Chinongwa

 

Ce roman est à la fois une peinture fidèle du quotidien – la corvée de bois, les arachides qu’on décortique, l’écorce de baobab que l’on tresse (on trouve encore des paniers et des chapeaux fabriqués de cette manière au Zimbabwe) – et une vision poétique du monde.

Les arbres étaient au courant, ils chuchotaient, cancanaient et ricanaient nuit et jour. L’herbe savait […]

La langue de Lucy Mushita, souvent très imagée, rappelle aussi les contes : le crocodile à l’haleine putride représente les difficultés rencontrées, les hommes blancs sont appelés des sans-genoux (parce qu’ils portent des pantalons)…

Celle qui est au centre de l’histoire, Chinongwa, est obnubilée par la menace qui plane au-dessus de sa jeune personne. Elle a neuf ans au début du roman. Comme sa sœur aînée, elle sera un jour échangée contre des vivres, mariée à un homme bien plus âgé qu’elle. Ses parents n’ont pas de terres assez fertiles. C’est une fatalité : l’histoire bégaie de génération en génération.

Lucy Mushita s’est inspirée de l’histoire de sa propre grand-mère pour tracer le destin de la fillette. Quant à l’enfant, elle passe des heures avec Mère de mère, sa grand-mère, qui tente de lui faire comprendre le monde des hommes. C’est peine perdue. Lorsque l’heure arrive d’être arrachée aux siens, Chinongwa n’est pas prête.

Alors la tempête se leva dans son ventre. Le vent soufflait vers le soleil levant, vers le soleil couchant, vers le nord, le sud.

C’est en dehors de l’enceinte où vit sa famille que l’enfant cherche du réconfort. Au sommet d’une colline. Entrer en relation avec la nature est bien plus simple pour elle. Les lois humaines sont opaques, arbitraires, injustes.

[…] elle alla s’asseoir sur son rocher préféré pour méditer. Ce rocher était comme son berceau à elle.

Lorsque le jour du départ arrive, Chinongwa a le plus grand mal à avancer.

[…] elle aurait voulu dormir si possible jusqu’à la fin de ses jours.

La solitude de la jeune fille face à ses peurs prend différents aspects : celui d’une rivière qu’il lui faut traverser avant d’être rattrapée, celui d’un corps suspendu qui ne touche plus terre… Ce départ réveille chez les adultes le souvenir du Grand Déplacement : l’exode, provoqué par l’installation des colons blancs sur les terres fertiles, qui a souvent dispersé les familles. Un souvenir douloureux.

        Si elle avait été une vache, elle aurait été catégoriquement refusée.

Chinongwa quitte brutalement la poésie et la magie que l’enfance rendait possibles. Les regards des villageois qui la jaugent comme ils le feraient avec du bétail la projettent dans une réalité bien cruelle.

Dans la deuxième partie du roman, la narration est prise en charge par deux personnages : la femme de l’époux de Chinongwa et Chinongwa elle-même.

Les années passent. Chinongwa pense aux siens. Elle doit se contenter de cela. Elle ne les revoit que lorsque sa mère est mourante. Elle passe alors un long moment à ses côtés, le premier moment d’intimité où des paroles, des sentiments émergent qui ne sont pas dictés par un rituel, une coutume.

Loin des clichés d’une Afrique où le village et la famille vont de paire avec l’entraide et la solidarité, Chinongwa apprend dans son nouveau foyer la solitude, l’exclusion, le ressentiment. La condition féminine que l’auteure passe au crible n’a rien de réjouissant. Les sources de joies sont rares et tarissent rapidement.

La femme ne possède aucun lieu de repli ; elle est une étrangère chez elle tout autant que chez son mari, et n’habite dans l’une ou l’autre demeure que sur invitation.

Ceux et celles qui le déplorent n’osent le dire. Et le poids des non-dits est de plus en plus difficile à supporter. Alors, les gorges se nouent – celles des lecteurs aussi. Mari et femme eux-mêmes n’arrivent pas à communiquer. Ils ne s’ouvrent jamais l’un à l’autre. Dans ces conditions, le pire peut se produire. La toute-puissance du secret protège le criminel, ce dernier rit au né de sa victime :

« Crie-le aux arbres, au ciel et aux rivières, n’oublie pas les rivières, sinon elles vont être jalouses ».

En ouvrant ce roman, on entre dans une tragédie. Une tragédie qui prend racine dans le quotidien de villages paisibles – en apparence.

 

 

Lucy Mushita est zimbabwéenne. Elle est née en Rhodésie (l’actuel Zimbabwe) et a grandi dans un village à l’époque de l’apartheid. En 1986, six ans après l’indépendance de son pays, elle est venue vivre en France. Elle a ensuite séjourné aux Etats-Unis et en Australie, puis est revenue s’installer à Nancy, où elle vit toujours aujourd’hui. Chinongwa est son premier roman.




Lecture(s)

 

Albane Gellé publie un nouveau recueil chez Cheyne, après Je te nous aime. C’est une voix récente, la poète est née en 1971, même si plusieurs de ses recueils on été édités par des éditeurs de qualité, Brémond ou Inventaire/Invention par exemple. Avec Si je suis de ce monde, Gellé publie un ensemble de poèmes commençant tous par le verbe « tenir », des poèmes liés à une exposition… tenue à Valenciennes dans l’hiver 2011/2012. L’ensemble se lit bien entendu hors de toute nécessité de connaître les œuvres alors exposées. Ce livre fort commence par ce qui pourrait être une sorte de « définition » d’une certaine poésie :

 

Tenir journal de ses jours
combats livrés ou siestes
sable de rivière noter bruis-
sements agitations en dehors
de la maison inventorier les
nuits sans lune tous les
étourdissements debout.

 

Tenir ou le lien même entre le poète et le poème. Le lien, le lieu : le bord même, permanent, du précipice : « Tenir le calme contre vulgaires et assassines forces (…) ». La poésie d’Albane Gellé conte une histoire, celle de la tension qui est vie/poème. Le « tenir » qui entame chacun des poèmes s’entend souvent comme un « tenir face ». La répétition fait force, on se prend à vouloir entendre une lecture orale de ce livre, de cette tension qui en forme l’architecture.

 

Albane Gellé, Si je suis de ce monde, Cheyne, 2012, 60 pages, 16 euros.

 

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Baglin, c’est une voix. On est comme aspirée dans le volume, si je puis dire, à la lecture de cet Alcool des vents. Dès le premier texte, le poète montre ce que peut être un fondement de l’état poétique de l’être (humain) :

 

  Tout compte fait, si je devais rendre grâce ce
serait à des riens.
   De l’anodin qui compte pour zéro dans les
colonnes et pèse pourtant dans la balance.
   Des paysages et des passants qui ne figurent
qu’au désordre du jour,
   un peu de violon dans les fils télégraphiques
pour faire chanter une route d’hiver.
   Quelque bar où la solitude devient acceptable
dans le brouhaha des scintilements,
   de ces endroits propres et bien éclairés où l’on
pourrait tenir la nuit
   quand le chiffon du serveur a libéré sur le
formica d’une table l’espace de votre séjour très
   provisoire.

 

Ce recueil est une réédition, sa première parution ayant eu lieu au Cherche-Midi. Le poète a de nombreux livres derrière lui, parus à La Table Ronde, chez l’Age d’Homme ou à l’Atelier du Gué. Ses premiers textes ont été édités chez Chambelland au milieu des années 70. Certains ont aussi paru dans d’excellentes revues, comme Friches, la NRF, Lieux d’être ou Les Hommes sans épaules.

En le lisant, on approche là aussi de ce qui fonde le lieu commun entre l’être poète et le poète, un espace invisible et cependant prégnant. Et cet espace est en même temps un instant, l’approchant le poète ne se brûle pas les ailes, il sent plutôt une sorte d’ivresse, comme sous l’effet de l’alcool. La poésie ou l’alcool des vents. Cette conscience inconsciente d’une réalité de l’instant présent semble acte anodin à nombre de nos contemporains/hommes pressés et persuadés de courir sans cesse après des « choses qui comptent ». Balivernes. Être égaré dans l’immédiateté et ne pas le savoir ne légitime aucune prétention à une quelconque connaissance. En tout cas, pas à la connaissance profonde – celle qui nous vient des entrailles des origines de l’homme et que nous nommons, avec Michel Baglin, poésie. Le poète sait l’importance essentielle de chaque brin de présent.

 

Michel Baglin, L’Alcool des vents, éditions Rhubarbe, collection Texture, 2010, 106 pages, 15 euros.

Depuis des années, Baglin anime un excellent lieu de poésie 
http://revue-texture.fr/
ainsi que ce blog 
http://baglinmichel.over-blog.com/

[On lira des poèmes de Michel Baglin dans Recours au Poème, onglet « poésies »]

 

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Découvrir l’atelier de Frédéric Wandelère est un bonheur de lecture. Sa compagnie capricieuse est un recueil composé de différents ensembles, certains déjà parus par ailleurs, ainsi Le Dilettante (CIPM Marseille). Wandelère est un auteur habitué de La Dogana, éditeur de talent situé en Suisse qui publie aussi, entre autres, Jaccottet ou Lemaire. Tout cela parle à Recours au Poème. On est saisi d’emblée par la puissance d’évocation de cette poésie, pourtant toute en simplicité apparente, du moins en ce qui concerne ses thèmes :

 

J’ai vu de grandes baleines, avec mon père ;
C’était l’époque où elles voyageaient encore
De ville en ville certes empaillées
Et protégées des regards à moins de cinquante
Centimes, mais dignes bien qu’impuissantes
Dans des remorques de foire pérégrinant
Avec des marins d’opérette
Sur les routes du continent

 

On croise là des images surprenantes, lesquelles confirment les visions de Paz, pour qui justement la poésie est image avant tout. Nous sommes souvent dans le quotidien, décalé parfois, et en même temps dans le souffle des mythes. Il y a là quelque chose de la réunion des contradictoires apparents. Ainsi, quand Wandelère parle d’un papillon :

 

Même ses ailes au bout du compte
Lui pèsent quand je le relève
De mes mains. La route s’enlève
Pour notre convoi, et je monte

 

On arpente rues et librairies, on croise de petits animaux, et l’on demeure ancré dans l’essentiel. Et cela se passe parfois loin de l’Europe. Une poésie forte qui nous conduit sur les traverses de la mort, dans l’intérieur géographique de nos vies. La Dogana est un bien bel éditeur.

 

Frédéric Wandelère, La Compagnie capricieuse, La Dogana, 2012, 110 pages, 20 euros.

 

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Comédien, metteur en scène, Yves Gasc est aussi poète. Un poète longtemps demeuré silencieux, jusqu’à ce que l’absence prolongée de l’être aimé le conduise à composer « cinquante poèmes secrets » sous le titre de Soleil de minuit :

 

Soleil de midi soleil de minuit

Pénible poids du temps
sur l’heure exténuée

Je m’arrime à tes bords
tu te hisses jusqu’à ma soif

Lève la voile au vent
quand le ciel s’époumone

Absence   silence
seule geint la vague du désir

Je te regarde sans te voir

 

Les poèmes de cette absence s’imposent à Gasc comme le ferait une douloureuse initiation. Face à face avec l’amour une fois qu’il n'est plus entièrement présent, un face à face avec ce qui compte finalement. Cela pose interrogation sur ce qui est important dans le quotidien, dans la vie concrète autant que dans la vie intérieure. Survient alors une certaine colère contre les fracas imbéciles de ce monde trop souvent concentré sur des immédiatetés illusoires.

 

Yves Gasc, Soleil de minuit, Librairie-Galerie-Racine, 2010, 60 pages, sans prix.

 

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Depuis Lyon, l’éditeur Jacques André réunit progressivement une partie de la fine fleur de la poésie française contemporaine. Il en va ainsi de Bernard Grasset, publiant là ses feuillages. Des poèmes écrits entre 2000 et 2002. Ce livre est une bâtisse, dont Grasset dit : « L’architecture de feuillages repose sur un parallélisme, un contrepoint entre l’enfance, la mémoire de ses paysages intérieurs et extérieurs, et le pays biblique, lieu de la plus lointaine mémoire humaine. » De l’entrechoc des mémoires naît ce feuillage. Et Grasset en appelle à l’Amour, au sens de Jean de La Croix (« Nous avons rencontré l’Amour et nous y avons cru »). C’est un appel charnel, situé entre la contemplation de la nature/vie et l’abandon à l’Amour d’en haut. On entend des échos du Carmel dans ce chemin en construction. Et finalement, tout ce qui est, est – en dedans et en dehors de nous, simultanément. Une poésie qui parle en nous depuis la lointaine Grèce, celle du temps d’Alexandrie. C’est alors que « La vie devient chant ».

 

Bernard Grasset, feuillages, Jacques André éditeur, 2012, 55 pages, 11 euros.

[On lira des poèmes de Bernard Grasset dans Recours au Poème, onglet « poésies »]

 

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Les Masques et Miroirs de Bruno de Panafieu s’inscrivent dans un travail poétique bien sûr. Mais ces poèmes sont une partie d’un travail plus large, unissant des activités en apparence diverses, sculpture, architecture ou sociologie par exemple. À cela s’ajoute son expérience de vie en Afrique, expérience l’ayant conduit vers la recherche puis le développement d’une thérapie de groupe fondée sur l’utilisation des masques. Et des miroirs. Le poète s’est aussi intéressé de près à Gurdjieff. Il y a ces échos de toutes ses vies en une dans Masques et Miroirs, poèmes initiatiques transcendant les traditions, travaillant toutes les pierres comme si elles n’étaient qu’une. On y porte masque et l’on se comprend devant le miroir. Ce recueil n’est pas seulement recueil de poésie mais recueil de chemins parcourus par un homme, en dedans de lui-même, et dans l’altérité. Un chemin conduisant vers cette nouvelle naissance dont il est question à la fin de ces pages.

 

Bruno de Panafieu, Masques et Miroirs, éditions Librairie-Galerie-Racine, 2011, 182 pages, sans prix.

 

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Louis Raoul est l’auteur d’une douzaine de recueils parus chez différents éditeurs, dont La Bartavelle ou Encres Vives. Ce livre, Les Beaux suivants, me parvient par l’amitié de poètes dont j’aime l’œuvre, Jean Maison et Matthieu Baumier. Et l’on est frappé dès les premiers vers de ne pas trouver l’œuvre de Louis Raoul dans des maisons d’édition ayant, disons, plus pignon sur rue – sans que ce soit de notre point de vue péjoratif. Il faut donc saluer le travail des maisons telles que L’Atlantique, grâce auxquelles des poètes comme Raoul peuvent être lus.

 

 

Il manque quelqu’un
Qui nous prendra par la main
Pour nous emmener
Plus loin d’un souffle
Sur les hauteurs du vent
Ainsi nos voix confiées à lui
Et qui s’aimeront encore
Quand nous aurons cédé notre place
À la lumière.

 

Ce premier poème fait immédiatement entrer son lecteur dans l’univers d’une poésie au long souffle. Le poète pose sur le monde un regard étonné par la vitesse du temps :

 

Aidez-moi
Je coule
J’ai de l’eau jusqu’à l’enfance
Tout s’est passé si vite
Depuis ce naufrage du vent
J’ai dû dériver d’une minute
À l’autre
Je vois déjà
Une épave de chambre
Et les filaments d’une lampe
Qui remonte
Faire le plein de jour.

 

Il y a la douleur quand « Il manque quelqu’un », la douleur de devoir vivre encore dans l’absence de l’absente. « C’était il y a tant de feuilles / Nous n’avions juste / Qu’un fragment du monde » écrit le poète. Et que peuvent bien être les inquiétudes des « rois » du moment, perdus dans le « sucre » de leurs ridicules châteaux, devant l’importance de la préoccupation du vent ? Je nomme ici la poésie. Celle qui marche de nouveau en direction d’Ithaque. Vers le Poème.

Que l’on en juge :

 

Elle mettait à sécher
Dans le jardin
Des draps lourds
Pour faire ralentir un peu le vent
Afin qu’il leur donne cette forme
Que ses robes n’ont jamais eue
N’auront jamais
Enceinte de tant de rafales
La toile se soulevait
Par moments
Enfantant l’invisible
C’est ici
Pensait-elle
Que commence l’enfance du vent.

 

Louis Raoul, Les beaux suivants, éditions de L’Atlantique, collection Phoïbos, 2012, 40 pages, 14 euros.




Actualité Pleynet

La revue annuelle faire part que dirigent notamment Alain Chanéac et Christian Arthaud, consacre son dernier numéro à Marcelin Pleynet. J’ai publié de nombreux articles et des entretiens, depuis ma découverte à la fin des années 70 de son premier recueil poétique : Provisoires amants des nègres (Seuil, 1962) sur et avec Pleynet. Tous ses livres (poésie/essais sur la peinture/journal/romans) signent une odyssée du nom propre sous l’éclairage d’une pensée en alerte et de sensations vécues. Ils tiennent la poésie en éveil dans la radicalité d’un retrait qui prend sa source chez Rimbaud et Lautréamont.

Ce numéro double de 290 pages, première tentative d’analyse au plus près de cette œuvre totale, publie des contributions d’écrivains, d’artistes et de critiques qui suivent et soutiennent les travaux de Pleynet depuis des années : Sollers, Kristeva, Houdebine, Denis Roche, Jacques Henric, Claude Minière… et s’ouvre aussi à des auteurs qui n’étaient pas encore ou peu intervenus : Alexandre Eyriès, David di Nota, Dominique Paravel, Benoît Chantre… L’ensemble, illustré notamment par Ernest Pignon-Ernest propose aussi des inédits de Marcelin Pleynet, comme ce poème

 

Unique

 

La multitude des Dieux occupent la multitude des destins
Ce sont en vérité des fleuves avec des centaines de sources

et lui

            comme le Christ ressuscité
             
toujours vivant

 

 

Signalons enfin que c’est grâce à Augustin de Butler des éditions Marciana que nous pouvons relire ou découvrir Le voyage en Chine : chroniques du journal ordinaire 14 avril-3 mai 1974 de Pleynet. Cette édition revue et corrigée est composée d’un très beau cahier photos.

 

 




Lecture(s)

 

Les éditions de l'Atlantique, actives éditions en matière de poésie, publient les fameuses Romancero Gitano de Garcia Lorca, cette fois traduites par Michel Host. Il existe beaucoup de traductions de ce chef d'œuvre. Et nous en avons beaucoup lu, fascinée par la beauté de ce joyau poétique hors norme. Que l'Atlantique décide d'ajouter une traduction nouvelle suscite l'intérêt. Elles n'auraient pas augmenté leur catalogue d'une proposition médiocre. Car la traduction de Michel Host est l'une des meilleures que l'on puisse lire en France. Il y a celle, impressionniste, de Line Amselem, belle dans son rendu de l'essence espagnole. Et puis il y a celle de Host.

Les Romances gitanes sont, comme l'explique le traducteur dans son préambule, une forme poétique très précise, en vers octosyllabiques assonancés aux vers pairs, eux-mêmes issus de la division d'un vers de seize syllabes. C'est le vers le plus ancien de la poésie espagnole, en usage depuis le XIème siècle.

Tradition, donc.

Mais il y aussi la dimension gitane, que nous explique Lorca lui-même : "Le livre dans son ensemble, bien qu'il s'appelle gitan, est le poème de l'Andalousie et je l'appelle gitan parce que le gitan est ce qu'il y a de plus élevé, de plus profond et de plus aristocratique dans mon pays, ce qu'il y a de plus représentatif de sa manière et ce qui préserve la braise, le sang et l'alphabet de la vérité andalouse et universelle. Ainsi donc le livre est un retable de l'Andalousie avec ses gitans, ses chevaux, ses archanges, ses planètes, avec sa douce brise juive, et sa brise romaine, avec ses fleuves, ses crimes et aussi la note vulgaire du contrebandier, et la note céleste des enfants nus de Cordoue qui jouent des tours à Saint Raphaël. (...) Et laissez-moi vous dire maintenant, c'est un livre anti-pittoresque, anti-folklorique, anti-flamenco. Où il n'est pas une veste courte ni un habit de torero, ni un seul chapeau plat ni un tambourin, un livre où les figures peuplent des fonds millénaires et où il n'est qu'un seul personnage, grand et obscur comme le ciel en été, un seul personnage qui est la Peine qui s'insinue dans la moelle des os et dans la sève des arbres, qui n'a rien à voir avec la mélancolie ni avec la nostalgie, ni aucune affliction ou malaise de l'âme, mais avec ce qui est un sentiment plus céleste que terrestre : peine andalouse qui est un combat de l'intelligence amoureuse avec le mystère qui l'entoure et qu'elle ne peut comprendre".

Tradition. Et identité.

Mais il y a aussi ce qui fait l'âme de ce chef d'œuvre séminal. Cette âme, c'est le duende qu'à reçu Lorca dans la composition de ces romances. Citant Torrès en conférence, Lorca dit : " "Tout ce qui a des sons noirs a le duende". Et il n'est pas de vérité plus grande. Ces sons noirs sont le mystère, les racines qui s'enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d'où nous parvient ce qui est la substance de l'art. (...) Non, Le duende dont je parle, obscur et frémissant, descend de ce démon très joyeux de Socrate, marbre et sel qui, d'indignation, le griffa le jour où il prit la ciguë, et de cet autre mélancolique petit démon de Descartes, qui tel une minuscule amande verte, las des cercles et des droites, s'en alla le long des canaux pour entendre chanter les marins ivres."

Transformer en français la beauté qui présida à la composition des Romancero gitano, depuis l'essence de la tradition jusqu'à celle de l'identité baignées par le duende, voilà ce qu'à réussi le poète Michel Host.

 

Federico Garcia Lorca, Romancero Gitano, suivies de Complaintes funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias, Traduction nouvelle de l'espagnol par Michel Host, Editions de l'Atlantique, collection Hermes, 60 pages, 16 euros.

 

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Les éditions belges Le taillis Pré  viennent de publier A la table de Sade de Eric Brogniet. Autre voix, autre chemin de parole. Pour accéder à ce "territoire d'une œuvre par ailleurs toute empreinte du questionnement de la condition humaine, Brogniet met en scène le désir comme processus infini de rencontre, de dépassement de soi, de maîtrise et de liberté", nous explique la quatrième de couverture. Au titre du désir, voilà ces poèmes publiés dans la collection Erotik, et c'est alors dilater l'entendement même de ce que nous nommons érotisme pour concevoir la magie du corps aimantée par des sources créatrices de vie. C'est d'ailleurs par A la table de Sade que l'éditeur ouvre cette collection Erotik, collection dont Eric Brogniet est le directeur.

Six parties composent ce livre, ouvert par ce poème issu de Théorème de Sade :

 

De grands orages se préparent
Sur la table du soir
Et les panneaux anciens
Ils diffusent une lumière délicate
Le temps engendre sans coupure
Des intempéries de jardins
Des photophores lui renvoient
Son image blanc sur noir
Là où ils passent ils laissent
Des ennemis invisibles
Et bien qu'ils soient écrits
En d'autres langues
Ils nécessitent d'être brûlés

 

De la partie nommée Rhétorique de Sade jusqu'à la sortie Soleils des transgressions, nous abordons Mémoire aux mains nues, Conjuration des présages, Géométries de la fièvre, et Liturgies du labyrinthe.

Les étoiles sont là, métaphoriques. Les sources aussi. Et les rosées dénaturées.

 

C'est un climat de palmes lentes,
D'airs huilés, de laits doux,

Avec la perle au bord de la mer,
Avec l'origine du monde.

Cannelle, thé vert et ombres blanches,
Votre bouche est un quartier d'orange :

Le poisson d'or et l'anneau
Gisent au fond du lavoir

Quand le poème s'invite A la table de Sade, et la chair se fait verte.

 

Eric Brogniet, A la table de Sade, Le Taillis Pré, 173 pages, 16 euros.

  

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Deux livres de Matthieu Gosztola nous parviennent. L'un, Traverser le verre, syllabe après syllabe, est un poème de quelques pages, publié en édition numérotée par La Porte, recueil de la revue Poésie en voyage. Gosztola fait ici une œuvre pointilliste, de son en son, de phonème en phonème, comme murmurés, comme chuchotés pour, avec délicatesse, ne pas briser la parole comme un verre, mais la traverser comme on traverse un fleuve.

 

nous marchons sur la berge
avec nos souvenirs
serrés contre le corps
pendant que les arbres
prennent du ciel l'imprenable

               des reflets dorment
sous une barque

 

Pas une seule majuscule dans ce long poème de 22 pages. La voix se fait menue, sautillant tel un geai sans poids sur la mousse du verbe.

 

le cerisier vient au fond des yeux
comme la neige sans le froid

la lumière de plus en plus claire
la mort devient cette intime
tout s'efface
lueur après lueur
mais ton visage
sera à jamais ce qui vient dans l'aurore
du début du milieu et de la fin du jour

 

C'est encore la question du visage qui mène le refrain du deuxième livre de Gosztola, Visage vive, édité par Gros Textes. Depuis Débris de tuer, livre écrit par le poète au sujet du génocide du Rwanda, nous sommes habitués à la capacité de Gosztola de déconstruire la grammaire. Un nom masculin assorti d'un adjectif féminin. Première impression, destructurante. Aussitôt corrigée par la douce injonction aussi contenue dans le titre.

Le visage est comme un blason dans la poétique de Gosztola. C'est un thème sur lequel, lancinant, il remet son métier. Quelques fragments :

 

A nouveau je caresse ton
Visage
Dans la pensée

*

Les visages sont dans la limite
        
De ce qui s'est trouvé à nu

 *

Le visage est nu de mourir

           Dans le silence
Il ajoute le ronron

 *

 Le visage est notre folie
D'être ainsi exposés

*

Nous perdons plus que la vie
         
Là où les visages
Nous emmènent

*

La peinture du visage n'a pas eu le

Temps
De sécher

 

Et telle une brodeuse Gosztola tourne et tourne encore, comme pour étoffer depuis la chair du visage les ors ineffables de la face intérieure.

 

Matthieu Gosztola, Traverser le verre, syllabe après syllabe, La Porte, 2012.
Matthieu Gosztola, Visage vive, Gros Textes, 92 pages, 7 euros.

 

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L'anthologie Femmes poètes du monde arabe composée par Maram al-Masri, poète syrienne, édité par Le Temps des Cerises, est passionnante. Maram al-Masri convoque dans ce beau recueil 50 femmes poètes qu'elle présente et traduit. Un travail vertigineux. Le point commun à ces 50 poètes du monde arabe ? Elles écrivent hors des sentiers battus de la tradition poétique arabe, utilisent un vocabulaire contemporain qu'elles insèrent dans des vers libres. Bref, une liberté du verbe affranchie de toute idée d'enfermement, autour de thèmes tels que l'amour, le religieux, les interdits sociaux, le désir, la dignité des femmes.

"On peut constater ces dernières années une véritable explosion de la poésie féminine arabe, sans doute favorisée par Internet et des réseaux sociaux qui font qu'il n'est plus indispensable d'avoir publié des livres pour diffuser ses poèmes", précise Marim al-Masri dans la préface.

Cette anthologie nous permet alors de traverser les pays arabes d'est en ouest, pays par pays. C'est donc de la Syrie au Maroc en passant par la Palestine que nous allons voyager. Et retranscrire trois poèmes, pour nous mettre la soif au ventre. Une anthologie passionnante.

 

La paix virtuelle
               
Nada MENZALJI (Syrie)

 

Cette maigre fumée
dessine sur le miroir un nuage
Aujourd'hui, comme hier, il n'y a pas de pluie
Il n'y a pas sur le ventre de la terre
une fleur pour séduire l'abeille
et le silence n'est pas digne de la prière.
Une mouche vient de terminer sa randonnée
autour du globe terrestre.
Je veux dire que par-delà des mers virtuelles
il doit y avoir des jeunes virtuels
ils sont très pris par un jeu
comme s'ils venaient de le découvrir
ses rôles sont simples :
des poitrines nues
des armées
et des balles
L'armée tire des balles
et les jeunes courent pour tomber par terre
et leurs ailes
palpitent vers le ciel
sans que soit coupé
leur long cri de liberté

*

Des jeunes en deux dimensions
ou digitaux en trois dimensions
des roses rouges sur l'asphalte d'une rue virtuelle
de grands haut-parleurs qui annoncent
la transformation des cellules
du sperme humain
en cellules de mouton
Ce mouton est menacé par l'aboiement des chiens dans les champs
alors, il mange beaucoup d'herbe
pour donner avec grand plaisir
sa chair pour le sandwich au chawarma
avec des piments doux
Mais le chat
qui a dévoré ses enfants
exerce son innocence
et poursuit la souris électronique
le crocodile vert a avalé beaucoup d'éponges
et il se pose comme un gardien devant le portail de l'ouest.
Le mouton-chawarma
n'a pas l'intention de balayer ton portail avec son souffle
et les jeunes virtuels à la poitrine nue et séduisante
sont prisonniers de ton écran
tandis que ton bon mari, sur la colline,
joue sur sa flûte
et que le troupeau de ses spermatozoïdes se met à danser
repose ton corps engraissé d'ennui
laisse reposer ta peur engraissée par ton corps
et dors, dors sur le bord de ta rivière
celle que chante la mythologie
ta rivière qui coule dans le vasque du hammam
nettoyée à l'eau de Javel
et étouffée par l'asphalte
Les mots sont renversés sur le dos
Dors, dors jusqu'à demain, ou après
après...
après...
  après demain
car la Liberté-cauchemar
ce jeu de la jeunesse virtuelle ne va pas troubler ton sommeil
Elle est comme une condition nécessaire
mais non suffisante
sauf pour qui
en devient obsédé.

 

 

Le Maure
         Nathalie HANDAL (Palestine)

 

Voici ce que je vois :
un grain de blé dans la main d'un petit garçon

pieds nus sur les routes sans nom,
qui dort dans le rêve de quelqu'un d'autre.

Un oud, un violon, une guitare,
un miroir de rosée,

un homme qui va se déshabiller
une femme qui regarde

Un voyageur
qui retourne
partout

et l'étourderie
qui échappe à elle-même.

Mektoûb, dit le Maure,
nus tenons les nuages entre nos lèvres
et nous croyons voir Dieu dans notre souffle.

 

 

Je ne suis plus là
        Aïcha BASSRI (Maroc)

 

Je t'ai appelé
Je t'ai appelé pendant de nombreuses années
Et quand tu as dit "oui"
à l'intérieur de moi
le sens des mots était perdu.
Comme les oiseaux sont revenus
le ciel est parti.

 

Maram al-Masri, Femmes poètes du monde arabe, anthologie, Le Temps des Cerises, 228 pages, 116 euros.

 

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Les éditions de l'Atlantique nous offrent encore, dans leur collection Phoibos, une petite merveille. Le Fil Humain, de Pascal Meiplat, et son tirage à 250 exemplaires feront de ce fil un trait rare, et peu d'heureux mais des heureux comblés. "Ecriture dense et ramassée, parfaitement maîtrisée", nous dit son éditrice Silvaine Arabo avant d'aborder "la subtilité des états d'Etre qu'il porte et sur lesquels nous naviguons comme en haute mer"

Le premier poème nous donne la preuve de la concision extatique du poète :

 

Je ne laisserai pas
ton visage me traverser
sans tenter d'en retenir
de mes paumes maladroites,
qui se penche vers moi,
le frais baptême d'été.

 

Le livre s'ouvre par des poèmes courts, disant la force de contemplation du poète abîmé dans ce qu'il adore :

Les lèvres du temps s'entrouvrent :
la nuit n'est pas obscure
puisque
même quand je ferme les yeux
tu existes.

Cette concentration, fruit de l'extase et de l'adoration liés au verbe, dessert son coude pour qu'un souffle plus ample, de page en page, gagne la respiration de la gorge qui chante.

 

Un printemps de neige et de citrons
galope maintenant sous nos pas ;
ignores-tu encore que ton visage
donne forme exacte à mes rêves ?

A te voir marcher sur cette terre,
j'ai appris à ourler le réel de la clarté
profonde que dessinent ta parole,
ton ventre et ton souffle. Tu portes avec toi
la justesse du premier matin,
l'enfance qui appelle la confiance,
le sourire qu'abreuvent nos désirs.

Comment te dire sinon dans la pauvreté
de ces mots que balbutie mon impuissance ?

En toi se partagent l'approche et la distance
dans le jardin qui sera notre domaine
où vivre est le rire vertical de la lumière.

 

La voix, confinée au réel, fait son chemin, s'éloigne de la louange pour se risquer au recueil des images auxquelles elle donne rythme et ampleur. Jusqu'au final, qui ouvre le piège de la maison du verbe aux lèvres qui transcendent ceux qui ne portent rien :

 

Douceur, cesse-là de ne pas être
femme. Pris au lèvres
du néant et de la mort,
ce qui fait le vivant de nos corps
pneumatiques
cèle cela qui demeure toute énigme :

 

c'est toi l'instrument d'allégresse,
tant cela (ferveur ou faveur)
féconde le temps, nôtre.

 

Pascal Meiplat, Le fil Humain, éditions de l'Atlantique, 50 pages, 16 euros.

 

 

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La rumeur et le poète

Voilà mille ans. Et de mise encore, ce jour !
Immuable, imperturbable et férocement opposable à l’esprit libertaire et libérateur du poète  : La rumeur infâme compose et décompose dans la vile tyrannie et indigne adversité le destin fragile du poète. L’être qui se consume pour éclairer  les siens et le monde. Cet être qui nous éveille aux  lendemains affranchis. Au seuil des jours nouveaux. En soulèvement. En enchantement.

De tout temps, je crois, la clameur, le bruit, la calomnie et autres esclandres obscurs, tissées de défiance et de haine guettent le souffle indomptable, révolutionnaire, contestataire, précurseur et justicier du poète. La rumeur que les ennemis de la liberté brandissent à l’aube de chaque nouveau pas accompli vers la lumière. Menaçante, ignominieuse, outrageante, obscurantiste, destructrice, criminelle. Odieusement persistante. Obsessionnellement insidieuse. Lâchement silencieuse, veule, arbitraire, traquant les traces osées des hommes et des femmes libres.

C’est avéré, les despotes, les usurpateurs, les adeptes de l’abus et de la tyrannie ne perdent jamais de vue le poète. C’est leur première cible. La plus importante, sans doute, car emblématique. Aussi, lorsque celui-ci échappe à leur vindicte, à leur condamnation d’exil, d’atteinte physique, il est parfois sauvagement rattrapé par les griffes de la rumeur, qui vient semer le trouble et la confusion dans l’attitude, les propos et les engagements du poète. Le grotesque et macabre jeu inauguré par les calomniateurs, les détracteurs et  ceux qui craignent de perdre leurs privilèges et leurs pouvoirs, acquis honteusement, sans mérite. Dans le mépris du droit. Car, le nœud du problème, c’est le droit. En effet, on ne craint les poètes que dans un territoire de non droit.
Les illégitimes, les injustes, les oppresseurs et tous les écumeurs de rêves et de territoires, veillent à ce que les poètes n’atteignent pas les peuples par leur verbe rédempteur. Leur souhait le plus inavoué est de taire le poème. A jamais. Car, le poème dénonce le crime et sa honte.
L’œuvre de la rumeur est d’effacer les traces ciselées d’opiniâtreté, de résolution, d’ambition et de renaissance. La rumeur s’attaque d’abord à la notoriété, à la symbolique, à la pertinence, à la force de caractère, au désir de changement, à l’envie de libération. La rumeur empoigne les voix qui s’élèvent, piège les ardeurs qui nous guident vers l’affranchissement et l’absolu. La rumeur accuse ceux qui nous éclairent par leur génie et leur profondeur, ceux qui nous incitent à nous réapproprier nos mots, nos espaces, nos territoires, nos emblèmes. Nos premiers rêves. L’enfance et l’innocence.  Et surtout nos mémoires. Lorsqu’un poète entreprend l’écrit identitaire, l’écrit  de toutes les empreintes, de tous nos ancêtres.  Il devient forcément dangereux. A craindre, à surveiller et si possible, à censurer.
Est-il nécessaire de rappeler que certains pouvoirs, peu légitimes, ne fonctionnent qu’en système symptomatique de rumeur, provoquant, entretenant, délibérément les peurs, les fantasmes et les tabous des peuples que l’on veut endormir, occuper, tremper et duper. N’est-ce pas là, le meilleur moyen de l’assujettir, de lui faire oublier qu’il doit entreprendre la marche de  son émancipation, celle de la réalisation de soi. N’est-ce pas là, une possibilité d’annihiler sa vigilance et son éveil. Son droit de demander des comptes et de suggérer d’autres visions du monde ?!
Oui, la rumeur est la première violence qui accuse le poète. La première fureur qui le pousse vers l’extrême frontière de ses possibilités d’endurance et de résistance. Face à la barbarie, face à l’abus. Il s’en sort donc, anéanti. Ou alors, grandi.
En cet instant précis, nous pensons aux plus célèbres poètes humiliés par les plus folles  rumeurs, parce que brillants, libres et rebelles. Parce qu’ils représentent l’interrogation, l’opposition et la transgression : Homère, Baudelaire, Rimbaud, Hugo,  Khayyâm, Matoub. S’il n’y avait que ceux-là !
Ces grands esprits, si nécessaires, essentiellement proches de leurs peuples, leur  insufflant toutes les couleurs du rêve et de la liberté. Celles de tous les possibles. On a  toujours tenté de les extraire de leurs peuples, on jetant leur moralité en pâture aux plus ravageurs fracas. Pour  faire diversion, retarder l’inéluctable marche des libertés.

Neutraliser, occuper le passeur de lumière, le bâtisseur de destin. Isoler le poète est l’une des tentations les plus séculaires des tyrans. Et d’isolation à la folie, il n’y a plus qu’un pas.  Eh bien, voilà ! La fameuse rumeur de la folie.
Quel grand poète n’a pas connu cette infamie !




Eva-Maria Berg

5 poèmes Allemand-Français




Nouvelles nouvelles de poésie [3]

 

Michel Dunand ou la poésie discrète

 

      C’est l’éditeur de Nantes Le Petit Véhicule qui a publié, en 1989,  son premier titre « Dernières nouvelles de la nuit ». Il est, à ce jour, l’auteur de six recueils de poèmes de belle facture, rigoureux, précis comme une flèche qui atteint en plein centre la cible du cœur. Il s’appelle Michel Dunand. Il est né à Annecy, en 1951. Il y dirige la « Maison de Poésie » et, avant tout, il anime et réussit à faire vivre la revue COUP DE SOLEIL depuis 1984 déjà. Je ne sais pas vraiment si Jean Joubert avait raison de prétendre il y a quelques années que Dunand est l’un  des rares hommes « capables d’allier l’action culturelle et l’écriture », mais je constate, à la lecture de son dernier recueil « Sacre » (Jacques André éditeur) qu’il vient de m’adresser  que son talent original est réel, un art à portée du plus grand nombre, subtil, désabusé, resserré comme :

 

Rue du Petit Canal.
Un goût d’égout

On dort aussi sous le ciel étoilé
Parce que l’on n’a pas le choix

                                                 

   En 2009, nous avions choisi, Patrice Delbourg, Pierre Maubé et moi, pour « L’Année poétique 2009 » (Seghers éditeur) un poème de Michel Dunand qui n’hésitait pas à exprimer en peu de mots un élan libérateur exceptionnel  :

 

Il a scié tant de barreaux.
On aimerait pouvoir les compter, mais le nombre est trop grand, trop élevé.
Des milliers,
Des millions…

 

  Au fond, le poète Michel Dunand prend parti pour tout ce qui aide l’homme à sortir de ses prisons et, en cela, il me semble une sentinelle fervente et utile dans notre microcosme souvent plus soucieux de son nombril à faire miroiter que de la ferveur libératrice du Sacré. De plus, on me dit que Dunand est un passionné et un amoureux d’art et de musique… On évoque aussi à son sujet un « pointillisme lyrique », et on n’hésite pas à le repérer « dans la lignée des essentialistes qui vont des grands poètes chinois anciens à Dupin ». Bon ? Je veux bien. Mais ce que je retiens en priorité quant à moi,  c’est son humour philosophique et désenchanté qui lui fait écrire :

 

Tout est prétexte                  
à prendre un bain
mais ce n’est pas
toujours celui
que l’on souhaite

 

        Reprenant en guise de conclusion une autre affirmation de Michel Dunand, je dirai que « l’enfer n’est pas gratuit. / Le paradis non plus, d’ailleurs. Mais on paye après » ! Mais attention : derrière le sourire, le clin d’œil, cette manière de parler d’amour ou de désir qui est unique, il faut savoir reconnaître que ce poète brûle pour la bonne cause, celle d’une reconnaissance d’un « petit supplément de corps », si ça n’est d’un supplément d’âme !  Parce qu’il est capable d’affirmer « Un amour / véritable / est toujours / hors-la-loi », le credo de Michel Dunand participe non seulement au présent mais aussi à l’éternité. D’ailleurs, dans cette lignée royale, je ne suis point étonné de découvrir son opuscule bilingue (traduction d’Azouz Jemli) « Tunis ou Tunis »… d’évidence, tout, ici aussi, est un « rendez-vous, jour après jour, avec la vie ».

        « Le meilleur de la joie », en effet ! Tout, sous la plume aiguisée de Michel Dunand, avec ou sans parfum de jasmin pour le dire, chante un certain bonheur intérieur qui prouve que cet errant-là est de nos amis. 




Chronique du veilleur (3) – Janine Modlinger

La forme du carnet est à l’évidence autobiographique. Mais, par opposition avec le journal intime, le carnet retient des impressions, des pensées que son auteur juge essentiel de ne pas perdre. Deux volumes de carnets, à la fois poétiques et spirituels, sont absolument à lire :

Le mendiant d’infini  (L’Arrière-Pays) recueille des fragments d’une religieuse, Françoise Azaïs de Vergeron, entrée au monastère de Sainte-Marie-de-Prouilhe dans l’Aude en 1948.  Max de Carvalho a composé ce florilège absolument unique où les louanges se succèdent avec une fraîcheur d’âme qui bouleverse le lecteur. Mais l’auteur dit aussi sa faim, l’abîme « de privation » qu’elle sonde en elle, sa détresse même que seule la Croix peut apaiser. C’est toute l’étendue des émotions et des élans intérieurs dont nous suivons l’aveu, le chant, l’effusion.

Une lumière à peine : carnets, Janine Modlinger, Ed. de l'Atlantique

Une lumière à peine : carnets, Janine Modlinger, Ed. de l'Atlantique

 

                       Prière silencieuse,
                            mystérieuse,
                        tellement cachée
                       et enfouie en moi
                      que si Tu cessais
                     de me la donner
                             je crierais
                      que Tu m’arraches
                             le cœur.
 

On rejoint là les textes les plus anciens du Christianisme, les plus classiques aussi, l’expression la plus simple et la plus ardente ne souffrant aucune altération du temps. Les noces, l’attente de l’Aimé, le ravissement, tout vient chanter ici les notes les plus pures.

                               Ta nuit n’est pas obscure,
                  elle est plus lumineuse que l’aurore.

                               C’est la nuit de l’aimée
                                unie à son Amant –
                            qui la transforme en Lui.

 Les carnets de Janine Modlinger sont des recueils d’instants de grâce que chaque être humain peut vivre dans la vie de tous les jours, mais que seul un vrai grand poète peut saisir dans la force et la justesse de l’écriture. Mais avant toute rédaction, il faut savoir regarder, écouter, s’émerveiller. Janine Modlinger a ce don si rare de l’accueil authentique et profond. Une lumière à peine (Editions de l’Atlantique) est à chaque phrase animé, éclairé, porté par une quête inlassable de la lumière infinie.

     La traversée du vivant, bénie, louée de jour en jour, cet apprentissage de la louange qui, loin d’être naturelle, s’apprend et se tisse comme un ouvrage jamais achevé.

Janine Modlinger sait combien le miracle est proche et fragile à la fois. Il peut survenir et transfigurer tout l’être pourvu qu’on l’accueille, qu’on s’incline devant lui, en sachant bien qu’il faut « s’effacer pour laisser place à plus grand que soi. » Voilà qui est religieux (le judaïsme dans lequel elle trouve ses racines est d’abord, dit-elle, « ouverture à l’ouverture ») et en même temps profondément humain. Tout l’humain en effet, corps, esprit et âme, sensualité, compassion, prière, vient s’inscrire dans ces magnifiques pages. Les mots reconnaissent leurs limites devant la toute puissance de l’indicible entrevu. Le poète sait avouer que l’écriture tisse seulement « un fin voile de sens autour de l’énigme. » Mais c’est beaucoup.

                 Seul le silence en soi, le retour au grand silence, ranime en nous une ébauche d’humanité.

Une lumière à peine, un livre qui réchauffe l’âme et qui rayonne !

Présentation de l’auteur

Chronique du veilleur

Retrouvez l'ensemble de la Chronique du veilleur, commencée en 2012 par Gérard Bocholier




HXOZ




S’ils te mordent, Morlay ! [1]

            Généalogie d'une éradication française

 

            Durant un mois cet été, du 23 juillet au 24 août, France Culture diffuse une collection d'émissions consacrées à la poésie, intitulée "La poésie n'est pas une solution".

            A s'en tenir strictement au titre choisi, sans chercher les références auxquelles il renvoie, force est de constater que dans ce titre s'entend d'abord le nihilisme propre à notre époque. Ainsi, avant même l'écoute de la première diffusion, nous voilà fixés, par une affirmation péremptoire et définitive, sur ce que serait la poésie. Elle serait ce qu'elle n'est pas. Parménide peut aller se rhabiller.

            Un article publié dans le journal Le Monde le lundi 30 juillet 2012 nous éclaire sur le projet : "l'objectif de cette émission est d'aller prospecter ailleurs que dans les canons habituels de la poésie classique, du côté d'autres disciplines artistiques, comme les poèmes sonores ou la musique, par exemple. Il s'agit d'interroger les dispositifs multiples de la création poétique contemporaine"

            Nous voici rassurés. Un bref instant, nous y avons vraiment cru. Nous avons cru que la poésie était de retour. Qu'elle refaisait surface au cœur du lieu même qui méthodiquement travaille depuis 50 ans à son éradication de la vie. Mais non. Si notre système prend la peine de lui consacrer du temps de parole, c'est bien évidemment pour affirmer d'entrée de jeu qu'elle n'est pas une solution. Surtout, rassurez-vous braves gens, n'ayez pas peur, non non, il ne va pas s'agir d'une émission roborative. Par poésie, ne craignez rien, nous n'entendons surtout pas des poèmes car la poésie est partout. Surtout venez, restez à l'écoute mesdames messieurs, il s'agit d'interroger les dispositifs multiples de la création poétique contemporaine.

            Une émission consacrée à la poésie apparaît, et voici qu'elle émerge pour asséner que la poésie n'est pas une solution. Ce qui se transforme immédiatement en un article dans un autre organe confraternel, louant la démarche radiophonique comme un véritable Manifeste pour une poésie multiple. (c'est le titre de l'article du Monde).

            Ainsi la déconstruction poursuit-elle son travail méthodique de destruction entrepris au mitan du XXème siècle.

            La première émission, je l'ai écouté, et bien des propos tenus par Jean-Marie Gleize sont, à mon sens, d'une justesse irréprochable. Je cite, en vrac : "parvenir, par l'écriture, à refaire silence" ; "le silence du réel en tant qu'il parle autrement" ; "écrire, résister aux images. La langue vient alors se substituer aux images" ; "il s'agit de démusicaliser cette langue pour entendre la véritable musique du réel" ; "dans les années 70, il y avait une dominance de l'image vecteur de l'idéologie révolutionnaire. Il a fallu avaler ces images et se défaire des images imposées de l'extérieur".

            La voix est un peu monocorde. Animée d'un fond de fatigue. Comme presque dévitalisée par le propos tenu.

            Comment en sommes-nous arrivés là ?

            J'ai déjà commencé à chercher, dans un article consacré à la revue POESIEDirecte, les raisons possibles de l'éradication de la poésie en France. Je refais ici profession de foi : le lieu privilégié de la poésie réside dans le poème, contre tous les détournements du terme même de poésie qui ont, au cours du demi-siècle passé, asséné que la poésie était partout et que chacun était poète, particulièrement à partir du moment où il ne faisait pas des vers et des poèmes. Dès lors, il n'est pas étonnant que la poésie ne fut plus perceptible nulle part et qu'elle se dilua dans l'inconscient collectif des habitants de ce temps. Au point d'être perçue comme une forme répulsive lorsqu'elle continuait de s'exprimer avec exigence, cette exigence étant devenue la marque d'une verticalité insupportable aux idéologies sociales qui travaillaient alors pour le profit de quelques uns, à coup de "la poésie est partout" et de "tout est art", à faire croire que tout le monde était poète quand la création poétique avait toujours été dévolue à la capacité d'ascèse et d'abnégation d'individus y consacrant leur vie. Aussi, la vocation de la parole est-t-elle d'être à l'origine d'essence poétique, et il s'agit de retrouver ce lien direct avec la construction du monde à partir de l'ontologie première du langage.

            La poésie n'est pas une solution.
            Recours au Poème.

            Deux mondes s'affrontent.
            L'un produit par l'hypermédia.
            L'autre passé dans la réalité virtuelle.
            L'un obéissant à la prose du dogmatisme social.
            L'autre cherchant à œuvrer pour la joie de vivre qui a méthodiquement quitté les français.
            L'un théorisant une émancipation sociale.
            L'autre attaché à la double dimension de la parole, prophétique et fondatrice de sens.
            L'un transformant le réel de l'homme en une réalité virtuelle et relative.
            L'autre demeuré fidèle aux racines du merveilleux.

            Ainsi, à l'heure de l'avènement de l'art social véhiculé par les années 60, à coup d'œuvres-slogans à l'écriture d'écolier sur tableau noir : "Rien à dire" ; "l'art est inutile rentrez chez vous" ; "tout est chaos" ; le poème, lui, a subi une éradication en règle.

            Car il s'agissait de renverser l'ordre établi. De désacraliser l'ancien monde. Or l'ancien monde reposait sur la construction ancestrale du verbe et sur la dimension prophétique conférée à la parole. L'écriture relevait des Ecritures. Entendons par là tout ce qui n'est plus audible aujourd'hui par une société ayant totalement basculée dans la sécularisation : la Tradition, les Saintes Ecritures, la civilisation du Livre.

            Le poème comme réceptacle du mystère, le poème comme outil de construction du monde par rapport à une origine est devenu inconsciemment l'ennemi d'une société qui asseyait son pouvoir par une idéologie déliée de tout contact avec ce qui relevait jadis de la Joie et de la légende.

            Gleize le dit dans la première émission de La poésie n'est pas une solution : "décrasser la langue", "Annihiler les éléments de langage", "Redéfinition du sens des mots".

            Linguistique, recherche, poésie de laboratoire, universitaires-poètes se sont confondus, sont devenus la norme de l'inintelligible, agissant comme une solution répulsive dans le creuset humain. Le poème, dans ce langage nouveau, est devenu champ poétique et au nom de cette immense idéologie sociale a privé la France, au profit d'une prose conforme au discours acceptable et recevable, du poème.

            Dans un même mouvement, nous avons assisté à la désacralisation de la langue au profit d'une horizontalisation sociale ainsi qu'à une intellectualisation linguistique rejetant la notion même de poésie hors du lieu d'élection du poème.

            Pour ce qui me concerne, je n'écris pas de poésie. Mais j'aime à me vouloir un lecteur exigeant. J'apprends et je grandis à travers une lecture aimante, patiente, des poèmes passés à l'existence grâce au service des maîtres du verbe. Aussi je ne tiens pas pour équivalent ceci :

"Six heures Pas à pas Petits pas tacatac tictictictac tacatac tac marche gauche droite marche"

et ceci :

"Je recueille ton silence
comme les bulles du brochet qui passe
entre les racines des saules,
comme le mutisme de la forêt
qui se reforme après la promenade
devant la tanière des sangliers.
C'est ton pays, où Sisley mourut pauvre
en ayant ajouté de la lumière aux feuilles,
du ciel aux rivières.
Tu as rejoint l'énigme de tes pères
et, la sentant monter en moi,
je cherche des mots qui éclairent le temps,
des mots que nos enfants puissent interroger
quand il m'aura fermé la bouche à mon tour."

 

            La poésie sonore de Bernard Heidsieck, faite pour "aller vers le lecteur-auditeur" ne me semble pas tenir face à la poésie discrètement séminale de Jean-Pierre Lemaire.

            Le silence initial, silence inaugural à la source de la Parole, est, dans le poème de Lemaire, associé à l'air contenu dans les bulles ascendantes du poisson, et en même temps que le poète dit la dimension fragile de la parole née du silence, pouvant à tout instant éclater et laisser échapper son trésor, il suggère la respiration vitale que le silence porte comme une femme un enfant, silence contenant en puissance le poème pour une respiration en acte. Quand, dans la démarche d'Heidsieck, nous voyons à l'œuvre l'intention de spectacularisation des émotions.

            Dans l'obscurité, dans la profondeur, la poésie a continué de respirer, creusant des lits souterrains. Les œuvres sont là. Et les plus grandes d'entre elles sont portées par le sens du rythme. Il ne s'agit pas du rythme musical auquel on associe à tort la poésie. Il ne s'agit pas d'enrober le poème de sons qui le rendent acceptable et audible car, en l'occurrence, la poésie sonore a bien plus souvent provoqué la répulsion que l'adhésion des auditoires espérés.

            Le sens du rythme dont je parle ici est celui du rythme intérieur. C'est la cadence du cœur. Rythme débarrassé  de ses béquilles anciennes, de ses arcs-boutants désormais peut-être disgracieux – rimes, pieds qui étaient les contraintes de nos pères –  et qui touche les meilleurs œuvres d'aujourd'hui, délivrant le poème devenu danse.