Notes pour une poésie des profondeurs [7]

L’appel au Recours au Poème n’est pas un appel à la mise en actes d’une quelconque « secte » politico-poétique ou cybernético-poétique. Bien au contraire, en tant que mise en ordre d’un agir chevaleresque en vue de la réalisation de l’utopie du Poème, ce pourquoi il nous arrive d’employer le mot « sacré », ou plutôt de la redécouverte presqu’archéologique de cette utopie dans le désert du réel se posant prétentieusement comme unique réalité, l’appel au Recours au Poème est par nature ouvert à toutes les formes de poésie authentiques, pour peu qu’elles se présentent authentiquement devant nous. Cela ne signifie aucunement que chacun des acteurs formant Recours au Poème aime ou même apprécie telle ou telle forme de poésie. La problématique est ailleurs : il faut bien que l’état des lieux soit fait, que le travail soit mis en œuvre concrètement, ou pour le dire autrement : il faut bien que nous mettions en situation l’état des lieux de la poésie dans son rapport au Poème. Toute création d’une situation nouvelle, en particulier si elle vise à renverser l’état ancien d’un monde mort sous nos yeux, passe par l’évaluation des situations ou des forces en présence. C’est ce que nous faisons, sans jamais perdre de vue l’axe essentiel de l’aventure exploratoire en cours : l’appel au Recours au Poème est un appel à la vie vivante, et cet appel, de ce fait, est profondément révolutionnaire. On nous demande souvent de nous expliquer à ce propos.

Nous y sommes donc.

La question de notre position par rapport au Spectacle et à son évolution sous forme de Simulacre, puisqu’il s’agit au fond de cela, ne nous concerne pas. Cette question n’a pas lieu d’être. Pourquoi ? Nous considérons que le Spectacle et le Simulacre ont abdiqué toute forme d’existence concrète, malgré les apparences. Le Spectacle/Simulacre est lui-même, aujourd’hui, réifié en sa propre image. Devenu l’image qu’il produit de lui-même, le Spectacle/Simulacre peut donner l’illusion de son existence concrète, cela n’en fait pas un état de fait substantiel. Nous avons pris acte de la mort du Spectacle/Simulacre concret et de sa momification. Cette mort a été ouvertement mise en lumière lorsque Guy Debord, en un acte que n’eut pas renié Netchaiev, a mimé l’acceptation de sa propre récupération par l’une des chaînes télévisuelles de la Propaganda médiatique ; lieu médiatique qui de son côté mimait la volonté de rendre hommage au philosophe. Faisant alors semblant d’accepter, et donc de rentrer dans le rang, l’année de sa mort, feignant d’être récupéré par des individus prétendant, d’une certaine manière, découler du situationnisme - il n’est aucune limite aux prétentions en ce genre de domaine - Debord a donné le film autobiographique qui lui était alors demandé. Ce film a été diffusé comme prévu. Mais au moment de cette diffusion, Debord s’était déjà suicidé, montrant par ce geste de liberté absolue que rien n’est récupérable par un Spectacle/Simulacre qui prétend être le récupérateur par excellence. Après l’avoir révélé au monde, Guy Debord a tué le Spectacle/Simulacre.

Nous avons pris acte de ce fait.

Nous prenons acte de la mort du Spectacle/Simulacre.

Par conséquent, cet appel à la vie que forme Recours au Poème s’inscrit très exactement en dehors du camp de concentration mental que le Spectacle/Simulacre a voulu imposer à nos existences, et ce depuis la mise en œuvre de l’industrialisation des vies humaines comme de l’ensemble de la vie. Cet état de fait qui apparaît comme une évidence est justement ce qui, de notre point de vue, n’a pas – ou plus – d’existence. Il en découle cet autre état de fait absolument extraordinaire et merveilleux : la révolution est de nouveau à l’ordre du jour. Elle est même déjà commencée. Or, nous pensons que la révolution ne peut être que révolution de l’entièreté de la vie. Le mot d’ordre est encore et toujours celui de la refondation de l’entendement humain. Sous tous ses aspects. Ainsi, nous ne pensons pas le mot « révolution » dans un sens marxiste, bien que nous n’éludions pas l’apport des œuvres de Marx, parmi d’autres, en un tel domaine, nous ne sommes tout de même pas complètement fous, nous n’envisageons pas, disais-je, le mot « révolution » comme un vocable identifiable sur le plan politique, quel que soit le mot en –isme que l’on voudrait accoler au concept de « révolution ». La révolution est de notre point de vue un bouleversement de l’homme en son entier, en même temps intrinsèque et extrinsèque à l’homme. Ceci ne peut exister hors du poétique. Une révolution qui transforme le tout de l’homme et de la vie, en dedans et en dehors de tout ce que sont l’homme et la vie, une telle révolution ne peut être que poétique. Par conséquent, la révolution en cours, ayant pris acte de l’abdication par infatuation du Spectacle/Simulacre, sera poétique ou elle ne sera pas.

Nous postulons que chaque élément du réel tel qu’il se présente en un moment donné à nos yeux peut être intégralement, entièrement, immédiatement, abattu par le simple levier de la force révolutionnaire qu’est la poésie mise enfin au service du Poème. Le réel n’est autre que la mise en situation de ce que nous voulons, en face du réel que l’on veut nous imposer. Ce « on » étant entendu au sens que le groupe réuni sous le couvert de la revue Tiqqun donnait autrefois à ce mot. Debord a pertinemment établi l’état de guerre dans lequel nous sommes. Cette guerre n’est pas celle du capitalisme contre tout un chacun, bien qu’elle revête aussi cette forme ; cette guerre n’est pas celle d’une oligarchie s’empiffrant avidement sur le dos de la majorité des êtres humains, bien qu’elle puisse aussi revêtir cette forme ; cette guerre n’est pas plus celle de la myriade de volontés politiques s’affrontant à la myriade de leurs contradictoires, ni celle de la sauvegarde des lapins contre les pollutions humaines. Bien que cette guerre puisse aussi revêtir ces formes. Parmi tant d’autres. Nous n’en ferons pas ici le catalogue.

Cette guerre est une guerre de situations contre situations.

Nous vivons ce temps précis où les situations que nous sommes capables de mettre en œuvre sont situations dans la guerre qui se mène en dedans de la machine, contre les situations que les tenants de cette dernière tentent de nous imposer. La plus extravagante de ces situations étant cette situation contemporaine où le Spectacle/Simulacre, mimant la perpétuation de son existence, prétend nous empêcher de mettre en actes des situations contraires, démontrant la réalité de son décès. La question stratégique qui se pose donc au cœur de ce conflit, violent et dangereux, mettant à mort souvent ceux qui y engagent leurs forces, est donc celle de la mise en œuvre d’une situation contraire de la situation à nous aujourd’hui imposée. Cette guerre, Daumal en son dernier poème la qualifiait de « sainte ». En nos soirées romantiques, il nous arrive, avouons-le, de trouver un accord avec cette position. C’est pourquoi, de l’intérieur même de la machine et à la vitesse même de cette machine (au moins), nous en appelons à la mise en situation de la poésie face à face avec l’anti poésie à l’œuvre. Recours au Poème n’est pas seulement un appel. Recours au Poème est une Table ronde autour de laquelle se réunissent ceux qui voient dans le Poème le tout du réel de la vie. Et cette vision est un acte révolutionnaire.

 

 

 




Chroniques du bel aujourd’hui (2),

 

L’hystérie progressiste et l’intolérance qu’elle révèle fait de nos écrivains et de nos intellectuels de la cohésion sociale (Annie Ernaux n’évoque t’elle pas la cohésion sociale dans sa lettre pétition contre Richard Millet ?) des juges redoutables. Cette hystérie intimide et culpabilise. Après avoir arrachée Dieu à la proximité de l’homme, elle fonctionne par exclusion.

Ainsi s’achève l’histoire spirituelle de l’Occident, toujours plus ouvertement contre le christianisme.

De Marcel Schwob, j’aime lire ceci : Ce sont des voix blanches qui nous ont appelés dans la nuit. Elles appelaient tous les petits enfants. Elles étaient comme les voix des oiseaux morts pendant l’hiver (La Croisade des enfants).

Ces voix blanches, ces voix d’oiseaux morts sont les brûlures insomniaques de la solitude la plus profonde – la nôtre – elles sont des taches de lèpre qui attendent la fin de toute chose mais aussi l’éclat de la Révélation. Elles sont au centre de cette narration polyphonique qui mêle huit monologues. Des voix s’élèvent, appellent et ne s’entendent toujours pas. Dans ce bref récit, le blanc de la parole dévoile une absence ontologique, et plus terrible encore, l’absence de Dieu. N’est-ce pas, dans cette Croisade des enfants, le pape Grégoire IX qui demande un signe au Seigneur avant d’exprimer un doute radical ?

Je suis le plus vieux de tous les vicaires que le Seigneur a placés ici-bas, et je commence seulement à comprendre. Dieu ne se manifeste point. Est-ce qu’il assista son Fils au jardin des Oliviers ? Ne l’abandonna-t-il pas dans son angoisse suprême ? O folie puérile que d’invoquer son secours ! Tout mal et toute épreuve ne résident qu’en nous.

Les hommes ne sont jamais condamnés par Dieu, ils se condamnent eux-mêmes et il y a bien un savoir biblique de la violence comme l’a démontré, d’un livre à l’autre, René Girard. L’inversion du rapport d’innocence et de culpabilité entre victimes et bourreaux est la pierre d’angle de l’inspiration du Livre. Le Dieu unique n’est-il pas celui qui reproche aux hommes leurs crimes et qui donne la parole à ceux qui les subissent ? Le Christ, en s’offrant comme victime innocente à la terreur du sacrifice, dénoue le mécanisme même de toute société, basée, faut-il le rappeler, sur un crime commis en commun. Le Christ résiste à la contagion agressive, au grégarisme monstrueux du lynchage dionysiaque, si bien que toute démarche sacrificielle, même et surtout retournée contre soi-même, ne correspond pas à l’esprit évangélique. Le « se sacrifier » pourrait camoufler, derrière un alibi « chrétien », des formes d’esclavage suscitées par le désir mimétique (René Girard).

C’est contre leur propre sang circulant que les hommes sont aux aguets, contre leur propre vie qu’ils se mettent à l’affût, dans la résolution maniaque de se nier et de nier l’autre, de pourrir le don de l’existence et de le changer en lacune. Tout pouvoir ne vit que de ceux qui s’y résignent, toute parole qui n’est pas d’amour demeure dans la nuit. Quelle serait l’échappée belle ? Celle qui piétine les intrigues de ce monde, celle qui brave les usages et quitte le tombeau par le beau, celle enfin qui méprise les hantises, les sottises, l’exil de tous les signes.

Une parole qui parle est une parole qui prend corps dans la vie de celui qui l’entend et l’accomplit.

 

Si la seule mesure qui nous est proposée est une mesure humaine – et mondaine – l’existence n’est-elle pas vouée à l’échec ? Une existence sans Dieu, réduite à une objectivité quantifiable, est forcément mortelle. Juifs et chrétiens ne se fixent pas en terre. Ils s’engouffrent dans l’ouverture que le retrait de Dieu rend possible. Tout paganisme est une impuissance radicale de sortie du monde. Athée est une métonymie pour ignorant (Benny Lévy).

 

C’est la joie du Christ et son mépris pour la mort (cette mort à laquelle le chrétien ne croit pas) qui nous effraient. Nous avons perdu notre innocence et gagné l’angoisse. L’innocence ne connait pas de limite au possible.

L’arbitraire divin : aucun principe, aucune raison, aucune loi ne le domine. Sa liberté est illimitée, sa solitude aussi :

Il est amour et miséricorde et cependant il doit se contenter de contempler, glacé d’horreur, les abominations qui se déroulent sous ses yeux (Chestov).

L’aphonie spirituelle de notre époque est une forme nouvelle de l’acedia. Elle est un assèchement et une lourdeur que reflète l’écran de la webosphère. Ces écrans ne déversent plus que des gargouillements colorés. Nous sommes dans un bourbier avec lequel le dégoût (de soi et des autres) fait de notre quotidien une réclusion. L’absence de tâches et de métiers (de métiers liés à la terre et à l’outil) annule tout gain spirituel. Jean Starobinski rappelle, dans L’Encre de la mélancolie (Seuil), que ce n’était nullement le profit économique du travail qui importait aux Pères de l’Eglise, mais sa valeur spirituelle et thérapeutique.

L’homme moderne, doté d’une profession (et conscient de l’inutilité de cette profession), ne peut pas se soustraire à l’ennui et au temps vide des loisirs. Les spectacles et les agitations festives lui sont désormais imposés de force. Dans le monde confusionnel (ce que les progressistes appellent la « cohésion sociale ») qui est le nôtre, le mal socialisé nous déracine. L’industrie de l’oubli (l’oubli du savoir faire, l’oubli des saisons, l’oubli de Dieu) ne repose que sur une nécessité marchande monstrueuse et indéfiniment extensible.

Thomas Stearns Eliot se définissait ainsi : Classique en littérature, royaliste en politique, anglo-catholique en religion. Je ne connais pas de meilleure définition.

Un excellent livre publié par Mark Anspach, disciple de René Girard : Œdipe mimétique (L’Herne), nous éclaire sur le spectacle électoral que nous avons vécu. Souvenons-nous, il y a la peste à Thèbes, Œdipe et Tirésias sont frères dans la haine. La claudication d’Œdipe, dont le nom même signifie « pied enflé » fait consensus dans l’irrespect et la moquerie.

Et pourtant, malgré ses propres aveux dignes d’un procès stalinien, Œdipe est innocent, de la peste bien sûr et même, c’est fort probable, du parricide incestueux.

Dans une communauté prise de panique (prenons la France d’aujourd’hui), un individu, appelons-le Œdipe/Sarkozy, a toutes les chances d’être choisi comme victime. Car les hommes aux opinions les plus variés réagissent à des désastres de toutes sortes en lynchant, réellement ou symboliquement, un individu soudain haïssable et tenu pour coupable.

Œdipe/Sarkozy a été jugé, à tort ou à raison, comme le roi de la faillite, voué lui aussi à être sacrifié lorsque tout autre expédient a échoué. Dans la pièce de Sophocle, Œdipe enfant est abandonné dès sa naissance parce qu’une malédiction le voue à un destin criminel.

Coupable multi-usages, et dès son origine familiale, Sarkozy l’est aussi. Son nom de rastaquouère d’abord… Sarközy de Nagy-Bosca, son grand-père d’origine juive – tout cela fait désordre pour la France moisie, celle de l’antisémitisme et de l’antichristianisme -  et puis, né dans une catégorie sociale méprisée par les élites, il s’est lui-même conformé, durant un laps de temps très court, à l’image négative que les médias lui ont renvoyée. L’image d’un président bling-bling, d’un nouveau riche forcément vulgaire, à collé à la peau de Sarko comme le sparadrap aux doigts du capitaine Haddock.

Préjugé tenace : notre roi est coupable d’avance : pas assez énarque et paraît-il inculte. Aux yeux aveugles de la doxa, Sarkozy devient l’incarnation du désastre dont il faut purger la communauté nationale. N’a-t-il pas été, et depuis toujours, grimé lamentablement en nabot nazi ?

Dans la farce qui commence, le pharmakos (le double du roi) est joué par François Hollande, voilà d’ailleurs un nom qui sent bon l’Europe fleurie et conviviale. Ce souverain de carnaval, plongé déjà en plein vaudeville sentimental, souhaite inverser les hiérarchies sociales et lever les interdits sexuels (le mariage gay notamment). En s’agitant comme le font les arlequins de foire, Hollande souhaite vendre des cravates tricolores aux phoques que nous sommes.

Que les esclaves prennent la place du maître, au moins le temps d’un meeting !

Quant au destin du pays, pour garder sa puissance d’attraction, il doit demeurer obscur, oblique dans sa mise en scène programmée et gavée de « moraline ».

Mais la fête terminée, le contre roi lui aussi sera expulsé car dans nos démocraties les Œdipe sont toujours des boucs émissaires réussis.

On les croit, à tort, coupables de ce dont on les accuse.

Les voix encombrées de reproches, Merleau-Ponty les nommait des ténèbres bourrées d’organe.

Dieu à Adam : Où es-tu ? C’est la même question que pose l’homme ne trouvant pas, auprès de lui, l’être aimé.

Le mort est un maitre absolu et la peur de la mort fait de nous des esclaves.

 

 

 




Jean-Pierre Metge

Nous remercions chaleureusement les éditions L’Arrière-Pays de nous autoriser à reproduire ces poèmes, extraits de Nos seuls soleils sont des lichens




Lettre pas vraiment ouverte à Sherman Alexie

 

Premier abord, il ya dix ans

"the two funniest tribes I've ever been around are Indians and Jews, so I guess that says something about the inherent humor of genocide"

S.Alexie, In Ten little indians   

  "les deux tribus les plus drôles que j’ai fréquentées sont  Indiennes et juives,  aussi  je pense que cela dit quelque chose de l’humour inhérent au génocide“

 

 

     Pour ceux qui n'ont jamais lu un seul poème ou roman ou nouvelle de Sherman Alexie, je vais prendre le temps de leur expliquer mon expérience. Rien de mystique, je n'ai jamais adhéré aux slogans New –age. Je n’ai amais essayé d'emprunter aux autres ce que ma culture blanche Européenne s'était évertuée à perdre au fil des siècles en voulant promouvoir le culte du progrès, matériel s'entend, avec sa clique de saints, fric et autres divinités économiques ... Néanmoins depuis longtemps familière des livres écrits par les auteurs Native American… parenthèse fermée, point.

Si j'avais été plus âgée pour l'avoir vécu, j'aurais osé cette comparaison: lire Sherman Alexie c'est comme avoir des bouffées de chaleur. Rien d'hormonal dans ce phénomène pseudo-ménopausique, mais quelque chose de marquant, une sacrée crise, une immense vague, une lame de fond... Je ne sais pas s'il apprécierait cette comparaison Sherman mais je la lui soumets, la lui offre,  il en fera ce qu'il veut … Il pensera que je suis une blanche hystérique, une de plus, ou bien me verra comme une représentante de ces “ bons blancs“ avec qui malgré tout, on peut s'entendre... (voir mon agent littéraire qui lui remettra, et à lui exclusivement, mes coordonnées personnelles et mensurations et tout et tout... ) parenthèse fermée, point.

Donc bouffée de chaleur non-hormonale ou alors il faudra poser comme hypothèse et théorème que le rire est un phénomène hormonal comme d'autres et j’en conviens, je ne me souviens plus très bien ce qu'en disent Bergson et les scientifiques... mais crise de rire(s), aux larmes, à se faire pipi dessus, à user des boîtes et des boîtes de mouchoirs jetables. Avec sueurs profuses comme une fièvre salvatrice. Je ne suis pas là pour juger, personne, suis tout ce qu'il y a de plus subjective. Et il faut ajouter ceci: en matière  de moi-je il est OK Sherman. Le show-man qu’il sait être, (je l’ai vu je suis témoin) n’est pas forcément  lucide ou fairplay. A-t-il la bonne distance? L'analyse la plus objective qu'il m'ait été donnée de lire jusqu'à présent? Pour le seul plaisir de la lecture et du rire je dirais que cela n’est pas nécessaire... Houlàlà... Quand j'écris ça j'ai l'impression d'avoir braqués sur moi les yeux de Joseph Bruchac, Maurice Kenny, Carter Revard, Lance Henson, Scott  Momaday et John Trudell... S'ils m'observent, ils se disent qu'encore une fois ils sont trahis, traités rompus ... pourtant c'est une déformation professionnelle de traductrice à verser au dossier côté circonstances atténuantes… Qui sait ... ces yeux d'Indiens, que j'ai rencontrés, avec qui j'ai travaillé, comment vont-ils regarder ces mots faisant l'éloge de Sherman... jaloux? Excédés? En colère? Méprisants? Indifférents?... De bouffées de chaleur m'en voici aux frissons glacés dans le dos. Pas facile, je vous le dis, de fréquenter les Indiens. Ils sont infréquentables à certains égards… et je vous renvoie aux livres de Sherman, vous apprendrez pourquoi... (je n‘ai jamais réussi à bien comprendre toutes les inimitiés qu'ils se manifestent les uns les autres, heureusement pas toujours, heureusement beaucoup s'apprécient mais bon... parenthèse reste ouverte: je veux évoquer les gueguerres au sein de l'AIM ... sorry John... )

C'est étrange, moi, comme ça, sans quête ni vision mais appel, et l'envie de ses yeux Indiens, là sur la piste de mes écrits .... Quoi en penser du DNA et des hormones, des magies qui ne sont pas surnaturelles mais n'en sont pas moins belles…et des missions que l'on se donne consciemment ou non… Cette drôle de vie si pleine, un pied sur dos de la tortue un pied sur la  vieille Europe et le coeur en poésie.... full blood poetry made with all the braids and breads ... all these steams and streams in my heart ... mais je m'égare il se fait tard et les hormones du sommeil bien identifiées vont me faire glisser dans les bras de Morphée. De ce côté-ci du mythe et de la culture je ne prétends rien, je constate souffrir de bouffées de chaleur à chaque fois que je lis Sherman Alexie. Dérèglement hypophysaire ou pas, je ne sais pas ce que les hommes ou femmes medecine pourraient faire pour moi, puisque je ne veux pas me faire soigner…Néanmoins ou nez en plus, les premiers temps de gondole passés, j’admets au fil des livres écrits par Sherman, repérer le fumet de l’exagération. Mon rire désormais tourne au jaune… Aujourd’hui plus âgée et la chute des hormones aidant, me voici presque en colère.

Deuxième abord, ça suffit comme ça.

 Auteur prolifique, Sherman Alexie (Spokane/Cœur d'Alène),  est devenu l’objet de polémiques et controverses dans le petit monde littéraire. Au début de sa carrière, la plupart des critiques ont acclamé ses livres, ont présenté son travail comme un témoignage de la vie actuelle sur les réserves. Du coup Alexie est devenu une star, l’équivalent de ce que James Baldwin est à Harlem, de ce que Dorothy Allison est aux deux Carolines, nord et sud

Une première question à soulever serait: est-ce que parce que quelqu’un est Indien, ce qu’il écrit est une représentation juste de la vie des Indiens ? Et sous cette question une autre : est-ce qu’être Indien vous accorde d’emblée les qualités supposées propres aux diverses tribus Indiennes ? A discuter avec d’autres auteurs Indiens, en particulier Cheryl Savageau et Maurice Kenny, il semblerait que la version de la vie sur la réserve écrite par Sherman Alexie tire un portrait exagéré ce celle-ci, tout en véhiculant, tout en perpétuant les stéréotypes ancrés dans les esprits, Indiens et non-Indiens tout pareillement. 

 A bien y regarder, l’écriture de Sherman ressemble à un script de film. Il a le style cinématographique Sherman. Il esquisse la ligne narrative et fait jouer des personnages tout au long de chapitres qui ont l’exacte dimension de scènes. En tournant les pages, on entend presque le « action » du début et le « coupez » de la fin. Les personnages eux-mêmes sont conscients d’évoluer dans un film potentiel, leur vie est un cinéma, ils sont abreuvés de culture populaire, ils s’adressent à des lecteurs abreuvés de télévision, de feuilletons. Cette stratégie littéraire que je suppose consciente et voulue par l’auteur, n’interroge pas le pouvoir de la parodie ni ne remet en question la culture populaire, ce n’est que le véhicule, la façon de conduire l’histoire d’une scène à l’autre. Son effet comique est indubitable, mais le désir d’être drôle justifie-t-il les moyens? Cette façon de reconnaître que les allusions sont cinématographiques, que certains dialogues sont directement empruntés aux films grand-public, excuse-t-elle le peu de substance et de réflexions laissées disponibles après l’éclat de rire…?

 Car ce qui est problématique avec le succès des livres de Sherman, ce n’est pas tant leur appartenance à la culture populaire, mais que ses livres constituent la seule référence, la seule représentation du monde Indien, la seule littérature Indienne à laquelle auront accès les lecteurs embarqués dans le courant du tout médiatique. Sherman qu’il le veuille ou non, assume une responsabilité vis-à-vis de sa communauté et plus largement vis-à-vis de toutes les communautés Indiennes. Outre la volonté de solidarité, outre la sensation d’appartenance et d’engagement, cette responsabilité est liée à l’efficacité, est liée à la réalité de la conservation des valeurs traditionnelles au sein des nations Indiennes. Et c’est là que le bât commence à blesser. L’humour de Sherman charge trop la mule. Par exemple ce personnage dans Reservation Blues, qui apparaît sans réelle nécessité, à qui aucun nom n’est donné, l’indien ordinaire en somme, qui est décrit comme ayant « les pommettes si proéminentes qu’il heurtait les gens en bougeant la tête »… Cette caractéristique que l’on imagine être propre aux nations Sioux ou Cheyenne ou Comanche, ou … indiens des plaines, flatte le lecteur et son sens du cliché. Ce personnage un peu plus loin est évoqué comme le « crazy old Indian man », le pauvre vieux fou d’Indien, pas vraiment humain, là encore cela flatte le sentiment général que le « vrai Indien », non adapté- non adaptable, est une espèce en voie d’extinction, que c’est le sens de l’histoire, qu’il ne peut en être autrement. D’autre part, Sherman qui n’est pas Sioux, emprunte une formule Sioux et la met dans la bouche de Thomas (qui est Spokane), « tous les miens » «  all my relatives » ou encore « mitakuye oyasin », jusque-là pourquoi pas, mais alors il devrait rêver d’une sweatlodge, or c’est une sweathouse qui est décrite. La confusion des rituels et des traditions, l’exploitation des cultures Indiennes et l’appropriation erronée de la culture des tribus voisines provoquent, selon moi, un sérieux malaise. Les stéréotypes ont une belle vie devant eux, si un Indien de lui-même, contribue à produire l’image de « l’indien générique ». Pourquoi se montrer irrespectueux des différences, pourquoi mélanger les modes de vie et les traditions ? L’approximation dans ce cas est coupable, elle continue le travail d’éradication et d’extermination des cultures et des peuples Indiens commencés il y a plus de  500 ans. Le danger de cette grossière représentation est que le lecteur moyen prenne pour argent comptant tout ce que Sherman Alexie raconte. Or ce qu’il raconte se révèle ne représenter qu’une portion marginale des habitants de la réserve. De plus elle ne met en évidence aucune particularité Spokane, rien dans cette façon « pan-indienne » de décrire la réserve ne vérifie son identité Spokane si ce n’est l’évocation de Big Mom, dont la présence est exaltée jusqu’à une disproportion mythique. Ce pan-indianisme devient la mesure étalon d’une certaine indianité reçue comme la seule existante ; dans l’esprit du très large public, Spokane ou Sioux revient au même, ce principe conduit au fait que toute tribu est semblable à une autre. Ce qui est historiquement, ethnologiquement, géographiquement faux. Le résultat est que se perpétue l’image floue de l’indien s’effaçant, évanoui à la surface du sol Américain, il n’est plus qu’une ombre dans la fantaisie et l’imagination, un archétype stéréotypé virtuel. Saupoudrer de-ci de-là un peu de sweetgrass, un peu de sauge et de cèdre, évoquer le jeu de la crosse et l‘esprit du saumon, ne suffit pas à nous mettre au cœur d’une réelle communauté Indienne. Faire parler aux personnages un anglais incorrect, utiliser le « enit » à outrance, faire penser que les gens se nourrissent uniquement des subsides de l’état, vivent dans des caravanes ou dans des maisons sommaires (à loyer modéré) réservées aux indigents, ne donner à voir que le désespoir, tout cela contribue à dresser un décor de carton-pâte, un décor de studio de cinéma, aucune vraie réserve indienne n’y peut se reconnaître. Rien à voir avec les descriptions qu’un autre Indien pourrait faire de son environnement : il décrirait les liens qui l’y attachent, il évoquerait avec respect les ancêtres qui y ont vécu. Pour un Indien tout paysage a une signification, se lit, est en relation avec l’univers, abrite des esprits…  Sherman n’est ni Momaday ni Leslie Silko, ni Linda Hogan ni Joseph Bruchac, auteurs phares écrivant au nom et pour le bien d’une communauté. De là à penser que Sherman se la joue perso….

Cela dit, il n’empêche que certains aspects de la vie sur les réserves décrits par Sherman, sonnent juste. Et oui les dilemmes auxquels font face les populations Indiennes sont nombreux. Les problèmes évoqués d’assimilation, de métissage, de quantum et d’identité Indienne revendiquée, sont de vrais problèmes pour les habitants des réserves. En effet certains préfèrent passer pour blancs, ils ne veulent pas porter le fardeau d’être Indien. Oui bien souvent les seuls Indiens  obtenant des emplois sont quasi blancs sinon de peau mais dans la pensée (on les appelle les apples, rouges dehors et blancs dedans)… Parce que c’est plus sûr et plus sécurisant pour la société en son ensemble…Pourtant ils s’affirment Indiens. Mais ces vérités-là, celles que présentent Sherman Alexie, à un public largement non Indien, ne sont que des caractéristiques superficielles, ne sauraient être assimilées à la réalité « d’être Indien » aujourd’hui. Et Sherman ce faisant, ne prend aucun risque vis-à-vis de la mouvance et de l’état d’esprit actuel. Il assure son succès en adoptant lui aussi un comportement sûr et sécurisant. Il dit comiquement ce que les gens acceptent qu’il soit dit. Y compris en insistant sur la figure de l’Indien alcoolique.

 Le problème de l’alcoolisme rampant dans les communautés Indiennes n’est pas à dénier. Mais cette réalité devrait être mise en perspective avec les impacts et comme une conséquence du colonialisme. Sinon là encore nous avons affaire à un stéréotype. Le paradoxe c’est que les commerçants (blancs) échangeaient les fourrures fournies par les Indiens contre de l’alcool, après quoi ils reprochaient aux Indiens de boire. Mais saouler les Indiens faisait bel et bien partie du processus enclenché : dépossession de leurs terres, de leur dignité et de leur souveraineté. Les Indiens se retrouvaient intoxiqués et dépendants avant d’avoir compris la ruse ; ils buvaient comme ils auraient dansé ou festoyé à l’occasion d’une chasse abondante, l’alcool alors était vu comme une « médecine », avec un pouvoir spirituel… Ils se rendront compte ensuite, trop tard, de son  pouvoir destructeur. Mais abusés sur tous les plans, le désespoir grandissant, les déportations, les massacres, puis l’installation sur les réserves, la pauvreté, le démantèlement du mode de vie tribal, feront de l’alcoolisme au sein des communautés Indienne, un fléau récurent. Sherman n’analyse pas, il sait que les raisons de cet alcoolisme, aux yeux de l’Américain moyen, sont irrecevables. Au lieu d’expliquer, Sherman Alexie se sert de l’alcoolisme sur les réserves, pour en faire du sensationnel, pour l’exploiter à des fins comiques : « Lester est l’ivrogne le plus accompli de la réserve Spokane », une notoriété qui l’élève au statut de « héro tribal », quand à Victor, incapable d’assumer sa mise à l’écart, il se tourne vers la bouteille et prétend être un artiste raté. Il serait plus juste d’admettre que l’alcool est un problème sous toutes les latitudes sur tous les continents, dans toutes les populations pauvres, quel que soit leur appartenance ethnique. Ce n’est pas spécialement Indien, ce n’est pas un souci d’ordre ontologique, c’est un phénomène social, souvent lié au sentiment de déchéance.

 De même Sherman, toujours dans Reservation Blues, relève l’attitude et les remarques de Chess  par le qualificatif « traditionnelles », voilà une exagération supplémentaire. Un exemple : Chess émet (au nom des femmes Indiennes) une plainte à propos des Indiens mâles qui trahissent leur ADN car attirés par les femmes blanches, ils risquent alors de faire naître des métis. Cela signifierait que seules les femmes « de sang pur » sont concernées par ce problème. Et que ces sangs purs seraient les seules à avoir des sentiments racistes vis-à-vis des sangs mêlés. Or les traditions Indiennes depuis toujours sont inclusives, elles ne regardent pas l’indianité sous l’angle de la génétique. Etre ou devenir Indien c’est être éduqué et accepter les modes de vie, de penser, Indiens, c’est vivre au milieu des Indiens en étant engagé parmi et envers eux selon leurs coutumes. De nombreux trappeurs, en particuliers Français, ont été adoptés dans les tribus, ils étaient considérés par les Indiens comme « des leurs ». Ils épousaient des Indiennes et leurs enfants plus clairs de peau étaient pourtant considérés comme Indiens. Les Sioux, les Navajos ont même créé des clans qui prenaient en compte ces réalités de métissage, les Ojibwas de même avaient un clan de métis, et les métis participaient à la vie des communautés de la même façon que n’importe quel autre Indien. C’est le regard des blancs, leur influence et leur domination qui feront une différence, qui commenceront à disséminer le comportement discriminatoire. D’autre part, traditionnellement, les diverses populations Indiennes pratiquaient les mariages intertribaux, conscients des dangers des mariages consanguins, ils adoptaient les nouveaux venus qui aussitôt se trouvaient vivre non pas chez des étrangers mais parmi les leurs. Le problème n’est pas que Chess fassent part de ses amertumes, mais que dans le livre aucun contrepoint ne soit offert, que les relations entre Indiens et Indiennes ne soient pas analysées sérieusement. Gardons en tête le modèle matriarcal que ces cultures avaient adopté et que le colonialisme occidental est venu perturber, jusqu’à le faire considérer par certains Indiens eux-mêmes, comme malsain... D’où une crise des rôles et des genres dans les sociétés Indiennes jusqu’à aujourd’hui. D’où le sentiment « vengeur » des opprimés, les Indiens mâles, qui tout comme Junior considèrent et « savent que les femmes blanches sont des trophées pour les garçons Indiens. Ils s’était toujours figuré que d’avoir une femme blanche, c’était comme compter un coup ou comme voler des chevaux ( valeurs des Indiens des Plaines et non des Spokanes, je souligne !), c’était la meilleure revanche contre l’homme blanc ». Et Chess conclut rapidement, naïvement qu’il y a pénurie d’amour dans le monde. Une sorte d’affirmation New-Age, mouvement qui a pillé les spiritualités Indiennes, les livrant comme de vulgaires recettes. Mais cette réflexion hâtive ne résout pas les conflits de races et de genres, ni n’offre d’explication argumentée. Jamais non plus le procédé d’écriture cinématographique adopté par Sherman ne nous permet de ressentir un investissement émotionnel des personnages au travers de leurs relations. Il s’agit d’une écriture à la troisième personne, le narrateur est un « il », Sherman ne veut pas dire « je ».  Ce qui nous fait ressentir la distance entre une réserve quelconque et la véritable réserve Spokane.

 Je ne m’attarderai pas sur le caractère incohérent des personnages qui comme Chess se contredisent au cours du roman. Encore une façon de dire que ces maudits Indiens ne sont pas dignes de confiance, qu’on ne sait jamais comment ils vont réagir, si seulement ils veulent vraiment, ou pas, être Indiens. Ceci sans nul doute produit des effets comiques, et la référence au trickster, au farceur invétéré cher aux mythes Indiens est claire. Pourtant un recours abusif à la figure du trickster, renforce l’idée que les Indiens sont incapables d’auto-analyse, de commentaires éclairés sur les dilemmes sociaux qu’ils rencontrent aujourd’hui. Cela nivelle et affaiblit les valeurs Indiennes grâce auxquelles les communautés ont survécu, valeurs suffisamment fortes pour avoir permis que résistent ces cultures après plus de 500 ans de colonialisme, de génocide et de mauvais traitements destinés à les faire disparaître. Etre Indien c’est aussi se sentir l’héritier de cette histoire, de cette force de résistance, en être fier. Je me demande comment les lecteurs Indiens peuvent recevoir et lire les livres de Sherman. Comment dans un contexte qui continue d’être impérialiste, comment reçoivent-ils ces livres qui les représentent et parlent d’eux ? Et si les livres de Sherman Alexie, puisqu’ils ont un succès massif, empêchaient le lecteur Indien d’avoir une vraie relation avec un roman Indien ? Je veux dire : l’œuvre de Sherman Alexie pourrait bien être l’arbre qui cache aux Indiens  la forêt préservée de leurs cultures et de leur littérature.

Au troisième abord et dix ans plus tard, qui aurait encore envie de rire….




Chroniques du chemin (1)

 

L'amour de la musique me vint très tôt.  Dès l'âge de quatre ans, l'entrée lumineuse dans l'univers des sons se fit avec Une petite musique de nuit de Mozart.

Pourquoi me direz-vous, commencer ces quelques lignes par un souvenir d'enfance ?

Parce que, cinquante-huit ans plus tard , en 2012, un commentateur de France Musique me fit découvrir, au sujet de cette partition dont je pensais avoir fait le tour, une étrange évidence qui, cependant, m'avait échappé jusque là : le génie mozartien a eu l'humilité de désigner par « petit » un de ses plus miraculeux moments sinon d'adieu tout au moins de maturité (cette petite musique de nuit fut , on le sait, écrite par le Maître de Salzbourg un peu plus de trois ans avant sa mort).

Seconde question :  pourquoi, dans une revue vouée à la poésie, évoquer Mozart ?

Tout simplement parce que cette modestie d'un très grand musicien devrait faire réfléchir tous les poètes et apprentis-poètes. Or, trop souvent, qu'entendons-nous si nous parcourons les allées du Bois sacré ? Les uns, sans vergogne, parlent eux-mêmes de « leur oeuvre poétique » - un terme qu'ils devraient,le cas échéant, laisser à leurs lecteurs, alors qu'il leur faudrait simplement évoquer « leur travail ». Les autres vous abordent en bombant le torse et en proclamant avec insolence « Monsieur, je suis poète ».

Qu'en savent-ils ? Le fils de Léopold Mozart, lui, bien qu'adoubé par Haydn et admiré par Beethoven, parlait d'une petite partition (eine kleine) alors qu'il aurait pu évoquer un moment musical miraculeux. Où est la vraie sagesse, où se situe le véritable artiste ? Le philosophe Stanislas Fumet a justement écrit que la littérature est une faille dans la satisfaction de soi. Pourquoi diable boucher cette faille avec le ciment de la certitude ?

On a toujours intérêt à côtoyer plus grand que soi : de Mozart, je passe à Guillevic. Peu après sa mort, sa compagne me disait que, dans ses derniers jours, il lui avait dit, désemparé «  Tu crois que je suis vraiment un poète ? ». Une autre fois, comme je lui demandais s'il était heureux d'être reconnu, oh non, me répondit-il, quand tu penses au nombre de cartes de Nouvel-An auxquelles je dois répondre...

La suffisance et la coquetterie sont bien les deux âmes damnées qui tentent le poète au Jardin des oliviers. Or, les fruits de l'arbre poétique se récoltent avec la patience et l'humilité », les deux soeurs amies du poète.




Lecture (s)

Au moment où l’automne se fait flamboyant , Marie Huot ( Prix Jean Follain 2002 et Prix Max Jacob 2007) , revient nous parler d’amour, dans un bruissement de feuilles mortes.

 

J’aime ton odeur de sous-bois après l’ondée
que je garde sous les ongles
ta terre mouillée qui fraîchit
autour de mon pied ma pliure
j’aime ton automne
à l’intérieur de moi.

 

Nous sont ainsi offerts Trente-six variations sur l’amour , comme une promenade dans les sous-bois. Ne nous étonnons pas d’y croiser un petit chaperon rouge 

 

Quand l’amour se promène dans les bois
Il n’a qu’un petit chaperon
et rien dessous.
Il est vite nu
si le loup y était.

 

quelques biches, des ogres,  des oiseaux qui se nichent …

Marie Huot a rassemblé dans ces pages tous les mots d’humus et de sève, les images d’une forêt enchantée, pour nous attirer dans la clairière des sens et du sens. Elle joue, jongle avec les métaphores, les allégories, les symboles avec grâce , légéreté, délicatesse, faisant tour à tour de cet amour un animal qui court la garenne / sur ses pattes veloutés, ayant beau pelage et frémissant museau et la forêt elle-même : l’amour est une forêt de trembles / Dès que tu poses ton doigt sur moi / Mes feuilles frémissent et frisonnent …

Marie Huot a retrouvé son regard d’enfance, nourrie de contes et de légendes, une enfance de courses dans les sous-bois et chacun de ses poèmes fait de nous un « petit poucet » revenant à la source de l’innocence :

 

Cachée sous les arbres noirs
je regarde les braconniers
poser leurs pièges.
pourvu que l’amour ne s’égare
et perde d’un seul coup ses deux pattes
ma cabane mon abri de joie.

C’est au coin d’un feu, en dégustant des châtaignes que  l’on a envie de partager avec elle son enchantement obstiné dans la clairière de l’être .

 

Marie Huot, Une histoire avec la bouche, Illustrations de Diane de Bournazel, Al Manar Poésie/ Editions Alain Gorius, 2012, 15 euros.

 

...............

 

Dialogue ininterrompu

Voilà soixante et un an qu’a disparu René-Guy Cadou, ce poète aux mots incandescents. On sait, ne serait-ce qu’à la lecture d’ Hélène et le règne végétal quelle place centrale Hélène Cadou occupe dans l’œuvre de René-Guy et dans sa vie. Ce bonheur, cette joie mille fois glorifiés s’interrompirent au printemps 1951, laissant Hélène seule. On sait moins qu’Hélène, ayant commencé à écrire au temps du bonheur ne se contenta pas de garder vivante la mémoire de René-Guy, mais qu’elle continua , par-delà la mort, le dialogue avec l’homme de sa vie.

 

Je m’applique à te redonner
Dans le nid tremblant de mes mains
Une part de jour assez douce
Pour t’obliger à vivre encore.

 

Loin d’être un long lamento nostalgique, ces poèmes sont d’abord une ode à la joie tranquille des jours. Parce que tu chantais le monde et sa souffrance

 

                                        Et le chien bohémien que je n’oublierai pas
                                        Reviens
                                       Il y aura cortège pour t’aimer

 

Certes, les pages sont empreintes d’une douce nostalgie

 

Tu m’es revenu ce matin
Le soleil est sur la maison
Si je savais le retenir
Dans le corbeille d’un beau jour
Peut-être viendrais-tu parfois
Faire halte au milieu de ta nuit
Et dormir encore avec moi
Dans la paille de ses rayons .

 

Mais c’est d’amour vivant que parle Hélène. D’un amour rayonnant, solaire qui vibre à chaque vers. Une lecture négligente de ces pages pourrait laisser croire à une écriture d’imitation tant l’univers de René-Guy imprègne les mots d’Hélène. Il n’en est rien : Hélène a une voix qui lui est propre, elle est l’écho féminin de René-Guy. L’œuvre d’Hèlène est la part féminine de celle de Cadou. On pense ici au projet d’œuvres croisées qu’ont mené Elsa Triolet et Aragon. Car c’est bien d’un dialogue qu’il s’agit, comme les conversations que l’on imagine qu’Hélène et René-Guy avaient , les longues soirées d’hiver, dans l’école de Louisfert .

 

Les arbres saignent dans la nuit
Et les étoiles vont trop vite
Mais l’hiver hésite à ma porte
Pourquoi veux-tu que je m’étonne ?
La lampe cueille le silence
Et fait parure au souvenir.

 

Dialogue avec un disparu, donc, mais dialogue de vie avec un vivant, car Les épis nouveaux ont des raisons de croire répond-elle à celui qui avait écrit Symphonie du Printemps et puisque «  l’existence est toujours sauve », Hélène Cadou referme ce recueil en nous indiquant :

 

Il reste à découvrir un message plus clair
Que les sources ou les étoiles
Plus évident que le jour.

 

La poésie d’Hélène Cadou est évidente.

Hélène Cadou, Le bonheur du jour suivi de Cantate des nuits intérieurs, Editions Bruno Doucey, 2012, 13 euros.

...............

 

Sous les mots pudiques et simples de Jean Le Boel affleure la vie de gens de peu, travailleurs , ouvriers ou paysans à qui , le plus souvent, manquent les mots pour dire .

 

Les mots lui manquent
oisives ses mains ses grosses mains
l’’embarrassent elles ignorent rugueuses
la caresse la couleur agile
il ne sait que travailler…

 

Et Jean Le Boël de s’interroger sur son propre rôle : qui es-tu, toi qui portes les mots des autres .Il dit avec force leur colère plantée dans l’hiver, il dit avec vigueur la fatigue des corps/ et le fracas des machines, il dit sans résignation tous ceux et celles, résignés ,

 

Débraillés, déplacés, déclassés
oui, ils furent
casquette à la main
n’en pensant pas moins.

 

Il dit pour aider les autres à renaître

à la parole.

Il DIT ! Et, c’est la voix de tout un peuple, bafoué, ignoré qui tout à coup monte des pages. Ce sont des millions de vies anonymes qui ressurgissent, et une émotion venue du plus profond se met à couler là où leur chair s’est usée.  Ils sont remontés de la mine et descendus des collines avec leurs mains calleuses et leurs pauvres mots maladroits, c’est le peuple des travailleurs.

Il n’y a nulle emphase dans les mots de Jean Le Boël , nul effet de style . La poésie de Jean Le Boël n’a pas les bonnes manières de l’éducation bourgeoise et n’est pas faite pour être lue à des jeunes filles évanescentes au fond d’un parc…. Et l’on sent bien que cette poésie-là n’est pas « sa tasse de thé ».

 

Je ne suis pas berger des bêlantes étoiles
Je chante l’homme

 

Voilà, c’est dit, c’est même écrit, avec cette force tranquille que donne à l’artisan, au paysan ou à l’ouvrier le sentiment de fierté du travail accompli. Si ce mot n’était pas devenu une injure, j’oserais dire que Jean Le Boël est un vrai et grand poète « populiste ». S’il lit ces lignes, il saura, lui, que sous ma plume, c’est un compliment.

Jean Le Boel, Là où leur chair s’est usée, Les écrits du Nord/ Editions Henry, 2012, 9,50 euros.

 

...............

 

«  Ainsi chevillée au corps, la poésie est un acte de résistance, une vie dans la vie, un geste de liberté qui s’oppose à toutes les formes d’aliénation subies par le poète. « Sainte quotidienneté » que celle de l’écriture qui sauve un homme de l’effondrement » écrit, dans sa préface Bruno Doucey qui vient , opportunément, de rééditer ces textes. Acte de résistance, bien sûr, il en est ainsi de toute poésie, mais surtout acte de prophétie, si l’on songe que ces vers ont été écrit en 1968, tellement ils font écho à une douloureuse actualité :

 

Ne pleure pas sur la grèce, -quand elle est près de fléchir
Avec le couteau sur l’os, avec la laisse sur la nuque,
La voici qui déferle à nouveau, s’affermit et se déchaîne
Pour terrasser la bête avec la lance du soleil. 

 

D’une oppression à une autre, circonstances changeantes, ce sont les mêmes mots pour dire la liberté .Liberté dans le choix même de cette forme particulièrement contraignante qu’est le vers régulier de quinze syllabes, si l’on veut bien comprendre que la liberté n’est pas l’ignorance de la règle mais son dépassement. Liberté par le recours à cette forme de chanson populaire, issue du plus profond des entrailles d’un peuple opprimé , manière de faire entendre que la liberté est d’essence populaire . Liberté enfin pour l’espérance qu’elle donne :

 

Un petit peuple qui lutte sans les sabres ni les balles
pour le pain du monde entier, pour la lumière et la chanson.

 

De chant en chant, Ritsos convoque , non pas les héros mythiques de la Grèce antique, mais ceux , anonymes , des guerres d’indépendance à moins que ce ne soit quelques « bandits d’honneur » . Il y a   dans ces vers- là un  écho à la complainte de Mandrin …

Et Bruno Doucey de s’interroger : «  Poésie de contrebande ? Bien entendu." Répond-il .

Mais toute poésie, juste et vraie, n’est-elle pas par nature, de contrebande ? De contrebande, oui, la poésie qui ne cesse de franchir la frontière du sens commun, qui court  à la lisière des significations , qui échappe à toutes les prisons du langage, qui se rebelle contre les « oukases » des « sachants ». Je pense, ici, à cette phrase de Jean Giono : «  Je suis rebelle et si la société a annihilé en toi tes facultés de révolte, je suis rebelle pour t’obliger à l’être ». En dix-huit « petites chansons », c’est à ce devoir d’insoumission et de rébellion par la poésie, la poésie comme dernier recours en somme , que Yannis Ritsos nous invite .

Yannis Ritsos, Dix-huit petites chansons de la patrie amère, Editions Bruno Doucey, 2012.

 

 




AU MIROIR DE LA MONTAGNE (VOYAGES AU MONT ATHOS) , par W.S. Merwin

Ce texte est un extrait du livre de W.S. Merwin, à paraître prochainement sous le même titre, dans cette traduction de Pascal Riou et Jean Markert 

 

Je suis passé de Venise à la Sainte montagne de la Vierge, à l’Athos, en à peine deux nuits.
Chacun s’attendrait à ce qu’un tel passage soit source d’un contraste si abrupt et si entier qu’il en devienne choquant — un grand écart entre parfaits contraires. De fait, le contraste fut bien là, partout. Mes oreilles résonnaient encore du bruit de succion des sombres canaux, de l’effervescence anonyme des foules Piazza San Marco, alors que je commençais à entendre le vent dans la châtaigneraie qui se déploie juste en-dessous de ces crêtes où nichent les corbeaux. La lumière d’automne, ses reflets miroitant sur l’eau et le long des façades de tant de palais construits sur de la boue, les vanités évanescentes, la légèreté trompeuse et les secrets insaisissables de la Reine de l’Adriatique — merveilles de composition réglée — un goût pour la possession réclamant jusqu’à la mer, année après année, comme maintenant la mer la réclame, une cité qui choisit le mariage comme figure de soi (ce n’est pas un hasard si Othello se déroule à Venise), une ancienne république dont le pouvoir et la grandeur furent représentés par d’anciens prisonniers élus, une cité toute en feuilles mais sans arbres, à la fin septembre, cité que le sommeil du voyage avait avivée et non voilée —, lorsque j’arrivai à pied, seul, au détour d’un virage relevé, et vis, dans la prime lumière, loin vers le sud-est, à travers les bois, l’ombre nue s’élevant à plusieurs centaines de mètres au-dessus de la mer, jusqu’à la pointe de marbre que certains prirent pour ce sommet extrême d’où le démon montra à Jésus tous les royaumes de la terre et leur gloire, et que beaucoup croient être, en l’approchant par le nord (et donc depuis l’endroit où je me tenais), le lieu que la Mère de Dieu avait reçu pour jardin terrestre. Au premier abord, ces deux lieux semblent n’avoir rien en commun sinon la planète et ses révolutions, mais lorsque l’on passe de l’un à l’autre, cette simple pensée révèle d’autres liens. L’Athos et Venise se font écho comme paroles de l’être, en disent les dimensions et les trésors, et tous deux regardent bien au-delà de nous. Ni l’un ni l’autre n’appartiennent à notre siècle, pourtant tous deux donnent à entendre un sens qui, bien que clairement partagé par de nombreuses époques, semble caractéristique du présent et de son allure : une touche de vertige, la sensation de pierres du gué s’enfonçant sous les pieds qu’elles aident à traverser.
Venise, bien sûr, s’enfonce littéralement, engloutie par ses triomphes, succombant sous ses propres monuments. Les piliers de bois ayant plongé profondément dans la vase et l’argile, ayant pourri sous le poids du marbre, on a encore ajouté du marbre au pavage, rehaussant le niveau mais aggravant

 

 

la charge. Sur les canaux, les marches de marbre blanc qui montaient jadis aux embarcadères disparaissent maintenant sous l’eau polluée. Barges de livraison, vedettes à rideaux des riches, vaporetti aux diesels surpuissants, hors-bord chics de ces éternels adolescents qui ont beaucoup à prouver et disposent de moteurs pour le faire, tous envoient les vagues ricocher le long des canaux étroits. Année après année, elles éclaboussent plus haut les portes pourrissantes et glissent plus avant dans les demeures, charriant des morceaux de bois flotté, des canettes, des trucs en plastique usagés, des sacs-poubelles noirs tombés à l’eau en glissant des barges d’ordures, des nappes d’essence, de détergents, et jusqu’aux effluves dernier cri. La pierre qui borde la ligne d’eau est peu à peu rongée. Les fissures grimpent dans la maçonnerie, les campaniles penchent d’un côté ou de l’autre sur des fondations qui vont s’affaiblissant. Lors des grandes marées, à l’équinoxe d’automne, la Piazza San Marco et les rues qui l’environnent sont sous l’eau. La lagune refoule par toutes ses rigoles d’écoulement aménagées entre les pavés bien alignés. Elle monte jusqu’à pénétrer dans la somptueuse basilique Saint-Marc dans laquelle le saint est si souvent représenté traversant les eaux, où la colombe la plus visible sur le plafond du porche est bien celle de Noé. Certains jours les doigts de l’eau recouvrent le pavement de mosaïques. Des planches permettent aux files de touristes d’avancer et de reculer lentement et d’enjamber le pavement pour entrer et sortir de l’église. Les gondoles amarrées aux jetées semblent mouiller au large de la lagune. Beaucoup disputent de la vitesse à laquelle la ville s’affaisserait, mais il semble certain que le phénomène s’accélère au rythme du pourrissement des piliers. Par ailleurs, la surface — pas seulement celle des eaux, mais tout le superficiel : le visible, l’extérieur, l’ornement, le public, la monstration — ont toujours fait partie intégrante de la nature, de l’architecture et de la vie de Venise, et si Venise peut être préservée, même morceau par morceau, il est évident que cela ne se fera pas sans des marques d’attention publique, complexes, onéreuses et telles que Venise puisse continuer d’être vue. L’Athos, c’est une autre affaire. Ici aussi la richesse s’est affairée, ici aussi on aura pratiqué l’accumulation : rois et reines ont édifié des monastères, les ont dotés, restaurés, protégés, et ajouté à leurs trésors. Ici aussi les apprêts du visible — fresques, manuscrits enluminés, architecture, sculpture — sont appréciés, admirés, jusqu’à vénérer certaines icônes. Mais, tandis que Venise profite des touristes et pourrait pour finir  devoir son salut à leur argent, l'Athos n’attend rien d’eux ni de ce qu’ils représentent sinon sa destruction imminente. Car l’Athos comme la cause de sa ruine sont d’essence invisible. 

 

Sur le strict plan géographique, le chemin pour s'y rendre passe par la Grèce. Trois péninsules, disposées tels les doigts d’une main, composent la Chalcidique et plongent dans la mer Égée. La Montagne se trouve au bout de la plus orientée, celle qui regarde Lemnos. Une quarantaine de kilomètres de long, rien que du rocher, élevé, même si à la pointe nord un morceau de terre s’abaisse presque au niveau de la mer. La fable veut qu’entre les deux rives certains bords d’une gorge à peine visible soient la trace d’un canal creusé sur l’ordre de Xerxès qui, cinglant contre la Grèce au début du V° siècle avant J.C, redoutait d’affronter les eaux terribles qui battaient le pied de la montagne. Quelques années auparavant, une flotte entière avait sombré en la contournant. Au sud de cet hypothétique mémorial, la terre s’élève en de douces collines sur quelques kilomètres, puis se soulève en de rudes plissements qui courent  jusqu’au sommet. Au début de ce siècle, la frontière de la Sainte Communauté de l’Athos se trouvait bien plus au nord qu’aujourd’hui. Le gouvernement grec a exproprié de vastes surfaces à la base à peine déclive de la péninsule — la plupart de ses meilleures terres agricoles — et les a cédées à des fermiers ou pour des fins autres qu’agricoles. Comme compensation, on promit aux monastères dont on prenait les terres, quelque subside régulier et c’est de celui-ci qu’ils dépendent. (Son versement est aujourd’hui remis en cause.) La communauté monastique, d’après les termes de la charte qui la régit, se gouverne elle-même. Et, s’il existe bel et bien un lien avec l’état grec, il semble ne satisfaire aucune des deux parties. Le premier contact du visiteur avec la communauté se fera probablement à Thessalonique, dans les locaux de la police. Selon le traité de Lausanne de 1923 et la charte de l’Athos de 1924, dessinés communément par la Grèce et la communauté monastique, si les moines sont sujets grecs et soumis au système pénal grec, l’administration ecclésiale est, elle, laissée aux représentants des vingt monastères — une police ecclésiastique peut ainsi refuser l’entrée aux visiteurs. Il y a peut-être encore cinquante ans, les pèlerins pouvaient débarquer sur la péninsule athonite sous nul autre drapeau que le leur propre et y demeurer sans lettre de créance jusqu’à leur mort — certains, dit-on, firent ainsi. Dans cette ancienne tradition, l’hôte était un envoyé du ciel et devait être reçu comme le Christ. Maintenant les papiers sont requis, en triple exemplaire. Ils doivent être fournis par la police grecque, ce qui nécessite de traverser la ville, de se rendre dans un autre bureau, puis de recevoir ensuite confirmation des autorités de l’Athos. Jusqu’à il y a peu, aucune limite ne s’imposait aux visiteurs quant à leur séjour. Maintenant, consécutivement au

nombre croissant de touristes, une semaine est un maximum, sauf si les représentants du monastère décident d’étendre l’autorisation et, normalement, un visiteur n’a pas le droit de séjourner plus de vingt-quatre heures dans chacun des monastères.
C’est la route qui a permis ou, à tout le moins, aménagé ce changement. Pendant des siècles, le voyage jusqu’à l’Athos fut long et exigeant. Il exigeait plus que de la curiosité, quelques heures et le prix d’un ticket de bus, pour celui qui, à dos de mule ou bien à pieds, devait traverser les quelques cent cinquante kilomètres de montagne inhospitalière qui vont de Thessalonique au pied de la péninsule. Ces dernières années, la route a été arasée et goudronnée jusqu’à la frontière actuelle, située jadis bien plus à l’intérieur du domaine monastique. Pendant la majeure partie du trajet, elle serpente à pic entre les bois de châtaigniers et les pentes dénudées, reliant quelques sanctuaires et petites villes, passant sous les murs d’un château en ruines à Stagire où vécut Aristote —, un panneau rédigé en alphabets grec et latin  invite à faire un détour jusqu’à une statue blanche: la forme d’une barbe et d’une toge. Un profil régulier faisant face à la mer contre le ciel vide, alors que le bus prend un virage —, profil qui a l’air tout neuf. Le Philosophe, vous savez. Dans ces petites villes, un moine me le racontera, ils ont des stades de football mais pas de bibliothèques. Villages de collines plantés au milieu de vergers dont les pommiers ploient sous les fruits, branches maîtresses prêtes à rompre et s’affaissant sous leur poids jusqu’à toucher de vieux murs par dessus lesquels se déversent les pommes, tout cela immergé dans la lumière d’octobre. Dahlias, géraniums, calendules. Des gens attablés dehors à l’ombre de treilles dont les dernières feuilles virent à la transparence après la vendange. Chiens qui se faufilent entre les ombres des tables. Serviettes pendues près des portes ouvertes. Familles faisant face aux bus comme si elles attendaient le photographe. Feux de bois. Antennes de télévision. Poules sous les étendages. Tas de briques creuses rouges et neuves, mortier blanc, tuiles brutes. Erissos, en bas sur la rive de la mer Égée, est parfaitement moderne — partout des logements (dans leur version sud-européenne) dont on dirait que chaque pièce pourrait servir de salle de bains. La vieille ville a été ravagée en 1932 par un tremblement de terre qui tua nombre de ses habitants. Un peu plus loin en contrebas, sur la côte, à l’écart du rivage et au milieu des arbres, au-delà de petits champs et de pâtures dans lesquels vaches et ânes sont laissés à l’attache, on voit les coupoles d’une minuscule église, un avant-poste de l’Athos, et plus loin sur la côte, avec vue sur la mer, une construction de ciment brut : un hôtel.  Peu de voitures

sur la route, mais les développeurs ont des projets ! Après la première tentative d’hôtel, la route s’élève et traverse la péninsule pour finir sur la première baie profonde. En l’espace d’une année, on a achevé un complexe de béton sur les rochers dominant l’eau : route avec vue panoramique, éclairages banlieusards, semper virens en grande livrée : architecture de clinique de carte postale ou d’un secteur chic du Mur de l’Atlantique. Et le nom, Eagle’s Palace Hotel (sic), en anglais, pour qu’il n’y ait pas d’erreur possible. Soyons certains que ce n’est que le premier d’une longue série. Sur la rive en contrebas, sur le petit quai de Tripiti, des bateaux de pêche font la traversée jusqu’à l’île d’Ammouliani. Après quelques minutes, la route descend jusqu’au village côtier d’Ouranopolis, le terminus , pour l’heure.     
Les alentours du village sont bordés de constructions à plusieurs étages à demi finies : les hôtels du resort prévu l’an prochain. Mais le bâtiment qui domine pour l’heure l’endroit est la tour de Phosphori, du XIII°siècle, sise sur les rochers du rivage. Ce fut jadis une dépendance du monastère de Vatopedi, et il se peut qu’elle signale le site de la ville païenne de Dion. Au début du siècle dernier elle devait se dresser, presque seule, au bord de l’eau. À côté, une petite et vieille maison qui pendant quelques années servit d’auberge et, face à la mer, les vestiges de quelques autres maisons de campagne reconverties en boutiques et en gargotes. À mon dernier passage, il y a un an, en septembre, quoique commençant à décliner, la saison battait encore son plein. Nombre des tables sous les pergolas et dans les restaurants étaient occupées par des allemands — on m’a raconté que le goût de cette nation pour la Grèce avait été mis à profit par le propriétaire du nouvel hôtel soigneusement paysagé, situé sur la plage à la périphérie de la ville, lequel avait des liens avec des voyagistes en Allemagne. On est confiant : chaque année sont attendus de plus en plus de bus d’allemands toutes classes confondues. Un étranger, on lui parle d’évidence en allemand. Mais le premier octobre, cependant, la Vie revient chez elle. On remise la plupart des tables, ferme les restaurants, l’antiquaire retourne à Thessalonique, et les portes sont laissées ouvertes qui donnent sur la mer afin que les femmes, des chats à leurs pieds, puissent profiter du soleil de l’après-midi pour leur ouvrage. La majeure partie du village fut construite après la première guerre mondiale afin d’y loger deux groupes de grecs d’Asie mineure conduits là sous l’égide de la SDN, au titre de la réimplantation des populations déplacées. Un an après mon passage on s’était débarrassé de presque toutes les structures originelles et des chemins qui les reliaient, la place était nette pour de futurs hôtels. Mais en octobre les gens du cru s’asseyent toujours sous la treille du seul

café ouvert, et le doigt de résiné dans leurs verres brille de toute l’immense lumière marine. Au-delà de ces tables, le quai et le sable du rivage. Mes affaires déposées à l’auberge, je suis descendu jusqu’à la plage vide, ai dépassé un pointu tiré sur le rivage, un camion déglingué, un hôtel tous volets clos, des rochers éboulés courant à la mer. Oiseaux dans les épineux parlant du soir — voix de pipit, de bergeronnette ou d’alouette, trille cristallin de quelque pinson, aucune d’elles totalement familière, bien que les mots antiques demeurassent clairs. Ombres tourbillonnant sur la face sombre des rochers, puis sur celle dont se retirait la lumière. Le soleil descendait dans des nuages frangés d’or. La dernière brise mourrait. Le clignotement d’une bouée signalant un amer faisait écho, écho durable, avec les quelques lumières aussi ténues que des étoiles brillant au-dessus d’Ammouliani, où, m’a-t-on dit, il n’y a pas l’électricité. Au-delà, vers l’ouest, la péninsule se fondait dans la mer sombre. Celle-ci fut consacrée, jadis, au dieu de la mer, et son sommet désigné comme son fils. Soudain des nuages d’insectes minuscules surgirent, voletant au dessus du rivage dans la pénombre, et la lune, presque neuve, rassembla la lumière au-dessus des eaux. Alors que je rebroussais chemin, un petit chien courut vers moi le long de la plage —, comme s’il me connaissait.      
Strabon écrit que ceux qui vivaient au sommet du mont Athos voyaient le soleil se lever avec trois heures d’avance. Il n’a pas dû venir vérifier la véracité de sa phrase: le sommet est un éperon rocheux inhabitable. Mais, peut-être, ne faut-il pas lire dans son assertion cette offrande de faits vrais que nous exigeons aujourd’hui de chaque phrase, mais quelque chose comme : « un haut lieu, à demi légendaire, qui dialogue en propre avec le matin ». Ceux qui vivent maintenant sur la rive occidentale, à la base de ce long promontoire, se lèvent avant le soleil, comme le font partout les habitants des villages de pêcheurs. Ils n’ont pas l’air pressés : ils traversent la brume d’un pas traînant, cols relevés, des châles sur la bouche, portant des sacs ou les mains vides, comme s’ils attendaient que quelque chose passe ou repasse. Quelques silhouettes finissent par se rassembler sur le quai de ciment, à côté de caisses de poisson, de paniers, de tonneaux de fuel ; trois ou quatre portent des sacs à dos, il y a plusieurs moines en robe noire avec des sacs en peau de chèvre ; pour finir les pêcheurs arrivent, le passeur, et l’inévitable policier. Il n’y a pas bien longtemps, la majeure partie du trafic de pêche et du trafic côtier se faisait sur des caïques ou sur de petits bateaux à vapeur qui jetaient l’ancre au large des villages avec une certaine régularité, voire souvent. Depuis la dernière guerre, les bateaux de pêche ont adopté une

forme moins caractéristique —, et des moteurs. Les pionniers de cette conversion ont toujours leurs barres de gouvernail et leurs garde-corps en bois et des rampes bien chevillées. Ceux qui les ont remplacés sont de gros diesels d’acier avec de larges poupes conçues pour le chalut et le frète, et des moteurs stertoreux. Ces deux types de navires assurent le trajet jusqu’à Dafni, le port de l’Athos. Le bateau part à sept heures. En octobre, le premier soleil a juste commencé de blanchir la façade orientale de la tour de Phosphori et la mer qui la baigne. Le bateau pique vers la côte sans jamais s’en éloigner. L’état monastique commence un peu plus loin en bas du village. La frontière actuelle est un mur de pierres effondré, après lui règne l’antique règle monastique de l’Athos, instituée dit-on par la Vierge elle-même.
Ils disent, sur la Montagne, que la Vierge et Saint Jean sont venus en bateau depuis Joppé pour rendre visite à Lazare ressuscité qui vivait alors à Chypre. Une tempête avait drossé leur vaisseau vers la Montagne et la Vierge aborda près du site de l’actuel monastère d’Iveron. À cette époque il y avait là un temple dédié à Poséidon mais, lorsque la Mère de Dieu apparut, les idoles tombèrent en morceaux. Elle bénit la Montagne et dit que ce serait là son jardin, elle interdit à toute autre femme d’y poser le pied. Cette injonction a été quasi strictement respectée. Au douzième siècle, des bergers valaques vinrent s’installer dans la partie nord du promontoire, trois cents familles, et des femmes qui se révélèrent fatalement séduisantes pour bien des moines. Quand les bergers furent finalement expulsés, les pères qui avaient fauté furent excommuniés et leur nombre fut tel que la population de la Montagne fondit. On dit qu’à plusieurs reprises l’impératrice Placidia et Maria, la fille du prince serbe George Brankovic, qui avait épousé un sultan, sont venues en visite à l’Athos. Toutes deux furent des bienfaitrices de l’État monastique. Mais à Vatopédiou on affirme que l’icône maintenant connue sous le nom d’Antiphonitia de Placidia s’est adressée à l’impératrice en l’avertissant de ne pas aller plus loin : « Car c’est une autre reine qui règne ici ». On raconte que la reine Maria, au quinzième siècle, a posé le pied sur le rivage à Agios Paulou (Saint-Paul), apportant avec elle l’or, la myrrhe et l’encens que les rois mages avaient offerts à l’enfant Jésus, mais on entendit une voix qui n’était pas de la terre lui interdire de faire un pas de plus, et ce pour la même raison. Des filles des villages situés au nord franchissent le mur à l’occasion pour ramasser des olives ou ramener des chèvres égarées et, en 1948, la guérilla parmi laquelle figuraient vingt-cinq femmes, occupa brièvement Karyès, la capitale. Reste qu’en général ce commandement a non seulement été observé, mais également étendu, pour lui inclure les animaux

domestiques femelles et toutes les « personnes qui ne portent pas la barbe », quoique la règle qui concerne les animaux varie d’un monastère à l’autre — des chats se promènent dans la plupart des maisons et des poules aux alentours de certaines — et, quant à la barbe, la règle, lorsqu’il s’agit de visiteurs, est en pratique simplement comprise comme : « suffisamment âgé pour en laisser pousser une ».
À mesure que monte le soleil, des rayons brumeux se déversent dans les ravins  broussailleux et les failles plongeant jusqu’à la mer. Le matin d’un lieu sans pareil. Aucune habitation visible. On dirait qu’est inaudible le bruit du bateau sur le rivage. Eau verte au-dessus des rochers, au détour d’une pointe, un abri à bateaux sur une plage de galets, une prairie tout près que clôt un mur, avec quelques vignes et des oliviers. Personne en vue. Un peu plus loin sur le rivage, un autre abri à bateaux et un bâtiment à deux étages plein de recoins, orné de stucs, avec un porche au niveau du second étage : un moine est dehors qui aère des draps sur la balustrade ; personne sur la jetée. Les falaises s’élèvent plus haut depuis la mer. Sur de toutes petites saillies rocheuses, au-dessus des eaux ou de gorges étroites, des ruines apparaissent. Quelques-unes de la taille d’un gros corps de ferme, avec la coupole en pierres de leurs chapelles encore intacte. Ce furent des skites — mot traduit par « cloître » : un collège de moines attaché à un monastère mais vivant ailleurs sous la direction d’un prieur. Ou bien, si elles sont plus petites, il s’agit de kelli, établissements dans lesquels logent au moins trois moines travaillant aux champs. Ou encore des ermitages. Les toits de beaucoup d’entre eux se sont effondrés. On voit le ciel à travers leurs murs. Des vestiges de jardins, de terrasses pas plus grands que des tables de cuisine, se cachent dans une végétation ensauvagée qui continue d’attraper le soleil du matin. Une autre pointe à l’écart révèle le premier des monastères de la côte : Dohiariou. Abri à bateaux en pierre, mi-grange, mi-fortification ; arches, porches, piliers carrés et cheminées en pierre. Le monastère se dresse derrière : hauts murs, longs balcons lancés sur le vide, haute maçonnerie frustre, plâtre peint de rose et de bleu, montants de bois, rangées de fenêtres, tuiles rousses, coupoles, dômes et cheminées qui tous montent jusqu’au donjon carré massif et crénelé, adossé à des terrasses d’oliviers et fiché sur une pente raide et boisée. Moines qui attendent : le bateau fait escale, un moine descend et avec lui un bric-à-brac de sacs et de boîtes. La chose se répète un peu plus loin au monastère suivant, Xenophontou, qui élève à même la plage de galets une autre gerbe de créneaux, tours, balcons et dômes. Idem au troisième, St

Pantaleimonou, un monastère russe et, jusqu’à la révolution de 17, le plus grand de l’Athos : énorme, sombre, relativement moderne (en grande partie bâti au dix-neuvième), une aile entière détruite par le feu, jamais réparée, il ressemble à une usine en ruines. Au tournant du siècle, ce monastère abritait environ quinze cents moines. Il possède un port dans lequel pouvaient mouiller des navires de haute mer. Dans l’une des tours est suspendue la deuxième plus grosse cloche du monde, amenée là depuis Moscou. Maintenant n’y demeurent qu’une vingtaine de moines, et maigres sont les chances d’en voir d’autres arriver de Russie, comme celles de voir le gouvernement grec leur permettre de rester s’il en venait. Au détour d’une pointe après St Pantaleimou, Daphni apparaît : une jetée, un bâtiment au bout, une courte série de maisons décorées de stucs blancs fait face à la mer.
L’uniforme traditionnel de la police de l’État monastique comprend une veste rouge à liseré doré, portée sur une chemise blanche, des chaussures à pompons et un chapeau qui oscille entre le calot et le béret. Certains éléments du costume sont indéniablement très anciens. Au quotidien, le seul article de cet accoutrement qui soit réellement porté est le moins impressionnant, il s’agit du chapeau. Un homme qui en portait un, l’air contrarié, attendait à l’entrée de la baraque des douanes, au bout de la jetée et arrêtait chaque visiteur pour lui tendre un prospectus rédigé en quatre langues : de brèves explications sur la Montagne de l'Athos trouvaient leur raison d'être au dernier paragraphe : « En conséquence de quoi, il est attendu de vous qui vous apprêtez à visiter la Sainte-Montagne, que votre apparence générale, tant quant aux vêtements que quant à la chevelure, fasse preuve de la modération appropriée. Nous serons au regret de nous sentir obligés de refuser l'entrée à ceux qui n'observent pas cette règle. ». Indépendamment d’autre significations possible, cela signifie : « pas de hippies », quel que soit le sens donné à ce mot. Plus précisément et la plupart du temps, la modération appropriée correspond aux canons de beauté de la classe moyenne grecque contemporaine et laïque, et cela signifie : « pas de cheveux longs » —, bien que les moines portent les leurs relevés en chignon sur la nuque. Le jeune allemand dont les boucles blondes tombent sur les épaules ne s'en est pas encore rendu compte mais, s'il veut un laissez-passer à Karyès, (et il en aura besoin s'il veut séjourner sur l’Athos), on l'emmènera certainement à l'arrière d'un bâtiment, chez un barbier installé entre quatre planches, une construction récente à mi-chemin entre des latrines faites avec les moyens du bord et la baraque d'une diseuse de bonne aventure, et là on s'attachera à modérer ses boucles de la manière

appropriée —, bien dégagée sur les oreilles. Dans l'unique rue, deux véhicules attendaient dans la poussière entre les baraques des douanes et la rangée de magasins. Un bus antique, avec une échelle à l’arrière pour monter les bagages, parmi lesquels des caisses de poissons et des plants de gardénias. Et une Land Rover grise, très classe, propriété de la police grecque. J’ai musardé jusqu'à entrer dans un magasin pour récupérer une nouvelle carte de l'Athos (il y a plusieurs éditions disponibles, mais toutes dépourvues d’intérêt pratique pour trouver son chemin dans le labyrinthe des sentiers pédestres qui serpentent de ravin en ravin au long des crêtes) et pour regarder les gravures sur bois réalisées par les ermites et les objets vendus à destination des ouvriers et des moines : tissus épais, plats robustes, lanternes, savon, lampes torches, fers de hache, cordes, riz. Partout les mêmes choses et partout différentes. Après le troisième ou quatrième magasin une pergola abritait les tables d'un café. J'ai posé mon sac, à l'ombre. À l'une des tables un grand moine à la barbe grise, était en pleine discussion avec trois hommes en tenue de vacances qui venaient clairement de l'extérieur.  La conversation se déroulait en anglais et, pendant que je refaisais mon sac de telle sorte que la nouvelle carte fût facilement accessible et rangeais le pull dont je n'avais plus besoin, j'ai entendu le moine, qui parlait avec un accent américain, expliquer à ses visiteurs, dont il s’avéra qu’ils étaient des prêtres catholiques romains, les règles des différents monastères concernant les habits des ecclésiastiques appartenant à une église autre que l'église orthodoxe. Ils dépendaient largement de ce qu'en pensaient les différents abbés. Un des visiteurs dit que sa soutane lui manquait pendant la nuit et qu'il avait eu froid. Le moine fit l’apologie de la sévérité de certaines maisons. Le bus a klaxonné, mais je l'ai laissé aller son chemin bruyant entre deux embardées sur la route sale. Je connaissais ce voyage en bus: une heure à brinqueballer dans cette vieille boîte à biscuits, pour monter la route des jeeps et franchir directement la crête de la péninsule. Les nuques des moines se balançant tout de go à l'unisson. Des icônes en guise de pin-up. Des panneaux pour interdire Ceci et Cela. La route du moteur rapetassé, et son odeur. J'étais heureux de déjà connaître tout cela. Cette fois-ci j'irais à pied.
La route suit la mer sur une courte distance puis tourne brusquement sur la droite et se transforme en pente raide. Une rangée de poteaux téléphoniques reliant Dafni et le continent se déploie parallèlement à la côte et disparaît brusquement alors que la route monte en lacets et s'éloigne de l'eau. Portails ouvrant sur des terrasses envahies par la végétation, dans la lumière vive du soleil ; mulets et chevaux paissant sous les oliviers. Sons des cloches harnachées, pinsons. La route fait des allers-retours

constants, grimpe, prend la direction d'un ravin abrupt, bifurque et repart vers un promontoire, vire vers l'intérieur du pays. Houx, arbousiers, lauriers. Abeilles. Grands papillons languides dans la quiétude du matin. Au sommet de la première longue montée, soudain un plateau étale et ombreux, puis au loin sur la droite, parmi de grands arbres, les hauts murs d'un monastère, un petit bas-relief usé qui représente un cavalier avec une lance — Saint Georges ? — inséré dans le coin le plus proche de la route, une fontaine face à laquelle est posée une louche d'étain. Un paysan qui empile des bûches sous les arbres. Xeropomatou, un énorme carré de pierre : vide. Fondé au dixième siècle sur le site d'un village plus ancien dont le nom est désormais l'objet de disputes. Un monastère qui a survécu à des tremblements de terre et des incendies et qui a été reconstruit par plusieurs dirigeants, parmi lesquels un sultan, Selim I. Il avait vu en vision les Quarante Martyrs de Sébaste— des Arméniens qui, au quatrième siècle, avaient été jetés dans un lac pour y mourir de froid — ceux-ci lui avaient ordonné de reconstruire le monastère incendié par des pirates peu de temps auparavant. Les martyrs, quant à eux, l'aideraient à combattre les arabes. Longtemps après la mort du sultan en 1519, ses successeurs continuèrent à approvisionner en huile les lampes installées devant l'icône des Quarante Martyrs dans l'église de Xeropomatou.
La montée se poursuit, aussi raide qu'auparavant ; le monastère, vu du dessus, rapetisse jusqu'à ressembler à une ferme sur une crête surplombant la mer. Le soleil grimpe dans le ciel, mais les hauteurs gagnent en fraîcheur. Le maquis propre aux terrains calcaires cède la place à des châtaigneraies, sur les pentes desquelles les mulets vaquent à l’ombre. La chaleur du soleil a dissout les dernières brumes ; la route serpente de plus en plus haut. Puis, sans prévenir, une présence soudaine, au loin sur la droite, barre un grand vide: la première apparition de la Montagne. Une fois vue, on gardera avec soi le sens de sa présence, où qu'on aille sur le promontoire et que le pic lui-même soit visible ou non. La route continue de se hisser sur la crête et la mer orientale, la Sainte Mer, se dessine derrière le feuillage des châtaigniers puis, en contrebas, derrière les bois, les toits de Karyès apparaissent : tuiles et fer rouillé, jardins, skites, et kellis semés sans ordre à partir du centre, un village en pente épousant les courbes de la piste qui descend, sinue, puis en devient l'unique rue.
Karyès, qui doit son nom à ses noisetiers, est la capitale de l'État monastique de l'Athos. À l'exception de Koutloumousiou, qui est considéré comme trop proche pour en avoir besoin, chacun des

monastères possède une maison en ville, appelée konaki. Elle héberge sa députation à la Sainte Épistasie, le corps qui gouverne et siège dans la Demeure de la Sainte Communauté, un grand bâtiment relativement moderne dominant la partie la plus élevée du village. La route s'élargit en une petite place poussiéreuse : dans le coin nord-ouest, moines et muletiers chargent et déchargent les mulets et les chevaux, des canassons castrés aux maigres pieds de chèvres qui savent toujours trouver la bonne direction sur ces sentiers de montagne abrupts et sinueux, bien souvent réduits à rien qu’une mince zébrure dans la roche. La rue elle-même commence par une volée de marches qu’entoure un chemin pavé : elles courent tout au long de deux pâtés de maison et devant quelques boutiques qui, pour la plupart, semblent aux mains de laïcs. Les vitrines exposent des gravures sur bois et d’autres objets faits par la main des ermites, des outils pour bricoler, des légumes secs —, dans l’une j'ai vu une cartouchière et un étui à pistolet. Boutiques de cordonniers, de selliers. À mi-chemin, la rue traverse la partie est de la place sur laquelle se dresse l'antique Protaton, l'église principale de Karyès, pour ensuite, dans un virage, descendre la colline en direction des bois. Une règle interdit de descendre la rue principale à dos d'animal, les moines mettent pied à terre et mènent par la bride chevaux et mulets sur les gros pavés usés. Cette règle ne semble pas s'appliquer aux grosses jeeps de la police grecque —, sans doute est-il plus dur de mener une jeep par la bride ! C'est ce véhicule qui m'avait dépassé dans un rugissement alors que je grimpais depuis la mer, à son volant se trouvait un jeune homme chez qui tout concordait ostensiblement : l’uniforme, le visage, la position à laquelle il s'était élevé —, le James Bond de Dafni. La jeep était garée sur la place par ailleurs déserte du Protaton, soulevée par un cric et sans les roues, un laïc couché sous le châssis, et le chauffeur penché légèrement afin de donner à son mépris de toute serviabilité sa hauteur toute relative. Le commissariat de police était encore ouvert, j’y récupérai mon passeport, mais la Demeure, qui est l'équivalent de la mairie de Karyès, étant fermée jusqu'à trois heures, il ne me serait pas possible d'obtenir mon laissez-passer avant cette heure. Descendre les marches vers la petite gargote où les deux chefs du commissariat — les seuls clients à part moi — étaient déjà installés. Il y a les jours poisson, les jours poulpe. Ce jour-là, aucun des deux. Murs pistache avec des affiches pour vanter le 21 avril et une photographie maculée de mouches du caudillo en exercice (3 octobre 1973), penché depuis le haut du mur comme un portrait de famille. Si jamais le décor avait donné envie de s'attarder, le cuistot m'expliqua clairement qu'il avait hâte de fermer : sa sieste lui tardait. La rue était vide. J'explorai la boutique d'un tailleur, il y avait à la fenêtre un carreau d'étain servant à faire passer le tuyau d'un poêle et, à l'intérieur, de poussiéreuses machines à coudre

plus vieilles que quiconque sur la Montagne. Un an auparavant, j'avais passé ici une heure en compagnie d'un moine à la fine barbe blanche, d'un muletier et d'un prêtre français en civil que j'avais rencontré sur les marches de la Demeure et avec qui nous étions convenus de visiter le nord de la péninsule; il avait voulu louer les services d'un guide et de son mulet pour porter les sacs à dos. Une heure de marchandage délirant, dans un bain de langues, tandis que j'essayais d’explorer les recoins de l'arrière-boutique —, resserres pleines de vies que j’avais cru avoir oubliées. J'avais observé les chaussures du moine : des boîtes de cuir noir, moitié sabot et moitié pantoufle, plus faites pour se traîner que pour marcher, et pour rester debout au cours des vigiles qui durent toute la nuit. La boutique était fermée : on n’aurait peut-être jamais dû s'y trouver. En été, en milieu de journée, Karyès la méditerranéenne cuit sur sa colline. Mais en automne, dans l'ombre de la rue, un froid sort des pierres qui est le froid des villes de montagne situées plus haut que les bosquets de noisetiers, un froid que l'on trouve aussi dans les villages tout au nord de la Grèce, nichés dans les hauteurs, entre calcaire et granit. Le flot du froid dans les rues vides à midi qu’accompagne le son de ces nombreux petits ruisseaux coulant depuis les châtaigneraies et traversant la ville endormie. Je retournai sur la place, à l'ouest du Protaton, et m'assis au soleil sur des marches qui montaient vers les romarins et les roses trémières tardivement fleuries, en attendant une hypothétique ouverture. Le sac à dos en guise d'oreiller, je m'assoupis au son des abeilles et ce furent les cloches des harnais tintant presque directement au-dessus de ma tête qui me réveillèrent : c'était le muletier rencontré de ma première journée de l'année passée, il montait le chemin, nous nous sommes serrés la main très fort dans un échange de congratulations et de mimiques. L'église était ouverte. À l'intérieur, un jeune moine déplaçait une échelle, s’occupait à remettre des cierges en cire d'abeilles dans une grande corona de cuivre : le candélabre circulaire suspendu dans la nef. Les étrangers ne sont pas toujours les bienvenus dans chaque église de la Montagne — le prêtre français m'avait déjà raconté avoir été froidement reçu au Protaton — et je me glissai sans faire de bruit par la porte ouverte afin de regarder les peintures murales mur après mur.
 

 




Nouvelles nouvelles de poésie

 

    À l’occasion de la parution, dans la collection de poche « folio » (Gallimard) d’une superbe biographie de James Douglas Morrison, dit Jim Marrison (1943-1971) par le poète Jean-Yves Reuzeau, par ailleurs directeur littéraire de la maison d’édition Le Castor Astral, il nous semble évident et juste de saluer le beau travail réussi sur cet artiste feu-follet qui occupa la scène rock et se prit souvent pour son propre dieu ce qui est bien le propre du mythe.

  Mais ce qui nous a retenu le plus dans cet essai complet , vivant et bien écrit, c’est le poète Morrison, admirateur de Jack  Kerouac et de quelques autres auteurs de la Beat Génération comme Allen Ginsberg ou Lawrence Ferlinghetti.  Et le principal mérite de Reuzeau le nostalgique passionné du « Roi Lézard » et du groupe des Doors, est d’avoir bien su faire entendre tout au long de son récit que Jim Morrison était d’abord et avant tout un visionnaire déjanté habité de William Blake et d’Arthur Rimbaud, un  poète à part entière jusqu’à son overdose de star désespéré et fauché en plein cirque médiatique. Il ne faut jamais oublier que Morrison écrivit même dans un poème devenu célèbre (Hurricane & Eclipse) : « J’aimerais que la mort vienne à moi, immaculée ». 

  En France, on le sait, c’est le regretté Christian Bourgois qui édita les plus émouvants poèmes de Jim Morrison. Les relire n’est pas sans intérêt. On y retrouve cette spontanéité désespérée qui marqua à jamais toute une génération.

  Au surplus, en même temps que la sortie de sa biographie inspirée, Jean-Yves Reuseau a la bonne idée de rééditer, cette fois au Castor Astral, sous  son label, Jim Morrison ou les Portes de la perception, préfacé par Michka Assayas. Il s’agit en fait d’une deuxième édition, la première datant de 1998. Reuzeau, en effet, nous offre une véritable incantation aux années 1960. Il nous explique comment Morrison est devenu une espèce de phénomène de foire. 

   Et les poèmes ? Le recours au poème de Morrison ? La traduction de l’américain est de François Tétreau. Et l’on relève même des strophes hyper-réalistes. Ainsi :

 

                                               « Un couple s’étreignait comme une onde de silence
                                                  On chassait le lapin dans les ténèbres
                                                  Une fille saoule baisait la mort
                                                  Et je m’adressais des sermons inutiles ».

                       

Mais la grande réussite proprement poétique de Jean-Yves Reuzeau est d’avoir su ne faire qu’un avec le mystère du « Roi Lézard ».  On le comprend vite : le poète « aime brouiller les pistes de la fiction et du vécu » comme l’écrivait le journal Le Monde en son temps.  Il me l’avouait récemment devant une simple table de bistrot parisien, sous la morsure des néons. Il n’a jamais cessé d’être hanté dans sa jeunesse par le personnage de Jim Morrison quand se fait entendre dans la nuit sa voix hallucinée. Morrison est à ses yeux  le mythe immortel et séduisant du désir, de l’animalité et de la musique. Ayant longtemps travaillé pour le label Elektra, celui de Jim Morrison et des Doors,  il a également écrit sur les Rolling Stones.  D’une façon générale, c’est bien l’univers rock qui l’a toujours entraîné entre rêves et fantasmes. D’ailleurs,  ça n’est par hasard s’il a travaillé également  sur une biographie de Janis Joplin (toujours chez Gallimard) en 2007 déjà. La poésie de Jean-Yves Reuzeau n’a pu, pendant longtemps,  se passer d’une langue syncopée et pathétique qui l’entraîne de l’autre côté du miroir. Et le plus réussi de cette époque-là demeure sans doute son « texte-poème » sur les portes de la perception, justement ! Il illustre parfaitement la phrase de Virginia Woolf « la vraie vie est imaginaire » qui recoupe, bien entendu, celle de Rimbaud « la vraie vie est ailleurs ». Tout dans son envolée lyrique participe de l’exorcisme. Il sait comme personne « placer l’agonie sous les sunlights  au centre du cirque de l’absurde » (je le cite). Il s’agit bien de détacher les ceintures et de se laisser dériver dans un égarement « proche du fantasme de la mort ». Les phrases brèves nous emportent jusqu’au vertige : « nous voici dans le collimateur du désespoir »… Comment rester insensible, par exemple, à un paragraphe comme : « Je t’emmène diner chez Cartier. À la table de Max Jacob et de Guillaume Apollinaire. Emmanuel Bove déplie sa serviette. Ombre des ombres. Commande un museau vinaigrette. Puis prends des notes sur son carnet à petits carreaux. Sens du détail touchant. Où est le crime de contempler le monde ? D’opérer à cœur-visage découvert ? Où est le crime de disséquer les manies ? Les failles des quidams ? La poésie des cinématons. (…/…) Café amer. Je n’émets aucune objection. Croissant frais. Café brûlant. Revue de presse. Fin cigare. Paris m’attend. ». 

   Qui est qui ? Je ne sais plus très bien… Reuzeau devient Morrison. Morrison crie : « L’ivresse est un masque de choix » et Reuzeau écrit : « Un univers dans chaque corps. ». Morrison reprend : « Comment saisir la mort au programme du matin ». Reuzeau lui répond : « Mais que peuvent-ils comprendre à l’homme-oiseau débordé par les mots ? ». Jusqu’à l’identification.

  Au fond, ce qui touche le plus dans une légende qui ne meurt jamais, c’est cette façon d’attendre sans cesse le soleil. 




Pour une rencontre avec les poésies Scandinaves [1]

6 regards sur le Danemark en 6 poèmes

Choix personnel établi par Lucia Acquistapace




Lecture (s)

 

Festival estival, en sa 15e édition, Voix de la Méditerranée (Lodève) est aussi un recueil annuel de poèmes réunissant les poètes méditerranéens contemporains invités, et actuellement publié par les éditions La Passe du Vent. L’anthologie réunit ainsi une cinquantaine de poètes venus d’Albanie, d’Algérie, de Bosnie, de Chypre, de Croatie, d’Egypte, d’Espagne, de France, de Grèce, d’Israël, d’Italie, du Kosovo, du Liban, de Libye, de Macédoine, de Malte, du Maroc, du Monténégro, de Palestine, du Portugal, de Roumanie, de Syrie, de Tunisie et de Turquie. Une petite biographie de chaque poète ponctue le volume. Etant donnée la diversité des voix, une telle anthologie présente forcément une absence d’unité qui ne saurait être compensée par une vision identitaire des alentours de la Méditerranée. Chacun y lira donc ce qui plaît à son âme. Pour ma part, les voix de Boudjera, Stojic, Gihan Omar, Evadinos, Etel Adnan ou Haji sont celles que je retiens. Mais c’est très subjectif. On a une pensée émue, à la lecture de ce livre, en direction du poète de langue albanaise Ali Podrimja, poète qui ouvre le recueil et qui nous a quittés, à Lodève, durant le festival. Ce fut un choc. Outre les poèmes ici publiés, un beau recueil de ce poète est disponible chez Cheyne.

Voix de la Méditerranée, Anthologie poétique, La Passe du Vent, 2012, 118 pages, 12 euros.

 

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Franck Doyen, poète menant aussi un travail dépassant les frontières habituellement imposées aux diverses facettes de l’art au sein de Collectif ET, fait paraître à l’Atelier de l’agneau une 2e édition de éc rire au moment où. Le livre est orchestré en trois moments et un « définitif moment », quatre parties donc. Ou plutôt quatre moments de la voix. Le ton du (ou des) poème (s) varie au son des variations de la taille de la police de caractère ou de sa texture, reflet écrit du travail mené par le poète sur la voix. Cris. Silences. Chuchotements. Voix qui s’élève et s’abaisse. C’est pourtant bien d’écriture dont il s’agit, le poète le dit avec force, et même de pénétration de l’entier du corps dans l’écriture. En-dedans. Ce travail ne s’inscrit évidemment pas dans les sentiers battus de la poésie même s’il s’apparente à des courants fort vivants de la poésie contemporaine, courants auxquels tout un chacun est maintenant habitué. Reste qu’il s’agit d’expérimentation, une poésie expérimentale (il faut bien utiliser ce mot détestable, il est entré dans les mœurs, même si l’on considère que toute poésie est d’une certaine manière expérimentale), poésie expérimentale donc, qui se travaille aussi du côté de l’œuvre de Blaine, Pennequin ou de certaines publications de POL ou d’Al Dante, parmi bien d’autres. Fermant le livre, son lecteur peut penser (c’est mon cas) qu’entendre le texte serait chose fort intéressante.

 

Franck Doyen, éc rire, Atelier de l’agneau, 2012, 100 pages, 15 euros.

 

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Patrick Joquel donne à lire, avec ses Ephémères d’un passant, les proses poétiques d’un voyageur incorporé dans les paysages qu’il traverse en les vivant. Le recueil s’ouvre sur un rapport charnel, quasi érotique, au paysage et à la nature, cette nature que Joquel célèbre tout au long de ses poèmes. Il s’adresse à une personne en particulier, à chacun de nous peut-être. Ils ont en tout cas à chaque fois été envoyés à une personne précise, dont nombre de poètes. Les proses sont rythmées par les variations de la lumière et de la mer. Elles commencent toutes par le regard. Et se laissent pénétrer par l’extérieur.

Je tourne alors en rond. En spirale. En coquille. Parfois en belle ascendance. Parfois en jolie dégringolade. Question de marées. De regards. Les vents demeurent instables. Les pressions variables. Je les suis au baromètre. Je m’accroche aux gradations. Je saute des lignes. Je passe en marge. Je pars. Je m’échappe. Pour survivre. Hors sentier. Braconner un peu d’air. Libre.

Patrick Joquel, Éphémères d’un passant, éditions de L’Atlantique, collection Phoibos, 2012, 52 pages, 16 euros.

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Robert Piccamiglio, outre une vie comme « agent de production », a derrière lui une cinquantaine de livres publiés chez différents éditeurs, dont Le Rocher, Alphée, Albin Michel ou Jacques Brémond. Poèmes, romans, théâtre… Mille plaines, mille bateaux, paraît dans la « Nouvelle Collection de Poésie » des éditions La Passe du Vent, collection dont la particularité est de donner à lire chaque année et simultanément trois voix de la poésie contemporaine. Chacun des volumes est suivi d’un entretien avec l’auteur, mené ici par Thierry Renard.

Le livre s’ouvre sur ces vers :

 

J’ai marché une seconde une minute
une heure un jour une saison une vie de trop
trop tard maintenant pour m’arrêter
j’ai perdu en chemin l’illusion d’être encore
le Petit Poucet de la fable
je suis trop grand maintenant
plus assez innocent pour avoir la moindre chance
d’entrer me blottir entre les pages serrées
du livre et de la fable.

 

Des poèmes courts qui entremêlent des morceaux de réel et une plongée dans les profondeurs de l’humain.

Robert Piccamiglio, Mille plaines, mille bateaux, La Passe du Vent, collection Poésie, 2012, 10 euros.

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Danielle Fournier et Luce Guilbaud publient avec Iris un ensemble de poèmes qui est autant un dialogue entre elles qu’un recueil de poésie. Les deux. A deux voix. Mais non à quatre mains. Quoique… C’est un livre étonnant et par bien des aspects passionnant. En ces recueils ou dialogues associés, par delà l’océan, les deux poètes se parlent, évoquent des choses et personnes communes, Iris, En deux ensembles portant le même titre.

 

Il y a une autre absence derrière l’absence, et un autre silence derrière le silence. Depuis de manque originel, l’Oratorio de l’âme et du corps.

Je transmets à celle qui me poursuit, ce qui la précède ; les formes de la mémoire échevelée, position funambule de faire de la beauté malgré l’horreur, qui part de la révélation vers l’élévation, du mystère à l’apparition et à la réconciliation enfin venue. Pendant qu’elle est devant la mer, je chuchote une parole inédite, pleine de mansuétude et miséricordieuse dans laquelle la Voix de Dieu est Verbe et Épiphanie.

Tout mot est un nom propre. Et le souffle habite tout.

 

Ce sont les mots de Danielle Fournier.

Danielle Fournier et Luce Guilbaud, Iris, éditions de l’Hexagone, Québec, 2012, 115 pages, sans prix.

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Avec Le Chant de toi, Jean-Yves Clément donne une ode, un chant d’amour. Cela s’inscrit dans une certaine tradition poétique. Le chant est offert à la femme aimée dont le prénom en d’autres contrées signifie « Marie ». Et le livre s’ouvre sur une citation de Saint-Augustin. C’est d’Amour incarné en l’amour dont parle ici le poète. Le mot et le verbe peinent à trouver différentes acceptations aujourd’hui. Pourtant, les Grecs anciens utilisaient trois vocables différents pour exprimer diverses façons d’aimer, diverses hauteurs de l’amour. Le chant du poète est aussi mouvement, à la fois musique et déplacement au fil des pages ; depuis la rencontre jusqu’aux absences et instants communs. Ce long poème tient du cantique.

Jean-Yves Clément, Le Chant de toi, Cherche Midi, collection Points fixes/Poésie, 2012, 80 pages, 11 euros.