Mangú : Le sens de l’épopée

L'épopée, Christophe Morlay le disait dans Recours au Poème, est notre plus grande filiation. Mues par l'esprit du poème, qui a produit un monde habitable, ce sont des épopées que naissent des sociétés, des architectures à dimension humaine, des cultures donnant sens à nos gestes et nos paroles, des peuples cimentés par des projets communs. L'épopée : ce qui a disparu des latitudes occidentales par défaut de vision des politiques et de la société progressiste dans son ensemble. Disparu ? Pas tout à fait.

A l'ombre du spectacle et du simulacre contemporain, le peintre Roberto Mangú accomplit depuis 35 ans un travail relevant d'une épopée nouvelle. Sa dernière exposition au musée Santa Giulia de Brescia/Italie, nommée Mar adentro, "Vers la mer intérieure", synthétise une pensée profonde nourrie à la source de nos origines méditerranéennes et la prolonge par ce mouvement, par ce recentrement vers le voyage du dedans.

Toutes les lignes de force de la pensée picturale de Mangú sont présentes dans cette exposition itinérante, qui voyagera de Brescia à Fano et Milan [1], et dont les tableaux, comme des guerriers modernes, porteront la parole séminale.

L'exposition a donné lieu à un catalogue, et nous trouvons les compagnons fidèles signant des textes lumineux : Philippe Daverio, véritable star culturelle de la télévision italienne, louant la beauté du langage de Mangú en ces temps excentriques où le langage pour les masses est abaissé afin d'éviter que chacun fasse l'effort de s'élever, parle de ses tableaux comme d'une "hypothèse poétique complexe". Il affirme : "Il y a, en balade parmi les ombres des bois ou au sommet des escarpements abrupts, des sorciers qui jettent des charmes initiatiques offerts à l'attention d'une minorité. Ils sont antidémocratiques par définition, les sorciers. Ils sont comme ça depuis toujours, depuis que leur espèce nécessaire à la poésie secrète a été voulue par l'évolution de l'intelligence. Ils établissent des dialogues avec des noyaux élitistes voulus eux aussi par l'esprit de conservation de l'espèce." Il parle de Mangú, dépositaire des dons de ces sorciers immémoriaux. Mais à l'entendre, on pourrait croire que ces tableaux ne sont pas pour tout le monde. Sans doute sont-ils d'abord dévolus à la compréhension de ceux qui voient. Ils ne se laissent certainement pas attraper par le brouhaha du siècle. Le Christ parlait par paraboles. Mais ils sont populaires, les tableaux de Mangú. Car ils sont beaux. Et la beauté, dans son œuvre, est la première main tendue à l'individu contemporain au regard saturé d'explosions cinématographiques et de culture de la terreur. L'homme de la rue, comme on dit aujourd'hui, peut tendre la main. Les tenants de l'excentrisme resteront aveugles à la profondeur découverte par Mangú. Découverte, et donnée.

Véronique Serrano, conservateur et directrice du musée Bonnard du Cannet, signe un texte intitulé La troisième voie, Mangú, l'insoumis. Il est vrai que peu, en cette époque de renoncement à nous-mêmes et de grande collaboration avec la société du Simulacre, sont réellement des insoumis. Ne pas se soumettre. Rester libre et sans compromission. Cela relève du miracle et de la grande intelligence. Mangú est de ceux là. Insaisissable dans une avancée faite d’ombre et de  lumière. N'ayant jamais donné prise aux chants de nos sirènes spectaculaires. Double masque que revêt le sorcier pour contempler ce qui se trame au delà de la nuit. Ecoutons Véronique Serrano : "C'est cette conscience de l'esprit de continuité qui manque aujourd'hui à notre société qui étale à perte de vue tous les signaux d'une impasse de ce déferlement du temps. Peu de peintres ont tracé cette voie et sont allés au fond des choses et jusqu'au fond d'eux-mêmes. (...) Avec Bonnard, comme avec Mangú, nous ne sommes plus dans le temps court de l'avant-garde ni dans celui du passé mais dans un "temps historique" - cette troisième voie si difficile à frayer."

Cette troisième voie, c'est  la profondeur, évacuée par la stratégie moderniste. Puis Véronique Serrano situe la visibilité de Mangú au regard de la débauche d'images orchestrée par nombre "d'artistes" contemporains : "Une visibilité de la profondeur qui ne doit rien à l'illusion d'un spectacle et tout à une projection en tant que dessein qui convoque simultanément le passé sans nostalgie, le présent et l'avenir riche d'espérance."

La voix de Dominique Stella, historienne d’art, experte en art contemporain et commissaire d’expositions italiennes qui ont fait date, succède à ces propos par un texte intitulé Mar adentro, ou l'inactuel en œuvre. Elle y affirme cette chose fondamentale dans l'aventure du peintre : "C'est dans cette évidence de la transcendance au sein du temps, qui définit l'existence authentiquement humaine, que se positionne Mangú, défiant la logique cartésienne du temps et confiant dans son assurance à proposer "un autre art" qui revendique un reniement des valeurs actuelles du monde de l'art et affiche une dissidence face aux dogmes et institutions culturelles désormais obsolètes." Puis, avant de passer à la deuxième partie du catalogue, c'est à dire la reproduction des tableaux, la première partie se clôt par le texte/Manifeste de Mangú lui-même intitulé Les enfants de Bonnard [2]. Mangú y affirme sa filiation d'avec Bonnard et cette profondeur qui fonde sa vision d’une autre modernité. Parlant de Bonnard, c'est modestement qu'il parle de lui-même, revendiquant les choix de l'homme du Sud : "Bonnard réussissait le tour de magie qui consistait à rendre la tableau plat tout en conservant la profondeur. Mais une profondeur de dimension spirituelle et non géométrique, propre à rendre présent l'être de la nature vivante, hissant ainsi le tableau au rang de miroir vivant. (...) Ses ennemis ne s'y sont pas trompés. Bonnard, sous un masque de modernité, rendait présente une chose insaisissable, illimitée. Agissant ainsi, il s'est mis en danger, il a pris un risque majeur parce qu'aux yeux de la doxa de la modernité, la profondeur en peinture était et reste encore suspecte. La modernité a voulu faire croire que l'homme pouvait vivre sans religion, mais cette illusion en se cultivant a généré une angoisse fondamentale devant la profondeur. L'acceptation de l'immensité de la profondeur, c'est l'acceptation de l'intimité de la communion spirituelle, sinon avec Dieu, du moins avec le vivant." Il poursuit : "La modernité en tant que valeur est un peu comme le temps des physiciens de la science moderne qui a commencé avec Galilée, lequel, en identifiant le temps à une variable mathématique, a précipité ce choix exclusif en faisant du  devenir la seule valeur étalon des temps modernes. Ce choix aux conséquences immenses a déchaîné le conflit que l'on sait entre la science et la spiritualité, entre le devenir et l'être."

Cette affirmation est alors un guide pour entendre les lignes de force de la pensée peinte de Mangú. Ces lignes de force, depuis son premier grand tableau Aldébaran, étoile majeure du ciel méditerranéen, se nomment Mintak, Permanenza et La Refloraison du Monde.

Ces trois lignes de forces traversent tous ses tableaux depuis 15 ans et forment un dialogue définissant au-dessus de nos fronts la voûte du désir de vivre.

Mintak d'abord, pour y voir clair. Mintak  : Figure mythologique du XXIème siècle révélée à Mangú par un de ses tableaux. La révélation de Mintak  initie le deuxième âge de la modernité en dépassant le premier âge basé sur l'obsession du devenir. Mintak remonte le temps et, repartant du moment où s'est manifesté le choix de la déconstruction, développe une autre proposition métaphysique affirmant la Permanence par rapport à la notion de Progrès. Mintak : L'une des 3 étoiles de la ceinture d'Orion, avec Alnilam et Alnitak. Etoile la plus proche de l'équateur céleste, visible de n'importe quel point de la Terre. Par son étymologie, qui signifie "baudrier", est attachée au Mintak l'esprit poétique du monde.  Mintak se manifeste pour la première fois de manière inconsciente dans la peinture de Roberto Mangú en 1992, dans une toile nommée San Francesco, peinte à Milan. Une deuxième toile figurant le Saint peinte en 1997 à Madrid révèlera à la surface du tableau la forme qui vivait au cœur de la première version. Cette manifestation changera radicalement la vie de Mangú, qui, le 21 Mars 2006, dans l'acte de naissance de Mintak, affirme : "Mintak, nato dal corpo di San Francisco. Nato nel 1997 a Madrid. Nato come figura della forza vitale si è poi affermato come forma del presente intemporale, Mintak integra nelle sua capacità di presenza globale la circolazione delle tre energie sessuate della nostra Civilità. Mintak è il figlio dello Spirito Jaguar." [3] (Citation dans Permanenza, édition Shinfactory).

Selon que l'on se place d'un point de vue artistique, spirituel ou philosophique, Mintak revêt une polysémie extrêmement riche. Qualifié d’Aleph (du fait de sa ressemblance avec la première lettre de l'alphabet hébraïque) par Alain Santacreu, le Mintak emprunte, par sa forme, une triple dimension anthropomorphique animale végétale minérale. Il incarne en cela une rupture nette avec la figure du Minotaure qui, chez Picasso, était une résurgence de l'Antiquité, quand le Mintak affirme la Permanenza.

Cette Permanence, nommé par Mangú Permananza, vient se superposer à la première modernité habillée du devenir en rendant visible le vrai des choses immuables de la vie. Ces sublimes Codex, série de tableaux de l'exposition  Mar adentro, assoient l'aventure de l'homme sur des piliers stables, points d'appui de notre filiation, qui est notre héritage génétique. C'est l'héritage du Sud et des latins, contre la génération spontanée du capitalisme anglo-saxon et de son action effroyable.

La troisième ligne de force, la Refloraison du Monde, postule l'avenir immédiat du destin occidental autour de la revisitation de la légende méditerranéenne, porteuse des rivages de la sérénité initiale, celle qui est l'ennemi juré du monde financiarisé. Elle revendique de redonner une place à la nature, épouse de gloire de la lumière.

Sous les trois étendards de Mintak, de la Permanenza et de la Refloraison du Monde, la pensée de Mangú fonde une épopée picturale fervente et porteuse des semaisons dont nous avons besoin. A partir d'elle peuvent s'inventer une architecture réadaptée à l'homme, des lois intégratrices et non exclusives, des peuples partageant leurs identités émulatrices. Cette épopée peut redéfinir notre monde, ce monde de nous autres, les natifs d'Europe bordés par les frères arabes méditerranéens. Elle est suffisamment ample pour offrir à ceux qui veulent reconstruire une aire habitable dans ce monde défait, une inspiration généreuse. L'épopée peinte par Mangú est comme tous les grands poèmes : elle ne condamne pas l'imaginaire au-delà d'elle-même mais est elle-même inspiratrice.

Comme j'ai eu l'occasion de le dire ailleurs [4], "Mangú est un grand peintre. Le grand peintre. Il donne à la peinture un rôle qu'elle n'a jamais eu jusqu'alors. Les implications de sa pensée picturale sont en train de redéfinir notre rapport au temps, à la modernité, à l'Occident. Ce travail, beau et complexe (je ne veux pas dire "compliqué" mais "complexe", étymologiquement parlant), est en train de fonder une autre manière de vivre, basée sur la Permanence de ce que nous sommes, et, pour user des mots de Mangú, "débarrassée des défauts du passé". Une pensée qui mettra du temps à nous parvenir, mais qui trouve sa résonance dès ici et maintenant."

Le plus tôt nous sera salvateur.

 

Personnification de Mintak dans le vent

 

[1] Fano, Galleria Carifano Palazzo Corbelli : 7 juin-25 Août 2013
Milan, Institut Français de Milan : de fin septembre à fin octobre 2013.

[2] « Les Enfants de Bonnard » texte publié  pour la première fois dans le catalogue : Bonnard Et Le Cannet- Dans La Lumière De La Méditerranée. Editions Hazan.

[3] « Mintak, né du corps de Saint François. Né en 1997 à Madrid. Né d’abord comme figure de la force vitale  s’est ensuite affirmé comme forme du présent intemporel. Mintak intègre dans sa capacité de présence globale la circulation des trois énergies sexuées de notre civilisation. Mintak est le fils de l’Esprit Jaguar »

[4] http://terreaciel.free.fr/arbre/gwengarnierentretien.htm

 




Chroniques du bel aujourd’hui (3)

Nietzsche : Il n’est pas permis que votre naissance ait eu lieu dans l’inconcevable et l’irrationnel.

Lautréamont : Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.

Claudel : L’important n’est pas de savoir de qui nous sommes nés, mais pour qui.

Cendrars : Le simple fait d’exister est un véritable miracle.

 

La naissance et l’existence ainsi nommées et gratifiées posent la question de l’accès au langage poétique. A un langage où chaque être vivant, par sa propre traversée, participe à un savoir du monde. Un savoir du monde qui n’est pas un simple savoir sur le monde. Le savoir du monde participe à ce qui nous entoure, à ce qui nous sollicite et nous interpelle.

 

 

Un athée social a pour seul bagage une liste de merveilles au-dessus de l’abîme. Il déjoue le bon sens, la raison, les progrès de l’histoire, les nouvelles religions du Bien. Il dévoile les contradictions de notre clergé progressiste. Il se dégage de la poésie comme supplément d’âme pour nouer un rapport charnel avec la vérité. Il suit les traînées sanglantes de l’histoire, contemple le négatif bien en face et se défait de la faune des croyances et des illusions. Il a compris que le Père est créé par le Fils et que l’écrivain est déterminé par l’enfance des choses.

Il désigne l’impensé social et la part obscure à l’œuvre dans les liens familiaux et communautaires.

Baudelaire : On peut fonder des empires glorieux sur le crime, et de nobles religions sur l’imposture… La croyance au progrès est une doctrine de paresseux…Ceci aussi, et là Baudelaire n’est-il pas bon pour la camisole de force ? 

 Il n’existe que trois être respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autre hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.

 

 

Comment échapper à la société pourvoyeuse de dopes comme l’écrivait le désespéré Artaud, aux rivalités mimétiques (René Girard), à la soumission de l’intime et du secret au tout à l’égout des caméras, au vouloir-guérir du festif, aux sépulcres blanchies pour parler comme le Christ, aux relents d’abattoir des diverses communautés humaines, à l’aggravation de la puissance de mort, aux crimes généralisés et à la rotation des stocks humains (trafic d’organe, famines organisées, guerres encouragées etc.) aux désirs suggérés, tarifiés et déifiés (Ah, le jouir sans entrave et ses sinistres addictions), aux sacrifices rituels, à la montée des extrêmes ; aux pathologies de la relation, à la volonté de puissance qui n’est que le moteur du ressentiment, à tous les modernes qui ne se prosternent que devant eux-mêmes, aux passions tristes (Spinoza), à la complaisance au malheur, à un monde suractif voilant la dépression, au culte laïque de la mort (Philippe Ariès), à l’insatisfaction générale (l’insatisfaction est devenue une marchandise écrit Guy Debord), à l’homme calculable (Jacques Henric), aux cadavres maquillés vivants et dissous dans le commerce du monde, au mode du compassionnel, à l’effondrement du crédit fait au père symbolique et réel, à l’homme nouveau, sans mémoire et sans dette ?

 

 

Nous connaissions la dégradation du vivant par la machine (le couperet mécanique de la guillotine en fut le commencement), nous entrons dans la dégradation du vivant en machine (l’humain futur ne sera qu’un produit artificialisé, greffé et manufacturé).

Le corps sanctifié par le baptême, l’eucharistie et l’extrême-onction est devenu le corps étranger qu’il faut abattre. L’accumulation de l’avoir (le cyborg) contredit l’unité de l’être. La seule substance humaine devient l’handicap majeur de la technologie de pointe.

 

 

Si je devais choisir une épitaphe, placée sur ma pierre tombale, ce serait celle-ci, écrite par Lamartine : A genoux devant Dieu, debout devant les hommes.

 

 

La volonté de l’essentiel, autrement dit l’amour, est une consumation. A l’inverse, le progrès technique et toutes ses conséquences ne sont qu’une affirmation paranoïaque de la volonté de puissance. Et cette volonté de puissance – volonté d’acquisition – sent l’excrément. 

 

 

Les dieux de la nature accumulent les richesses, le Dieu de la grâce les cache.

 

Péguy : Je ne veux rien savoir d’une charité chrétienne qui serait une capitulation perpétuelle devant les puissants de ce monde.

Mais qui sont, aujourd’hui comme hier, les puissants de ce monde ? Ce sont ceux qui font et refont le gigantesque spectacle de la persécution et de la mort en directe. Les esclaves volontaires de ce monde – les puissants de ce monde – consentent à la violence primitive de l’homme et à l’éternelle fête sacrificielle. La foule toute puissante impose sa doxa et persécute arbitrairement afin de sceller le pacte social, sa cohésion. La ronde des meurtres ne cesse jamais. Le persécuté est celui qui, détruisant le lien social à la racine, démystifie le sacré et refuse, à l’heure actuelle, la primauté du Bien (et de ses milices) sur le Vrai.

En défiant le torrent des terreurs humaines, le judéo-chrétien est aux premières loges.

Comment, dès lors, poursuivre son existence en dehors des rythmes violents de l’histoire ? En dévoilant les choses cachées depuis la fondation du monde (René Girard) et en brisant symboliquement les chaînes de chaque époque. En postulant aussi une métaphysique de l’exil afin de devenir des sans-patries du temps (Franz Rosenzweig).

La figure de l’exilé (le Christ) et celle de l’enraciné (l’être heideggérien) s’oppose alors sur la vision du monde envisagé comme champ de bataille ou comme site. Ce champ de bataille et de dévoilement est folie : Dieu a choisi ce qui est réputé folie aux yeux du monde (Saint Paul).

 

 

Le Christ, toujours là, jusque dans ses absences, et jamais las.

 

 

J’ai été beaucoup aimé, j’ai beaucoup aimé. J’ai su très vite que l’amour fondait la connaissance et le secret. Trop de chance.

Saint Augustin : On n’entre pas dans la vérité si ce n’est par l’amour.

Léon Bloy : J’ai mis toute ma vie dans l’amour, l’amour divin et l’amour humain que j’ai parfois confondus. Je n’ai vécu que pour cela, sans avoir compris qu’on pût vivre pour autre chose.

Georges Bernanos : Il n’y a qu’une erreur et qu’un malheur au monde, c’est de ne pas savoir aimé.

Et ces phrases de Martin Heidegger, que j’ai citées dans Jamais ne dors, recueil poétique que j’ai écrit en faisant chanter la passion amoureuse :

Qu’en est-il en notre pouvoir de faire sinon de nous ouvrir l’un à l’autre et de laisser être ce qui est ? De le laisser être de telle sorte que cela nous soit joie pure et source vive d’où jaillisse chaque jour nouveau en notre vie.

 

 

C’est heureux d’aimer de toute éternité, loin des attentes humaines. C’est heureux d’être partout en exil, dans la magnificence de ce qui s’endort ou dans la lumière dorée des visages de ses enfants. C’est heureux de porter avec soi le temps qui se déploie et de surmonter tous les tourments. C’est heureux un amour qui ne rêve pas de perversion, qui se situe au-delà de toute interprétation, qui ne met pas, contre ses yeux, la parole du destructeur. C’est heureux de goûter une bouche, un sexe, dans un entrelacs de visions, de désirs et de mouvements. C’est heureux  enfin que l’amour, au milieu de cent désastres, demeure seigneur de notre âme.

 

 

Poésie, guerre sainte des silences écrit Matthieu Baumier dans ce puissant recueil qu’il vient de publier : Le silence des pierres (Le nouvel Athanor). C’est que le bruyant siècle convulsé prolonge la dévastation et qu’en face, seul l’alphabet peut encore tenir tête au chaos environnant. Une civilisation de surface, de poids mort, de réduction masque le réel. Quelle poussée secrète, quel caillou dans le massif de la prose spectaculaire pourraient encore éviter le discrédit des mots, l’imposture du seul paraître ? La poésie a trop suivi la politique, elle s’est déracinée. Rendre neuf les mots, c’est freiner la course contre la vision de Dieu. Nous sommes en exil, il s’agit de faire retour/recours au poème, dans la mouvance même qui parcourt le cycle de la vie et de l’expérience. Myste, autrement dit s’initier au silence des pierres signifie entendre le signe qui se tisse sur le voile de la parole poétique. Une parole à partir de laquelle tout se dévoile et se déploie et en même temps se cache – en silence – dans l’alternance de l’être-là et du monde. Et pourtant, le poème ne peut plus s’adresser qu’au poème, dans la désolation d’une habitation ruinée. Ainsi, Matthieu Baumier ne peut écrire qu’après. Après le Dieu en retrait et après la fin de l’humanisme. Pourquoi devrions-nous l’aimer, cet homme-là ? Ou encore : La terre a commencé d’effacer l’homme / son empreinte dérisoire. Force et beauté de la poésie qui surmonte le nihilisme puisqu’il reste toujours les mots nus des jours d’après. Dans ces poèmes formellement accomplis, les jours d’après savent faire un retour adamique au réel concret.




Malcolm de Chazal, Humour rose

 

AVANT-PROPOS

 

Humour Rose vient porter à cinq le nombre de recueils de Malcolm de Chazal et nous le devons au Professeur Irving Weiss de l’Université de New-York. Malcolm de Chazal lui transmet ce manuscrit en juin 1967 en insistant sur le fait qu’il s’agit là du « prolongement de Sens-Plastique ». Connaissant l’importance accordée par Malcolm de Chazal à cette œuvre fondatrice et sachant qu’il n’a eu de cesse de rappeler que « Sens-Plastique a constitué de la métapoésie, une poésie métaphysique », on peut déduire que nous avons affaire là à un document précieux susceptible d’apporter des éclairages nouveaux quant à l’engagement poétique et métaphysique chazalien. Mais le degré d’importance de ce texte va plus loin car il n’est pas un acte littéraire isolé : il ‘fonctionne’ et interagit avec deux autres textes écrits quasiment dans le même souffle: les Contes Occultes que Malcolm de Chazal précise être des « contes sens-plasticiens » et L’Homme et la Connaissance qu’il qualifie de « cosmogonie poétique ».

Tout ne se passera pas comme le prévoit Malcolm de Chazal. L’éditeur Jean-Jacques Pauvert ne publiera finalement pas les Contes Occultes ; il ne sortira L’Homme et la Connaissance que 7 ans plus tard, en 1974, la même année que parait à Maurice Sens Unique aux éditions Le Chien de Plomb. Et l’Humour Rose subira des modifications importantes : selon des critères qui nous sont inconnus, Jean-Jacques Pauvert ne retiendra que 53 des 134 poèmes que contient le recueil. À ces 53 poèmes seront ajoutés 129 autres que Malcolm de Chazal avait probablement en réserve et l’ensemble donnera le recueil Poèmes publié en 1968 soit un an après le courrier à Irving Weiss.

Il était important de restituer le texte tel que Chazal l’avait conçu, c’est-à-dire avec ce rythme d’écriture qu’il appelait « transe-lucide »… Les poèmes déjà publiés dans Poèmes sont en italiques et leur numérotation dans le recueil de Jean-Jacques Pauvert est signalée sous l’abréviation jpp.

Robert FURLONG

Président de la Fondation Malcom de Chazal

 

 




Une voix s’élève (Sefi Atta)

 

Comme son roman, Avale, paru en 2011 chez Actes Sud, les nouvelles de Sefi Atta nous entraînent dans les quartiers pauvres de villes nigérianes. Cette fois, c’est ce qui permet de tenir que l’auteure traque : la foi – celle des musulmans, celle des chrétiens –, les rêves… La rude réalité est présente aussi. Sefi Atta la dépeint avec des couleurs vives et crues. Le sort des femmes fait l’objet de quelques gros plans, ces femmes que l’on marie à l’âge de quatorze ans – que l’on abandonne. On assiste aussi à la montée d’un autre Islam : la fin de la mixité dans certaines écoles, dans les bus, l’interdiction de suivre les modes vestimentaires du monde occidental (le port des talons hauts), la mort par lapidation promise aux femmes ayant commis un adultère. Face aux injustices, face à la monstruosité, les réactions sont contrastées. Une femme est révoltée, l’autre dégoûtée par la révolte de la première, convaincue que le pire vient d’Amérique, pays de la débauche et de la cupidité. Ce qui frappe – et qui est tellement vrai – c’est la facilité avec laquelle on endoctrine certains jeunes, qui renoncent à tout jugement critique.

L’auteure braque son projecteur sur ceux qui profitent de la misère : les passeurs, les trafiquants d’héroïne, les écoles évangéliques, les compagnies pétrolières…

Parfois, on s’éloigne des plus pauvres, on approche d’autres communautés. Des jeunes qui suivent des études de théâtre, par exemple. Ils vivent dans une sorte de bulle, mais cela leur permet-il d’échapper au marasme ? Ni le théâtre ni la poésie n’empêchent d’avoir faim, de souffrir d’une pénurie d’eau. Pourtant, le public qui rejoint les comédiens, les soirs de représentation, attend beaucoup d’eux.

Quand ils venaient, ils croisaient les bras et voulaient que nous leur procurions non seulement un divertissement, mais une foutue joie de vivre.

Sefi Atta s’intéresse aux vies qui vont de travers, au moment précis où les individus basculent. Alors les comédiens se lanceront dans un vol à main armée.

Les rêves ne durent pas longtemps. Le rêve d’Eldorado, une fois le désert traversé, part en lambeaux contre des fils de fer barbelé.

La langue est teintée de désespoir.

Dans ma ville, l’eau était couleur arc-en-ciel. Elle avait le goût du pétrole qui s’infiltrait dans notre puits. L’eau du bain, nous la prenions au ruisseau. Celle-là sentait l’écrevisse morte. Nos rivières étaient mortes elles aussi. Quand la pluie tombait, elle rouillait les toits, flétrissait les plantes. Les gens qui buvaient l’eau de pluie juraient qu’elle perçait des trous dans leur estomac.

C’est cela aussi, le Nigeria : des hommes qui en sacrifient d’autres pour extraire de l’or noir. Ceux qui s’insurgent et se souviennent d’un autre pays, ceux-là sont parfois pris pour de vieux fous.

La terre était notre mère, disait-il, et nous nous repentirons d’avoir laissé des étrangers la violer. […] Il y a quelque chose de terrible dans l’air. Nos saisons ne sont plus comme avant. Nos ancêtres nous en veulent. […] Le pétrole est une malédiction sur la terre, vous m’entendez ?

Alors que le plus grand nombre accepte le pire sans broncher, ici et là, l’insoumission grandit. Une femme isolée en convainc d’autres.

Nous n’aurons que des palmes à la main, et nous répondrons à leurs menaces par des chansons.

Cette immense force-là existe, oui. Elle a même fait ses preuves plusieurs fois. Je pense aux écoliers de Soweto qui ont organisé une marche pacifique contre l’apartheid en 1976, chanté et dansé, marqué les esprits et fait bougé un peu les lignes. Quand un peuple est à genoux, il y a toujours cet espoir qu’une voix s’élève et dise :

Nous n’aurons que des palmes à la main, et nous répondrons à leurs menaces par des chansons.




Avec une autre poésie italienne : Patrizia Vicinelli

La récente édition des œuvres complètes de Patrizia Vicinelli (1943-1991), accompagnée d’une anthologie de performances filmées, permet de mesurer la force d’une œuvre qui rend à la poésie son ambition d’art total. Pour Patrizia Vicinelli poésie graphique, poésie sonore et écriture ne sont que trois facettes d’un même geste. Ses œuvres graphiques, y compris les plus abstraites, sont la visualisation de performances vocales allant de la récitation épique à la profération combinatoire de phonèmes.

L’apprentissage de Patrizia Vicinelli est marqué par deux grands « maîtres » de l’écriture expérimentale, Emilio Villa et Adriano Spatola, ainsi que par la participation à la néo-avant-garde, à laquelle elle adhère en 1966, deux ans avant l’implosion du mouvement. Ses premiers poèmes illustrent déjà une virulente critique du langage, comme dans cet extrait daté de 1962 (nous traduisons)     

Ta langue est une langue fourchue et nous
la réduirons en lamelles, la tienne et le langage
de tous

Cette langue fourchue, symbole d’une duplicité serpentine, sera réduite en lamelles, pulvérisée, selon le programme avant-gardiste, et reconstruite à nouveau pour remédier à son appauvrissement culturel et moral : « notre alphabet a tellement  / peu de lettres que j’ai honte », dit un poème daté de 1963.

Refaire un alphabet ex nihilo, repartir par la toute première lettre : tel serait l’objectif de à, a, A, un recueil de poésie visuelle et sonore paru en 1967, dédié à Emilio Villa (la version numérique est consultable ici). L’ouvrage est composé de séquences typographiques, d’enchaînements de lapsus, de calligrammes abstraits jouant délibérément avec l’illisible. Plusieurs langues sont convoquées pour compliquer le jeu : italien, français et anglais. à, a, A est aussi le bruit d’un rire sonore, terrifiant. Cet autre extrait, en français dans le texte, est représentatif d’un tel sarcasme multilingue :

ZZZZZZZ, zed zed : attention attention
l’imprévu de la maison neuve imprévu
votre Q. I. c’est inférieur ∞.

L’esprit de liberté verbale et de dérision poétique de 1968 n’est pas loin. Mais 1968 est aussi la date du durcissement des appareils de pouvoir face à toute forme de contestation. Cette année, un proche de Patrizia Vicinelli, l’intellectuel et ancien résistant Aldo Braibanti, est condamné à la prison en raison de son homosexualité ; son ex compagnon est envoyé en cure d’électrochocs. (Cf. la note historique de Maria Serena Palieri). Patrizia Vicinelli, avec d’autres intellectuels italiens, dénonce cet abus judiciaire. Elle est alors poursuivie pour détention de haschich et condamnée à la prison. Sa fuite au Maroc lui permet d’échapper temporairement (cet exil nourrit certains passages de Non sempre ricordano) mais lors de son retour en Italie, elle est emprisonnée à Rebibbia (1977-78). Elle y écrit une adaptation théâtrale de Cendrillon qu’elle met en scène avec des détenues.  

Dernière page de Apotheosis of a schizoid woman (1979). Source : archivio Maurizio Spatola.

L’ouvrage Apotheosis of a schizoid woman (1979) souligne l’approfondissement des travaux graphiques de Patrizia Vicinelli. Ce livre de collages et de poèmes visuels est imprimé en sens inverse : il se lit de droite à gauche. Le titre détourne un célèbre morceau de progressive rock « 21st Century Schizoid Man », en affirmant à la fois la force et la fragilité d’un sujet féminin. Le discours politique est également présent. Dans un des collages d’Apotheosis of a schizoid woman se détache le titre suivant : « La police voit dans le suicide d’un anarchiste détenu un « acte d’auto-accusation ».

L’allusion aux emprisonnements et aux meurtres politiques revient de manière centrale dans Non sempre ricordano (1986), « poème épique » en huit sections, considéré comme le chef d’œuvre de Patrizia Vicinelli. Pensé graphiquement comme un dazibao (un projet de départ comportait plusieurs affiches illustrées), ce long poème s’inspire de la rhétorique du manifeste. Cris de violence, slogans politiques énoncés en lettres majuscules sont alternés à des moments oniriques et visionnaires. En huit parties s’alternent des scènes de guerre, de passion et d’extase, denses d’allusions historiques et mythologiques.

Non sempre ricordano est aussi un poème « épique » au féminin, à lire à côté de La libellula d’Amelia Rosselli. Les deux poèmes ont en commun le détournement de références patriarcales, invoquées au début pour mieux être renversées : les « esprits des saints endormis » au début de Non sempre ricordano rappellent les « saints pères » de La libellula. Autre convergence frappante, la poésie de Patrizia Vicinelli est marquée par un fort multilinguisme : des fragments entiers de Non sempre ricordano sont en anglais, certains mots en français. Tout le texte est émaillé d’exclamations en d’autres langues qui multiplient ce cri : « Babel restait intacte et hurlante » (Non sempre ricordano, VII).  

Une autre poésie italienne a donné il y a quelques temps une traduction du poème « l’arbre de Judas ». Nous proposons ici un extrait de la deuxième partie du poème Non sempre ricordano. 




Le scalp en feu (3)

« Poésie Ô lapsus » - Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et intermittente, dont le seul sujet, en raison du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre six fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les nécessités de l’instant ou du jour, son auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ouvrir à chaque fois toutes ces fenêtres ou quelques-unes seulement. Michel Host

Décembre 2012 / Janvier 2013

                                                                                                                               

SOMMAIRE

  • UNE PENSÉE OU PLUSIEURS / DU POÈME EN PROSE (début d’une réflexion) / p. 2
  • LE POÈME / LES POÈMES : Moravia Ochoa (p.6) & Anne Jullien (p.10)
  • LE POÈTE /  CATHY GARCIA / p.12

                D’autres poèmes de Cathy Garcia /  p.19

  • AUTRE(S) CHOSE(S)  /  p.27

                      L’art de la question (12 interrogations fondamentales) / p. 28

     APHORISMES , SENTENCES ET PENSÉES D’AYMERIC BRUN (inédits 2) /  p. 29

  • FEU(X) SUR DAME POÉSIE  / le poète avec ou sans recueil  / p.32
  • PASCALE DE TRAZEGNIES / ADORER (L’hostie rouge)  / p. 33
  • LIEUX DE POÉSIE /  4 lieux   / p. 35

 

______________________________________________________.

 

UNE PENSÉE

ou plusieurs

Du poème en prose et du poétique (début d’une réflexion)

Ma bibliothèque… Quel ennui ! On y aura fouillé, on l’aura pillée, mise à sac… Que sais-je encore ? Aloysius Bertrand et son Gaspard se sont envolés  - c’est par eux que je voulais commencer -, le document que j’attends n’arrive pas (*), le monde est mal foutu de toute façon, sa fin annoncée par des farceurs aurait mieux fait de se produire, je n’aurais plus de souci à me faire.  Bien sûr, ça aussi a raté. Ma réflexion organisée est, du coup, désorganisée, sa base ébranlée et moi de même. Ressaisissons le fil de la pelote par un autre bout, et tirons, nous verrons bien.

   (*) Il vient de m’arriver. C’est le dernier Cahier de la NRF, intitulé : La Poésie en prose au XXe siècle. (Les entretiens de la Fondation des Treilles). Ouvrage de 500 pages, qui me paraît d’emblée passionnant et que je recommande donc à tous ceux et celles qui sont intéressés par ces questions, et dont il va être souvent question dans les Scalps suivants.

Poème en prose dit tout autant que « poésie en prose ». Or la prose, dans son prosaïsme naturel, m’a toujours été donnée pour antinomique de la poésie. Poiêsis : le dictionnaire (V. Magnien & M. Lacroix) m’annonce : « 1. Fabrication de parfum, de navires. 2. Composition de mélodies. 3. Composition de poèmes ; d’où œuvre poétique, poème, genre poétique. 4. Création d’êtres vivants ; sans complément. Création. » Nous y voilà. Que de « créateurs » en ce bas-monde, et qui ne se mouchent pas du pied ! Quant à la prose (prosa), elle est simplement donnée, la malheureuse, pour cette « forme du discours qui n’est pas régie par les lois de la versification » (Le Robert, Dict. historique), pour de la syntaxe pure et simple donc, définie négativement, une organisation des phrases en vue de les rendre compréhensibles par les majorités parlantes et entendantes. Revenant à la poésie, je devrais pouvoir conclure de ces premières définitions qu’elle se distingue par l’obéissance aux règles et aux lois de la versification, qu’elle se soumet à des jeux d’accents divers, à des métriques et rythmiques variées, à des rimes aussi, retours de sonorités identiques à de certains endroits du vers et particulièrement en fin de vers. Si je peux saisir le parfum ou les parfums d’un poème, cela n’arrive pas à chaque poème lu ou entendu, et pas toujours si le poème m’emmène vers des jardins  d’herbes et de fleurs. En revanche, Le Dormeur du val aura des parfums d’eau et d’oiseaux (même sans qu’ils y soient cités), de cresson parce qu’il est bleu et que pris dans le courant il n’a pas d’autre odeur que celle de l’eau,  et celle du sang car Rimbaud me tient la tête auprès des « deux trous rouges au côté droit », mais non pas le parfum des glaïeuls car ils n’ont pas d’odeur (pour moi du moins). Mais est-ce cela seulement la poésie ? Je comprends très bien encore que tout poème est une sorte de navire, parfois longuement fabriqué, qu’on livre à la fortune des mers et des lecteurs.

Lorsque chez Jean de Lafontaine, qui appelait fables ses poèmes, je lis des vers comme ceux-ci, que j’attrape presque au hasard : «  Certain fou poursuivait à coups de pierre un sage. / Le sage se retourne, et lui dit : « Mon ami, / C’est fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci : / Tu fatigues assez pour gagner davantage. » (Livre XII, fable XXII), je me dis que, hormis les conventions des rimes embrassées et d’un mètre régulier, c’est là une belle prose, simple et équilibrée, qui ne vise à dire que ce qu’il y a à dire ni plus ni moins. Pas d’autre artifice visible qui la changerait en « poésie », et c’est fort en avance déjà, quelque chose de bien proche de cette prose si claire et légère qu’on lira au XVIIIe siècle. Mais, si j’ouvre, de Pierre Bettencourt, les Fables fraîches pour lire à jeun », et tombe sur « Mon bras » : « J’ai un bras qui a pris froid et qui ne s’est jamais réchauffé. Je l’avais laissé pendre hors du lit en dormant. Bien entendu, c’est mon bras droit. Si j’écris, l’encre gèle dans le stylo et si je prends une femme par la taille, cela lui rappelle la glace qu’on lui a mis sur le ventre lors de son dernier accouchement, elle m’envoie promener. », ou encore sur « Les ardoises » : « Ne croyez-vous pas que c’est dans les ardoises que la pluie se décide ? Elles se mettent à palpiter les unes sur les autres comme les plumes de grandes ailes qui vont s’envoler… Alors, flattée, la pluie tombe. » Ici, je n’entends que poésie : certes les temps ont changé, Breton et sa troupe sont passés par là, mais ce bras si gelé qu’il gèle l’encre, et pourtant si indépendant qu’il veut encore s’enrouler à la taille des femmes, et ces ardoises qui appellent, palpitantes, la pluie sensible à la flatterie, tout me paraît puisé aux fontaines de la langue enfantine, maligne et coquine dans son savoir-faire originel. Les phrases prennent « des » rythmes en s’énonçant, elles les prennent d’elles-mêmes, de leur élan frais et rieur. Les accents répartis dans le simple énoncé ; « Alors, flattée, la pluie tombe », font un joli vers que La Fontaine ne renierait pas, de même que l’alexandrin « [Il] l’avai[t] laissé pendre hors du lit en dormant. » Qu’on ne me fasse surtout pas dire ce que je ne dis pas, qu’il ne serait de belle prose chez Pierre Bettencourt, ni de poésie fraîche et imaginative chez La Fontaine. La question, qui n’est pas simple, est ailleurs. La question est : où et quand lisons-nous de la poésie dans ce qui est nommé poésie ou poème ? Elle est : qu’est-ce que la poésie, ou le verbe poétique ?

Baudelaire introduit les proses brèves du Spleen de Paris, qu’il compare aux « tronçons d’un serpent », avant de les publier dans quelque revue ou pour les présenter à Arsène Houssaye, en les nommant à chaque fois « Poèmes en prose ». À Houssaye, outre qu’il avoue volontiers sa dette envers Aloysius Bertrand, il confie ceci : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé du miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Lisant une telle déclaration, je me dis que Baudelaire nous y offre quelque chose qui ressemble fort à une définition du « poétique », quelque chose qui paraît contourner le vers, qui va au-delà d’une prose qu’on pourrait dire de simple communication et se relie comme secrètement à d’autres tumultes : « mouvements de l’âme », sentiments profonds, intériorité de la conscience et, pourquoi pas, au drame humain. Pour l’instant, et avant plus ample informé – le langage des gendarmes et celui de l’administration française n’ont-ils pas des charmes antipoétiques évidents ? -, il me semble que la recherche du poétique dans son exactitude (si une telle prétention ne tombe pas dans le ridicule) pourrait se faire dans la prose d’abord, puis à l’articulation de la prose et du vers… Ainsi, pour revenir au Spleen de Paris, voici deux incipit que l’on peut voir, du point de vue du poétique, comme en opposition presque totale de fonction et de registre, c’est du moins mon sentiment. Chacun, pourtant, ouvre un « poème en prose ».

« Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelque fois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables. » (Le mauvais vitrier)

« Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air. » (Un hémisphère dans une chevelure)

J’annonçais, en sous-titre, le « début d’une réflexion ». Elle se poursuivra, je ne sais si dans le Scalp IV ou V… La question posée est donc : « Qu’est-ce que le poétique ? Quel texte, donné pour poétique, pour poésie…  est véritablement poétique ? Est véritable poésie ? Quel texte n’en est pas ? Et pourquoi ? » Cette question a-t-elle de l’importance, un intérêt ? Le flou le plus artistique règne dans ce domaine, et des imposteurs qui se connaissent ou qui s’ignorent, des imitateurs conscients ou inconscients se baladent un peu partout, dans les recueils et les livres, voire sur sites et blogs où ils font fureur. Toute contribution à cette réflexion paraîtra dans le Scalp, et gardera sa chevelure : il suffira de la faire parvenir à Michel Host par la voie de RECOURS AU POÈME. 

   ____________________________________________________.

   

LE POÈME / LES POÈMES

Viennent, dans ce Scalp III, des dames éprises des poèmes, rien que des dames… Pur hasard, qu’on veuille me croire. Certaines se disent « poétesses », d’autres se demandent si ce nom est vraiment sérieux, s’il ne vaudrait pas mieux pour elles de se dire « poète ». Je devrais m’en moquer, mais quoi… cela a-t-il sens commun : « une poète » ? Poétesse me paraît mieux, et d’ailleurs qui n’aime pas les mairesses, les hôtesses d’accueil et de l’air, voire les bougresses, les devineresses et les prêtresses ? Et qui ne garde en son cœur sa maîtresse d’école, et d’autres peut-être qui vinrent après elle ?

    

Prenons-les, ces poèmes, en espagnol, chez MORAVIA OCHOA (un long poème envoyé à ses amis et connaissances par voie hertzienne), et, en français, un autre saisi dans le dernier recueil d’Anne JULLIEN.  

                              

MORAVIA OCHOA

 

DEL LIBRO INÉDITO: CUANDO MARÍA DESPRECIÓ A LOS RUBIOS DE OAKLAND

TODAVÍA

 

Si me preguntan a dónde fue el amor

yo les contesto que a la fosa común

Allí está arrodillado, mirando los huesitos

la ceniza y lo deforme

el ojo caído en la mitad de la boca

la hinchazón y la espalda

rajada por un trueno

de láser,

allí las manos esposadas

una y la otra amarradas

un tiro en el costado y en la espalda

tal vez al corazón,

el campo de concentración gigantesco

albrook y números al pecho

mount hope el gran crematorio

y el espacio que arde todavía

 

El cuartel

Lo que quedaba del cuartel bombardeado

astillas de pared muñecas rotas,

carne amasada con pan de lágrimas y muertos que

no tuvieron tiempo de saber que morían

mientras buscaban el fusil,

eso, hijos míos del mañana

biznietos gloriosos de los sobrevivientes avergonzados,

eso, lo que quedó, fue destrozado

a punta de mazo, a golpes, a odio, a miedo

mientras rugìan los usurpadores

frente a las cámaras oficiales democràticas

 

Dignidad

Uno al espanto le puso punto en boca

amelló el filo del aire para seguir de pie

abrió la puerta y puso hamacas

extendió los pasadizos

multiplicó los espacios de la casa

se abrió a la madrugada

al rojo sol martirizado

Amor, y mentiría si te digo

que me acordé de ti por tus dos ojos

no te lo he preguntado pero sé

que moriste con todo el que moría

y ambos ahora somos sombras,

sobrevivientes

lo que queda del ultraje:

vergüenza

dignidad

 

El militar

Porque estaba la lumbre en ellos y

los hijos dormidos

y el barrio alegre a pesar de la terrible amenaza

él le dijo despacio: anda y cierra la puerta

voy a hacerte el amor

quizás el último

Ella puso una llama de fuego entre los ojos

un incendio del bueno

y se prendió.

la T--65 descansaba

y sobre la boca del fusil ella puso

su ropa

él miró hacia el reloj ven pronto amor

apúrate no olvides, Isabel,

Tengo guardia a las doce

 

Espera fiera

Cuando se vio en los diarios y la vio

desnuda

ambos

abrazados

miró con ojos plenos la belleza

de aquel amor

María, quiso saber ¿cuánto tiempo ha pasado?

entonces fue al cuartel y oyó con toda claridad

que un mes había pasado

y que el bandido aquel

a golpe de martillo golpeaba contra muros apenas en pie

y la ciudad caía en piedras pequeñitas

Todo era destrución allí donde agarrró el fusil

Ciego de ira buscó las cenizas de su cuerpo y

se metió entre ellas

desde entonces una espera fiera habita

en la ciudad

de los muertos sagrados que pocos

se atreven a nombrar

 

Angela

De "Eagle" el perro busca cadáveres que no existen,

hijo de gringa que es huésped de lujo en Panamá, todos hablan, es

noticia a color, de primera plana, mas de ti Angela, y de todas las víc-

timas de la invasión yanki 1989, quién habla, quién de tus huesos, de

las cenizas de tantos  quién se ocupará?

Angela, si tú vivieras estos días

si despertara tu corazón de un salto

desde la muerte a donde fuiste

premeditadamente

mejor dicho asumiendo los riesgos,

te extrañaría enormemente que

eres silencio aún

que nadie te maldice ni bendice ni dice tu nombre

que eres una historia colectiva y difusa

innombrable y temeraria

apenas "los muertos de diciembre".

estás allí, seguro, dentro de ese montón,

a quién le importa la soledad de tus viejos zapatos

a quién tu cuaderno de muchacha

a quién le importa, en verdad, Angela,

Agripina o Arturo,

tu nombre y apellido,

el espacio que antes ocuparas en la casa pequeña,

en las esquinas de la multitud.

A quién contarle las razones de peso que tuviste

para alistarte en eso que fuera

patria libre o morir

ni un paso atrás - por Panamá la vida

 

Una gringuita llamada Sara York

no he oído nada de ti Sara York

vestida de pollera

condecorada por cartas y medallas

caballito de troya tal vez

que alguien tomó en serio.

no he oído una palabra de ti sara york

¿qué cosa eres?

detrás de ti ¿qué cosa Sara, Sara,

qué cosa piensas? ¿dices?

¿acaso no viste a fondo?

dices que amabas Panamá

te creo

la amabas, la querías,

ya se saben las formas del amor

con que tu pueblo ama

vorazmente

a la fuerza

a garrote

a trampa

Sara York qué vergüenza

estás callada

 

MORAVIA OCHOA /  poèmes reçus en décembre 2012

 

Moravia Ochoa est née au Panama.

Poète, auteure de contes, active dans le domaine culturel, militante pour la paix, le bien-être et la justice sociale pour les peuples qui composent la planète.

Après le baccalauréat, elle poursuit ses Humanités en faculté de philosophie, lettres et éducation, et à l’Université de Panama (Langue espagnole et journalisme). À l’étranger, elle suit des cours spécialisés relatifs à l’administration culturelle, la littérature, les mouvements féminins.

 

En tant qu’invitée, elle participe à des forums, assemblées, congrès et rencontres internationaux. Membre du Tribunal Anti-impérialiste de Notre Amérique (TANA), que présida le Dr. Guillermo Toriello (Guatemala). En tant qu’écrivain, elle participa à diverses activités dans et hors de son pays. Jurée de la Casa de Américas (Cuba), 1978. Membre représentant le Panama au Conseil Editorial de la Presse littéraire de l’Amérique centrale. Responsable de la page de l’Union Nationale des Ecrivains (UDEP) au quotidien La Estrella de Panamá. A collaboré aux journaux : El Matutino, La República, Crítica, La Estrella, et travaillé dans le journalisme culturel à la Radio Nationale dans des émissions vomme : Itinerario, De aquí en adelante (À partir d’aujourd’hui).

 

« Parenthèse à souligner : Moravia Ochoa, en raison de l’invasion de son pays par les États-Unis, en 1989, démissionna de son porte de Directrice Nationale du développement culturel (Institut National de la Culture) afin de ne pas collaborer avec le gouvernement d’occupation. »

Elle a exercé plusieurs charges directoriales dans cette Institution, parmi lesquelles Directrice du département des Lettres, sous-directrice du développement culturel, directrice nationale cofondatrice du Front des Travailleurs culturels ; du Collectif Poésie dans la Rue, et fondatrice de ce qui allait être l’Institut de l’Amitié Panaméo-Cubaine. De 1994 à 1998, elle fut Attachée culturelle à l’ambassade du Panama à Cuba. Conseillère à l’INAC.

 

Parmi ses œuvres poétiques les plus récentes : :Hacer la guerra es ir con todo; Contar Desnuda, La Gracia del Arcàngel; La Casa Inmaculada.

En 2012, el obtient le Prix de Poésie Esther María Osses, de l’Institut Panaméen des Etudes du Travail, avec son livre Hojas de vida en la mujer que habito, qui sera édité prochainement. Sous presse ; Cuando María despreció a los rubios de Oakland, sur l’invasion nord-américaine du Panama, en 1989. Les plus récents : Juan Garzòn se va a la guerra; En la trampa y otras versiones inèditas; Las esferas del viaje (selección de varios de sus libros y cuentos inéditos).

&

ANNE JULLIEN

 

Et de son recueil  « Dans la tête du cachalot »

Éd. ASPHODÈLE  / 2011 / http://asphodele-edition.pagesperso-orange.fr/

 

Anne Jullien ne nous parle pas depuis la jetée, ou le phare, ou même de la plage, mais d’ « une chaise au milieu d’une pièce », et « assise sur la chaise ». C’est une situation commune, ou ordinaire, car la chaise il la faut bien pour s’arrêter un instant lorsque, elle nous le précise en exergue : « quelque chose en moi s’agite que rien ne calme / ce n’est ni pensée ni douleur ».

Ce « quelque chose » est à préciser lui aussi, et autour de son mystère s’assemblent les images du temps, de notre temps, et avec elles « les questions cheminent ». Questions adressées aux humains :

« je me demande si les réponses

ne sont pas dans le mouvement

entre vous et moi »

mais aussi aux objets du monde qui nous proposent leurs jueux d’illusions :

« la nuit les parkings mouillés éclairés

quand on les longe en voiture

ressemblent à la mer »

Dès lors la mer n’est elle-même qu’images à connaître, à reconnaître, belles et parfois mortelles et rêveuses :

« de la mer je ne connais que

les abysses martiens où les cadavres plongent

à la recherche

d’une main d’ange »

Le cachalot y voit, lui, à de pareilles profondeurs. Le cachalot est dans la tête d’Anne Jullien. Il sait de quoi il parle. De la poésie d’abord, de l’insupportable poééézzzzzie : « Je ne sais pourquoi / la poésie cul-de-poule / ou celle auriculaire / me fait froid dans le dos ». « … quand je lis des mots sans chair / je préfère les champs / les jardineries et les nichoirs / la poésie sans crème et sans jouissance / me rend femme frigide quand le mot pour mot horripile ma conscience »… Sur cette « misère », nous sommes bien d’accord. Mieux valent alors les gens que ces mots-là, « les gens qui marchent et les gens qui reculent / les gens qui bafouillent et les gens qui piétinent »… Mieux vaut « le trivial », oui, qui alors devient « trivial ». Pour gagner autre chose, par conséquent, s’extraire et descendre dans les choses, au profond, une décision s’impose : « J’ai installé mon bureau dans la tête du cachalot », nous dit l’occupante de ce bureau. Connaissance par les gouffres, disait quelqu’un ! Dans les gouffres se joignent les rêveries, les enfances, les lectures – Queequeg ! - et l’on sait toujours de quoi l’on parle :

« Dans la tête du cachalot je coule et je le console

je suis la mélancolie du cachalot »

Les jours difficiles, les cauchemars de la contemporanéité se résolvent peut-être… peut-être… de cent manières, dès lors que notre bureau est si bien installé : dans la poésie d’abord, « un pot dans lequel verser / les foulards et les lapins // La poésie est un pot scellé / un tonneau des danaïdes », un pot où trouver à nous nourrir ; dans les croisières qui, pour n’être pas à la portée de toutes les bourses, sont à regarder comme le faisait Pessoa, du bord du quai :

« les yeux levés sur le Queen Mary

je fais partie des badauds à quai

étrangère

au rêve de s’embarquer » -

et, à la fin, un bizarre goût de mort :

« je vais mourir d’une déchirure à la plèvre

aspirant les eaux, l’air, les insectes

les mauvaises herbes et le pollen,

à mes lèvres un poème

prières de païen »

Anne Jullien nous emmène avec elle  (avec nous-mêmes aussi, pour peu que nous y pensions), dans son voyage, que ce soit autour de son / de notre nombril, ou autour des arbres tibétains et leurs « chiffons à prière ». Comme elle nous pouvons dire :

« je n’ai qu’une vie à disposition

cuir, soie, éther entre les os

le véhicule est un corps

une vie à expérimenter »

C’est de notre vie, de notre unique vie qu’il est question dans cette poésie qui, pour ne pas se hausser du col, pour éviter de tomber dans les rhétoriques creuses et prétentieuses, n’en est pas pour autant d’une simplicité qui toucherait à la pauvreté. Elle nous place entre des miroirs qui portent nos reflets, corps, temps, espace, « éther entre les os », sans nous assommer de concepts. Elle ne nous laisse pas, cependant, tout à fait tranquilles ni sereins… Elle finit pas nous tendre un « poème de novembre », où gît un rêve de Portugal, la figure du « plus grand voyageur » qui est, il fallait nous en douter, « un poète assis ». La boucle se boucle, disque tournant sur la platine, pas triste, attendant qu’on replace le bras articulé, à la manière d’antan, sur le sillon, avec « l’odeur grise du sable », et « ici, le vent fou de novembre ». « Quelqu’un » nous rejoindra, qui est là, non loin, soi dans l’autre, l’autre-soi, dans l’énigme, le privilège, le sacrement de vivre, et peut-être même nous sera-t-il donné de retrouver Blaise Cendrars, car il est quelque chose de partagé, dans ces vers libres, avec ces gens que Dante et Virgile rencontraient, au Purgatoire mieux qu’ailleurs, dans une communauté de destinée dont témoignent de semblables images :

«j’entends les vagues

qui roulaient à trois-rivières ou à capesterre

dans la nuit tropicale

quand nous allions de maison en maison

toi et moi et laura

et que nous n’avions rien que nos peaux »

M.H.

 

 

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LE POÈTE

 

C’est CATHY GARCIA.

Le choc initial s’est produit avec la lecture de Salines. Il m’a été offert la possibilité de postfacer le recueil : je reprends ici l’intégralité de ce texte écrit dans l’éblouissement et la prise de conscience de ce qu’à travers cet ensemble, une énergie renouvelée et abreuvée à d’anciennes sources se manifestait dans la poésie française de cette fin de siècle, poésie le plus souvent exsangue, calculatrice, pauvrement rusée dans ses appartements peuplés de professeurs bavards et d’écoliers peu attentifs.  

 

Postface

 

Il n’est pas de faux-semblants, ni dans le dire, ni dans l’image, ni dans la trajectoire chez Cathy Garcia-Canalès, et moins qu’ailleurs peut-être dans SALINES. Ce beau titre assume une amplitude et un regard qui, d’emblée, nous rapprochent de la mer et du vent, de la peau chargée des odeurs chaudes de l’amour, et, pour tout dire, d’un élan vital originel, celui que Cathy Garcia sait cueillir aujourd’hui encore, avec toute son énergie, sa puissance, parmi notre monde qui se le dissimule peut-être derrière les écrans de fumée de la pollution des esprits, sous le voile d’une bienséance digne des hypocrisies bourgeoises anciennes, monde dont les échappatoires vont au  « porno »  pauvre qui, mis en image ou en mots, passe pour liberté.

La liberté poétique intérieure est d’une tout autre matière : c’est l’élément moteur, astral et magnétique qui, s’il déstabilise les centres émotionnels, rétablit l’âme humaine dans les beautés et les grandeurs terrestres. Le recueil s’ouvre sur une étonnante affirmation des multiples facettes de la féminité, énumération à la façon de Rabelais, moins impudique que gonflée des sèves de la séduction et de son chant. Et, dans la foulée, cette ostentation de l’être féminin - totalement féminin -, entièrement soi, protéiforme et, comme dans une fierté coulant de source, ancrée dans la blancheur, la saveur et l’éclat du sel !   

 

Je suis femme

 

Unique multiple

 

Je suis la grande saline

 

Cela, pourtant, manquerait beaucoup de sel si ne se présentaient, comme sur l’éventail historié d’une belle madrilène, ou dans une tapisserie du paradis d’avant l’humiliation des chutes et des divins opprobres, les véritables fortunes, les bonheurs, et même les joies, de s’établir, fût-ce pour un temps limité, dans le monde des vivants. Cette fondation n’est pas une conquête, pas davantage une revanche  - ce serait comme de vouloir installer les bonheurs sur les combats et les guerres, sur les obscurantismes qui, eux, ne désarment jamais  - mais une position de naissance, en quelque sorte, parce qu’être femme c’est cela, ni plus ni moins, c’est être dans la germination, l’efflorescence, l’offrande et le plaisir :

 

j’aime à fleurir

clandestinement

 

m’ouvrir à des nuits étoilées de plaisir

éclater sous la brûlure d’un soleil mâle

 

Comment ne pas se sentir envahi quoique pleinement en accord, emporté par la mélodie d’un grand Pan retrouvé, revenu d’une éternelle absence, celui dont Michelet pleurait la disparition aux rivages de l’Égée après que s’y fut enraciné le moralisme judéo-chrétien ? Quel plaisir donc  - et le mot est charnu, gorgé comme fruit à la fin de l’été -  de lire, de dire ces vers libres de leur pleine liberté, ces cadences brèves et longues tirées par les vents des désirs et des effrois !

Salines, avec ses poèmes, ses images, ses raccourcis parfois sauvages, par l’innocence non dépourvue de ruses et de subtilités de ses inventions, par ses assemblages verbaux inouïs, nous plonge sans crier gare dans ce qu’une pensée poétique renaissante  - celle de Rabelais et de Ronsard notamment, que précédèrent des fabliaux souvent chargés d’autant de frustration que de drôlerie – cherchait et retrouvait si bien en écartant les déguisements des traditions guindées et guidées depuis les Pères de l’Église et la Rome vaticane. Dans Salines, le carpe diem,  n’a plus à se signaler comme ambition et désir, car il est, désormais et explicitement, l’existence elle-même, son projet de vivre, sa réalisation la plus entière imaginable. Cela se dit dans une langue magnifique, dans l’inattendu des sensations traduites, cueillies et éprouvées à l’unisson :

 

sur mes désirs parallèles

j’ai tendu des ponts

des passerelles instinctives

pour attirer la foudre

balafrer la plénitude

de mes courbes peut-être trop

maternelles

 

Cela se dit avec plus d’instinct encore, dans la crudité fraîche du mot sensible et juste, dans la simplicité des évidences toutes acceptables, toutes acceptées :

 

je suis une bête de lit
miauleuse jouisseuse
une arche de tendresse
une manne une nef
je suis un souffle une fièvre
une fente à polir

 

Cela se dit de cent façons, et toujours dans une magnificence verbale qui émeut ! Cette poésie, sans aucun doute, m’émeut jusqu’à la moelle des os, et j’en jouis sans me lasser. C’est la parole de célébration de ce qui existe : de ce qui est par conséquent. Foin des subtiles et collantes barrières par lesquelles des philosophes, mais aussi des poètes en forme de poissons froids, voudraient quadriller le vivant, le changer en spectre, en pur concept, en registre cadastral… J’aime ici la saline sensualité, l’aveu sans détours de la splendeur des mouvements libérés par et à travers la puissance de vie du corps, des corps… Oui, c’est beau, et très « entreprenant » au sens où il faut se percevoir en vision totale pour entreprendre d’être. Au risque de ma banalité, je lis le chant joyeux de ces vers comme un hymne à la joie, comme la délivrance première, l’entrée dans le jour, au matin où tout commence…

 

La célébration est un registre qui s’affronte aux dangers du répétitif, de la solennité et de l’ennui. Cathy Garcia s’en évade comme le papillon, avec la grâce valsante de l’inspirée. Elle multiplie les points de vue, les approches, les situations ; ni l’air ni l’eau ne lui manquent et ne nous manquent, ni le ciel ni la terre, ni la nuit ni le jour, ni les frimas ni les chaleurs. Le monde créé est, de par sa nature, une totalité de nature. Tout le recueil vibre sourdement, et non moins lumineusement, de ce contraste implicite entre le jardin de la Création que nous n’avons plus que le choix de regarder en songe, et ce jardin mutilé que, sous nos yeux, salit et martyrise la modernité cupide. La poétesse Cathy Garcia - elle ne récuse pas ce beau titre ! - n’écarte jamais l’homme,  je veux dire le mâle, le porteur de phallus immodeste ou dominateur -  cet importun majeur qu’elle veut allié, compagnon non pas adouci, ni dompté, mais complice nécessaire :

 

je cours encore après toi

animal intrépide

aux mains si fines

homme rivière aux étreintes

mille fois renouvelées

homme si vaste

aux bras de sable

homme profond

de sagesse infinie

 

 

De cette confiance, de cette complicité amoureuse naissent des sentiments d’une autre sorte. Nous glissons soudain sur le versant périlleux et bouleversant des choses : la conscience se fait jour  - aiguë comme la morsure d’une bête venimeuse -  de la fragilité de toute construction ou représentation du monde et de soi. La menace, fût-elle masquée par l’attente des bonheurs, est permanente, aux aguets, prête en un instant à jeter à bas l’édifice de notre vie. Elle surgira du nœud même de l’amour :

 

l’illusion

est si belle

 

vaut bien la blessure

que tu ne manqueras pas

de me faire

 

Elle surgira de notre propre faiblesse  - « et si l’on n’était pas aussi fort / que l’on croyait ? » -  comme de la puissance qu’il est besoin de déployer, toujours, jusqu’à l’épuisement de nos forces, pour se tenir en vie d’abord, puis « faire tourner le monde / à l’envers ».

 

Elle surgira, en dépit que l’on danse « la danse dissolue / des algues amnésiques », de notre fragilité, de la fugacité du temps qui est notre loi et notre geôle ! C’est là source d’une crainte et d’un vacillement constant :

 

ne pas se prendre
le plein fouet
le versant nu de nos extrêmes
fragilités

 

Le désordre cosmique est aussi un ordre immuable qui ne peut être refusé ou nié. L’âme s’y veut au large, s’y crée son espace ensoleillé d’un moment ; mais le cœur, s’il fut un jour « chasseur solitaire »eh bien, il n’en finira pas de 

Solitude
le cœur dans son terrier
un lapereau tremblant

 

De cette tragédie discrète qui touchera chacun de nous, dans un désamour, un recoin d’hôpital ou un lit familial, Cathy Garcia-Canalès ne fait pas tout un drame ! -  car, si « nos mains [ne sont]  rien que des oiseaux  dans la cage du temps », notre flamme de plaisir et de vie, désespérée noblesse, réside en fin de compte dans ce qui leur est propre,

 

le geste

toujours neuf

 

 

L’oubli dans lequel a sombré aujourd’hui la poésie rejoint le tréfonds de l’obscurantisme. Les poètes n’en ont cure, ils et elles chantent dans l’arbre, sous le ciel. De Marie de France à Louise de Vilmorin, d’Anne des Marquets à Marie Noël, en cascadant de Pernette du Guillet à Louise Labé, Marceline Desbordes-Valmore, Anna de Noailles et  - bien sûr – jusqu’à Madame Colette, le long poème écrit par les femmes dans cette langue sublime encore appelée française, est ce ruisseau clair et courtois, tour à tour ensoleillé et ombré, sensuel et incisif, qui murmure et chuchote comme l’esprit du monde vivant. Il coule de source ancienne et nouvelle par le sous-bois de la forêt littéraire où les hommes se sont faits chasseurs absolus, dominateurs sans partage. Cathy Garcia-Canalès est de cette eau pure, de cette force infinie et lointaine des fontaines résurgentes. Elle est la perle qui fait la fortune du pêcheur de perles. Certains l’ont déjà découverte, et je suis des élus. Mon admiration est sans mesure. Je voudrais seulement la rendre à sa lignée, à cette foi confiante en l’unité, en la beauté possible, qui lui fait écrire :

 

je cours encore après toi

homme qui sait la danse

homme loup qui me chasse

nuit après nuit

en mes forêts perdues

 

je cours encore après toi

magicien de la terre

aux savoirs de nuit

                                                                                           

 

 Michel Host                                                                                                                           

 Octobre 2007

 

D’autres poèmes de Cathy Garcia

 

3 poèmes extraits des Chroniques du hamac

et deux citations

 

                                     Des oiseaux chantent la nuit

comme en plein jour

 

envoûté par la voix

de Sainkho Namtchylak

le hamac fait voile

vers un lever d’étoiles

 

de la fleur à l’arbre

tout cherche à croître

chacun à son rythme

croissance jouissance

 

apprendre à goûter

sans l’immédiate torsion

du désir qui creuse

son trou

son manque

 

transmutation

âge de plomb

la leçon que nous palpitent

tous les papillons de nuit

 

accepter l‘impermanence    

la pépite si précieuse

du présent

 

sentir le fourmillement   

des racines

la plante

des pieds

 

longuement

s’étirer vers le ciel

 

 

                                     Nos mains dans la pâte

mes yeux dans les siens

Ce que j’apprends à ma fille

C’est moi qui dois l’apprendre

 

vie donnée

couteau planté

 

le bois disparaît

la pierre demeure

 

la pierre

est gardienne de mémoire

 

le bois l’homme

l’homme est un arbre

 

l’homme est l’arbre

qui a aimé le serpent

 

écaille écorce

écoute

 

les pierres

racontent

 

 

                                     Peuple hyperactif

peuple fou

peuple malade

 

mais tous en marche

de toute façon

alors poète

tu dois stopper le monde

t’étirer à loisir

dans l’instant

éternité

 

tu témoignes

tu n’as pas le choix  

tu es le témoin

tu n’as pas à expliquer           

seulement dire                        

l’indicible

l’inconnaissable

 

jongleries des transfuseurs de lune

acrobates funambules qui dans le vide

font le grand mot périlleux

 

les poètes je ne les connais pas

mais parfois

ils me reconnaissent

 

les poètes      est-ce ?

doit-on dire d’une femme

qu’elle est poétesse ?

 

que le poète choisisse

son sexe d’ange

mâle femelle

panda chamelle

sexe à la bouche

pour garder les mains

libres de l’écrire  

 

 

                                      Ici est le pays caillasse                      

la terre rare et pauvre

n’y retient pas la pluie

 

le soleil y polit ses os

le sang  se calcifie

le cœur ralentit

la parole s’épuise

 

le regard se creuse pour accueillir

ce que les mains ne savent retenir

 

ici pourtant en ce sobre écrin

le ver encore luisant

voit fleurir l’orchidée rare

 

au pied des chênes

des diamants noirs

dorment en rond

se dressent soudain

mégalithes plus anciennes

que la mémoire

 

dans les souches les murets

vivent des créatures cachées

peut-être des gnomes

ou bien des fées

des êtres de sève

et de lune

 

ici les amis finissent à poils

ou à plumes

et on se surprend

à parler aux herbes

 

ici l’obscurité a des reflets

au fond des puits précieux

gisent des clés

mais rien ne se dit

tout se tait

 

ici s’achèvent les cycles

grande mer minérale

sa longue chevelure

agitée d’oiseaux

 

Deux citations :

 

L’écriture est le chemin qui me conduit aux hommes.  Je comprends mieux ce qu’ils écrivent que ce qu’ils disent.

 

L’écriture est mon hamac, la mère que je n’ai pas eue.

À moins qu’elle ne soit juste un lièvre rose.

 

 

Le recueil « Celle qui manque », publié aux éditions Asphodèle en 2011, étend et explicite le premier vers de la seconde de ces citations.  Il s’ouvre ainsi :

     « En manque de lait, sang, ciel. Socle dynamité. Ma vie cul de jatte. Avancer à la seule force des bras. Je les voudrais ailes. Je la voudrais Elle. La créer de toute la force de mes rêves estropiés. Je la voudrais tendre. Ne plus rien attendre. Je la voudrais aimante. La tranchante, acide, dure mère. Du nectar de ma vie, vinaigre. La mère venue du nord aux yeux de brume. Intouchable. Parle trop, ne dit rien. Un vide qui ne se comble pas. Confusion, contusion, ressentiment.

J’ai trop manqué d’amour ! »

 

Deux poèmes extraits de « Ailleurs simple », recueil publié en décembre 2012, aux Éditions Nouveaux Délits, avec les illustrations de Jean-Louis Millet

TEMPLE

Une cloche

Et la montagne

Des roches et l’or pur

Qui coule et saigne

Sur le poli des murs

Une cloche et la montagne

 

CHANTICO NEGRA

Une petite déesse noire

Aux grands yeux d’obsidienne

Un fragment d’étoile vive

Arrachée à la nuit, là-bas

Où la femme de l’aube

Se baigne nue dans le fleuve

Nue et noire

Ruisselante de lune

 

Publications de Cathy Garcia :

UN VANITY DE VANITÉS Asphodèle 2012 
AILLEURS SIMPLE éd. Nouveaux Délits 2012 
CALEPIN PAISIBLE D’UNE PÂTRESSE DE POULES
éd. Nouveaux Délits – Coll. Les Délits Vrais : n° 2 – 
2012 LES MOTS ALLUMETTES éd. Cardère 2012 
QUÉ WONDERFUL WORLD éd. Nouveaux Délits - Coll. les Délits Vrais : n°1 - 2012 
PURGATOIRE DU QUOTIDIEN 32e mi(ni)crobe, janvier 2012
LE POULPE ET LA PULPE éd. Cardère 2011 
CELLE QUI MANQUE, éd. Asphodèle 2011 
JARDIN DU CAUSSE, éd. de l’Atlantique 2010 (autoédition 2004)
ESKHATIAÏ éd. de l’Atlantique 2010 
(comprenant SALINES autoédition 2007 et MYSTICA PERDITA autoédition 2009)
ÉTATS DU BIG BANG, éd. Nouveaux Délits 2010 
TRANS(e)CRÉATION ou l’art de sabrer le poulpe et la pulpe, éd. Dlc 2009
NOUVELLE HISTOIRE DE LA CHÈVRE DE MONSIEUR SEGUIN (conte - autoédition 2008) 
CHRONIQUES DU HAMAC (autoédition 2008)
OMBROMANIE, éd. Encres Vives 2007
LES ANNÉES CHIENNES (Série autodigestion, autoédition 2007)
GRIS FEU, Ambition Chocolatée et Déconfiture (Collection de poésie, n°1, 2003) 
PAPILLON DE NUIT, éd. Clapàs 2001 
FRAGMENTS DE TOUT ET DE RIEN, éd. Clapàs 2001 
PANDEMONIUM 1, éd. Clapàs, 2001. 

 

BIOGRAPHIE

 

Cathy Garcia, née en 1970. ex-artiste de théâtre de rue, principalement avec les Plasticiens Volants (1991-2003). Aujourd’hui auteur et artiste plasticienne (http://cathygarcia.hautetfort.com/ et ghttp://gribouglyphesdecathygarcia.wordpress.com/). Fondatrice de la Revue Nouveaux Délits (juillet 2003) et de l’association du même nom (2009) : http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/ et http://associationeditionsnouveauxdelits.hautetfort.com/. Ses œuvres illustrent des revues et des recueils de poésie. Elle fait également des notes de lectures (littérature et poésie adulte et jeunesse) pour divers sites et revues littéraires et de la photo en amateur (http://imagesducausse.hautetfort.com). A exposé à Cahors, Tarbes, Tours, Limogne-en-Quercy, Château de Seedorf (Suisse), Limoges, Cajarc, Souillac… Publiée (et traduite) dans de nombreuses revues en France et à l’étranger.

 

 

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AUTRE(s) CHOSE(s)

 

L’art de la Question (12 interrogations fondamentales).

 

2012 – Fin de l’année. Il a plu ces derniers temps, et il fait chaud : sur les Boulevards des maréchaux nous aurons des bananier et des eucalyptus.

  • Je te mets un chalumeau sous la plante des pieds : sauras-tu retenir tes cris hérétiques ?

 

  • Sur le boulevard Richard Lenoir, aurons-nous des palmiers dattiers ou des fraisiers du Gabon ?

 

 

  • « La qualité d’ambassadeur

Peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ? » (Jean de La F.)

 

  • Par le trou dans le mur, l’œil du voyeur… et si j’y plantais ce clou pour accrocher mon Déjeuner sur l’herbe ?

 

  • Dans l’abîme où nous courons trouvera-t-on l’accent que l’on voyait en haut de la cime ?

 

  • Est-il vrai que Satan revint auprès de saint Pierre pour lui rendre M. Mittal, prétextant qu’il n’en voulait plus en enfer, car il lui avait éteint deux fours en moins de trois semaines ?

 

  • Est-il vrai que sous M. Pal, commandant de Gendarmerie dans une bourgade de l’Yonne, les brigands des environs serraient les fesses comme jamais ?

 

  • « - Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? - dit cet animal plein de rage. » « – Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ? »

 

  • Pour être, suffit-il de naître ?

 

  • À quoi pense donc l’araignée depuis quinze jours attendant le moucheron au centre de sa toile ?

 

  • Venez, venez ! - dit la pucelle. Croyez-vous me faire attendre longtemps ?

 

  • À qui l’interpelle : « Je me permets de prier pour vous. », Emil Cioran répond : « Je le veux bien. Mais qui vous écoutera ? »  Et vous, que répondriez-vous ?

 

*

 

APHORISMES

SENTENCES & PENSÉES D’AYMERIC BRUN

II - Inédits / avril – mai - juin 2001 (choix)

 

3 avril. – La gloire de Dieu a véritablement été ma première demeure.

9 avril. – Il est quelquefois extraordinairement doux de pécher.

11 avril. – Qui croirait que cette vie n’est pas extraordinairement heureuse, en voyant la plupart des hommes courir sans cesse de divertissements en divertissements et de plaisirs en plaisirs ?

12 avril. – Notre état est si misérable que nous nous abandonnons avec délices à tout ce qui nous empêche d’y penser.

14 avril. – Malgré nos dégoûts, malgré nos tristesses, nous sommes extraordinairement attachés au monde.

16 avril. – Où la mort nous précipite-t-elle ?

18 avril. – Pourquoi désiré-je si vivement me rappeler l’homme que j’ai pu être, ses goûts, ses pensées, ses mépris ? Est-ce parce que j’éprouve le sentiment qu’une partie de ma vie est désormais achevée, et que je n’aurai bientôt plus rien en commun avec celui que j’ai autrefois été ?

21 avril. – Ce qui n’a jamais été, existe.

23 avril. – Comment ne pas sans cesse battre intérieurement des mains en lisant La Princesse de Clèves ?

25 avril. – Il me semble parfois qu’un voile invisible me sépare des hommes.

26 avril. – Dieu se délecte des souffrances de ses ennemis, comme des tourments des réprouvés.

28 avril. – J’ai longtemps joui avec une volupté profonde des plaisirs que je goûtais dans le monde. Leur douceur me ravissait et faisait mes délices.

29 avril. – Je pense quelquefois à mon agonie avec une angoisse inexprimable.

30 avril. – J’ignore si un Dieu m’a créé.

3 mai. – Je n’ai pas désiré être.

4 mai. – Je m’abandonne parfois fugitivement au monde.

6 mai. – Je ne puis savoir pourquoi je vis et dois mourir.

8 mai. – J’apprécie extraordinairement certains mots. Leur saveur me ravit, leur son m’enchante ; je me les dis et redis avec délices ; je me délecte de leur densité et de leur rondeur ; un sentiment de plénitude m’envahit chaque fois que je les rencontre.

10 mai. – Je doute d’être au monde, tant le lieu où je vis me semble irréel.

12 mai. – La langue de peu de livres me semble plus parfaite, et m’agrée davantage, que celle d’Emile et Sophie.

14 mai. – L’idée d’un Dieu souverain, créateur de l’univers et dispensateur de bienfaits, est si simple qu’elle répugne à la raison. Seuls des peuples grossiers ont pu la concevoir. Combien néanmoins elle est réconfortante, et comme on souhaiterait qu’elle soit vraie !

16 mai. – La splendeur de la nature, sa prodigieuse diversité, m’inspirent un émerveillement extraordinaire.

19 mai. – Je sais que j’ignorerai, à l’article de la mort, pourquoi j’aurai vécu.

22 mai. – Mes pensées ne sont d’abord presque qu’une sensation ; mais je les transforme en mots ; elles deviennent alors intelligibles, et je puis les juger, les reprendre, les reformuler, ou même les écarter.

24 mai. – Ouvert le Journal de Gide, poussé par le désir de relire Numquid et tu… ?

26 mai. – Qui en moi-même s’est dépris du monde ?

27 mai. – Adam ignorait qu’il pouvait pécher et déplaire à Dieu.

28 mai. – Certains animaux sentent avec horreur approcher la mort.

30 mai. – Comment puis-je être à la fois matériel et spirituel ?

 

4 juin. – Rien ne saurait dire l’absurdité, la bassesse et l’abjection de mes rêves.

5 juin. – Sodome et Gomorrhe, La Nausée, Rome, Naples et Florence…, livres sans beauté, sans grandeur.

7 juin. – Emile Zola est un immense créateur, – et un magnifique styliste.

8 juin. – Je feuillette les Mémoires du cardinal de Retz. Ils sont pleins de négligences admirables.

10 juin. – Il est singulier que j’aie lu tant de livres du XXe siècle, alors que ma préférence est toujours allée aux écrivains des XVIIe et XVIIIe.

11 juin. – Il me semble parfois que je suis devenu invisible.

12 juin. – Il y a des athées dans chaque religion.

15 juin. – J’oublie à chaque instant presque tout ce que je viens de penser et de voir.

16 juin. – J’aurais tant voulu ne pas être !

17 juin. – Je n’ai plus d’attache au monde, ni à moi-même.

19 juin. – Je m’étonne et m’effraie de sentir que je suis.

20 juin. – Je ne puis souffrir que Dieu ordonne à son peuple de tuer tous ses ennemis, violant ainsi le commandement qu’il lui avait donné.

21 juin. – Je sais que je suis né et que je mourrai, mais j’ignore pourquoi.

23 juin. – Qu’est-ce qu’une pensée, sinon un sentiment, une sensation, que notre esprit, formé par des années de conversations et de lectures, est capable de transformer en mots qui pourront être compris par tous nos semblables ?

25 juin. – Je vois des hommes qui entrent dans la mort avec un mélange d’indifférence et de mépris.

27 juin. – L’âme qui a longtemps vécu à l’écart du monde conserve dans ses plus grands débordements une nostalgie de la solitude.

29 juin. – Les Hébreux ne craignaient pas les châtiments dont Dieu les avait menacés.

 

30 juin. – L’impuissance où je me trouve de connaître la vérité m’inspire une profonde indifférence.

Aymeric BRUN

 

Je reprends ici, en partie, ce que je disais des pensées & sentences d’Aymeric Brun dans Le Scalp II : un choix implique une intervention, et même une sorte de censure dont la seule excuse serait ici le trop-plein, l’extrême abondance. Ce n’est pas cela : d’abord la réflexion d’Aymeric Brun me touche parce qu’elle ne prétend pas briller absolument, ni déborder l’esprit du lecteur par le rire, l’ironie ou la facile drôlerie qui la rendrait populaire. Ensuite, elle se limite le plus souvent à sa personne, à ses questionnements, à ses inquiétudes (c’est le fait d’une vérité intérieure, et en cela poétique) qui parfois répondent aux nôtres, même autrement formulés.

Les choix, en revanche, se sont ici faits contre des pentes personnelles, afin de laisser ces pensées vagabonder autour d’un divin, ou d’une divinité à laquelle il m’est impossible de croire. Qu’importe, chacun est soi-même. Et il m’a fallu élaguer, car plus ce Dieu se fait lointain et invisible, plus il occupe les esprits. J’ai eu pitié de moi-même en tout premier lieu, et de tous ceux à qui il ne fait ni chaud ni froid. En échange, quoique ne voyant pas en Zola « un immense styliste », ni un si mauvais livre en Sodome et Gomorrhe, je concours à penser qu’on peut désirer n’être pas, se montrer indifférent à connaître des vérités passagères qui sont les erreurs de demain matin, s’éprendre puis se déprendre du monde, ne pas trop savoir ce qui nous aura valu le sort de vivants éphémères, recevoir de la mort plus de leçons de la part des animaux que des humains… et bien d’autres choses de ce genre.   

Je confirme que : c’est la pensée de l’autre qui fait ma pensée et nous met « en conversation ». Montaigne avait repris l’idée de quelque ancien, pour nous en nourrir.  M.H.

A suivre…

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FEU(x) SUR DAME POÉSIE

 

Il est plusieurs façon de faire feu : sur qui l’on attache au poteau : il y faudra tout un peloton d’exécution, d’ailleurs difficile à réunir ; et sur qui l’on allume les flambeaux pour voir briller ses joues, son front, ses yeux. Nous préférons user de cette manière. De la première, beaucoup moins, et s’il se peut jamais, quoiqu’il faille bien, parfois, que justice soit faite. 

« Dame Poésie » - ne signifie nullement que Le Scalp en feu ne traitera que de la poésie des poétesses.

(en dépit des apparences) [ajout 1]

« Le Poète avec ou sans recueil » - signifie que des débutants, voire des inconnus pourraient se voir ici scalpés sans plus de façons !

 

 

Pascale de Trazegnies

 

ADORER (L’HOSTIE ROUGE)

Adorer. Quand plus rien ne reste. La beauté. Double. Et son contraire. Eucharistie. Le trou dans le soleil doré. Le trou blanc de l’hostie. Le creux blanc de Dieu. Leur dieu. Mon dieu est rouge. Rose mourant. Hostie noire des pornographes. Sur le journal des obscènes. Adorer. L’hostie rouge. Rose passé. Amère.

Entrer dans le cénacle. A pas lents. A pas tremblants. L’eau bénite sur mes doigts. Sur ses lèvres. L’eau au goût de bénitier. Croupie. Divine et croupie. Sa croupe. Ma croupe. Dans le bleu de la cavalcade céleste. Du bleu amer sur les larmes du Christ. Et les siennes. Quand on ne les voit pas. Derrière. Derrière les voiles. Les persiennes.

Perse ? Percez le tonneau. Persépolis. Et la Thrace et la Perse que je trace et je perce.

Sa dévotion tout contre. Illuminée. Une obscurité qui se retourne en lumière. Une froideur en chaleur. Et la loupe. La chaloupe. De sa transfiguration sous le désir. Des flammes jaillissent en auréoles de ses seins aux mamelons petits. De ses seins priapiques et forniquent. Forniquent les dieux terrestres à défaut de pénétrer un ciel. Immortels en cet instant.

Coule, lave ! Coule, flambeau ! Mouille de ta voix lâchée le bas de mon échelle. Je rentre dans le Saint des Saints. Et jamais ne me retire ma contrition sensible. Jamais ne me renvoie au troupeau. Jamais ne ferme la porte de bronze. Ou je meurs avec toi. Et nous mourons de ne pas croire. En la fourche. L’enfourchement de la fourche. Et le repos. Béni soit le spectre de la désolance, de l’abandon, le sperme spectre qui annihile la terre, qui tue la matière vers toi, sorte de Dieu. Et tu tends tes mains. Tu écartes les bras. Venez à moi enfants ! Et nous ne venons pas. Si, nous venons. Nous ne savons pas vers quoi nous allons, mais nous venons. Sans regarder, dans le tunnel. Nous venons.

Cette empreinte indéfinissable quand le membre est pris dans la gaine bleutée, car bleu est notre désir et bleu est notre plaisir, le cœur qui s’arrête et les veines qui se gorgent. Gorge. Vers quoi ? Vers quoi ? Des extases, stases, apostatiques Stasi absente de ça des strates de la satisfaction sexuelle savamment orchestrée par le savoir et non. On ne sait rien. On avance et on avance. Bélier vers la porte d’airain. Et plus tard la délivrance.

A jamais

Le fracas de la porte lourde et les flots qui roulent. Ravageurs. Des fragments de délire lâchés en un fragment de seconde que l’Etre d’en haut nous a donnés ici-bas dans nos êtres d’en bas. Nous croyons ? Croyons quoi ? Qu’il s’est remisé là. Et nous le forçons. Nous le dépeçons. Nous le soumettons par l’enfonce. L’enfonce. Acculé. Enculé. Dieu. De nos misères.

Ça y est. Il m’a souri. Il m’a dit : bien mon garçon. Et je pleure de mon bonheur, de mon délire, de mon délice. Ma verge comme mon spectre a touché le royaume et Dieu a dit « bénis soient ses enfants ».

Je suis ton enfant.

Enfante-moi à jamais dans tes grandes jambes à la douceur pistil de fleur, enfante-moi, crée-moi, je me donne à toi, prends, et ne me lâche jamais.

Les pleurs

La mer

Au bout la mer

L’Amer

Et ses doigts sales sur ma peau tarzanienne.

Derrière la porte, il y a

 

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LIEUX DE POÉSIE

4 lieux

Lieu 1

  • Ce petit homme qui marche sur la route, pourquoi garde-t-il son chapeau vissé sur la tête ?
  • Il n’a donc personne à saluer ?
  • Mesdames, messieurs, il tient surtout à ne pas être scalpé.

 

Lieu 2 : Les Bosses

  • Le petit Bébert, qui ne cherche que plaies et bosses, m’en a fait une sur l’occiput. Ah, le fils de… !

 

  • C’est injuste, je n’ai jamais eu la bosse des maths, pleurait la baleine à bosse.

 

  • Combien de bosses le dromadaire ? Combien le chameau ? Cela fait partie des grands mystères de la création, bien avant celui de la sainte Trinité.

 

  • Cet illustrateur ne dessine que d’après la bosse. -Justement, oui, des dromadaires et des zébus.

 

  • Vous trouvez ça amusant, vous, ces histoires de bosses ?  -Venez, dansons la bossa-nova.

 

  • -J’ai eu la bosse des affaires.  – Elle se sera donc dégonflée…

 

  • Ce petit bonhomme sec comme un coup de trique disait à qui voulait l’entendre qu’il avait roulé sa bosse. Il n’eut pas de contradicteurs car ce que les gens préfèrent c’est arrondir les angles.

 

 

Lieu 3

À la page 588 du 6e volume de mon Littré (édition Gallimard / Hachette, 1971) j’ai trouvé votre ptérygion. C’est, en zoologie, le nom de l’aile du nez chez les mammifères. Autrefois, j’aimais baiser doucement votre ptérygion. D’ailleurs, vous et moi sommes bien des mammifères, n’est-ce pas ?

   

 

Lieu 4 : Les Trous

 

Il en est partout, de toutes formes et intentions. Les trous, grands ou petits, profonds ou à fleur de peau, sont de vertigineux mystères.

 

  • Le trou de la serrure m’a offert la vision réconfortante d’un authentique mobilier Louis XV.

 

  • Par un trou de souris j’ai vu passer des dames volumineuses et des messieurs à l’embonpoint stupéfiant.

 

  • Dans un trou de mémoire j’ai perdu votre visage.

 

  • Un trou normand m’a rendu la mémoire. Plus belle que vous, je meurs !

 

  • Un trou dans la terre, à quoi ça sert ? Ne répondez pas tous en même temps.

 

  • Le trou de la Sécu, n’a-t-on vu ça qu’en France ? – Non. Il se creuse, il se creuse, il est aux Antipodes.

 

  • J’ai un trou dans ma chaussette. J’ai froid au pied.

 

  • Un trou dans la terre, ça sert aux enterrements.

 

  • Soyons sérieux. Pour faire rire son bébé, la maman lui dit : qu’est-ce que c’est que ce troutrou dans ton pyjama ? Mais quand même, c’est un trou, non ?

 

  • Faux ! C’est un trou-là-là-itou !  - Itou ? Comme vous y allez !

 

  • Ce monsieur a fait son trou. – Bravo. Qu’on l’y mette.

 

  • Un trou-madame, qu’est-ce que c’est ?  - Pas ce que vous croyez, vilain personnage. – Moi je sais : en français d’autrefois, c’était un juke-box sans l’électricité.

 

  • Comme il avait un trou dans son emploi du temps, ce monsieur qui avait de la suite dans les idées fit ses dix-huit trous au Golf de Trouville.

 

 

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Fin de Scalp 3 – décembre 2012

 

 

 




V.S. Naipaul

 Miracle dans la campagne anglaise

 

Dans ce roman autobiographique, Naipaul relate son arrivée dans la région de Salisbury, à deux pas de Stonehenge, dans le Comté du Wiltshire.

Il vit depuis vingt ans en Angleterre, mais son installation dans cette maison entourée de prairies et de vergers marque le début d’une période particulièrement heureuse de sa vie.

Le village était inexistant. Je m’en félicitai. J’aurais appréhendé de rencontrer des gens.

(Il fera pourtant, un peu plus tard, la connaissance d’un homme qui habite tout près de chez lui, dans un petit logis d’ouvrier agricole, et il se liera d’amitié avec lui.)

La maison que V.S. Naipaul habite est la dépendance d’un manoir laissé à l’abandon – ou presque. À travers les paysages – un chemin herbeux qu’il emprunte chaque jour, une rivière – il entre en contact avec une Angleterre qui n’est plus. Cela rappelle forcément les textes que W.G. Sebald a écrits dans la campagne anglaise (le Suffolk), dans l’ouvrage intitulé Les Anneaux de Saturne. Lui aussi était étranger, au départ. Cela donne au regard des deux promeneurs une singulière acuité.

[…] j’étais maintenant à l’unisson du paysage, dans ce lieu solitaire, pour la première fois depuis mon arrivée en Angleterre.

Et si son regard se pose sur Jack, c’est parce que cet homme lui semble aussi en harmonie avec ce petit morceau de Terre. Les autres, le plus souvent, il les évite.

La vue d’une personne au loin et la perspective d’une rencontre une dizaine de minutes plus tard avaient de quoi me gâcher la promenade dans l’intervalle, et aussi après (car la personne rencontrée aurait toutes les chances de m’emboîter le pas au retour pour regagner, en général, sa voiture  garée à l’autre bout du grand chemin, là où il rejoignait l’une des routes nationales). Je préférais donc, quand je voyais approcher quelqu’un, renoncer à aller plus loin et tournais bride.

Cette fois-ci, pourtant, je n’en fis rien. Je vis que la personne au-devant de laquelle je marchais était une femme d’âge mur. […] Sa manière de me saluer avant que nous nous croisâmes fut pleine de naturel ; nous nous arrêtâmes pour causer. Elle habitait et travaillait à Shrewton. À l’époque où elle vivait à Amesbury, me dit-elle, elle pratiquait régulièrement la promenade que nous étions en train de faire. Elle était venue aujourd’hui dans l’espoir de voir des chevreuils. Nous avions donc cela aussi en commun.

Dans le Wiltshire, V.S. Naipaul accède à la fois à la connaissance de la nature environnante et à celle de sa nature profonde. À son arrivée, il ne s’était pas encore trouvé lui-même et était plutôt mal en point.

Je commençais à me rétablir. C’était même plus qu’un rétablissement. Un miracle s’était produit pour moi dans cette vallée et dans les dépendances du manoir où se trouvait mon pavillon. Au sein de cet improbable décor, au cœur de la vieille Angleterre, en un lieu où j’étais un véritable étranger, je me vis offrir une nouvelle chance, une nouvelle vie, plus riche et plus pleine que tout ce que j’avais pu connaître ailleurs. En ce lieu où je n’avais recherché d’abord que l’éloignement, un coin où me cacher, voici que je réalisai une partie du meilleur de mon œuvre. Je voyageais ; j’écrivais. Je me hasardais au-dehors, ramenais au pavillon des impressions d’aventures, et j’écrivais. Les années passèrent. Je me rétablis.

Lorsqu’il creuse en lui, il est amené à revivre en pensée son arrivée en Angleterre, deux décennies plus tôt. Il se rappelle notamment la gare de Waterloo ouverte la nuit et violemment éclairée. Lui venait d’un monde où l’on ne travaillait qu’à la lumière du jour. V.S. Naipaul avait à peine dix-huit ans, il venait de quitter Trinidad et se retrouvait dans une pension de famille. Il avait choisi Londres pour ses études universitaires et – il en était intimement persuadé – pour devenir écrivain. À l’affût, dès les premiers instants, de toutes les scènes, de tous les décors qu’il jugerait littéraires, il trouva peu de choses à la hauteur de son attente. Il comprend, vingt ans plus tard, que l’essentiel lui a échappé.

Les épaves de l’Europe d’après-guerre, voilà l’un des thèmes qui m’échappèrent.

Il n’a pas fait attention au vieil homme de la pension qui avait sans doute des souvenirs précieux. Il ne lui a posé aucune question.

Il lui a fallu patienter de longues années pour trouver la veine de son écriture. Il parle de cette capacité à entrer en écriture comme dans un jardin clos, une enceinte. Cela est devenu évident dans le Wiltshire et c’est sans doute pourquoi ces dix années-là sont centrales. Le jardin clos renvoie à celui qui entoure le manoir, aux pivoines qui poussent sous ses fenêtres – les premières qu’il ait vraiment regardées : elles étaient à l’image de ma nouvelle vie.

Il comprend rapidement que ce qui le touche le plus est l’état d’abandon dans lequel se trouve le parc, la végétation envahissante : les orties, le lierre, les ronces… Le déclin.

Il apprend qu’autrefois, seize jardiniers s’affairaient dans ce parc. Un seul est toujours là : Pitton.

Et, dans son costume trois-pièces en tweed, il avait si peu l’air d’un jardinier ou d’un quelconque travailleur manuel.

V.S. Naipaul se prend de passion pour l’automne et l’hiver aussi.

[…] j’avais cueilli des herbes et des roseaux, et pris plaisir à voir leur couleur passer lentement du vert à un brun de gâteau sec. J’avais même pris plaisir aux couleurs brunies des fleurs qui avaient séché dans leur vase sans perdre leurs pétales ; j’avais répugné à jeter ces bouquets. Les matins d’automne ou d’hiver, j’étais sorti regarder la gelée blanche qui ourlait les feuilles et les tiges brunies.

S’il devient sensible aux charmes de la végétation mourante, c’est parce que la mélancolie prend de plus en plus de place en lui, comme un magnifique liseron envahissant. La mort le hante. L’écriture de L’Énigme de l’Arrivée est intrinsèquement liée à la mort – celle de Jack, celles d’êtres à la fois plus proches et plus lointains (car restés, eux à Trinidad) : son père, puis sa sœur, mais aussi celle, toute symbolique, sur laquelle débouche un cycle arrivé à son terme, cette petite mort qui précède une renaissance.




Chroniques du chemin (2)

LE POETE EST UN VIGNERON        

  

         A peu près tout le monde admet que la création poétique connaît deux étapes : celle que Jacques Rancourt appelle  la distraction pour laisser venir les mots de tous horizons  et celle de l'attention pour,  je le cite à nouveau, assurer  le filtrage nécessaire à l'émergence d'un poème cohérent.  Filtrage : voilà,  déjà, on en conviendra, un mot commun au poète et au vigneron.

 

         Les lignes qui vont suivre ont pour seule ambition de témoigner d'une expérience, certes longue de près de 45 ans, mais qui n'a pas du tout la prétention d'ériger des dogmes ou de fixer des règles.

 

         Pour faire clair, j'userai ici d'une vaste « métaphore filée »,  en rapprochant de très près le travail du vigneron et celui du poète.

 

         Malgré d'évidents progrès techniques récents, il y a pas mal d'impondérables dans la réussite du travail du vigneron : le sol, l'ensoleillement, la grêle, les insectes parasites, la pluie, le gel, la sécheresse. Mais un jour d'automne, mû par une mystérieuse intuition, le vigneron décide de vendanger. Vous me direz qu'il y a dès dates légales aujourd'hui pour cela. Oui, mais pourquoi Jules s'est-il précipité le 10 octobre alors que son voisin Alfred attendra le 20 ? Il y a la une part d'instinct, d'intuition.  De jaillissement.

 

         Or, si l'on admet, avec Georges Thinès, que le poème est la pierre soudain affleurante d'un vaste rocher intérieur permanent qui reste caché sous le sol et qui est la méditation du poète avec lui-même, le poète, lui aussi, fait jaillir le moment poétique ou plus souvent, il est guidé par les mots dans sa quête intérieure.  Pour évoquer Valéry, la naissance du poème voit  un élément de forme s'inscrire soudain dans l'espace intérieur.  Laissé en quelque sorte à lui-même, cet élément formel va se ramifier, s'épanouir, proliférer sans que le poète  y ait une grande part consciente. La preuve en est que ce flux peut soudain se tarir ou s'affaiblir (pensons à tous ses poèmes qui, commencés dans un mouvement excellent, s'enlisent soudain ou qui, au contraire, se font soudain lumineux après un départ laborieux).

 

         Ce jaillissement créatif est important, fondamental même.  Mais il n'est,  à mes yeux, qu'un point de départ par rapport à la longue maturation qui va accompagner le poème comme le vin.

 

         Vient ensuite en effet, pour le poète comme pour le vigneron, le repos en tonneaux, suivi plus tard de la mise en bouteille pour aboutir enfin à la « commercialisation ».  Avant sa mise en bouteille, c'est-à-dire sa « mise au net »», il faut goûter  le poème.  Certains tonneaux ont donné un« produit » sans grand relief, léger voire acerbe.  Le bon poète-vigneron a pour devoir

d' éliminer sans état d'âme ces scories. D'autres tonneaux donnent un poème qui tient bien en bouche, a du corps, de l'étoffe et de la personnalité. Avant leur mise en bouteille, on ajoute un peu de ceci, on retranche un peu de cela, on lime, on affine bref, on se livre à un travail artisanal minutieux : faut- il  maintenir tel adjectif, telle image, voire telle virgule ? Un titre ou pas ? Telle dédicace n'est-elle pas mal venue,  inutile ? Telle image trop usée ?

 

         Au bout de deux ou trois ans, le vin-poème est à peu près au point.  Le vigneron-poète range alors le texte dans un cellier qu'il appelle recueil et cherche un éditeur-négociant pour faire connaître le produit.

 

         Voilà. C'est, pour moi, aussi simple et compliqué que cela. Je vous ai déçu ? Vous auriez voulu un propos plus inspiré, plus lyrique ? Désolé.

 

         J'ajouterai, pour finir, qu'à mon avis, un poète n'est pas responsable d'avoir écrit un « bon » poème, un poème qui tient bien en bouche car bien d'autres paramètres que sa petite personne ont permis le miracle.  Par contre, il est entièrement responsable si le poème est mauvais, inabouti, imbuvable- par exemple à cause d'une forme agaçante et stérile d'auto-complaisance.

        

         Je n'ai ni la prétention d'épuiser ici cet intéressant sujet,  ni,  moins encore, de pontifier à son propos.  Mais il me semble que ces bouts de réflexion peuvent servir de base à ce qui tient du mystère et de l'inconnu au sein de l'espace intérieur du poème et de sa soudaine venue au jour.




Le silence des pierres

Extraits du recueil de Matthieu Baumier nouvellement paru aux éditions Le Nouvel Athanor

http://lenouvelathanor.com/




S’ils te mordent, Morlay ! (3)

L'empire est occupé.

Etrange paradoxe : l'occupé, piégé, est l'occupant lui-même.

Le piège du tout rentable. Le piège du spectacle et du simulacre pour le dire avec les mots de Paul Vermeulen, venant après ceux de Debord et Baudrillard. Nous étions des êtres de rêverie et de chant, d'apprentissage et d'expérience, des êtres capables d'apprendre et d'incarner des visions. L’empire a choisi de ne plus exister que par la preuve scientifique et l'équation rationaliste. Ce choix totalisant relègue dans les caveaux de la psyché le mystère de l'apparition de la vie, sur lequel aucun phare de la pensée ne peut rien affirmer de démontrable au-delà de la première seconde, et quand bien même cette première seconde aurait été scientifiquement scénarisée, ce scénario reste une fable d'astrophysicien, Big Bang à l'appui, sur lequel s'affirme ce en quoi l'on nous demande de croire comme à un théorème formalisé.

L'accélération exponentielle du temps, paradigme de la modernité, établissant des statistiques de nos habitudes, de nos besoins, de nos goûts et désirs pulsionnels a fait de l'homme un produit code barré. Cette régression du phénomène humain voulue et orchestrée par les fils de pubs que nous sommes tous devenus, ne faisant plus appel qu'à nos instincts pour que nous soyons en état de manque, et conditionnés pour tenter de combler immédiatement ce manque, nous dresse, par le recours pavlovien à la frustration instinctive, les uns contre les autres, dans un état de guerre civile larvée. La mécanique consistant à attiser en nous la pulsion d'achat attise aussi toutes nos pulsions. Le danger de libérer cette pulsion régressive produit l'inverse de la culture, seule garante des liens unissant une société humaine pouvant alors se réclamer du nom de civilisation.

Nous avons choisi de nous tatouer nous-mêmes le cerveau et de reconnaitre pour seule identité ce marquage du code-barres comme on marque les bêtes.

Cet enfermement, utilisant toute matière pour vendre, achetant toute idée et toute pensée pour les transformer en produits, semble scellé à triple clenche. Notre histoire récente explique peut-être ce totalitarisme du « social libéralisme ». Nazisme et stalinisme vaincus, le « libéralisme » devint le modèle idéal censé prémunir l'Occident des menaces totalitaires. Et ce « libéralisme », dans sa logique même d'économies de croissance et d'interdépendances des nations entre elles, s'est mondialement dilaté. Une autre forme de camp de concentration s’est imposée, liée à un totalitarisme de la croissance dont le spectacle et la technique sont les moteurs tournant à vide, et dont la particularité est de soumettre chaque être humain à sa cause, consumériste d'abord, sciento-matérialiste ensuite. LE publicitaire, en tant que force d'Occupation omniprésente, est intrinsèquement ce qui tente de faire ployer notre capacité de résistance et le Poème est l'aventure du maquis.

La face visible du diktat concentrationnaire du code barre que sont la publicité et les discours politiques publicitaires, en ceci qu'elle immerge notre regard à tout instant, qu'elle le noie, nous rend aveugle à ce qu'elle est et détruit notre conscience en détruisant le langage en nous. Il ne s'agit pas de frappes chirurgicales mais d'un bombardement ininterrompu qui nous atteint quand bien même nous pensons passer à côté.

Ce bombardement massif en flux tendu est un génocide spirituel.

Nulle autre voie que cette Occupation ne parait maintenant pensable.

Pourtant, le moment de l’impensable est venu.

Car l'Occident, c'est l'épopée. Et ce moment de notre Histoire est l'antithèse de l'aventure de l'homme européen. Un homme politique, aujourd’hui, possédant une vision poétique rentrerait immédiatement dans l’histoire.

La première œuvre littéraire qui nous soit parvenue se nomme L'Epopée de Gilgamesh, texte écrit en akkadien sur des tablettes d'argile. Elle conte l'aventure d'un roi mésopotamien, Gilgamesh, et de son amitié avec Enkidu, partis tous deux à la recherche de la fleur offrant l'immortalité. Des épreuves attendent Gilgamesh, le forçant à devenir un héros, et s'il ne parvient pas à trouver la fleur d'immortalité, sa marche lui permet, au final de l'aventure, d'être comme une étoile, car son nom est partout, en écriture cunéiforme, affecté du signe de l'étoile le faisant appartenir aux êtres divins.

Cette épopée fut écrite dix-sept siècles avant notre ère, au Moyen-Orient. Elle contient les lignes de force qui présidèrent ensuite à l'émergence de toute la culture occidentale via la plaque tournante et fondatrice de la Mer Méditerranée.

Cette angoisse héroïque générée par la perspective du trépas donna naissance à une mythologie égyptienne en grande partie basée sur la mort/Renaissance : la pesée des âmes, la représentation d'êtres anthropomorphes à tête de crocodile, d'aigle, de chien, bestiaire fabuleux tourné vers l'espérance pour toute cette civilisation accordant une portée capitale de nos actes en cette vie, d'entrer vivant dans la mort.

Vint ensuite l'épopée christique, avec l'incarnation en chair et en os, non plus des dieux capricieux ou obscurs, mais de Dieu. Il nous laisse une prière, des paraboles, l'enseignement de l'Amour universel et la vocation à autrui afin d'effacer la culpabilité Adamique et permettre là encore à chacun d'entrer vivant au Paradis. L'histoire du monde moderne, celui non encore dévoyé par le spectacle et le simulacre, s’incarne exactement là.

Cette vision inédite a transformé le visage de l'Occident, ne faisant plus du divin un être lointain épiant nos faits et gestes mais un Dieu humain aimant, fondamentalement impliqué dans le présent de l'humanité. C'est cela, la Bonne Nouvelle des quatre évangélistes.

Entre l'Egypte et le Christ, il y eut la Grèce et sa pensée architecturée, sa pensée surgie à l'aune des pouvoirs de l'imaginaire séminal, celui du conquérant Alexandre, premier grand bâtisseur de l'empire, celui de l'épopée d'Ulysse qui trouva récemment des échos dans l'œuvre majeure de notre contemporain James Joyce, (qui n'en fait pas une épopée mais une œuvre déconstruite inabordable pour le profane). Il y est question d'un voyage, d'actes héroïques, d'un retour en roi au pays natal, d'un étoilement de mythes mariant l'ontologie, la vertu et l'esprit poétique de l'existence de l'homme, insurpassable incarnation des aspirations de l'âme occidentale. Puis il y eut Rome et la Loi, Rome ayant assimilé la mythologie égyptienne et grecque, Rome terreau du semis chrétien.

Il y eut ensuite la matière de Bretagne, visitation médiévale de l'épopée christique, celle qui inventa la Table Ronde et la notion politique de l'équité, la Chevalerie et l'honneur mystique pour la Dame, le Graal apportant la vie éternelle à qui boirait à sa coupe le sang retrouvé du Christ sur la croix. Cette matière fut coulée en littérature par Chrétien de Troyes, à l'image d'une ère philosophique et politique où l'on édifiait des châteaux et des Cathédrales, où l'on inventait des Ordres, où l'on partait en guerre contre les ennemis de cet Empire, qui était une pensée en acte définissant un territoire spirituel hors duquel le carolingien n'était plus rien.

D'une épopée littéraire nous sommes passés à la mythologie d'une civilisation, puis à l'incarnation de l'Amour universel, puis à une légende ordonnatrice. Celle ci se métamorphosa encore en épopée historique lorsque Napoléon voulut unir la Terre, épopée que prit en modèle Balzac pour édifier sa Comédie Humaine. « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis ». Cette affirmation de Napoléon donna sa structure et sa cohérence au territoire français. Une telle phrase relève de la vision poétique, quoi que puissent en penser les procureurs modernes de la pensée.

Voir l'Occident avec ces yeux, c'est contrevenir à cette pensée ambiante et risquer à coup sur d'être considéré comme appartenant à la droite extrême. Pourtant, ce canevas de lecture, cette lorgnette politique à la mode trouverait des difficultés à prouver l'appartenance des Cathédrales à la pensée d'extrême droite. Nous ne souscrivons pas à cette lecture pavlovienne avec laquelle notre époque tente de nous dresser.

C'est cette histoire, cette histoire là, qui prit possession du monde. Les épopées indiennes vivent aujourd'hui au rythme de l'Occident. Les épopées chinoises ont été recouvertes par le mode de vie occidental. C'est l'Occident moderne lui-même, l'Occident de la technique qui imposa, comme personne, sans vision politique, religieuse, historique, métaphysique, et donc littéraire, sa loi du Marché à tout l'univers humain.

Cet Occident-là, dirigé par des intérêts unilatéraux, a plongé dans le gouffre car il a renié l’aspiration spirituelle qui fut à sa fondation. Comme le dit Gwen Garnier-Duguy « Lorsqu’on ne reconnait plus la loi de la modernité qui amoindrit nos vies, extérieures parce que d’abord intérieures, lorsqu’on cesse de croire au spectacle et au simulacre, alors les individus se tournent naturellement vers ce qui appelle en eux au sens et au merveilleux, à la beauté et à la grandeur. Cela se nomme la poésie. » [1 ]

Ce qui manque aujourd'hui au poème comme à l'Occident privé de profondeur, c'est la foi en l'épopée. Les œuvres poétiques se multiplient. Partout, tout le monde écrit de la poésie. Tout le monde brode des vers et des proses, avec bien souvent un talent réel. Et cela marque l'aspiration initiale de Gilgamesh de se transformer en étoile. Mais l'épopée a déserté l'imaginaire de l'Occident. C'est trop grand, trop ambitieux aux yeux de la mauvaise conscience qui nous habite. A l'épopée sont attachés les semeurs de troubles,  les intentions guerrières - qui seraient absentes de notre Occident moderne bien pensant quand la guerre elle-même est en réalité le mode opératoire de la suprématie de la technique - les folies destructrices. Chacun construit donc son œuvre à part, avançant à coups de concepts individuels ou d'inspiration la bride au coup. Mais aucune œuvre ne fonde aujourd'hui notre avenir commun, celui inspirateur d'arts, d'architectures, de chants, de chansons, de philosophies, de recherches. Aucune figure politique actuelle n’a le courage d’affirmer une vision poétique hors de laquelle les hommes se désunissent et s’occupent à survivre sans projet commun.

Cet état de fait dit notre présent négatif, autodestructeur, en désamour de soi.  Le présent du nihilisme intégré.

Il est pourtant d'autres choix à faire que d'accepter comme inéluctable et définitive cette version du cercle vicieux. Pour le dire avec les mots de Paul Vermeulen dans son essai « Où nous en sommes » : « Cet appel à la vie que forme Recours au Poème s’inscrit très exactement en dehors du camp de concentration mental que le Spectacle/Simulacre a voulu imposer à nos existences, et ce depuis la mise en œuvre de l’industrialisation des vies humaines comme de l’ensemble de la vie ». Se ressaisir du fil de l'épopée là où on l'accula, à l'ombre d'une impasse. Douter systématiquement des affirmations d'une « modernité » dépassée. Chevaucher à nouveau notre rapport à la vie, à la nature, au cosmos, aux rêves, au semblable. Naviguer en héritier vers des conquêtes stellaires. Là se devine le retour de l'épopée et l'avenir quotidien dont il est porteur pour maintenant. Car l'épopée, en tant que surgi du poème, est la grande filiation de notre monde.

Notre plus grande filiation.