Il reste le “monde” du mime

À l’insomnie des étoiles, le sommeil perdu des pierres et des arbres se déclame en une voix qui erre dans ma chair. Il a le visage d’un nain rouge et je ne remarque rien sinon le bleu de ses doigts. Il provient du dedans de la poésie, un royaume oublié et comme effacé, au-delà des mers – comme ce pays sans légende dont le poète disait qu’il se mourait de froid. L’oiseau qui le guette a bien quatre ailes, il est le conte et le conteur
poète.
Cette nuit, c’est à toi que je parle. Poète. Comment, sinon, l’oiseau qui guette porterait-il quatre ailes sans couleurs ? Non pas des couleurs éteintes ou encore translucides – de simples couleurs sans couleur. Turc, ton oiseau a bien quatre ailes aux couleurs sans couleur, il transporte le vide ensommeillé des étoiles. C’est cela, la voix qui erre dans mes chairs. La voix devenue douce de l’écriture ayant cessé. Non pas de s’écrire. Juste cessé. Le bruit assourdissant du silence de l’écriture. Elle peut cela, l’écriture, poète, elle peut entrer dans le grand silence de l’immense bavardage, incessant bruit du monde se prenant pour un écho d’éternité. Quel conte peut être enfanté dans un tel silence ? Dans l’immensité muette du bruit emplissant chaque pore de la peau de chacun des êtres qui nous entourent, poète. Il y a tant et tant de mots pour faire un tel uniforme de bavardage que plus un mot vrai ne parvient à se coudre dans la tunique. Comprends-tu, poète. J’essaie de dire à ta place et, ce faisant, de dire l’impossibilité de dire. Si on se regardait toi et moi, si tu n’étais pas un simple livre mais bien encore un poète de chairs et d’os, autre chose que le roulis lointain de ta voix, on les verrait ces mots, assemblées en corps désarticulés, particules de vides affirmant un être sans consistance. Sinon, la foi en la réalité de l’illusion. Nous sommes plongés dans une étrange histoire, poète ; là, une « réalité » s’est emparée de la vie. Comme par une sorte de coup d’Etat en dedans de chacun. C’est pourquoi il reste les bribes de la mémoire et des mémoires. Mais cela n’est pas encore assez clair : nous parlons ici de ce temps où l’illusion a mis un point final aux chants très anciens.
On pourrait tout aussi bien écrire que le monde est un poisson.
Et alors ?
Turc, ton oiseau a bel et bien quatre ailes ; il s’en est allé de ce lieu vers un autre lieu, par l’univers. Il est le conte et le conteur, la voix qui erre dans ma chair, le chant ancien, très ancien, de la pierre d’hier. Je t’écoute, Fazil, le poète, et tu ne me parles pas. On te pensera mort. Sans doute. L’époque est tristement binaire. Tu ne dis pas ce que j’écoute de toi. Il n’y a pas d’étiquettes possibles quand tu es une écharpe nouée autour des nuages, Fazil. Tu comprends ? Aucun verre étiqueté dans lequel enfermer celui qui est écouté tandis qu’il ne parle pas. Dans ce monde de l’un ou de l’autre, on te pensera mort. On te sait mort, une histoire ancienne, au-delà des mémoires des hommes et des arbres, quand le sens de l’unicité s’est égaré. Afin d’oublier combien nous sommes devenus des mythes sans hommes, nous racontons cette histoire ancienne à nos enfants, l’histoire de vaisseaux perdus à la suite de l’effondrement de continents entiers, l’histoire de déluges. Un humain lointain qui faisait corps avec l’univers. L’éternelle histoire des bonnes femmes. On a brûlé des sorcières pour moins que cela. C’est pourquoi, nous qui sommes morts, tous, nous dirons que toi, Fazil, toi, poète, tu es cela même. Le mort. Comment pourrait-il en être autrement ? C’est une drôle d’époque, celle où les morts rigolent des vivants, et crachent la haine au visage des arbres du chant ancien. Une bien drôle d’époque, Fazil. On croirait voir des armées de morts s’extraire des cimetières et hurler à tue-tête « Nous sommes les vivants !, nous sommes les vivants ! ».
Et alors ?
Tu es un mort qui erre en moi et cependant se tait, Fazil, le poète. Ne me parle pas, surtout ne me parle pas ; il y a tant et tant de bruit déjà. On dirait l’immensité d’un silence, des plumes soulevées par des océans. Le gîte de la canaille, Fazil. Et devant ce précipice, face à la préoccupation que cela représente, surgit la voix de toi, Fazil le poète. La voix du mort. De la mort et des morts. Une voix morte, Fazil. Comprends-tu ? La signification de la mort de la voix ? Elle est comme la réalité – une image devenue le réel. Une falsification devenue reine, et roi pour faire bonne mesure. Les copeaux de nos vies se dissolvent dans le cœur absent d’une simple image. Et nous prétendrions dire ta mort. Nous le prétendrions.
Que peuvent les mots d’un poème, Fazil ?
Tu posais la seule, la vraie question. La lettre a pris d’assaut le sens et ses coups de boutoir ont mis un terme aux arbres et aux fleurs, aux nuages et aux étoiles, aux vies et aux morts. La lettre a renversé le sens et s’est emparée de la place-forte, Fazil, c’est cela la leçon du 20e siècle. Nous pensons que la vie perdure après, quand il ne reste que les bribes des mémoires de notre mémoire. Un récit. Les hommes sont devenus l’image du récit qu’ils se font d’eux-mêmes, tu sais, poète. C’est pourquoi, aussi, il n’est plus réellement possible de raconter d’histoires. Le conte s’est absenté de l’âme de l’homme. Reste le mime. Qui saura expliquer un tel événement ? Une pincée de lune se levant sur des matins fanés ? Tu sais, Fazil, de l’attente d’un charpentier est né un couperet. Et le monde pèse plus lourd que toutes les plumes réunies. Les pages sont écornées, jaunies et les mots sont devenus des flocons sombres de prose. C’est cela, l’histoire récente des hommes, Fazil. Un fruit talé. Que peuvent les mots de ton poème ?
Tu erres dans ma chair, ta voix
poète.
Tu es là, posé sur l’hêtre de la table. Silence grognant en lettres immobiles. Il y a bien des chaises, par centaines, mais elles sont vides. Comme après la noce, quand elle n’a pas eu lieu. Les visages absents sont noirs de suie. Et l’argile s’émiette à l’échine du ciel. Tu sens cela ? La poésie reliquaire, un sens pour définir l’image de nos vies. Et quel autre sens donner aux vagues précipitées d’un monde devenu prose ? Tu ne dis rien. Non, tu ne dis rien. Et comment pourrait-il en être autrement ? Ressens-tu l’insondable de cette tristesse ? Quel chagrin, cette prose étalée devant nous et pendue aux crocs des bouchers qui parlent et disent, qui parlent encore et disent et redisent l’image frelatée de ce monde. D’autrefois, les crocs des bouchers demeurent. Une image d’Épinal, l’entretien de la nostalgie. Un moment où le mot « être » se disait encore – et signifiait dans le réel. Lointain comme le sont les mythes oubliés. Parfois, je me plais à imaginer la venue du conteur d’hier, le Grec, et, sais-tu Fazil ? Nous sommes ceux là même qui l’avons plongé dans la cécité. Il est reparti, bâton en main, hirsute dans ses haillons, les pieds laminés, et, en chemin, il s’est égaré le long des vagues crénelées du passé. Je l’ai imaginé venir à nous et puis repartir. Homère est mort, et nous l’avons tué, Fazil, comprends-tu ? Vivre dans un drame d’une telle intensité n’est guère aisé, c’est pourquoi nous nous en sommes remis à l’image. Vivre dans une image et ignorer l’existence même de cette image permet de prolonger l’illusion de l’être de l’image. Nous sommes à ce détour étrange du chemin et nous avons cessé de voir le chemin. C’est pourquoi le poète est devenu aveugle, pourquoi sa cécité silencieuse est le sens réel de notre aveuglement.
Fazil, que reste-t-il du réel du monde en un monde enfermé dans tant de prose ? À quel moment, mieux : à quel instant cesse-t-on d’être une brisure de poésie ? Et devient-on cela, un bruit de prose, métastase guerrière du bavardage globalisé ? Le reflux de la poésie nait de la négation des instants, quand l’instantané devient tellement présent que les instants le composant, disparaissent avant même de survenir. Dans cette image falsifiée du monde, nous sommes devenus la globalité de ce même monde. Et, étant devenus l’ensemble, nous nous sommes perdus en tant que parties. Nous avons cessé d’être des instants, dans le devenir instantané de tout ce qui fait le monde. L’instant, la Parole perdue. La poésie dérobée aux hommes par les hommes eux-mêmes. Qui saurait s’opposer au vol de lui-même par lui-même ? Personne. C’est pourquoi, nous ne sommes entrés dans aucun siècle. Nous sommes sortis, juste sortis.
La prose est un négationisme, Fazil, une façon de réfuter la Grande Catastrophe de la mort de la poésie. Nous sommes parvenus aux temps de la solution finale au problème de la poésie constitutive de l’être homme. C’est pourquoi je te regarde, toi, le livre, sur la table de hêtre, et te voyant je ne te vois pas, Fazil. Tu es et tu n’es pas, tu es là et tu n’es pas là, Fazil. Tu es la silhouette lointaine, les haillons de l’aveugle perdu en chemin et toutes les embûches du voyage t’ont vaincu, une à une. Il n’est aucune île à l’horizon, pas de pelote tissée, détissée la nuit, et retissée le jour. Sauf à recomposer l’âme de chacune de nos âmes. Quand le fait même de l’âme est un fait mort. Comment le pourrions-nous, Fazil ? La voix qui erre dans ma chair me pousse à recomposer tous les fils de toutes les pelotes et cependant la voix parle en silence. Elle se heurte à un roc. La voix parle depuis un bateau, avant qu’il ne s’échoue et pourtant le son qui parvient à mes oreilles est celui des brigands s’acharnant sur les restes de l’équipage échoué sur le rivage. Et si je lève les yeux, j’aperçois un grillage.
Se souvenir de l’instant précis où l’instant cesse. Où le reste, tout le reste commence. C’est toi, le Turc, toi que j’observe du coin de mes doigts. Tu es là, poète rectangulaire aux pages noircies. Tu es là, sur la table de hêtre. Et là, tu te tais.  

 

  

 [Carnets du recours au Poème
/carnet 1]




Poetry is not for wimps

Recently appeared WHEN I GO BLIND by the Danish author Niels Hav in Dutch translation. Finally, for Hav is a fascinating poet, who already is published in English, Italian, Arabic and Chinese. Now when his poems through the efforts of the translator Jan Baptist are available in book form in the Low Countries, it was high time for Meander to make an email interview with the Dane.

 

Sander de Vaan : Where do you “stand” in contemporary Danish poetry ? (compared to your Danish colleagues)

Niels Hav: I was born on the west coast, far from the capital where I live today. So in some sense I’m a newcomer here, like the Arabs, Pakistani and Turkish’s immigrants living in my neighborhood. I spoke a rural dialect when I was a kid. Of course I belong to the literary landscape in Denmark, but I never had the feeling of belonging to any generation or movement in Danish poetry. I arrived with completely different experiences than the urban poets. I remember what joy it was when I first came across poems of Ted Hughes and Seamus Heaney for example, they wrote in a larger space than the urban ghetto and on experiences with nature and animals that I could immediately recognize. Today I am a downtown dove and feel at home in Copenhagen, but maybe it's still there I stand, as kind of an outsider who also have other relationships and belong in other contexts.

 

SdV : In 'My Fantastic Pen' you write: “Poetry is not for sissies!” Does this express also your personal view on poetry ?

NH : That's a good question with multiple levels. Poetry is of course for everyone, poems are addressed to just anybody. But here I am talking about the profession, the craft, the daily practice of writing poetry. It may require courage and stamina to work in this branch. And a willingness to renounce private lyricism and the unbridled emotionalism, which always threatens to drown poetry. The characteristic of good poets is, all the bad poems, they never write.
What I mean is: poetry contains elements of music and fun, but not only that. Time passes, we live and die. The world is on fire. Politics, bombs, ideology and religion ravaging the globe. This is what the adults are talking about - and in its innermost core the challenge for art is to join this conversation. To find out and understand what’s going on, and if possible to say things as they are.
So, yes, poetry - the profession - is not for sissies. You have to face yourself and look reality, God, or what it is, directly into the eyes. Poetry’s first duty is to be an intimate talk with the single reader about the deepest mysteries of existence.

 

SdV : Is there any other poet who, according to you, has come really close to an ‘understanding’ of what’s going on with his poems? (if so, maybe you can cite some verses too ?)

NH : There are many great poets, some have written a handful of excellent poems full of insight on fundamental questions in life. But in our culture there may be a tendency to isolate poetry in a special ghetto. A poet who talked seriously about essential things and insisted on poetry’s general relevance is Czeslaw Milosz. In 2011 his 100-year anniversary was celebrated, not only in Poland but on several continents. I think it’s because he deeply reflected issues that are still current. But if I should quote a poet here, it could be the Chinese poet Li Bai (701-762). He said something about the importance of poetry and no one could say it better today:

“Perfect poems are the only buildings
there always will be standing.
Where are they now the proud palaces,
once towering here ?
When the power is in me my brush
shakes five holy mountains.
What does it concerns me all the things
people want of glory, power, richness and honour –
what is that against writing poetry ?
Before I kneel for them the yellow river
should flow in the direction of its sources.”

 

SdV : Could you tell us something about the origin of the poem 'Visit from My Father', with these marvellous lines: "On my bulletin board hang seventeen bills./ Throw them away,/ he says, they'll come back again!" and how it was created ?

NH : My father was a farmer and sexton (he looked after the cemetery in the village), economics was not his hobby, and often the wallet was empty. When the postman arrived, my mother stood with the bills and asked what to do with them. Throw them away, he said, they'll come back again. My father died many years ago, but in lonely moments he still comes to visit to discuss the situation. And like farming poetry isn't the most profitable profession, there’s rarely real money in poetry – but perhaps there is after all some kind of balance in life; there isn’t either much poetry in money.
This is the personal impetus for the poem. But if a poem should be of interest to any other than the poet, it must in some sense be emblematic. When I write a poem about my Dad, the poem must be so exemplary that the reader can move in and take over the poem and be there with his own father. I'm not oiling the reader with my private feelings and reflections - that would prevent him from using the poem to anything at all, then it would just be about me. The poem must be designed or developed such that the reader can feel at home there with his personal thoughts and feelings and make the words to his own words. Now they belong to her or to him. So in the end my personal experiences are completely unimportant, I have written the poem and handed it over to the reader, to everyone. My father never got a passport, but the poem has been on stage in China and Dubai, and it seems to work also in Arabic and Chinese. Everybody has a father.

 

SdV : How do you usually start a poem? (is it a word, a verse, an image, something else ?)

NH : Poetry is such a futile activity, I’m sure most poets know the feeling. My wife is a concert pianist, every morning she sits down at the piano, and I go to my office. Often nothing happens. I am there, the words are there, and nothing happens. On a good day my confusion and doubt maybe leads to a poem. It is the daily practice and the contact with the written material which sometimes bring electricity to language and let the words sparkle. I write slowly or in spurts, but things are often left to wait a while before they are published. They lie there and matures. And sometimes it's perhaps much later when I look at the material again and suddenly realize that here it is: this is a poem. When it happens it is because the text holds surprises even for me. So the process is still somewhat of a mystery. A new poem is a gift, it can happen suddenly, on the street, in traffic, while you take care of daily chores, a little epiphany. But a good poem is more seldom than a dead badger on the freeway or a UFO.

 

SdV : Such nice, true verses like: “The new lovers kiss each other’s fingertips / I do know that.” – seem the result of a good observator. Do you look around a lot for inspiration ?

NH : Kissing is a very interesting topic, thanks for bringing it up. We love each other, we kiss. In this sport most of us are both spectators and performers. I don't know if I've done more research on the field than others, but I've noticed that new lovers love everything about each other. It's the way she speaks, it's her jacket, her pen and her bag. It's her laughter, her wrists, her hips, but also her hairbrush, her books and music, her bicycle. It's the way she eats, it's her toenails. It's her grocery store and the street she lives in. It's her !

So, to return to your question: I can’t say I look much around for inspiration. Most of the time I simply live and am busy with the daily chores. Inspiration comes when it comes. But I also write short stories, and when it comes to prose there of course can be details requiring research.

 

SdV : You speak very well English. Would you be able to write a poem in that language, or is poetry 100% bound to your mother language ?

NH : Maybe not 100 percent, but I'm not that good in English unfortunately. I write almost exclusively in Danish, and my Danish is even influenced by the dialect I spoke in my childhood. I've only written a few poems in English. I'm bound to my mother tongue - and I'm trapped in the Latin alphabet. Even if I communicate in English, I'm still isolated from half of the world. How many alphabets are there on our planet? Nobody knows for sure, but alone Chinese, Hindi, Bengali and other Asian alphabets are used by more than one third of the planet's population. And then there is the Arabic alphabet used by a billion. Many Arab and Chinese writers have the advantage over European colleagues, they are able to handle two alphabets. I wish my ignorance wasn't so extensive.

So I am dependent on my translators. In English it is Per Brask, Patrick Friesen, Martin Aitken and others. In Holland I am lucky enough to be translated by Jan Baptist, who is fluent in Danish right into the fringes of the linguistic nuances. He has con amore translated classics such as Andersen, Leonora Christina and J. P. Jacobsen - to be in his stable is a privilege. He is doing a great unselfish work without demanding much applause.

 

SdV : What are your “poetic goals” for the near future ?

NH : I've always many plans, but my plans often flutter down like paper planes … And of course I'm like all writers superstitious, I do not dare to talk about unwritten things, but I am always working on new poems and new stories. I really wanted to write a major work that reflects the grandeur and beauty of our universe, as a thanks for that I am allowed to walk around on the planet. This ambition collides constantly with missing skills and realities of the world around us.

I can exemplify my immediate feeling with a new poem.

 

Something has happened

 

We want to leave traces
     in words.
But language is no private invention.
To love, to be abandoned ;
to discover the clock that counts the seconds
inside the body. The pain in the light,
     fury,
helpless grief. Language knows all that.

What then is my own ? Is it possible
to gain personal experience
     and attach words to it
that are not simply conventional ?
To make an addition ?

Something has happened, something big,
yet I cannot explain
     what it is.
Assertions betray themselves.
I must accept my embarrassment –
and listen to the words
reproducing with reality
     everywhere.

 

© Niels Hav
The poem translated by Martin Aitken




Vu de Belgrade [2]

Every one of us, I believe, has a lot of gifts. It is an art to recognize them. At least the most important of them. Unfortunately, nowadays people are pretty much brainwashed, preoccupied with chasing money, positions… The fact is that we live in an age of dominant false values. The value system is upside-down. But even so, that cannot be an excuse for an individual not to search for her or his own values. We simply must do that. It is our obligation to be in the permanent search for our gifts. To know.

On the other hand, it is not and should not be our obligation to accept our gifts. That stands for artistic talent too. The fact that one was born as a poet doesn’t mean that one has necessarily to be a poet. To grow her or his own self as to be devoted to the art. In my opinion, that should stay the matter of personal decision. Of course, to be a poet without a talent is a crime. Maybe I’ve used a harsh word, but that’s the way I see it. And I regret to say that I can see too many writers who do not have any gift, yet they have some other ‘skills’ which help them to become ‘the great national writers.’ And that is something I will never understand, as long as I live. The logic of it, the sense… If one has a talent, or skills, to prosper into society, what is the reason that makes that person not to become a rich banker, let’s say, or to get rich in show business, but she or he insists to be an artist ???

Speaking of gifted people, it has to be ones own decision weather he or she is going to devote her or himself to the art or not. Art requires devotion. It is not so significant if someone sparkles once, twice, like a shooting star. The point is to endure, to make use of all good moments and to overcome the trouble times. The goal is to never stop trying to reach the goal, the same way as Cavafy’s Odysseus see the meaning in the very search for Ithaca.   Somehow, it usually happens that we experience more of the trouble periods, just like sailors, but again, that cannot be an excuse for someone who has decided to devote her or himself to the art. The art is also to go on.

This epoch, at least the way I see it, is not fortunate for art. We live in the age of corporations and their money empires, the dictatorship of entertainment, cheap spectacles for masses… far away from some reincarnation of renaissance that would value, respect and, finally, invest into arts as much as arts deserve. Personally, I call it a dummy period and I hope it won’t last too long. But still – there are great artists (I’m inclined to call poets all of them) in all possible fields of art. The truth is that we have precious contemporaries as well as we can always communicate with great artists from the past, with their work that will always belong to – the present.

My friend, if you are gifted, it is only up to you whether you are going to devote yourself to that gift, the gifts you are given, born with. Don’t do it if you don’t feel enough passion for it! If you feel weak, please don’t even try to cope with art world. It is often a very cruel world, since it depends on society. And society can be rather merciless.  

But if you decided that you were going to endure in your microcosms and enrich this world with your work, don’t you ever give up, please. As the Americans say ‘it pays off.’ As I would say – you will enjoy a real life. Every moment of your existence will turn into a verse. Not necessarily written. The material world is just one dimension of the world. Feel the rain drop, catch the sound of waves, accept the smile of a passer-by, look to your old parents and realize how happy you are they are still alive… feel the nucleus of every moment. That is fulfillment. It is much more than happiness. That is art.

 




Hommage à René Rougerie

Seul lieu de toutes les restitutions
               la mort
                 a beau vous endormir longtemps
               vos mains absentes
               nous resteront fidèles 

         Gilles Baudry          
L’Eloignement intime    
 

Ce que nous connaissons de la poésie, ce que nous en imaginons et que nous défendons, existe par le lien du livre, par le silence des secrets, par l’intuition d’une envergure possible. René Rougerie est de ceux qui ont accompagné la présence littéraire de ces soixante dernières années, en réalisant une œuvre vouée aux poètes, singulière, originale et sincère. Il porte témoignage de la conscience poétique et s’adresse à nous depuis ses livres, dans la filiation qu’il a choisie et qui a inspiré son travail. Il a suivi une ligne de conduite et constitué un monde, un réseau de lecteurs, une famille, à travers l’amour du langage.
A l’écoute des épreuves, il témoigne par la diversité des formes et des inspirations, de la source essentielle qu’il a cherchée. Il en est ainsi de la mémoire comme de ce plomb qu’Olivier Rougerie me confia un soir dans l’imprimerie, où avec Pierre Landry, nous venions saluer la mémoire de son père. Je me souviendrai de ce geste au hasard, près de la presse, parmi les chiffons, les chutes de papier, les encres, où s’élevait la mémoire vivante des regards partagés, des passagers de l’encre. Puis, essayant de lire ce fragment typographique, ce plomb inverse, je découvrais : « reconstruire le poète ».
René Rougerie depuis son atelier  de mots a porté vers nous des voix en poésie, a donné place aux plus marginaux, aux plus éloignés, dans l’évidence intime de ses préférences. En éditeur fidèle, il a accompagné ses auteurs, a défendu fermement son indépendance, exprimé pleinement ses choix. "J’ai gardé la joie de passer une à une chaque feuille. La métamorphose passe par mes mains. Le poème en garde l’empreinte".*
Et c’est avec un coupe-papier que nous entrons en matière, à mesure des pages de ce  livre  reconnaissable  entre  tous,  nous  impliquant  plus  encore au  fil de  l’acier.
Chacun à sa manière, pour accroître  ce mérite imaginaire de  la première étape :  la chance de lire.
Le nom de Rougerie brasse les cœurs de son ardeur dans la forge des livres comme un repère, un signal. Il devient une traversée du temps. S’y retrouvent ceux qui accompagnent cette poésie vivante dans l’humilité savante de la presse à bras, les odeurs imprimées et par le témoignage d’un courage à travers des générations d’écrivains où se mêlent intuition et amitié.
René Rougerie a tracé, depuis son antre de Mortemart la part sensible des ouvrages, avec ses couvertures blanches au garamond noir et rouge, coupées à la marge, tenues par le souffle conjoint de l’éditeur et de l’auteur.

Qu’il soit honoré, comme les Limousins savent le faire, pour cette montagne de lettres, ce passage alphabétique, fertile, qu’il nous a frayé à travers les langages. Son regard désormais traverse le temps, et avec nous porte  sans résignation cette géographie humaine qu’il a rendue lisible.

 

* Extrait de Entre joie(s) et colère(s) de René Rougerie

 

Article publié dans Jointure, "du côté de chez René Rougerie", La jointée éditeur.N °10 du 2ème trimestre 2011
 




Jan Wagner

3 poèmes en allemand et en anglais du poète Jan Wagner




Notes pour une poésie des profondeurs [3]

Autour de Tadeusz Rozewicz
et de son recueil "Regio"

 

Dès la préface de ce beau volume, Claude-Henry du Bord pose immédiatement l’enjeu de la poésie de Tadeusz Rozewicz : « Le travail du poète est de lutter contre l’oubli de l’être, l’usure naturelle de la langue ». Et de rappeler que pour l’immense poète polonais qu’est Rozewicz, écrire un poème est en premier lieu un acte éthique. Le travail de présentation de ce volume est fort intéressant en ce sens que du Bord relie la poésie de Rozewicz à la philosophie de Heidegger, particulièrement en son Acheminement vers la parole et en ses Chemins qui ne mènent nulle part. Un point de vue évidemment discutable, qui est cependant éclairant. Le poète et le philosophe mènent une recherche commune, celle du Poème/Sacré oublié : « Non seulement le sacré, en tant que trace de la divinité, se perd, mais encore les traces de cette trace perdue sont presque effacées » (Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962). Cette recherche, exprimée ici par les mots du philosophe, pourrait être d’une certaine manière reprise par Recours au Poème comme partie de son projet. La quête de la Parole perdue du Poème, cette quête est dans l’homme. D’ailleurs, Rozewicz exprime cette idée ainsi, dans son Anthologie personnelle autrefois parue en France chez Actes Sud (et malheureusement indisponible actuellement) :

« Rien de fortuit dans ma décision d’étudier l’histoire de l’art. Si j’ai pris là et non ailleurs mes inscriptions, c’était pour reconstruire la cathédrale gothique. Pour, brique après brique, relever en moi cette église. Pour, élément après élément, reconstruire l’homme ».

Nous serons en accord avec cela. La poésie et les poètes soutiennent la cathédrale/poème que sont la vie et l’univers. Simultanément, la poésie travaille la construction du poète en son athanor propre tout en élevant cet athanor à la place qu’il doit occuper dans l’édifice commun. Le monde réel de la vie est un corps autrefois démembré, corps en reconstruction à chacun des instants. Finalement, la poésie parle d’Osiris avec Isis. Elle est affaire de réalité. Écrivant cela, je pense à ce que me disait notre ami, poète et collaborateur Andrjez Taczyński, fin connaisseur de la poésie polonaise des profondeurs, auquel je dois la découverte de l’œuvre de Rozewicz (entre autres), tous deux ayant étudié dans la même université de Cracovie : au fond, c’est toujours le chemin d’un poète qui vous conduit à la voix d’un autre poète. Ainsi, dès ses poèmes de l’immédiat après seconde guerre mondiale, dans un pays dévasté tant par les combats que par l’extermination des Innocents, Rosewicz pose les fondations d’une œuvre éthique vouée à contribuer – à sa mesure – à la reconstruction/renaissance de l’homme. Et en effet, où mieux rechercher et retrouver Osiris sinon dans les neiges de la Pologne et de l’âme juive meurtries ? C’est de remembrement du corps de l’homme, dépecé par l’autre de l’homme en l’homme, que parle cette histoire, cette poésie, comme toute histoire et toute poésie. Que l’on pense à Ulysse ou au corpus de textes dits de Ptah Hotep. Cela passe par l’Isis Parole, incontournable lien entre nos âmes et celle du Monde. Il y a toujours le visage de tous les hommes dans le miroir de chacun des hommes, et ce visage est toujours cet ennemi qu’il faut combattre tout en le pardonnant, combattre en le pardonnant justement. Comment cela pourrait-il être simple ? Le démembrement de l’humain par l’homme est un acte de l’homme. Il y a loin de l’homme… à l’homme, et ce long chemin est cheminement dans et par le Poème. Le reste est illusion, croyance dogmatique en un réel apparent, lequel n’est rien de plus qu’un voile. Cela, Daumal l’avait parfaitement compris, au contact de l’Orient. Il est important de garder un œil tendu vers l’Orient, cela ouvre une perspective.
Une telle position, une telle mise en situation du rôle du poète dans le Poème ne peut aller sans affrontement avec l’angoisse. Et en effet l’angoisse est au cœur de la poésie de Rozewicz. Cette angoisse devenant au fil du second 20e siècle angoisse/inquiétude devant l’aliénation de l’homme moderne, ce qui de nouveau rejoint l’œuvre heideggerienne. C’est ainsi que Rozewicz peut écrire que « La poésie de nos jours / est une lutte pour respirer ». Alors, un ton de tristesse apparaît :

 

Un doigt sur les lèvres

 

La bouche de la vérité
est fermée

un doigt sur les lèvres
nous dit
que le temps est venu

de se taire

personne ne répondra
à la question
qu’est-ce que la vérité

celui qui le savait
celui qui fut la vérité
s’en est allé

 

On a pu écrire que la poésie de Rozewicz est simple. Cela est vrai et cela est un compliment de haute tenue. Mais la simplicité ici recèle tant de visions de cette saturation de la souffrance qui imprègne le corps de l’homme, depuis que l’illusion de la mort de Dieu (le Sacré, le Principe, non pas un bonhomme) a provoqué celle de la mort du poème, que la poésie redevient cheminement sur les traces de la présence de l’éternelle origine de ce que nous sommes en profondeur. Où l’on rejoint encore les Chemins de Heidegger : « Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré ». Où est l’origine ? D’où vient le mal ? disent les poètes. Voilà LA question, à la lisière de toutes les versions du rapport de l’homme au Poème.
 




NOUVELLES NOUVELLES DE POÉSIE [2]

Robert Sabatier, un fou de poésie.

 

Robert Sabatier était un homme fraternel, et le succès exceptionnel de son roman Les allumettes suédoises en 1970 est encore dans toutes les mémoires. Tiré d’abord à 3 000 exemplaires, il devait atteindre des millions  à la vente en peu d’années ! De quoi faire rêver et le mener tout droit à l’Académie Goncourt deux ans après sa parution, sans doute par un jury tout penaud et repentant de lui avoir refusé le Prix…
   Sans être une vieille barbe (plutôt blanche que jaunie !), j’ai connu Robert Sabatier et beaucoup apprécié la gouaille de l’homme et le côté pince sans rire de son caractère jovial.  Certes, rien ne m’empêchera de répéter ici, ailleurs ou autre part, que je déteste le microcosme des poètes d’aujourd’hui qui rêvent d’éternité et se mettent à louanger 1 000 fois plus qu’à moitié leurs confrères quand ils viennent de mourir (donc de se taire) et qu’ils ne sont plus désormais dangereux et ne peuvent plus  les remettre en question, dire et écrire ne pas les aimer,  bref, faire de l’ombre à leur soleil vantard ! Oui, je supplie ici le cercle (ni large ni étroit) des amis qui acceptent de me supporter encore de s’abstenir de tailler non point des vestes mais des papiers serviles et louangeurs, des nécrologies ad hoc, dès qu’un poète « qui fut de leurs amis » (formule consacrée !) vient à quitter ce monde d’envieux et de rapaces, souvent assez peu poétique au bout des vers, des blancs, des manques et  des creux… En domaine de poésie, décidément, je refuse les croque-morts, académiques ou non, qui espèrent soudain, en suivant servilement le premier cortège funèbre venu dans le premier cimetière du conformisme absolu, voler quelque peu du rayonnement intérieur du dernier défunt signalé par Le Monde ou Le Figaro !
  Mais toutes ces réticences et ces dégoûts avoués ne m’empêcheront pas de répéter ici que Robert Sabatier fut de mes camarades de beuveries d’antan et que ça n’est point parce qu’il créa dans sa jeunesse, en 1947 (j’avais un an !) une revue de poésie baptisée La Cassette que je persiste à évoquer son fantôme !
  Robert Sabatier, avec sa pipe fraternelle qui s’allumait pour un oui ou un non passionné, aimait d’amour la création poétique en général et les poétesses en particulier. C’était un bourgeois, un petit bourgeois diraient les « Mélanchons » grincheux d’aujourd’hui. Quant à moi, j’affirme qu’il fut surtout un anticonformiste et un érudit de la poésie d’autrui. Ainsi, même si, à force de vouloir être exhaustive, surtout pour le volume consacré à notre temps, sa monumentale Histoire de la poésie française tuait un peu trop vite certains poètes bien vivants, elle gardait une honnêteté absolue quand au jugement critique. Sabatier n’était pas mondain pour un sou. Selon moi, il incarnait l’antithèse d’un opportuniste.  Un passionné, oui ! Un partisan, oui ! Un arriviste roublard, jamais !
   Certes, Robert Sabatier n’était pas, selon moi, et je mesure les risques de cette affirmation, un « grand » poète « moderne » ou « moderniste », un de ceux qui marquent une génération et lui laissent au cœur  une empreinte durable. Sabatier le romantique s’était quelque peu enlisé du côté de l’académisme pâle à la Points et Contrepoints (c’était le titre de la très classique revue de Jean Loisy qui l’accueillit très tôt dans ses vénérables colonnes !), mais il s’avéra au fil des ans  un érudit de la poésie d’autrui, un subtil et méticuleux historien, un militant, un brillant essayiste contre le prêt-à-penser des critiques de l’obscurantisme dernier cri. Et c’est sans doute cet aspect de son talent qu’il me plait de saluer avant tout. J’en tire prudence pour l’ici et le maintenant.
  Au bout du compte, pétitionner avant même de savoir contre quel projet exactement on appose sa signature, hurler avec les loups parce que l’ambiance politique délétère a changé de cap, se croire soudain investi d’un devoir de Saint-Just sous prétexte de changement de rapport de forces, constituent sans aucun doute des lâchetés en séries.
    Même  en royaume de poésie, ceux et celles qui restent libres puisent leur indépendance par delà les clivages et les humeurs. Parce qu’André Malraux et Jack Lang furent des grands ministres de la Culture pour des raisons parfois opposées, je trempe plusieurs fois ma plume dans l’encrier des pétitions revanchardes.
   Attendons de voir in situ ce que nous réservent en France les réformes annoncées du Centre National du Livre, par exemple. Attendons non point que celles-ci soient appliquées (alors les carottes seront cuites !) mais au moins explicitées et  mises sur la table, avant de monter sur je ne sais quelle barricade sous prétexte de je ne sais quelle défense de la liberté et quelle envie de « se payer » telle ou telle tête influente… Avant de jouer les bourreaux sans en voir les moyens, assurons-nous de qui nous guillotinons !
   En cela, le regretté Robert Sabatier reste à mes yeux un exemple inoubliable. Il ne hurlait jamais avec les chacals. Il préférait allumer sa bouffarde légendaire avant de donner son opinion, ou, éventuellement, sa signature, C’est cela même qui faisait sa force.
   Qu’on se le dise en ces temps sans élégance ni pudeur.
 




UNE LAMPE ENTRE LES DENTS

CHRONIQUE ATHÉNIENNE 

 

LES VILLES ONT AUSSI CETTE CARACTERISTIQUE qu’elles sont, par définition, remplies d’inconnus. La notion d’individualité est précieuse, dans une ville. Elle est irremplaçable. Sans doute est-elle précieuse et irremplaçable partout où vivent des êtres humains, mais il n’y a que dans une grande ville que l’on puisse vivre en étant protégé par un réel anonymat. Les quartiers d’une ville présentent l’avantage qu’on a la possibilité de choisir entre un espace privé inviolable et, dans le même temps, assouvir un besoin impérieux de nouer des contacts - d’intensité variable - avec les autres habitants. C’est un équilibre intime entre de minuscules éléments imperceptibles, fragiles, orchestrés selon des règles implicites mais fortes.
Voici pourquoi la vie urbaine ressemble tant au voyage et provoque à ce point le besoin de flâner : le voyage et la grande ville procurent la sensation de l’inattendu, même quand les circonstances ou les lieux sont indéniablement familiers.
Comme un corps gisant sans protection, écroulé dans la rue aux yeux de tous, sans même implorer ne serait-ce qu’un abri. Cette image a quelque chose de profondément inquiétant. Quelque chose nous dérange et, dans le même temps, fait peser sur nous une menace. Peut-être parce qu’à la vue des corps affleure une peur archaïque qui suggère une sauvagerie supposée avoir été dépassée, ou du moins domptée, par la communauté organisée. C’est peut-être la raison pour laquelle cette image nous menace de la même façon que nous menace une forme d’insoumission qui consiste à se montrer indifférent aux codes sociaux conventionnels. Le corps affalé et exposé à tous les dangers renvoie à une sauvagerie qui est encore en nous.
Et peut-être aussi : le corps inconscient masque ce qu’il est véritablement. Il a l’air aussi bien mort, endormi, détaché du monde, dépourvu de force, ayant manifestement renoncé à toute activité. Cette posture indéchiffrable est pour beaucoup insupportable. Je continue de marcher, j’ignore l’immobilité du corps affalé et j’ai le sentiment que pour l’essentiel, la ville n’existe pas.

 

***
JE N’AVAIS PAS ENCORE TERMINE MA DEAMBULATION. Ma soif de me perdre dans un trajet maintes fois revisité n’était pas encore étanchée. Le vendredi soir est un curieux moment. La nuit devient une sorte d’énigme quand le jour vient la relayer et que le samedi prend naissance dans l’obscurité. C’est une attente indécise, la semaine donne l’impression de s’épuiser ou, plutôt, de s’approcher de ce bref moment de suspens qui lui est propre, avant de déferler de nouveau dans le cycle toujours recommencé du quotidien.
Le ciel était extrêmement pur. Les immeubles étaient alignés l’un contre l’autre, en un ordonnancement toujours strictement identique. Seuls les halos de lumière projetés par les phares des voitures dans la rue brisaient de temps à autre l’harmonie de la nuit sur leur passage. Je me suis appuyé contre un mur au moment où une voiture de couleur sombre a freiné près de moi. Le chauffeur a éteint ses phares et le véhicule a continué de rouler sans plus être visible. Seul le petit reflet du compteur projetait une faible lueur dans l’habitacle et le tremblotement du clignotant faisait penser à une sirène. Un petit coup d’accélérateur, puis la voiture s’est mise à reculer pour se ranger le long du trottoir. À ce moment-là, une silhouette filiforme a surgi tout d’un coup et s’est mise à gesticuler pour indiquer au chauffeur les manœuvres qu’il devait effectuer.
Le jeune homme s’est penché sur le pare-brise arrière pour se faire voir du conducteur et lui a fait signe à plusieurs reprises de tourner le volant vers la gauche, dessinant à chaque fois un cercle dans les airs de sa main droite, index dressé vers le ciel. Quand la voiture a atteint l’endroit voulu, il a tendu le bras, paume ouverte, pour interrompre le mouvement, et a appuyé doucement son autre main sur la malle arrière comme s’il voulait arrêter la voiture avec son corps. Sans qu’ait été échangée aucune parole. Toute cette chorégraphie, inédite pour moi, s’effectuait en silence, dans une entente qui n’avait pas besoin de mot. Simplement, le conducteur suivait docilement les indications de cet inconnu, sans lui opposer d’objections. Sans que les deux hommes se soient entendus au préalable. Sans qu’il ait jamais été question entre eux de cette étrange assistance - qui n’avait d’ailleurs rien d’indispensable, vu que la place était bien assez dégagée pour qu’une voiture puisse se garer. Cette petite saynète comptait trois personnages : l’inconnu-chorégraphe, le conducteur-danseur et moi dans le rôle du spectateur.

Ensuite, le jeune homme a levé les deux mains en les plaçant parallèlement au sol et dans le même temps, d’un geste qui avait apparemment un sens, il a entrepris de guider la voiture pour sa marche arrière. De nouveau un arrêt avec la main droite qui se lève. Le volant qu’on tourne. Encore un arrêt. Enfin, la voiture qui manœuvre pour reculer vers la place repérée.
À peine le conducteur avait-il éteint son moteur que le jeune homme s’est approché de la fenêtre et a de nouveau tendu la main. Il a reçu quelques pièces de monnaie et s’est dirigé vers moi d’un pas rapide, en me fixant du regard d’un air légèrement menaçant. Il est passé à quelques centimètres à peine devant moi. J’ai voulu reculer, mais j'étais dos au mur et brusquement il m’a poussé à l’épaule droite. Pas violemment, mais de façon intentionnelle. Sans prononcer un mot. Il s’est éloigné en se retournant juste pour m’adresser un dernier regard, comme pour graver la scène dans mon esprit.
C’est seulement là que j’ai compris ce qui s’était passé. Je suis allé au bout de la rue et, en la regardant sur toute sa longueur, j’ai pu apercevoir des dizaines de jeunes hommes postés tous les deux mètres, attendant le passage d’une voiture désireuse de se garer, pour lui proposer ce service un peu particulier, en échange de quelques pièces. C’était la première fois que je voyais ce genre de chose. Je ne conduis pas, et du coup, cet aspect de la ville, la ville vue à travers le quotidien d’un conducteur, m’était inconnue.

 

Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai décrypté le scénario de cette scène qui s’était déroulée en quelques secondes. Le gardien de la place de parking s’était littéralement jeté au-devant de la voiture, car ma présence mettait son champ d’action – dont il était le maître – en péril. Il s’était imaginé que j’étais là pour lui voler une part d’un territoire qui n’appartenait qu’à lui.

***
[après deux jours passés en grande partie en compagnie de A., un ancien plombier, aujourd’hui sans-abri, avec qui Christos Chryssopoulos a lié connaissance et qui lui a décrit sa vie dans la rue]

J’AI DECIDE DE RENTRER, j’étais fatigué de cette promenade, non pas physiquement, mais mon humeur s’était assombrie. La pièce où j’écrivais me paraissait à présent beaucoup plus agréable.
J’ai baissé les yeux et j’ai marché lentement, en me fiant à la bande de guidage pour aveugles – en jouant à réduire le plus possible mon champ de vision, aiguisant mes autres sens. La ville et son microcosme prennent alors les dimensions d’un univers à lui seul. Des milliers de formes sont contenues dans les détails de la moindre dalle du trottoir.
La nervure métallique qui sert de guide et est incrustée dans le macadam faisait penser à la ligne brisée d’une voie ferrée vue d’avion. Comme si j’étais devenu lilliputien et que je volais tout doucement entre les immeubles. J’ai enjambé les jambes d’un homme assis sur sa chaise. J’ai tourné le coin du pâté de maison – je savais qu’en allant par là je retrouverais la pièce où j’écris – quand brusquement, surgie de la fenêtre d’une voiture qui passait, une musique m’a écorché les oreilles. La bande de guidage que je suivais était régulièrement interrompue : un coffre abritant un compteur d’eau grand ouvert, un carrelage rouge qui faisait penser à un miroir fendu. Plus bas, encore un autre obstacle, une poubelle, une barre de fer.
J’ai pensé à la réponse que m’avait faite une amie suédoise quand, quelques années auparavant, elle était venue visiter la ville et que je lui avais demandé quelle avait été sa première impression : « It is like a museum, but so much of it is destroyed », avait-elle répondu. Peut-être était-ce à mettre sur le compte de son anglais hésitant, mais pendant longtemps je n’ai pas réussi à comprendre pourquoi elle avait prononcé le verbe « détruire ». Plus tard, j’ai compris que pour nous, la réalité quotidienne est intimement liée aux ruines, et que le spectacle de l’inachevé, du non réparé, voire de ce qui est totalement détruit, est chose habituelle. Voilà pourquoi peut-être les loques vivantes, les débris humains qui nous entourent ne nous font pas grande impression. Et voilà que nous nous sommes transformés en un musée de ruines.

***
QUELLE EST L’IMAGE D’ATHENES ? Je regarde cette photo numérique que j’ai prise il y a quelques minutes. L'instant décisif cher à Cartier-Bresson dure désormais un centième de seconde. Il n’est même pas très différent de la brève durée qu’il fallait, autrefois, pour impressionner la pellicule. La photo se fait sous nos yeux d’un seul mouvement et avec un incroyable piqué. Nous sommes en décembre 2011. Si quelqu’un voulait examiner le cliché, il pourrait l’agrandir à l’infini, jusqu’à ce qu’apparaissent les pixels qui ont remplacé les particules d’argent. L’image, cependant, ne renvoie pas à la représentation figée de la ville, mais à la ville vivante.

Légende
La légende pourrait être : « Sans titre ». Un couchage vide en plein trottoir. Au-delà de ça, il est bel et bien lié à une existence : le corps absent, l’idée de sa présence, la bouteille d’eau et la coupelle pour les pièces, les tissus pliés. Tout cela est soigneusement enregistré par l’appareil photo, tout est à sa place. Un ordonnancement parfait. On identifie facilement les circonstances de l’image. Peut-être même le lieu de la prise de vue. Voire aussi la personne absente. Une image si singulière ne peut se confondre aisément avec aucune autre. Est-ce donc à cela que ressemble la ville ?
Témoignage
Heure : maintenant. La photographie, qui date d’il y a quelques minutes à peine, représente quelque chose qui existe objectivement. Sachant que les photos sont des témoignages de situations authentiques, il faut que celle-ci aussi soit la reconstitution authentique d’un lieu spécifique à Athènes. Mais, sans personne pour témoigner, l’image à elle seule ne suffirait pas pour reconstituer l’instant. Il faut croire ce que raconte le photographe, ou du moins quelqu’un présent sur les lieux, pour que soient gravés à jamais le peu d’éléments qui constituent cet instant. Bien que le temps n’ait rien à voir avec la photographie, l’image confère à ces éléments une durée. Et pourtant, les témoignages dont je parlais ne sont pas toujours dignes de foi. On peut parfaitement admettre que la photographie ne représente pas ce que nous supposons qu’elle représente ou ce que le photographe soutient qu’elle représente. Ce pourrait être simplement une question de ressemblance. L’espace-temps de l’image a depuis longtemps volé en éclat et nous, nous sommes invités à prendre pour argent comptant quelque chose qui ne va pas de soi.
Couchage
Eh bien, soit, convenons-en : telle est Athènes en ce jour de décembre. Ce couchage est bel et bien de notre époque. Il pourrait être exposé, avec d’autres objets du même genre, dans un musée. Sous une vitrine avec un cartel qui préciserait: « Athènes, 2011 ». Comme les mannequins habillés de costumes historiques. Sauf que dans le cas présent, il n’y a pas de mannequin. Il n’y a que le tissu, sans personne. De vêtement d’homme qu’il était, il s’est transformé, un jour, en un vêtement mortuaire. Le corps qu’il enveloppait a été, d’une certaine façon, chassé.
Continuité
Je garde cette photo pour me souvenir de ce qui s’est passé ensuite. Et pourtant, l’image ne recouvre ni l’entièreté du lieu de l’événement, ni la durée totale de sa manifestation. Si je la compare avec ce dont je me souviens, la photographie est remplie de vides. Le fait que l’instant d’après j’ai été pris dans un épisode pénible dont en réalité je n’ai pas envie de parler n’a pas grand sens pour ce qui est de ce cliché photographique. La mémoire, même quand elle est défaillante, accorde une attention particulière à l’instant. L’image, au contraire, l’ignore volontiers, ou a une nette tendance à atténuer les distances temporelles.
Changement
Est-ce bien Athènes, en ce moment où je parle d’elle ? Si la photo est inscrite dans le flux temporel, plus tard alors, à tel ou tel moment, elle n’aura plus le même sens. Du reste, les éléments constitutifs de l’image qu’agence le photographe sont sélectionnés de façon arbitraire. L’angle de vue est choisi en fonction de son humeur du moment, du mouvement de son bras, ou en répondant au besoin de s’écarter, de déformer ou d’insister sur tel ou tel aspect de l’objet photographié. La preuve : l’ombre du photographe en bas de l’image.
Série
J’ai pris d’autres photos après celle-ci. Je me les rappelle, mais souvent je ne sais plus dans quel ordre elles étaient. Alors je raconte un tout autre film sur Athènes. Non seulement à partir de ce que voient les autres, mais aussi à partir des photos que j’ai prises, moi. Les clichés qui le composent s’ordonnent d’une façon bien différente de ce que montrent les photos de ma promenade. On dirait une compilation constituée, pour partie, de déchets. De tous les objets que je n’ai pas pris en photo.
Absorption
L’image absorbée par l’objectif de mon appareil a présentifié Athènes dans la continuité spatiale d'un cadre. Pour autant, cela n’a pas immortalisé la ville. Ce n’est pas son visage qui est apparu sur l’écran de l’appareil, mais une abstraction de format 1280 x 768. L’image n’affiche jamais la réalité : seulement la ressemblance de celle-ci. Un simulacrum. C’est pourquoi quand nous parlons d’image, nous employons le verbe « ressembler ». Pourtant, étant une ressemblance exacte, l’image confère à la réalité un petit caractère d’authenticité.
Écriture
Quel lien y a-t-il, alors, entre mes impressions et le réel ? Puisqu’elles résultent de l’humeur aléatoire qui est la mienne quand je déambule dans la ville, ne sont-elles pas marquées par une ambiguïté démoniaque ? Pour être sincère, je dois délivrer ma conscience de ce qu’il peut y avoir de diabolique quand il est question d’ambiguïté, et parler de ce que je crois être vrai, universel. Ainsi, mon écriture ne recèle pas en soi mille et un souvenirs flous ; au contraire : mes lignes reprennent de ma promenade ce que j’identifie comme réel. Ce qui vous a frappé la première fois, le lendemain vous cherchez à le restituer. Disons que je revendique ainsi la vraisemblance de mon texte.

 

extraits traduits du grec par Anne Laure Brisac
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NB :
©©ALB pour la traduction
© Christos Chryssoppoulos pour les photos

 

Livres et nouvelles de Christos Chryssoppoulos traduits en français par Anne-Laure Brisac :

  • « …de la peur de la mort ils firent une impulsion de vie », dans Athènes, le sable et la poussière (nouvelle), édition Autrement, 2004
  • Le Manucure, éditions Actes Sud, 2005
  • Monde clos, éditions Actes Sud, 2007
  • « 228/500 Espace intérieur » (nouvelle), dans Espaces, Fictions européennes, 2008
  • La Destruction du Parthénon, éditions Actes sud, 2012

Voir aussi dans Recours au Poème l'article de Maximilien Kronberger consacré au dernier roman de Christos Chryssopoulos, La destruction du Parthénon, éditions Actes sud, 2012 :

http://www.recoursaupoeme.fr/critiques/la-destruction-du-parth%C3%A9non/maximilien-kronberger




La poésie est métisse

La poésie est métisse, elle est musicale et nauséeuse, minutieusement technique et viscéralement libre, elle ne respecte rien et surtout pas tes souvenirs, elle se dissout dans ta cage thoracique comme les volutes mauves de l’opium, elle écartèle le plus secret de tes instants, elle tourne dans le ciel éblouissant des galaxies comme un satellite ivre, elle est perdue, elle est aveugle, elle est mystique, elle est ordure et trésor, joie et poussière, lumière et peur, or et sanie, arme et victime, déception, découverte, un muet la tue tous les matins pour la réinventer tous les midis, elle prend son envol à la lisière des forêts, elle déchire les fleurs cendrées du crépuscule, elle cogne ta voûte crânienne comme les tambours du Bronx et les galops des hordes barbares, elle glisse sur le parquet obscur de tes milongas, elle est répétition, scansion, ressassement, refrain, elle est le flux de chaque jour à l’horizon de chaque nuit, elle est l’attente de la mort et le refus de toute mort, elle est la vérité dérivant dans l’océan des compromis et des renoncements, elle est somnambule comme ta vie et lucide comme tes insomnies, elle est la fièvre qui ronge tes tempes, elle est la soif qui sourd aux commissures de tes lèvres, elle est cette eau malsaine qui jamais ne te rafraîchira et donnera naissance à une infinité de soifs, elle dérive au fil de l’eau perdue de ton enfance, elle est le vent invisible sur l’herbe et la vipère invisible dans l’herbe, elle est ce doigt rêveur sur les touches d’un piano abandonné, elle pince les cordes d’une guitare désaccordée dans une maison vide, elle est la foule qui bâtit des barricades, elle est le pain donné à un mendiant, elle est le regard donné au solitaire et le sourire à l’ignoré, elle t’attend, elle t’attend depuis toujours, elle a besoin de toi, un besoin dévorant de ta voix et de ta vie, elle murmure, elle crie, elle tousse, elle crache le sang de chaque mot et de chaque silence, elle va, elle trébuche, elle tombe et se relève, elle avance, elle est la vérité, elle est le chemin et la vie.

 

mars 2012
 




Au revoir à notre ami Bernard Mazo

Bernard Mazo, le prix Max Jacob vient de vous être attribué, pour La cendre des jours (éditions Voix d'encre) et l’ensemble de votre œuvre. Pour les lecteurs qui ne vous connaitraient pas, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis né à Paris en 1939, dans une famille où on ne lisait pas beaucoup, mais où pour moi, tout a commencé, dès la 5ème, avec la découverte éblouie de la poésie grâce – comme d’ailleurs beaucoup de poètes - à notre professeur de lettres qui, faisant foin du programme imposé, nous fit connaître et aimer Villon, Baudelaire, Nerval, Verlaine, Rimbaud, le jeune Mallarmé - celui des premiers poèmes écrits à Tournon – et puis Apollinaire. Dès lors, ma passion inextinguible pour l’écriture poétique s’étant si brusquement emparée de moi, elle ne devait jamais me quitter. Durant les années qui suivirent, je composai poèmes sur poèmes, la plupart d’une maladresse notoire – du moins pour les premiers, les suivants s’améliorant peu à peu, à force de travail - jusqu’en 1956 – j’avais alors dix-sept ans – où ayant adressé mes poèmes récents à Jean Cayrol, celui-ci m’invita à plusieurs reprises dans son pigeonnier des Editions du Seuil pour me prodiguer des conseils que je n’ai jamais oubliés. Mais le plus grand tournant dans ma vie et par voie de conséquence dans la maturation de ma poésie, ce furent les 27 mois que je passai en Algérie, en tant qu’appelé du contingent. J’ai donc eu vingt ans dans les Aurès, comme dans le film de Jean Vautier, triste rêveur éveillé au cœur d’une guerre qui n’était pas la mienne et qui m’aurait, face à l’épreuve des jours et de l’exil, plongé dans le désespoir sans la compagnie de la poésie, celle, entre autres, de René Char et celle de mes propres poèmes qui, après des années d’apprentissage, atteignaient enfin, du moins me semblait-il, une force d’évocation  authentique. En 1964, le formidable éditeur de poésie que fut pendant plus de 60 ans René Rougerie, publiait mon premier recueil, suivi de plusieurs autres, dont le dernier, paru en 1999, reprenait quarante années de production poétique intitulé Dans le froid mortel de l’exil. Entre temps, et les années suivantes, je devais publier une demi-douzaine de recueils, salués favorablement par la critique notamment à trois reprises dans Le Monde des livres. Devenu Secrétaire du Prix Apollinaire, membre de l’Académie Mallarmé  et du Pen-Club français, j’entrai au comité de rédaction de la revue Poésie 1, renaissant de ses cendres grâce à Jean Orizet, puis en 1999 j’ai lancé et codirigé avec André Parinaud durant près de dix années le mensuel de poésie Aujourd’hui poème aujourd’hui disparu. Le prix Max Jacob couronne avec La Cendre des jours (Ed. Voix d’encre) plus de cinquante années d’écriture poétique. C’est le plus beau cadeau que m’aient fait mes confrères poètes, au seuil de mes 71 ans.

 

A contrario de ce que Patrice Delbourg a très justement nommé la « poésie de laboratoire », vous pratiquez une parole simple et intelligible, accessible dans son épure et sa veine laissant affleurer l’émotion teintée d’une certaine mélancolie. Comment définiriez-vous votre poésie ?

Mon écriture poétique comporte effectivement un premier niveau de lecture d’une lisibilité immédiate. Proust affirmait que « La beauté se trouve à l’arrière des choses. ». De même, mes poèmes comportent à l’arrière de leurs vocables intelligibles, ce qui les distinguent de la prose, un second niveau au contenu latent non formulé, mais riche de sens et qui, une fois déchiffré par le lecteur, permet de multiples lectures et opère à partir des mots les plus simples et du silence qui les ponctuent, cette transmutation poétique du langage commun dont le mystère reste entier et que André Breton nommait « Cet infracassable noyau de nuit. ».

 

"La cendre des jours" tourne autour de cette énigme qu’est la poésie, le poème, la parole, avec ce sentiment que le poème est la lumière dans la nuit. Poésie pour pouvoir, disait Michaux, mais alors, Bernard Mazo, de quel pouvoir s’agit-il ?

Le pouvoir de la poésie est bien limité, voire dérisoire. Le « changer la vie » rimbaldien, repris d’ailleurs par André Breton pour définir l’objectif du Surréalisme était une utopie merveilleuse car le poète authentique sait bien que le verbe poétique est tout et rien à la fois, mais tout en étant conscient de ses limites, il ne se résout pas à se taire et fait sienne cette définition de Saint-John Perse : « A la question toujours posée : « Pourquoi écrivez-vous ? » La réponse du Poète sera toujours la plus brève : Pour mieux vivre. ». Dès lors, nous savons simplement que nous avons pour mission d’apprivoiser l’instant qui passe, de figer ce qui s’enfuit, de nommer ce qui va mourir.

 

Les images du cœur et de l’espérance sont omniprésentes dans votre poésie. Que charrient-elles chez le poète Mazo ?

Je pense que le poète doit vivre dans la Cité des hommes. Ainsi ma poésie tente de parler au nom de ceux qui n’ont pas les mots pour dire leurs souffrances, leurs joies, leurs espoirs. Elle questionne aussi le grand mystère de la vie. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

 

Au-delà de votre poésie personnelle, publiée chez l’excellent Rougerie ou chez Voix d’Encre, vous avez fait œuvre de passeur en écrivant, toute votre vie, des articles sur les poètes de votre cœur. Un livre récent rassemble ces chroniques : Sur les sentiers de la poésie, éditions Mélis. Cette face là de votre œuvre, est-ce la part immergée qui conduit à votre poésie ?

Effectivement. Etant les héritiers des poètes qui nous ont précédés, instaurer un dialogue avec eux, ainsi qu’avec les poètes d’aujourd’hui, me semble aussi essentiel que d’écrire mes propres poèmes et ce rapport passionnant et continu nourrit en retour ma poésie.

 

« Le poète est moins l’inspiré que celui qui inspire » disait Paul Eluard. D’accord avec ce rôle attribué au poète ?

Bien sûr. Mais je compléterai la formule d’Eluard, par cette définition de l’immense poète et théoricien de la pratique poétique qu’était Henri Meschonnic, récemment disparu : « Ce n’est pas moi qui écrit le poème, mais le poème qui m’écrit » complétant le célèbre aphorisme de Rimbaud : « Je est un autre » Ainsi, sommes-nous, nombre de poètes contemporains, à partager ce sentiment très mystérieux, selon lequel c’est une voix inconnue, venue de très loin, qui nous dicte les mots du poème, prolongeant par là une parole poétique ininterrompue depuis des siècles ainsi que le soulignait Jean Tardieu : « Cette parole qu’un peuple d’ombres se transmet d’une rive à l’autre du temps, il semble qu’une seule voix sans fin la porte et la profère […] »

 

Vous avez consacré, il y a 10 ans, un dossier de la revue Poésie 1, aux poètes de Bretagne. Ont-ils une langue commune et particulière, ces poètes bretons tels Jacob, Guillevic, Robin, Hélias, Grall, Keineg, Le Men ?

En effet, à la lecture de ces poètes,  tous habités par une grande rêverie celtique, on ressent, au-delà de la profonde originalité de chacun, combien l’essence d’une même culture imprègne la tonalité de leurs voix, les « marque » du même sceau métalinguistique et identitaire. En effet qu’est-ce qui relie, à travers le déploiement de leurs poèmes, de leurs images minérales et végétales, de ce lyrisme dépouillé, souvent si âpre et si incantatoire, un Guillevic, un Robin, un Xavier Grall, un Paol Keineg, un Yvon Le Men, sinon ce terreau natal commun, une même et secrète géographique intérieure, en un mot cette « celticité » qui les relient si étroitement ?

 

« Le plus beau poème/c’est celui/que je n’ai pas encore écrit/le plus beau poème/c’est celui que peut-être/je n’écrirai jamais », chantez-vous dans La cendre des jours. Quel poème pas encore écrit habite vos rêves actuels ?

Je ne saurais le dire. En tous cas, Maurice Blanchot est insurpassable dans ce qu’il a écrit dans Le livre à venir à ce sujet : « En creusant le vers, le poète entre dans ce temps de la détresse qui est celui de l’absence des dieux. » Car c’est à la fois la grandeur et la douloureuse fragilité des poète dont je fais partie de poursuivre ce rêve impossible d’enclore l’univers tout entier,  la « vraie vie » dans un unique poème d’une infinie complétude, ici « Le lieu et la formule » rimbaldien, là « Le Grand Œuvre » mallarméen. Le poète Jacques Dupin a résumé ce qui mobilise sans cesse le poète dans la recherche du poème parfait, le regard fixé sur une ligne d’horizon qui recule à mesure qu’il avance, but par conséquent inatteignable, par cette formule : « Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit le manque et le tourment qui la suscite. »

Merci Bernard Mazo.

 

Propos recueillis par Gwen Garnier-Duguy