères. Une parole d’André Breton placée en exergue donne le ton : « Fermez les yeux afin de les ouvrir ». On retrouvera Breton, plus loin. Et lorsqu’il n’apparaît pas franchement, il lui arrive d’être présent entre les lignes. Car l’état dans lequel se trouve la conscience du narrateur – l’auteur lui-même en fait, ou son double – cet état rappelle les expériences de Breton : l’écriture automatique notamment.

Le premier récit donne une petite idée du type de regard que l’on peut poser sur le monde, une fois les yeux fermés : un regard d’enfant. Parce que les enfants voient derrière le tableau noir une clairière, une forêt dans laquelle ils peuvent se réfugier. Leur instituteur, lui, n’y a pas accès. Le narrateur a su garder une âme d’enfant : il s’émerveille devant les papillons, entend des voix… Il lui arrive un bon nombre de choses improbables en fait. Il croise sa mère : telle qu’elle était il y a soixante ans, durant la guerre. Elle porte deux lourdes valises, un havresac et, sur la tête, en équilibre, une caissette en carton qui, je le sais, contient des albums enfantins que je lisais.

Qui connaît un peu l’auteur sait que cette vision-là est sans doute la sienne, son propre souvenir de l’exode. Quelques pages plus loin, il est question de la Meuse d’ailleurs. Un souvenir personnel là encore. Frédérick Tristan a vécu dans l’est de la France (il est né en 1931 à Sedan). Mais souvenir et conte – ou mythe – ne font qu’un chez lui. Œdipe et le loup du Chaperon rouge sont des membres de sa famille.

Dans cet univers, on fait des bonds vertigineux, le temps d’un battement de cils, d’une forêt au compartiment d’un train, d’une chambre à une salle de concert. L’ellipse est la règle. Elle se produit parfois au milieu d’une action, ce qui provoque une rupture, un déséquilibre. Toutes les caractéristiques du rêve sont réunies. Le rêve a sa logique propre, déroutante.

On croise à la fin d’un récit un chef d’orchestre qui n’est autre que K, l’homme de Prague. Kafka occupe sans aucun doute une place importante dans la filiation qui mène à Frédérick Tristan. Chez ce dernier, comme chez Kafka – dans Le Procès ou Le château notamment – l’absurde apparent permet souvent d’approcher et de dire la vérité. Et parfois de lancer, au passage, un coup de griffes. Aux éditeurs qui vendent des livres comme on vendrait de la viande par exemple.

Le rêve est aussi pure poésie. Les mots deviennent alors des images qui n’ont pas d’autre but que leur propre beauté.

Plus loin, en contrebas, c’est l’ultime marécage. N’y stagnent que des crapauds desséchés, des arbres calcinés, les vieilles amours aux doigts coupés. Je m’affûte grâce à l’instinct fol des spirales de l’orage.

Y a-t-il un sens caché dans ces quelques lignes ? Il nous échappe. Mais on sait que quelque chose vient d’être dit qui a pour nous toute son importance. On ne se l’explique pas et on apprécie que cela ne soit pas clair.

Si le rêve est souvent obscur – il est question de noces qu’on n’a pas pu célébrer à cause d’un jardin en friche difficile à traverser – il lui arrive aussi d’être léger et joyeux. Madame Berthe rend visite au dormeur affublée d’une perruque faite de sucreries et de raisins confits. Elle semble sortie du Pays des Merveilles, pourrait être une amie du lapin blanc.

Ils sont nombreux ceux qui, dans ce livre, rendent visite au narrateur – à l’auteur. Frédérick Tristan est devenu une sorte de vaste demeure où les vieux amis vont et viennent, puis s’aventurent ailleurs sans plus se soucier de cet hôte qui leur a offert le gîte et le couvert.

Mes personnages s’échappent toujours. Ils profitent de la nuit et se sauvent à légers pas de renard. Ils veulent vivre leur vie comme ils l’entendent. Ont-ils deviné que c’est là mon plus vif désir ?

Mais lui aussi s’échappe sans arrêt.

Les gendarmes sont venus me visiter. Contrôle de routine. Ils veulent être certains que je suis bien là. « Il ne manquerait plus que vous nous jouiez la fille de l’air ! » Ils ignorent que, dès qu’ils auront le dos tourné, et sans même quitter mon chez-moi, je reprendrai mon voyage pour le Zambèze – en compagnie de la fille de l’air, justement.

Il s’invite chez Barbe-Bleue (et constate que ses sept épouses sont bien vivantes) ; il boit du champagne en compagnie de Picasso, Braque, Duchamp et quelques autres à la Coupole...

Il arrive que les fêtes virent au cauchemar, que les autres convives le tournent en dérision par exemple. Mais le plus souvent l’humour contrebalance l’angoisse.

À l’horizon de mes rêves éveillés se lèvent des soleils nouveaux, des lunes, des comètes, et même, si je n’y prends garde, des créatures étranges toutes pétries d’une matière plus noire que la nuit.

Tout le livre de Tristan est, me semble-t-il, dans cette phrase. Car chez lui lumières et ténèbres vont de concert et, avec elles, l’amour et l’aversion, la joie et la peine, la vie et la mort. Pas étonnant que ces courts récits fassent un grand livre. Chaque récit est l’une des pierres de la cathédrale.

Tristan évoque sa propre mort à la fin de son livre. Et il tente de rassurer les personnages qu’il n’a pas convoqués dans ses romans.

« Trop tard ! » disent-ils. Mais ils ont tort. Un autre les écrira.




Marc Delouze : Ali parti. Requiem

Hommage à Ali Podrimja




Jean Maison, Le point où nous en sommes